L’astre rouge de la Lune du Chasseur

Alain Lefèvre — 2014
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Les œuvres de fiction, pourrait-on peut-être avancer avec légèreté, ne sont pas formellement tenues de représenter le ciel avec exactitude et rigueur. Après tout, l’auteur dispose de toute licence pour développer ses métaphores et les tisser entre les mots. S’il lui faut, pour les besoins présents de son récit, évoquer un astre quelconque, étoile ou planète dont la simple présence au firmament sera porteuse de tension dramatique ou d’émotions enfouies, qui donc s’offusquera s’il décrit à dessein, en termes imagés et bien choisis, une configuration particulière du ciel sans se soucier de véracité scientifique ? Les cieux sont tant emplis d’astres variés qu’il lui suffirait d’en décrire vaguement un seul, en y projetant à son bon plaisir les flammes de son imagination, sans pour autant chercher à le définir précisément. Pleine de raccourcis et d’artifices techniques, la littérature ne pâtirait probablement pas de cette légère entourloupe à la science. L’effet produit par l’astre fictif ainsi décrit pourrait même être assez réussi, pour peu que notre auteur maîtrise son art des formules et sache aussi préserver un semblant de vraisemblance. Quant au lecteur, tout au charme du récit, il pourrait alors ne rien remarquer ou du moins feindre d’ignorer cette toute petite tricherie…

C’est peut-être ce que l’on pourrait penser d’un passage du Seigneur des Anneaux où Tolkien met en scène le Hobbit Frodon à la fenêtre de sa chambre à Fondcombe1) :

Et les jours s’écoulèrent ainsi, à mesure que chaque matin se levait beau et clair et que chaque soir suivait, frais et limpide. Mais l’automne déclinait rapidement […]. La Lune de la Chasse croissait dans le ciel nocturne et mettait en fuite toutes les étoiles mineures. Mais, bas au sud, une étoile brillait, rouge. {Chaque soir, tandis que la Lune déclinait de nouveau, elle devenait de plus en plus brillante}. Frodon pouvait la voir de sa fenêtre, enfoncée dans le firmament et flamboyant comme un œil vigilant qui brillait avec éclat au-dessus des arbres au bord de la vallée.

Préfigurant aussi bien les fournaises de la Montagne du Destin que l’Œil de Sauron, seigneur ténébreux qui étend peu à peu son ombre sur la Terre du Milieu et se prépare à jeter les peuples libres dans un terrifiant conflit, l’astre rouge de ce passage, à l’évidence, est une allusion à peine déguisée aux périls qui attendent Frodon. À l’abri dans la demeure du sage Elrond, où résident, pour un temps maintenant compté, quelques-uns des derniers seigneurs elfiques, Frodon ne risque encore rien. Il a déjà laissé derrière lui les premières mésaventures du voyage et peut profiter d’un peu de repos dans ce havre paisible que constitue la dernière maison simple de Fondcombe. Les confins du noir pays de Mordor sont encore bien loin, au sud. Comme cet astre qui rougeoie chaque jour davantage, le temps du départ approche cependant et Frodon pressent que les dangers deviendront bientôt plus tangibles2). Cet astre porte les prémices des guerres à venir et annonce la difficile quête que le Hobbit devra entreprendre pour détruire l’Anneau Unique de Sauron dans les flammes de l’Orodruin où il fut forgé. Frodon doit encore assumer son choix, celui de devenir le Porteur de l’Anneau sur lequel tant d’espoirs reposent, et l’astre est aussi là comme pour le lui rappeler. Quand on connaît le rôle des étoiles chez Tolkien — dans le Silmarillion, elles sont façonnées par Varda pour défier Melkor, l’ancien maître de Sauron — il n’est pas nécessaire d’en faire un astre de mauvais augure. Peut-être même que les Valar, ces puissances archangéliques qui se refusent à intervenir directement, veillent de loin sur la quête de l’Anneau. Quoi qu’il en soit, cette « étoile » est un signe, un présage.

L’astre n’est pas davantage défini et rien ne nous oblige à présumer, ainsi qu’on l’a dit, qu’il ait une quelconque réalité, au-delà des allusions métaphoriques qu’il sert. Nous savons néanmoins quel intérêt Tolkien portait à l’astronomie3) et avec quelle minutie il pouvait parfois travailler les détails de son récit. Pourrait-il s’agir d’une description identifiable du ciel, non pas purement fictive mais bien réelle ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier dans cet article.

Dans une brève notice, Turner4) recense quelques mentions astronomiques chez Tolkien et commente ainsi celle qui nous occupe :

[Cette scène] se déroule en milieu de soirée, un mois ou deux [après la fin septembre]. L’astre rouge vif semble intrigant, mais ne peut pas être une planète (disons, Mars) car le zodiaque passe à proximité du zénith lors des soirées d’hiver. Une meilleure candidate est Sirius, brillante étoile qui se trouve au sud d’Orion. Bien que Sirius, l’étoile la plus brillante dans le ciel, apparaisse nette­ment blanche ou bleu-blanc dans notre ciel du vingtième siècle, la théorie de l’évolution stellaire admet que cela n’aurait pas été le cas il y a quelques millions d’années. [Sirius est en fait un système binaire.] À l’époque, la pâle naine blanche [Sirius B], en orbite autour de l’étoile plus brillante [Sirius A] de type spectral A sur la séquence principale, aurait alors été une géante rouge d’une luminosité supérieure à celle de sa compagne. La lumière combinée du système aurait été à la fois plus rouge et plus lumineuse (de quelques magnitudes) qu’il n’y paraît aujourd’hui, conférant à Sirius un éclat comparable à celui des planètes Vénus ou Jupiter. Les astronomes connaissaient cette possibilité depuis de nombreuses années, et il semble clair que Tolkien était aussi au fait de cette idée quand il écrivit le Seigneur des Anneaux.

Dans le Silmarillion, Sirius porte un nom elfique, Helluin, dont l’interprétation, relativement transparente, évoque un « bleu glacé » (cf. quenya helca « de glace » et luine « bleu »). Le texte appuie cette signi­fication : « la flamme bleue de Helluin perça les nuées au-dessus des murailles du monde »5). Dans les Contes perdus plus anciens, Sirius était Nielluin, une « abeille bleue »6) lancée à la suite d’Orion. Jamais, ne semble-t-il, Tolkien ne l’envisagea avec une autre teinte.

En outre, les théories sur l’évolution des étoiles ne sont en rien compatibles avec l’échelle d’âge applicable au récit du Seigneur des Anneaux, qui se déroule tout au plus quelques millénaires avant notre ère7), très loin des millions d’années évoquées par Turner. La quête d’une Sirius rouge devrait se trouver ailleurs…

Il se trouve que la couleur de Sirius au début de notre ère a fait l’objet de débats passionnés. Cicéron (106-43 av. J.-C.), traduisant librement en latin les Phénomènes, un ouvrage grec d’Aratos de Soles (env. 315-245 av. J.-C.), écrit que Sirius « brille d’un éclat rutilant » (rutilo cum lumine claret), caractérisation qui pourrait évoquer une teinte rougeâtre. Sa traduction s’éloigne cependant de l’original, où Aratos employait seulement ποικίλος, « de couleur changeante, scintillant de couleurs variées ». S’il est possible de penser que Cicéron traite peut-être, en termes poétiques et vagues, de l’éclat de l’astre plus que de sa couleur, Sénèque (vers 50 ap. J.-C.) se fait néanmoins encore plus précis dans ses Quaestiones naturales, comparant le rouge vif de Sirius (rubor) à celui plus pâle de Mars (remissior), tandis que Jupiter n’a aucune nuance définie (nullus). Plus sûrement encore, l’Almageste de Ptolémée (vers 90-168 ap. J.-C.), source majeure de connaissances astronomiques traduite jusque dans le monde arabe et abondamment commentée au cours des siècles, énumère ensemble six étoiles notables, Aldébaran, Antarès, Arcturus, Pollux, Bételgeuse et Sirius, en leur imputant une même teinte rougeâtre ou orangée (ὑπόκιρρος). Qu’Aldébaran dans le Taureau8), Bételgeuse dans Orion9) et Antarès du Scorpion paraissent nettement rouges ne fait aucun doute, même s’il faut préciser que le terme grec employé signifie plutôt « vaguement jaune, tirant vers le jaune ». Plus tard, Avienus (IVe siècle ap. J.-C.), paraphrasant le texte d’Aratos, semble se contre­dire dans ses Aratea Phœnomena, mentionnant ici un rouge très vif (multus rubor aussi bien que rutilus), là un bleu azur (caeruleus).

Cette longue tradition d’écrits évoquant une Sirius rouge-orangée ou changeante est d’autant plus inattendue que d’autres auteurs, sensiblement aux mêmes époques, la voient a priori blanche ou bleutée comme de nos jours. Manilius (vers 10 av. J.-C.) emploie caeruleus dans son ouvrage Astronomica. Pour son contemporain Hygin (vers 67 av. J.-C. - 17 ap. J.-C.) dans son De Astronomia ou Poeticon astronomicon, Sirius est d’une blancheur éclatante (candor), encore que nous puissions inverser l’argument déjà vu plus haut et penser qu’il évoque peut être seulement la brillance de l’astre (flammae candorem), sans notion particulière de teinte. Que penser, dès lors, de tous ces obscurs témoignages contraires ? Dans les Étoiles et les curiosités du ciel10) (1882), Camille Flammarion met sérieusement en doute la réalité des observations passées d’une Sirius rouge, faisant remarquer qu’aucun de ces auteurs romains du Ier siècle n’était astronome. Cicéron était avocat et consul, Sénèque philosophe et auteur littéraire. L’argument vaut certes moins pour l’érudit Ptolémée, astronome et astrologue, géographe, doué pour les mathé­matiques comme pour l’optique, mais Flammarion, rappelant que l’astronome Al-Battani ne signale que cinq étoiles rouges dans son almageste en arabe du IXe siècle, présume une erreur de transcription ou une interpolation dans les versions grecques qui nous sont parve­nues : « La métaphore sera devenue réalité ».

Plusieurs hypothèses ont été avancées pour tenter de justifier ces contradictions textuelles. S’il est aujourd’hui généralement exclu que la teinte de Sirius ait pu autant varier, plusieurs fois, sur une échelle de temps si courte, il faut effectivement supposer qu’une erreur a pu être commise : une confusion d’étoiles à la source, une licence poétique mal interprétée ensuite, ou une corruption d’un manuscrit lors de ses multiples reproductions ultérieures par des copistes sans réelle compétence astronomique. N’osant remettre en cause leurs respectables prédécesseurs ou manquant simplement des connaissances et du jugement nécessaires, les auteurs plus tardifs, littérateurs plus qu’astronomes, auraient alors répété à l’envi cette erreur, sans se poser plus de questions… