Tolkien et la Belle Époque

L’impact du paradigme contemporain sur la période formatrice de J.R.R. Tolkien

José Manuel Ferrández Bru, traduit depuis l’espagnol par Thibault Panis — octobre 2015
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Tolkien est bien souvent dépeint comme une personne anachronique, totalement étrangère à son époque. Ses préoccupations semblent en effet éloignées de celles qui mobilisaient la plupart des esprits de son temps. Néanmoins, il serait hasardeux de dresser trop hâtivement le portrait d’un individu enfermé toute sa vie dans une « bulle », attardé dans un passé préindustriel idéalisé. Cette image d’auteur reclus provient principalement de son aversion déclarée pour le modernisme, manifeste à travers certains aspects de son œuvre, de ses opinions concernant l’impact de l’industrie sur la nature, de ses goûts esthétiques ou encore de ses affinités créatives.

Cela a incité certains à en conclure que « Tolkien était un « antique », dans le sens où il ne voulait pas vivre au présent, mais à des âges plus justes et dans l’éternité… Tolkien [était] archaïque à l’instar de Barbebois, un poète de lichen qui vivait dans les langues et les poèmes des Temps Obscurs1). »

Cette opinion catégorique doit être, si ce n’est réfutée, au moins minimisée. Elle semble ne tenir aucun compte de l’impact que peut avoir eu son époque sur Tolkien, notamment dans sa jeunesse. Les effets de son temps sur l’auteur sont pourtant perceptibles dans sa personnalité comme dans son œuvre. « Il est naïf d’affirmer que Tolkien, né en 1892 et éduqué durant la première décade du xxe siècle, a surgi de nulle part, comme apparu dans une sorte de vide esthétique. Pourtant, son travail est constamment analysé et catalogué sur un mode qui l’exclue de ses contemporains2). »

Certes, l’œuvre de fiction de Tolkien est à première vue intimement liée aux mythes et aux sagas provenant du lointain passé de l’Europe du Nord. La nostalgie qui imprègne tout son univers, trait caractéristique de son style, semble exprimer le sentiment que le monde ancien était plus prospère et florissant que l’époque présente, et que la décadence est inexorable.

Cependant, si on analyse Tolkien depuis la perspective de l’époque à laquelle il vivait, c’est-à-dire le xxe siècle, il apparait que cette célébration mélancolique du passé était sans doute une manière de critiquer le présent ou, pour le dire autrement, de projeter son monde imaginaire sur le monde réel (grâce à ce qu’il nommait lui-même l’applicabilité). Considérée ainsi, la supposée « aliénation » de Tolkien se dissipe aisément par la simple observation de son œuvre. Il n’est pas difficile d’identifier des moments clé où Tolkien s’aligne sur le monde réel au lieu de le fuir. Patrick Curry signale à titre d’exemple qu’à « la fin du roman [Le Seigneur des Anneaux], Sam rentre chez lui. Il nous pousse ainsi à revenir à notre propre monde et à ses problèmes, non pas à nous en aller voyager par-delà les Havres Gris avec Frodo3). »

Comme le souligne Mortimer, on oublie trop souvent le fait indiscutable que Tolkien ne pouvait s’isoler ni physiquement ni intellectuellement de la réalité qui l’entourait, des modes de vie propres à son temps ou de sa biographie. Autrement dit, « Tolkien appartenait au même siècle que Proust, Joyce et Eliot. Il était lu avec plaisir par nombre de leurs lecteurs. La critique doit affronter ce fait et en tenir compte4). »

Certaines études vont heureusement dans ce sens : « [Tolkien] doit être envisagé et interprété dans son époque, comme un « auteur du siècle », du xxe, répondant aux problèmes et inquiétudes de ce siècle5). »

Par conséquent, il est intéressant de rechercher les facteurs présents dans son milieu qui ont exercé une influence sur Tolkien, en particulier au cours de son enfance, de sa jeunesse et de sa vie antérieure à la Première Guerre mondiale. Ces éléments ont contribué à façonner ses goûts et sa manière de faire face au monde, et cela à une époque de l’Histoire contemporaine particulièrement intéressante, dont les singularités ne doivent pas être ignorées.

Le terme Belle Époque, d’origine française, décrit avec justesse l’ère qui englobe la dernière décennie du xixe siècle et les premières années du xxe siècle (jusqu’au début de la Grande Guerre). L’expression a été inventée rétrospectivement, dans les années 1920, signe d’attachement pour la période mais aussi d’idéalisation. Elle véhicule implicitement une certaine mélancolie propre aux auteurs qui ont connu ces années-là. Cette même tristesse se retrouve chez Tolkien, comme nous l’avons déjà signalé.

Dans le cadre britannique, l’expression correspondante est « l’ère édouardienne », en référence à la période que recouvre le règne d’Edouard VII, de 1901 à 1910 (bien que la majorité des historiens prolongent ses bornes jusqu’en 1914, au début de la Première Guerre mondiale). Cependant, le terme Belle Époque a une portée plus universelle et est par conséquent applicable à toutes les sociétés occidentales (en Europe et en particulier dans ses grandes capitales d’alors que sont Paris, Londres et Berlin). L’expression a une valeur internationale et semble donc plus adéquate pour décrire la période dans laquelle baigne Tolkien. En guise de clin d’œil à cet air du temps cosmopolite, rappelons qu’en 1913 l’écrivain, a curieusement, et malgré son indéniable militantisme britannique, passé son dernier été avant que n’éclate la guerre à Paris.

À la Belle Époque, d’importants changements transforment le mode de vie et le quotidien des populations occidentales. De nouveaux comportements font aussi leur apparition. Pour donner un exemple qui pourrait sembler anecdotique mais qui revêt pourtant une importance particulière pour Tolkien : c’est à cette époque que le sport devient une pratique répandue et socialement valorisée.

En Grande-Bretagne, à partir du milieu du xixe siècle et en particulier dans les écoles publiques (celles de l’élite), le sport commence à être considéré comme un instrument fondamental de la formation des élèves sur le plan humain. Les valeurs de dépassement, de travail en équipe et de compétition, propres à tout combat sportif, sont placées en haute estime. Jusqu’à la fin du siècle, on prend très au sérieux les vertus pédagogiques du sport. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si une bonne partie des sports d’équipe que nous connaissons aujourd’hui naissent au xixe siècle ou dans les premières années du xxe, ni si la première édition des Jeux Olympiques se déroule en 1896.

La King Edward’s School, l’école de Tolkien à Birmingham, ne fait pas exception et encourage activement la pratique du sport auprès de ses élèves. Elle organise des rencontres avec d’autres établissements et, au sein même de l’école, une constante compétition oppose les équipes des différentes maisons dans lesquelles sont répartis les élèves. Le rugby, activité de prédilection de Tolkien, est alors le sport le plus populaire.

De fait, Tolkien est un joueur de rugby enthousiaste : une passion qu’il entretiendra jusqu’à l’université. À la King Edward’s School, il est capitaine de l’équipe de sa maison. Ce n’est pas, dit-on, un sportif exceptionnellement doué, quoique qu’il fasse preuve d’une grande impétuosité. C’est un attaquant léger mais féroce, qui compense sa fragilité par sa détermination. En témoignent les nombreux incidents qui émaillent son parcours sportif, notamment cet épisode où il se blesse gravement à la langue lors d’un match. Blessure, d’ailleurs, « dont il n’hésitait pas à se servir comme excuse lorsque quelqu’un se plaignait qu’il articulait mal6). »

C’est en outre sur le gazon que naît son amitié avec certains de ses compagnons du T.C.B.S. (le « Tea Club and Barrovian Society »). C’est notamment le cas de Christopher Wiseman, qu’il rencontre probablement en 1905 sur le terrain, alors que tous deux jouent dans la même équipe.

L’importance du sport dans la jeunesse de Tolkien est avérée par un autre fait qui illustre bien sa passion pour le jeu. En mars 1911, lors de sa dernière année avant le début de ses études à Oxford, il publie dans le journal de l’école, The King Edward’s School Chronicle, son premier poème, intitulé « The Battle of the Eastern Field7) ». Pastichant les Lais de la Rome antique de Thomas Baggington Macaulay, il y relate avec humour un match de rugby opposant les équipes de deux maisons de l’école, dépeignant l’évènement comme s’il s’était agi d’une authentique bataille.

L’auteur John Garth note à ce sujet que :

Consciemment ou non, l’héroïsme parodique de La Bataille des plaines orientales reflète une vérité sur les attitudes de toute une génération. Le terrain de sport était le champ clos d’un combat simulé. Dans les livres que lisaient la plupart de ces jeunes gens, la guerre était la continuation du sport par d’autres moyens. L’honneur et la gloire les enveloppaient l’une et l’autre de leur prestige, comme si le vrai combat pouvait être une affaire d’héroïsme foncièrement convenable8).

La confrontation de cet imaginaire avec la réalité de la Première Guerre mondiale fait sans aucun doute l’effet d’un choc et rend brutalement nette pour ces jeunes gens la différence entre sport et guerre. Bien des années plus tard dans Le Hobbit, Tolkien reprendra néanmoins un ton humoristique en faisant remonter l’origine d’un sport à une pittoresque anecdote de bataille :

Fiertaureau, l’arrière-grand oncle du Vieux Touc, si énorme (pour un hobbit) qu’il pouvait monter à cheval. Il chargea les rangs des gobelins du mont Gram lors de la Bataille des Champs Verts, et décapita leur roi Golfimbul d’un bon coup de massue. Sa tête vola à trois cents pieds dans les airs et finit dans un terrier de lapin. Ainsi la victoire fut acquise, et le jeu de Golf fut inventé au même moment9).

Il est possible d’aller encore plus loin dans l’analyse de l’impact du sport sur la personnalité de Tolkien. Si l’on considère l’influence des expériences vécues comme un support nécessaire à la construction d’une vision personnelle du monde, il n’est pas idiot de penser que le sport a constitué pour Tolkien une opportunité d’éprouver par lui-même les « Lois » de la subcréation. En effet il s’exprime dans le sport une confrontation entre les mondes primaires et secondaires qui seront plus tard à la base de tout son idéal créatif.

Un terrain de jeu est un monde cohérent, secondaire, disposant de ses propres lois (le « règlement »). Il s’agit en quelque sorte d’un univers simplifié, ou plutôt délimité par ses règles, qui reflète le nôtre de manière cohérente, à la nuance près que son dénouement est imprévisible et que sa magia cesse lorsque le match s’achève. De même, ce à quoi aspirent les joueurs, les habitants de ce monde, est la victoire, que l’on peut d’une certaine manière assimiler au profond désir humain, récurrent dans l’œuvre de Tolkien, d’accéder à l’immortalité.

Il serait d’ailleurs intéressant d’analyser comment la désaffection qu’éprouvent beaucoup de gens pour l’évasion vers des mondes secondaires, mentionnée par Tolkien dans son essai « Du conte de fées », contraste avec l’enthousiasme massif de notre époque pour le sport, considéré comme un lieu commun d’expression de sentiments peu compatibles par ailleurs avec notre mode de vie. Le vocabulaire sportif est révélateur de la similitude entre ces deux modes d’évasion, avec un champ lexical directement puisé dans l’épopée guerrière : « lutte », « combat », « exploit », « héros », « joute », « épique », etc.

Vue du Champ-de-Mars en direction du Château d'eau et du Palais de l’Électricité, Exposition universelle de 1900, Paris.

Ceci étant dit, la plus profonde transformation qui se produit à la Belle Époque réside essentiellement dans les effets de la Révolution Industrielle, qui frappent particulièrement Tolkien. Des évolutions technologiques et économiques engendrent un mode de vie nouveau et des changements auxquels Tolkien ne peut rester étranger.

Il résulte entre autres conséquences de ce nouveau paradigme industriel la disparition de nombreux environnements ruraux, conduisant des populations entières à aller s’installer dans des villes. Ce phénomène affecte directement l’enfance de l’écrivain. En 1900, année qui compte probablement parmi les plus traumatiques de sa vie, il quitte Sarehole, région encore rurale quoique déjà menacée par la relative proximité de la ville, pour aller s’installer dans l’industrielle et moderne Birmingham.

La disparition accélérée du monde traditionnel engendre chez beaucoup de gens, y compris chez Tolkien, un dédain profond pour la société industrielle naissante, qui impose partout sa vision d’un progrès inéluctable et insatiable. Ce rejet est tout à fait perceptible à travers son œuvre et est particulièrement marqué lorsqu’il décrit la transformation industrielle du Comté sous le joug de Saruman.

La grande cheminée s’éleva devant eux ; et comme ils approchaient du vieux village de l’autre côté de l’Eau, entre des rangées d’affreuses nouvelles maisons de part et d’autre de la route, ils virent le nouveau moulin dans toute sa laideur sordide et repoussante : un grand bâtiment de brique à cheval sur le cours d’eau, qu’il salissait d’un écoulement fumant et nauséabond. Tout le long de la Route de Belleau, les arbres avaient été abattus. […] Le Vieux Manoir du côté ouest avait été démoli, et remplacé par des rangées de baraques goudronnées. Tous les châtaigniers avaient disparu. Les talus et les haies étaient défoncés. De grands chariots gisaient en pagaille dans un champ piétiné jusqu’à faire disparaître le moindre brin d’herbe. La rue du Jette-Sac n’était qu’un trou béant, une carrière de sable et de gravier10).

Saruman s’érige sans doute ici en symbole du modernisme destructeur, caché derrière l’étendard du progrès :

Saruman […] est responsable de la violation de l’idyllique Comté, exactement comme la Révolution Industrielle fut responsable du saccage des régions centrales d’Angleterre où Tolkien grandit. La technologie, non dans son sens le plus large d’invention et d’artisanat, mais sous sa forme destructrice et déshumanisante, fut déplorée durant la jeunesse de Tolkien par des écrivains influents tel que John Ruskin et William Morris11).

Au demeurant, l’amour de Tolkien pour le monde rural va au-delà de sa seule création littéraire. Il restera marqué toute sa vie par son expérience de la vie à la campagne. La Nature constitue l’un des piliers fondamentaux de son imaginaire et façonne précocement tout son univers mental. Cela aura des conséquences sur sa manière d’appréhender d’autres centres d’intérêt comme la peinture ou l’illustration.

Wayne G. Hammond et Christina Scull indiquent que « son art était inspiré de la nature12) ». C’est pourquoi il n’est pas difficile d’admettre que sa première influence artistique significative provient précisément de l’Art Nouveau qui se développe à la Belle Époque. Bien entendu, « [j]usqu’à quel point a-t-il été influencé par les courants ou styles artistiques contemporains autres que l’Art nouveau ? On ne peut que conjecturer, et finalement en pure perte13). » Néanmoins l’intérêt précoce de Tolkien pour l’Art Nouveau est perceptible dans ses créations, et ce tout au long de sa vie. Cette affinité est d’ailleurs cohérente avec l’origine même de cette école artistique : une réaction collective d’opposition à l’essor industriel incontrôlé. Ses représentants entendaient réhabiliter une nature délaissée en utilisant des motifs d’inspiration champêtre, tels que des fleurs ou des feuilles, à partir desquels ils tentaient de créer des compositions harmonieuses, tout en lignes sinueuses et en composition asymétriques.

Nous pouvons sans doute avancer que ce goût pour les formes inspirées de la nature ou, ce qui revient au même pour un chrétien, de l’œuvre de Dieu, porte en germe la conception propre à Tolkien de ce qu’est une création subcréative. C’est-à-dire une création à laquelle est applicable cette maxime tirée de « Mythopoeia » : Nous faisons tout comme nous fait la loi14).

Pour revenir au sujet du rapport de Tolkien et de ses contemporains à la Révolution industrielle, il est malgré tout un peu simpliste de penser que, pour l’écrivain, tout progrès est intrinsèquement pervers. S’il est évident que les conséquences de l’industrialisation vont dans un sens contraire à ses inclinaisons philosophiques, la technologie qui apparait de son temps et les possibilités qu’elle offre lui sont favorables (et l’influencent) de nombreuses façons.

Sans pousser trop loin la réflexion, la machine à vapeur, symbole même de la révolution industrielle, provoque un changement radical des moyens de communication et une réduction drastique des distances. Cela implique évidemment une transformation complète des modes de déplacement et, plus profondément, de l’essence même du voyage. Un fait que Tolkien entrevoit et accepte.

Nous disposons d’un indice de cela dans « Feuille, de Niggle », son texte le plus personnel, où le protagoniste, un alter ego de Tolkien d’une certaine manière, va à la rencontre de son destin à bord d’un train à vapeur décrit avec emphase, qui trouve toute sa place dans le récit sans être en décalage avec le propos. « Il conduisit Niggle à un quai où se trouvait un charmant petit train d’intérêt local : un wagon et une petite locomotive, tous deux éclatants, propres et nouvellement peints. On eût dit que c’était leur voyage inaugural. Même la voie qui s’étendait devant la locomotive paraissait neuve : les rails brillaient, les chaises étaient peintes en vert et les traverses émettaient une délicieuse odeur de goudron frais dans le chaud soleil15). »

De fait, Tolkien est un témoin direct des progrès des moyens de transport, qui permettent pour la première fois à des gens issus de toute classe sociale de voyager sans trop de difficultés. Il expérimente personnellement cette nouveauté. C’est en effet à la Belle Époque qu’apparait le concept de « voyage de plaisance », qui donne naissance au phénomène du tourisme. En dépit de ses ressources économiques modestes, le jeune Ronald Tolkien peut en bénéficier. Tout au long de sa vie, il a l’occasion de voyager dans différentes régions d’Angleterre mais également à l’étranger, ce qui lui apporte à n’en pas douter un enrichissement personnel et culturel d’une valeur inestimable.

Avant la guerre, mis à part le trajet qu’il fait en bateau depuis l’Afrique du Sud lorsqu’il est tout petit et dont il ne gardera en mémoire que quelques images d’un port bruyant dans lequel il fait escale, ses premiers voyages sont ceux qu’il fait à la mer avec sa mère. Suivront d’autres expéditions, elles aussi en bord de mer, comme à Lyme Regis, dans le Dorset, en compagnie de son frère et de son tuteur (un endroit dans lequel il reviendra avec sa famille des années plus tard), ou encore en 1914 à Lizard Point, en Cornouailles, avec le père Vincent Reade (de l’Oratoire de Birmingham).

Mais ce n’est pas tout. En opposition avec l’image que l’on garde souvent de lui, Tolkien entreprend dans sa jeunesse d’audacieux périples rendus possibles uniquement grâce aux technologies les plus avancées de son temps. Ainsi, un peu avant d’intégrer l’université (certainement en plein milieu de ses préparatifs pour la rentrée scolaire), il n’hésite pas à s’embarquer avec R.W. Reynolds, un de ses professeurs de la King Edward’s School, pour un long voyage en automobile de Birmingham à Oxford. Une véritable nouveauté en cette première décennie du xxe siècle.

Les voyages les plus importants de la jeunesse de Tolkien sont cependant ceux qui le mènent au dehors du Royaume-Uni, sur le continent. Ces aventures ne sont possibles que grâce aux infrastructures les plus modernes de l’époque : le chemin de fer et le transport maritime. À l’été 1911, en guise de « baptême » avant son grand départ pour l’université, Tolkien prend part à un voyage en Suisse que l’on peut qualifier de « tourisme de montagne » (un classique à l’époque), qui le marquera beaucoup. Pour se rendre sur les sommets alpins, Tolkien et ses compagnons traversent la Manche puis parcourent le grand réseau ferroviaire européen afin d’atteindre d’abord Innsbruck, en Autriche, (probablement en passant par la Belgique et l’Allemagne), puis la Suisse. En cours de leur séjour, ils emploient en outre des systèmes novateurs (pour l’époque) tels que des trains de montagne. Plusieurs fois ils traversent des tunnels construits à l’aide des moyens les plus modernes, ce qui inspirera sans doute certaines parties de son œuvre, comme la Moria16).

Quelques étés plus tard, alors encore étudiant à Oxford, Tolkien se rend à Paris pour servir de guide à de jeunes mexicains qui rendent visite à des tantes en France. Durant ce séjour, Tolkien apprécie grandement la Ville Lumière. Il est toutefois témoin de la banalisation propre au monde contemporain, lorsqu’au cours d’une autre étape du voyage ils se rendent en Normandie17) où, au lieu d’apprécier la riche histoire médiévale de la région, le groupe opte pour un logement dans un complexe touristique près de la plage. Par malheur, le voyage se termine dramatiquement avec le décès de l’une des tantes, percutée par une automobile. Tolkien en gardera un souvenir terrible et éprouvera par la suite une grande aversion pour tout ce qui pourra le lui remémorer.

Quoiqu’il en soit, il est permis de supposer que s’il avait disposé de plus grands moyens financiers, Tolkien aurait beaucoup plus voyagé. En dépit de ses inquiétudes personnelles, il est enclin à apprécier le tourisme, comme n’importe quel membre de la société dans laquelle il a grandi, marquée par l’optimisme. Une société qui rêvait de splendeur et de grandeur, comme le symbolise le Titanic, dont le naufrage en 1912 laissait peut-être présager la funeste fin de cette époque.

