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Sellic Spell, ou le conte étrange de Fils d’ours

Éric Flieller - avril 2011
Articles de synthèseArticles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R. Tolkien.

L’ours est un animal que J.R.R. Tolkien a mis plusieurs fois en scène dans ses écrits fictionnels. Pensons aux bien nommés Archie, Teddy et Bruno dans Monsieur Merveille, ou encore à l’Ours Polaire Karhu et ses neveux Paksu et Valkotukka, à l’onomastique plus savante, dans Les Lettres du Père Noël. Bien sûr, n'oublions pas Beorn dans Bilbo le Hobbit. Tolkien a d'ailleurs mis en scène un autre homme-ours dans une histoire intitulée Sellic Spell, inédite à ce jour.

Un loupé éditorial

En juin 1945, Tolkien envoya plusieurs textes (en vue de leur publication dans la Welsh Review) à son confrère et ami Gwyn Jones, alors professeur de langue et de littérature anglaise à l’Université d’Aberystwyth (Pays de Galles). Fondée en 1939, cette revue importante dans le champ de la littérature galloise voit alors de grands écrivains y contribuer, comme Thomas S. Eliot et Herbert E. Bates. Le premier écrit de Tolkien publié dans ce périodique, le poème The Lay of Aotrou and Itroun, apparut dans le numéro de décembre 1945 (Volume IV, n°4). La seconde publication envisagée, Sellic Spell, resta cependant dans les tiroirs. La Welsh Review cessa en effet ses activités en 1948. Son rédacteur en chef retourna à regret le manuscrit à Tolkien1), alors qu’il pensait que la lecture de cette histoire devait être conseillée à tous les étudiants de Beowulf2).

Une autre occasion de publier Sellic Spell se présenta toutefois à la même période. Dans une lettre adressée le 30 septembre 1946 aux éditeurs Allen & Unwin qui, souhaitant faire paraître Farmer Giles of Ham, avaient demandé à Tolkien d’autres écrits, il leur répondit :

« Je pense que j’avais jadis envisagé de faire un livre du « Fermier Gilles » avec (disons) trois autres histoires probablement plus courtes, intercalées de vers tirés de l’Oxford Magazine avec lesquels elles iraient bien : Errance, Tom Bombadil et, éventuellement, La Visite du Dragon. À propos des histoires, une seule est écrite – et ne semble pas convenir bien qu’on m’a vivement conseillé de la publier. Je vous en envoie une copie. »3)

Il s’agissait de Sellic Spell. Mais Allen & Unwin décidèrent finalement d’éditer Farmer Giles of Ham seul, qui sortit de l’imprimerie en 1949, illustré par Pauline Baynes.

Une dernière opportunité de publier cette histoire se présenta plus de vingt ans après. Le 30 avril 1968, Tolkien écrivit une lettre à Rayner Unwin à laquelle il joignait un courrier de l’UNICEF lui demandant « quelque chose » à publier. Il expliqua à son éditeur qu’il avait un moment envisagé envoyer Sellic Spell, mais un second courrier reçu entre-temps précisait que l’UNICEF se réservait le droit de couper son travail où bon semblerait. Tolkien répondit finalement à l’agence de l’ONU qu’il n’avait rien de satisfaisant à proposer. Unwin lui envoya une réponse encourageante le 14 mai 1968, pensant que Sellic Spell méritait d’être publié avec d’autres histoires du même genre4).

Malgré les tentatives de Tolkien, cette « courte histoire »5) n’a donc toujours pas été publiée, reposant à la Bibliothèque Bodléienne à Oxford, parmi d’autres textes inédits. Écrite au tout début des années 1940, elle aurait peut-être germé à la fin de la décennie précédente, selon Christopher Tolkien6). Son titre est en tout cas inspiré du vers 2109 de Beowulf où apparaît la locution syllīc spell, « conte étrange » en vieil anglais7). Citée dans le cadre de l’énumération d’un catalogue de genres littéraires anglo-saxons chantés lors des banquets, elle désigne un type d’histoire insolite racontée « dans les règles »8) par le roi Hrothgar au cours d’un festin organisé à Heoroth, en l’honneur de Beowulf après la mort de Grendel. Véritable mise en abyme du poème, ce « conte étrange » n’est autre que l’histoire de Beowulf même.

Jean de l'Ours

Souhaitant « montrer la différence de style, de ton et d’atmosphère [avec Beowulf] si l’élément héroïque ou historique est retiré »9), Tolkien tenta, en écrivant Sellic Spell, de reconstruire une version de la légende originale qui transparaît derrière les éléments folkloriques insérés dans le poème anglo-saxon10). Outre quatre versions manuscrites et dactylographiées en anglais moderne (au moins), une partie de l’histoire a également été écrite en vieil anglais. Selon Douglas A. Anderson, le récit s’articule autour de la vie d’un jeune homme trouvé dans la tanière d’un grand ours tué par des chasseurs. Élevé par l’animal, il aime tellement le miel que lui est donné le nom de Beewolf 11).

Tolkien s’intéressa « grandement »12) aux diverses hypothèses sur les origines anciennes de Beowulf qui voient dans son héros éponyme un Bärensonh, un « fils de l’ours ». Il qualifie d’ailleurs lui-même Beowulf de « garçon-ours » dans Du conte de fées13). Tolkien percevait le sentiment de profondeur de ce poème héroïque élégiaque, qui se caractérise par « la distance et un gigantesque abîme temporel »14), dans l’emploi que fit le poète des anciennes légendes populaires. Dans sa conférence sur Beowulf, il insista sur leur importance pour sa compréhension, car s’« interroger sur l’origine du conte […] revient à s’interroger sur la nature du langage et de la pensée »15) :

« Les légendes populaires qui prennent vie, telle qu’on les raconte (car la « légende populaire type » n’est bien entendu qu’un concept abstrait de la recherche et n’existe nulle part), recèlent certes souvent des éléments inconsistants et sans grande valeur, même parfois dénués de mérite, mais elles recèlent aussi un vaste contenu bien plus puissant qui ne saurait être distinctement séparé du mythe, puisqu’il en découle ou qu’il est susceptible d’en devenir un entre les mains du poète […]. »16)

De fait, le poème Beowulf, probablement rédigé au cours du VIIIe siècle ou au début du IXe siècle, et qui nous est parvenu par un unique exemplaire d’une copie fait vers l’an mil, est l’« aboutissement d’une longue tradition »17).

Si le philologue allemand Ludwig Laistner avait noté dès 1889 le parallèle entre certains aspects de l’histoire de Beowulf et le conte folklorique Fils d’ours18), c’est à son compatriote Friedrich Panzer que l’on doit d’avoir « révolutionné »19) les études sur le poème anglo-saxon en 1910. Il replace l’épisode de Grendel, et en particulier la scène du marais, dans un vaste corpus de traditions populaires et de légendes folkloriques, constitué de 202 récits, qu’il appelle « Contes de Fils d’ours »20). Présentes dans toute l’Eurasie, mais aussi en Afrique du Nord et en Amérique, ces histoires mettent souvent en scène un être mi-animal, mi-humain, fruit de l’union d’une femme et d’un ours (parfois le résultat d'un viol). En cours de route, il doit surmonter une série d’épreuves, dont les principaux moments peuvent être résumés ainsi :

Dans plusieurs versions du conte, Fils d’ours finit par se venger de ces anciens compagnons, et, parfois, par se marier avec une jeune et jolie pucelle qu’il a délivrée dans le repère souterrain du monstre. Dans la classification Aarne-Thompson, les contes de Fils d’ours sont recensés dans la catégorie des Contes merveilleux (Adversaires surnaturels), comme conte-type AT 301B – Jean de l’Ours étant l’une des incarnations de cette figure archétypique, notamment dans les Pyrénées.

Beowulf

A la suite de Panzer, le germaniste anglais William W. Lawrence trouva en 1912 le même fond commun populaire et païen dans la saga des Islandais Grettis sagaSaga de Grettir le Fort ») composée entre le XIIe et le XIIIe siècle. Puis, c’est en 1921 la publication de l’étude « novatrice »22) de Raymond W. Chambers, confrère et ami de Tolkien, intitulée Beowulf : An Introduction To The Study of the Poem23).

Représentant au tournant du XXe siècle un « vaste dépôt d’histoires de vieilles femmes »24), la matière constituée par le conte de Fils d’ours s’inscrit dans un passé très ancien. Si la version originale du complexe narratif Beowulf-Grettir connaît de nombreuses versions locales, Chambers en repère certains invariants structurels comme la jeunesse farouche et indolente du personnage, son origine et son caractère ursins, qui s’expriment notamment dans sa façon de combattre, ou encore la coïncidence de certains noms. L’étymologie de celui du héros éponyme de Beowulf s’avère riche d’enseignements.

Dans sa Deutsche Mythologie (Göttingen, 1835), Jacob Grimm suggère comme traduction de son nom « Loup, ou Ennemi, des abeilles », un kenning (« périphrase ») pour le mot « ours », qui était tabou dans toutes les sociétés de chasseurs du plantigrade. Cet animal, explique-t-il :

« […] est perçu, dans les croyances norroises, slaves, finnoises et lapones, comme un être important et sacré, doté de l’entendement humain et de la force de douze hommes. Il est appelé « roi de la forêt », « pied doré », « pied sucré », « main de miel », « patte de miel », « mangeur de miel », mais aussi « le grand », « l’ancêtre », « le vieux grand-père ». »25)

Bien plus qu’un simple animal, l’ours est un être foncièrement ambiguë, à la fois sauvage et féroce, tout en étant doté de sentiments humains, et perçu comme un ancêtre de l’homme ou un ancien dieu dans les sociétés primitives de chasseurs.

Pour Chambers, la signification « Chasseur d’abeilles » pour le nom du héros de Beowulf est donc tout à fait appropriée, puisque ces périphrases ont fini par remplacer le mot original qui désigne le plantigrade. Ours est un « excellent nom pour le héros de l’histoire »26), le mot vieil anglais beorn, « guerrier, héros, prince », signifiant à l’origine « ours ». C’est ce qu’expliqua en substance Tolkien à ses élèves dans un cours donné à Oxford sur Beowulf, dans la seconde moitié des années 1930 :

« À mon avis, il est à peu près certain que le nom Beowulf appartient en propre à l’histoire du garçon-ours (c’est-à-dire de Beowulf le Gète) ; et qu’il s’agit d’un nom de conte de fées, plus précisément un « kenning » mis pour ours : anglais moderne Bee-wolf « Loup-Abeille », c’est-à-dire « vorace de miel ». »27)

Comme le remarque Michel Pastoureau, « porter un nom construit sur celui de l’ours, c’est se métamorphoser en cet animal et bénéficier de tous les pouvoirs qui l’habitent »28).

Chambers retrouve ainsi des traits de l’antique Fils d’ours dans le personnage de Bödvar Bjarki, « Petit Ours de bataille », et de son père Björn, « Brun »29), transformé en ours par la reine Hvít et tué par des chasseurs, qui apparaît dans la saga légendaire de Hrólf Kraki, écrite au XIVe siècle en Islande. Ils illustrent la figure des berserkir odiniques, les guerriers à chemise d’ours que décrit Snorri Sturluson dans son Ynglinga Saga, rédigée vers 1220-1230, et qu’évoque Tolkien dans Du conte de fées en les qualifiant, à côté des loups-garous, d’« ours ensorcelés »30).

Ivashko Medvedko

Chambers identifie également Fils d’ours dans des contes lombards, comme Giovanni dell’ Orso en Italie, et slaves, notamment La Bête Norka en Ukraine, et Ivashko Medvedko en Russie. Traduite par l’une de ses étudiantes, il donne un résumé de deux pages de l’histoire de Jean le Mangeur de Miel (« medved’ » en russe, périphrase pour désigner l’ours31)) dont voici les principaux moments :

En définitive, la lutte de Beowulf dans la grande-salle d’Heoroth et sa plongée dans les profondeurs du repère de Grendel sont, pour Chambers, des scènes qui participent à la « glorification épique d’un thème folklorique »33). Aspect du poème que Tolkien tenta justement de gommer dans Sellic Spell. Mais, comme le rapportent Christina Scull et Wayne G. Hammond, « il sentit […] que ce n’était pas possible de le faire avec certitude en de nombreux points, et qu’en certains autres le conte n’était pas suffisamment le même »34). Dès 1936, Tolkien notait ainsi qu’on ne peut jamais apporter une réponse définitive à l’étude des origines de ce poème35).

Beorn

L’impossibilité qu’il paraît avoir éprouvé pour effacer complètement tout élément héroïque et historique dans sa version du conte de Fils d’ours semble également transparaître dans l’évolution de certains traits de Beorn, le change-peau, dans les manuscrits de Bilbo le Hobbit. Rétrospectivement, sa première tentative pour mettre en scène un Fils d’ours plus primitif pourrait remonter à l’invention de ce personnage. Soit près d’une décennie avant la rédaction de Sellic Spell, débutée quelques années après la publication de son roman en 1937. Outre les analogies avec Beowulf ou Bödvar Bjarki établies de longue date, par Tom A. Shippey en particulier36), Beorn s’appelle en effet Medwed (forme anglicisée de Medvedko) dans les premiers brouillons du roman de Tolkien37). De fait, si « Beowulf fait partie des sources [qu'il] estime le plus »38), la critique universitaire de ce poème en fait aussi partie.

Sur bien des aspects, Medwed-Beorn est plus proche de la nature sauvage de Fils d’ours que le personnage qui apparaît dans Bilbo le Hobbit. Ainsi, il mange souvent des animaux qu’il a probablement chassés39), alors que dans le roman publié Beorn ne se nourrit pas de viande et ne chasse aucun animal40). Il dort également parfois dans la caverne située sous le Carrock41), ce point particulier disparaissant de Bilbo le Hobbit – bien que se devinant peut-être encore42). De même, Medwed-Beorn est habillé d’une ample fourrure noire43), son vêtement devenant une tunique de laine dans le livre édité44). Et dans sa demeure, les couvertures sont en fourrure et en peau45), tandis qu’elles sont aussi en laine dans le roman46). Dans les manuscrits, il est par ailleurs ouvertement assimilé à un ours dans son aptitude à se déplacer rapidement47), alors que dans Bilbo le Hobbit, il est décrit comme un homme se déplaçant avec célérité sous sa forme ursine48) La faculté magique de Medwed-Beorn à se transformer en ours posa d’ailleurs quelques difficultés à Tolkien.

La question de l’enchantement de ce personnage semble à l’origine étroitement associée à sa destinée – même si, il faut bien l’admettre, tout cela reste fort « obscur »49). En effet, l’auteur de Bilbo le Hobbit envisagea peut-être un temps d’en faire le sujet d’un maléfice (à l’instar du père de Bödvar Bjarki) qui ne pouvait être rompu que s’il devenait un grand seigneur parmi les hommes. Son rôle crucial au cours de la Bataille des Cinq Armées, où il tue le chef des gobelins et sa garde rapprochée, semble a priori en remplir les conditions. Si dans la version publiée, Beorn apparaît « sous aucun autre enchantement que le sien propre »50), ses apparitions sous forme ursine étant toutefois étroitement associées à la lune, Tolkien accentua l’aspect héroïque de sa prouesse guerrière. En effet, une note précise que Medwed-Beorn se rend au combat avec une armée d’ours, alors que c’est seul qu’il surgit sur le champ de bataille dans Bilbo le Hobbit51). De fait, il devient effectivement un grand chef parmi les hommes (les Béornides) à la fin du roman, régnant sur un vaste territoire et léguant sa faculté de se transformer en ours à sa descendance52). Pour finalement sortir curieusement de l’histoire de la Terre du Milieu dans Le Seigneur des Anneaux, « s’évaporant » dans ses origines, tel Shield Scyfing, le légendaire civilisateur53).

Devenant plus conforme à l’image du guerrier-ours héroïque de la poésie nord-germanique au cours de la rédaction de Bilbo le Hobbit, l’évolution de Beorn permet à Tolkien de mieux l’intégrer dans son histoire, qui a pris elle-même une tournure plus épique54). Comme le souligne son changement de nom qui sied mieux au récit, à l’instar de celui de Beowulf selon Chambers. Si l’auteur de Bilbo le Hobbit a décidé de gommer certains des traits folkloriques les plus évidents du personnage de Beorn, peut-être est-ce aussi parce que la scène du marais dans Beowulf, centrale dans l’analyse précurseur de Panzer, semble l’avoir en partie inspiré pour celle de la rencontre de Bilbo avec Gollum, personnage « grotesque »55) parfois comparé au monstre Grendel56), dans son antre souterrain et lacustre. Cette scène cruciale précède d’ailleurs de peu le chapitre « Queer Lodgings » (« Un curieux logis »), dont l’adjectif anglais « queer » n’est pas sans raisonner avec celui de « syllīc » dans Sellic Spell, tous deux convoyant la même idée d'étrangeté.

Moins ensauvagé (toute proportion gardée !) et plus héroïcisé que Fils d’ours, Beorn est néanmoins redevable à ce personnage de certains de ses principaux traits, comme le sont Beowulf et Bödvar Bjarki. En particulier, son goût prononcé pour le miel – même si Tolkien en fait, non sans humour, un apiculteur et non plus un chasseur d’abeilles ! Plus fondamentalement, Beorn partage avec Fils d’ours, et de nombreux autres avatars de cette figure légendaire et folklorique (si ce n'est mythique), un même rapport à la fonction souveraine. Est-ce pour cette raison que le caractère historique (en particulier) propre à cette légende populaire ne pouvait complètement disparaître de la trame générale de Sellic Spell ?

Un personnage trivalent

L’enfance de Fils d’ours, passée en retrait de la société dans une caverne élevé par un animal sauvage, inscrit son histoire dans le schéma des légendes royales indo-européennes, dans lequel le futur roi connaît une enfance obscure, cachée. Tel Arthur, le roi-ours qui a de nombreux traits communs avec Jean de l’Ours57). Avant son éradication par l’Église et l’avènement du lion au cours du Moyen Âge, l’animal royal par excellence était en effet l’ours, qui apparaît à cette époque comme l’ancêtre de plusieurs dynasties de souverains. Dans sa Geste des Danois, rédigé vers 1200, Saxo Grammaticus évoque ainsi l’ascendance ursine du roi du Danemark Sven II Estridsen (1047-1076), son arrière-grand-père étant le fils d’un ours.

Par ailleurs, dans plusieurs versions du conte, Fils d’ours finit par se marier. L’ours étant créateur de filiation, et donc de civilisation, ce mariage l’unit également à la troisième fonction de l’idéologie indo-européenne. Ce que corroborent ses liens avec l’astre nocturne, associé à la fertilité58). Les fonctions souveraine et « productive » de l’idéologie indo-européenne, mais aussi guerrière si l’on tient compte de son aspect martial ursin, semblent donc imbriquées dans le conte de Fils d’ours, notamment dans les langues germaniques, balto-slaves et romanes étudiées par Chambers. Ambivalent en raison de sa nature, ce personnage illustrerait ainsi le caractère trifonctionnel de l’ours dans les anciennes traditions et les croyances populaires.

Dans Le conte populaire français, publié en 1957, le folkloriste français Paul Delarue rappelle d’ailleurs que cette histoire s’inscrit plus généralement dans la catégorie AT 301, celle des trois princesses délivrées d’un monde souterrain. Dans ce type de conte, elles finissent souvent par se marier à leurs sauveurs, qui les ont libérées après avoir surmonté certaines épreuves, notamment martiales. Par ce mariage, le héros accède dans certaines versions à la souveraineté. De fait, dans les sociétés indo-européennes, le roi peut être parfois un mélange variable d’éléments pris aux trois fonctions59), à l’instar de l’ours, le roi totémique de la forêt60).

En guise de conclusion

Si Sellic Spell n’a toujours pas été publié à ce jour, ce bref aperçu de l’histoire de la critique des origines de Beowulf dans ses rapports avec le conte de Fils d’ours aura peut-être contribuer à mieux appréhender le contexte dans lequel Tolkien traita poétiquement cette question insoluble – comme il le faisait parfois dans pareil cas61). Ne reste plus maintenant qu’à en savourer la lecture qui, espérons-le, ne se fera plus trop attendre62)

Sur Tolkiendil

1) « […] and Jones returned the manuscript to Tolkien with regret », in J.R.R. TOLKIEN, The Annotated Hobbit, Revised and Expanded Edition Annotated by Douglas A. ANDERSON, London, HarperCollins Publishers, 2003, xii-398 p., p. 325. Désormais abrégé AH, suivi du numéro de la page.
2) « Jones writes to Tolkien that he thinks Sellic Spell should be prescribed reading for all university students of Beowulf », in Christina SCULL & Wayne G. HAMMOND, The J.R.R. Tolkien Companion and Guide, Chronology, London, HarperCollins Publishers, 2006, xvii-996 p., p. 292. Désormais abrégé C&G1, suivi du numéro de la page.
3) « I think I once planned a volume of ‘‘Farmer Giles’’ with (say) three other probably shorter stories interleaved with such verse as would consort with them from the Oxford Magazine : Errantry, Tom Bombadil, and possibly The Dragon’s Visit. Of the stories one only is written – and might not seem so suitable though I have been urged to publish it. I send you a copy » (notre traduction), C&G1, p. 308. Un extrait de cette lettre a été publié dans J.R.R. TOLKIEN, Lettres, Édition et sélection de Humphrey CARPENTER avec l’assistance de Christopher TOLKIEN, Traduit de l’anglais par Delphine MARTIN et Vincent FERRE, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2005, 710 p., lettre 106, p. 173-174. Désormais abrégé L, suivi des numéros de la lettre et de la page.
4) C&G1, p. 723 et p. 725.
5) « [Tolkien] actually re-created the lost folktale in an unpublished short story », in John D. RATELIFF, The History of The Hobbit, Mr Baggins, London, HarperCollins Publishers, 2007, xxxix-467 p., p. 256. Désormais abrégé HoTH1, suivi du numéro de la page.
6) « Tolkien apparently wrote this short story in the early 1940s, but according to Christopher Tolkien the original germ may have been somewhat earlier », in Douglas A. ANDERSON, R.W. Chambers and The Hobbit », Tolkien Studies : An Annual Scholarly Review, Volume III, Edited by Douglas A. ANDERSON, Michael D.C. DROUT & Verlyn FLIEGER, Morgantown, West Virginia University Press, 2006, x-278 p., p. 137-147, p. 142. Désormais abrégé TS3, suivi du numéro de la page.
7) « The title “Sellic Spell” comes from line 2109 of Beowulf, where “syllic spell” (“strange tale”) is given as a kind of story to be recited at a feast », TS3, p. 142. Crépin traduit cette expression par « histoire extraordinaire », in Beowulf, Édition revue, nouvelle traduction, introduction et notes de André CREPIN, Paris, Le Livre de Poche / Librairie Générale Française, Collection « Lettres gothiques », 2007, 254 p., p. 173. Tolkien qualifie également de « weird tales » (« contes étranges ») le type d'histoire (ré)inventée par Elias Lönnrot dans Le Kalevala – dans lequel les croyances liées au chamanisme du Grand Nord, notamment dans ses rapports à la métamorphose, tiennent une place prépondérante. Cf. J.R.R. TOLKIEN, « The Kalevala », Tolkien Studies : An Annual Scholarly Review, Volume VII, Edited by Douglas A. ANDERSON, Michael D.C. DROUT & Verlyn FLIEGER, Morgantown, West Virginia University Press, 2010, v-401 p., p. 262-278, p. 264. Désormais abrégé TS7, suivi du numéro de la page. De fait, selon Tolkien, « the bear and wolf are persons of great importance in the ‘‘Kalevala’’ » (« l’ours et le loup sont des personnes de grande importance dans le ‘‘Kalevala’’ », notre traduction), in J.R.R. TOLKIEN, « On « The Kalevala » or Land of Heroes », TS7, p. 246-261, p. 254-255.
8) « Æfter rihte », Beowulf, p. 173.
9) « The 'principal object' of Sellic Spell, Tolkien wrote in a late note, was 'to exhibit the difference of style, tone and atmosphere if the particular heroic or historical is cut out' » (Tolkien Papers, Bodleian Library, Oxford), l’emphase est de Tolkien, C&G1, p. 86.
10) Et non LA version : « [It is] an extent an attempt to reconstruct a version - not necessarily the version - of the Anglo-Saxon story that lies behind the folktale elements in Beowulf », TS3, p. 142.
11) « A young boy is found in the den of a great bear recently killed by some huntsmen. The child had evidently been fostered by the bear, and he has such a love of honey that he is given the name Beewolf », TS3, p. 142.
12) « Tolkien himself was greatly interested in these speculations », HoTH1, p. 256.
13) Transformé néanmoins en « chevalier » par le poète. J.R.R. TOLKIEN, Du conte de fées, in Les monstres et les critiques et autres essais, Édition de Christopher TOLKIEN, Traduit de l’anglais par Christine LAFERRIERE, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2006, 294 p., p. 139-201, p. 159. Désormais abrégé DCF, suivi du numéro de la page.
14) DCF, p. 161.
15) DCF, p. 150.
16) J.R.R. TOLKIEN, Beowulf, les monstres et les critiques, in Les monstres et les critiques et autres essais, Édition de Christopher TOLKIEN, Traduit de l’anglais par Christine LAFERRIERE, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2006, 294 p., p. 15-67, p. 26. Désormais abrégé M&C, suivi du numéro de la page.
17) Beowulf, introduction d’André CREPIN, p. 7.
18) Das Rätsel der Sphinx, Berlin.
19) « Friedriech Panzer revolutionizes Beowulf studies by placing the Grendel story in the broad international folktale context of “The Bear’s Son Tale” », Theodore M. ANDERSON, « Sources and Analogues », in Robert E. BJORK & John D. NILS (Edited by), A Beowulf Handbook, Lincoln, University of Nebraska Press, 1997, x-466 p., p. 125-148, p. 126.
20) Dans le premier volume de ses Studien zur germanischen Sagengeschichte (Munich), consacré à Beowulf.
21) Ce résumé s’inspire de celui de Marthe MENSA, « Interprétations de Beowulf » in Colette STEVANOVITCH (ouvrage dirigé par), Beowulf de la forme au sens, Paris, Ellipses, 144 p., p. 83-94, p. 85. Il est complété par celui de Raymond W. Chambers, dont elle s’inspire elle-même (cf. infra, n. 23 pour les références de l'ouvrage).
22) « His ground-breaking Beowulf : An Introduction to the Study of the Poem, announced as forthcoming in the introduction to the 1914 edition of Beowulf, appeared in 1921 », TS3, p. 138.
23) Raymond W. CHAMBERS, Beowulf : An Introduction To The Study of the Poem, With A Discussion Of The Stories of Offa and Finn, Cambridge, University Press of Cambridge, 1921, xii-417 p. Version électronique disponible sur le site gutenberg.org: http://www.gutenberg.org/files/34117/34117-h/34117-h.htm#page414 (page consultée le 25 avril 2011). Désormais abrégé Chambers, suivi du numéro de la page.
24) « […] that vast store of old wives’ tales », Chambers, p. 62.
25) « The bear, says Grimm, “is regarded, in the belief of the Old Norse, Slavonic, Finnish and Lapp peoples, as an exalted and holy being, endowed with human understanding and the strength of twelve men. He is called ‘forest-king,’ ‘gold-foot,’ ‘sweet-foot,’ ‘honey-hand,’ ‘honey-paw,’ ‘honey-eater,’ but also ‘the great,’ ‘the old,’ ‘the old grandsire’’’ », cité dans Chambers, p. 369. Michel Pastoureau précise ainsi : « Beowulf est un ours, ou plutôt le fils d’un ours et d’une femme. D’où sa force exceptionnelle, sa nature sauvage et en même temps son sens du Bien et ses sentiments déjà chrétiens », in Michel PASTOUREAU, L’ours, Histoire d’un roi déchu, Paris, Éditions du Seuil, Collection « La librairie du XXe siècle », 2007, 419 p., p. 114. Désormais abrégé Pastoureau, suivi du numéro de la page.
26) « And ‘‘bear’’ is an excellent name for a hero of story », Chambers, p. 369.
27) J.R.R. TOLKIEN, La route perdue et autres textes, Langues et légendes avant Le Seigneur des Anneaux, Édition de Christopher TOLKIEN, Traduit de l’anglais par Daniel LAUZON, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2008, 518 p., p. 113. Désormais abrégé RP, suivi du numéro de la page.
28) Pastoureau, p. 69.
29) « L’ours germanique tiendrait son nom de son pelage sombre, der Bär signifiant ‘‘le brun’’, ‘‘le foncé’’, ‘‘celui qui brille d’une lumière nocturne’’ », Pastoureau, p. 71. Dans les sociétés anciennes, l’ours est ainsi un animal lunaire, associé à la lumière froide et nocturne de la lune. Sur l'étymologie du mot anglais brown « brun », voir l'entrée de l'Online Etymology Dictionary sur etymonline.com (http://www.etymonline.com/index.php?search=brown&searchmode=none, page consultée le 25 avril 2011) : « O.E. brun “dark, dusky,” only developing a definite color sense 13c., from P.Gmc. *brunaz (cf. O.N. brunn, Dan. brun, O.Fris., O.H.G. brun, Du. bruin, Ger. braun), from PIE *bher- (3) “shining, brown” (cf. Lith. beras “brown”), related to *bheros “dark animal” (cf. beaver, bear (n.), and Gk. phrynos “toad,” lit. “the brown animal”). The O.E. word also had a sense of “brightness, shining,” now preserved only in burnish ». Damien Bador, alias Elendil sur Tolkiendil, nous rappelle fort à propos que dans Le Roman de Renart, recueil de poèmes parodiques écrits entre les XIIe et XIIIe siècles, l'ours s'appelle Brun.
30) DCF, p. 199.
31) Chez les Slaves, l’ours est également le « voleur de miel », voire le « maître du miel ».
32) Une version électronique de ce conte est disponible sur le site surlalunefairytales.com (en anglais) : http://www.surlalunefairytales.com/babayaga/tales/littlebearson.html (page consultée le 25 avril 2011). Cette histoire a été recueillie par le folkloriste russe Alexandre Nikolaïevitch Afanassiev dans ses célèbres Contes populaires russes, publiés entre 1855 et 1863.
33) Chambers, p. 380.
34) « He felt, however, that in many points it was not possible to do so with certainty, and in some points the tale was not quite the same » (notre traduction), Christina SCULL & Wayne G. HAMMOND, The J.R.R. Tolkien Companion and Guide, Reader’s Guide, London, HarperCollins Publishers, 2006, xvii-1256 p., p. 86.
35) M&C, p. 20.
36) Tom A. SHIPPEY, The Road to Middle-earth, How J.R.R. Tolkien Created A New Mythology, Revised and Expanded Edition, Boston / New-York, Houghton Mifflin Company, 2003, xviii-398 p., p. 80 et J.R.R. Tolkien, Author of the Century, London, HarperCollins Publishers, 2001, xxxv-347 p., p. 31-32. Voir également AH, p. 165.
37) AH, p. 8 et HoTH1, p. 228-292 (chapitre VII).
38) L 25, p. 51.
39) « He eats wild things often », HoTH1, p. 232. Il faut toutefois noter que Tolkien décida rapidement de tempérer cette assertion en remplaçant l’adverbe « often » par « sometimes », puis par « not often ».
40) « He does not eat them; neither does he hunt or eat wild animals », J.R.R. TOLKIEN, The Hobbit, Or There and Back Again, London, HarperCollins Publishers, 1999 [1937], 310 p., p. 110. Désormais abrégé H, suivi du numéro de la page.
41) « I [Bladorthin > Gandalf] believe he sometimes sleeps in the little cave », HoTH1, p. 232.
42) « He does not come here [the Carrock] often, certainly not in the daytime », H, p. 108.
43) « He was dressed in loose black fur as low as his knees », HoTH1, p. 233.
44) « He was clothed in a tunic of wool down to his knees », H, p. 111.
45) « For Bilbo there was a little mattress of straw, and coverings of fur » et « He [Bilbo] hid under the skins », HoTH1, p. 239
46) « For him [Bilbo] there was a little mattress of straw and woollen blankets » et « He [Bilbo] dived under the blankets and hid his head », H, p. 121.
47) « He had been off over the river and right back to the mountains – from which you can guess he could travel quick, as a bear at any rate », HoTH1, p. 241.
48) « He had been over the river and right back up into the mountains – from which you can guess that he could travel quickly, in bear’s shape at any rate », H, p. 124.
49) « The exact nature of the enchantment, and the circumstances of its breaking, are obscure », HoTH1, p. 260.
50) « At any rate he is under no enchantment but his own », H, p. 109.
51) « Beorn Medwed is there with a troop of bears », HoTH1, p. 366.
52) Ce qui suppose qu’il s’est a priori marié, alors qu'au cours de l'aventure de Bilbo, il apparaît célibataire, si ce n'est solitaire.
53) « Even more curiously, the scanty information in LotR does not refer to his death but merely indicates that the rule has now passed to his son; from the text it is impossible to say that he did not eventually return at last to the mountains, vanishing back into his origins like Shield Scyfing », HoTH1, p. 260. Sur les liens entre Beowulf et Scyld Scefing, cf. RP, p. 111 sqq. Scyld Scefing est l’ancêtre éponyme des Scyldingas, un certain Beowulf (mais pas celui du poème) étant son héritier. Après avoir fondé sa dynastie, Scyld Scefing disparut mystérieusement.
54) « […] le ton et le style changent à mesure que progresse le Hobbit », L 131, p. 229, et « […] Bilbo le Hobbit commence sur un mode que l’on pourrait dire plus ‘‘fantaisiste’’, même par endroits plus facétieux, et avance progressivement vers quelque chose de plus sérieux et important, plus cohérent et historique », L 215, p. 419.
55) Vincent FERRE, Tolkien : Sur les rivages de la Terre du Milieu, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2001, 353 p., p. 38.
56) Par exemple, AH, p. 132-133.
57) Lire à ce sujet l’excellent ouvrage de Philippe WALTER, Arthur, l’ours et le roi, Paris, Éditions Imago, 2008 [2002], 230 p., notamment le chapitre « L’ours Arthur », p.79-100. Le nom Arthur est à rattacher à la racine indo-européenne *rktos, qui a donné les mots art en irlandais et arz en breton pour désigner l'ours.
58) Mircea ELIADE, Traité d’histoire des religions, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975 [1934], 390 p., § 51 « La Lune et la Fertilité », p. 146-149. Sur les liens entre la couleur brune de la fourrure de l'ours et la lune, cf. supra, n. 29.
59) Georges DUMEZIL, Mythes et dieux des Indo-Européens, Paris, Flammarion, Collection « Champs-L’Essentiel », 1992, 319 p., p. 113.
60) Sur les rapports entre le totémisme et l'ours dans l'oeuvre de Tolkien, voir Anders STENSTRÖM (Beregond), « The Figure of Beorn », in Arda 1987, Volume VII, Oslo, The Tolkien Society of Norway / Arda-sällskapet - The Arda-society, 1992, p. 44-69, en particulier p. 52-58.
61) Même si Tolkien trouva, semble-t-il, le résultat peu concluant. Relativisons toutefois en nous rappelant les diverses occasions qui se sont présentées à notre cher professeur pour publier son histoire…
62) Ce qui pourrait bien être le cas : le 19 mars 2014 a en effet été annoncée la prochaine publication aux éditions HarperCollins Publishers de Beowulf, A Translation and Commentary, qui regroupera (notamment) la traduction (partielle) du poème Beowulf réalisée par Tolkien dans les années 1920, ainsi que Sellic Spell ! Information disponible en ligne : http://www.tolkienbeowulf.com/ (page consultée le 20 mars 2014).