Ainsi, il est difficile de nier que les transformations révolutionnaires qui ont eu lieu durant la jeunesse de Tolkien, tant d’un point de vue technologique que purement social, ont conditionné la formation de sa pensée et de sa personnalité. Comme tous les membres de cette génération du début du xxe siècle, le jeune Ronald Tolkien a expérimenté une réalité nouvelle qui ouvrait la voie à des perspectives et des valeurs inédites. Cette espérance sera brutalement relativisée avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

La transition vers l’âge adulte de ceux qui survivent à la guerre s’accompagne d’une perte de l’innocence. Une désillusion sans doute accentuée par les évènements qui secouent le monde de l’entre-deux guerres, notamment l’essor des totalitarismes. Voilà qui éclaire sans doute le « rejet » du monde actuel identifiable dans l’œuvre de Tolkien, sur lequel insistent tant les commentateurs. Son opposition avérée à certains paradigmes de l’ère contemporaine ne doit pas éclipser totalement le poids et l’influence du monde dans lequel Tolkien a grandi et s’est édifié.

Ainsi :

Il est clair que la création littéraire de Tolkien est étroitement liée à des traditions très distinctes de celles qui triomphaient au début du XXème siècle. Mais la manière dont il les assimila et les exprima relève certainement d’une essence absolument contemporaine. Son origine est à chercher dans la formation intellectuelle et humaine qui le structura au cours des premières années de sa vie18).

Voir aussi

Sur le net

1) Craven, Kenneth. « A Catholic Poem in time of War » dans A Hidden Presence: The Catholic Imagination of J.R.R. Tolkien. Ian Boyd et Stratford Caldecott (éditeurs). Chesterton Press, NJ, 2003. p. 145.
2) Patchen, Mortimer. « Tolkien and Modernism » dans Tolkien Studies, vol. 2. Doublas Anderson, Michael Drout et Verlyn Flieger (éditeurs). Morgantown. West Virginia University, 2005. p. 114.
3) Curry, Patrick. Defending Middle-earth. Boston, New York. Houghton Mifflin, 2004. p. 58.
4) Rosebury, Brian. Tolkien: A Cultural Phenomenon. Houndmills. Palgrave Macmillan, 2003 (édition révisée). p. 7.
5) Shippey, Thomas A. J.R.R. Tolkien. Auteur du Siècle, traduction d’Aurélie Brémont, Bragelonne, 2016, p. 34.
6) Hammond, Wayne G. et Scull, Christina. J.R.R. Tolkien Companion and Guide. Boston, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2006. p. 14.
7) Ndr : Une traduction française de ce poème, La Bataille du champ oriental, par Damien Bador est disponible dans le numéro 5 de l’Arc et Le Heaume.
8) Garth, John. Tolkien et la Grande Guerre, traduction de Johan-Frédérik Hel Guedj, éditions Christian Bourgois, 2014, p. 32.
9) Le Hobbit, traduction de Daniel Lauzon, éditions Christian Bourgois, 2012, chap. 1.
10) Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, traduction de Daniel Lauzon, éditions Christian Bourgois, 2016, p. 351-352.
11) Huttar, Charles A. « Tolkien, epic traditions, and golden age myths » dans Bloom’s Modern Critical Views: J.R.R. Tolkien. New York. Bloom’s Literary Criticism, 2008. p. 12.
12) Hammond, Wayne G. et Scull, Christina. J.R.R. Tolkien : Artiste et illustrateur, traduction de Jacques Georgel, éditions Christian Bourgois, 1996, p. 12.
13) Ibid. p. 11.
14) « Mythopoeia », traduction d’Elen Riot, dans Faërie et autres textes, éditions Christian Bourgois, 2003, p. 307.
15) « Feuille, de Niggle », traduction de Francis Ledoux, dans Faërie et autres textes, éditions Christian Bourgois, 2003, p. 175.
16) Frías Sánchez, Fernando. « Suiza en la obra de J.R.R. Tolkien: La experiencia de 1911 » dans Premios Gandalf y Aelfwine 2009 et 2010. Sociedad Tolkien Espagnola, 2010.
17) Ndr : Tolkien s'était en fait rendu en Bretagne, non pas en Normandie, dans la ville de Dinard.
18) Ferrández Bru, José Manuel. « “Wingles fluttering” : Some Personal Connections in Tolkien’s Formative Years » dans Tolkien Studies, vol. 8. Douglas Anderson, Michael Drout et Verlyn Flieger (éditeurs). Morgantown. West Virginia University, 2011. p. 59.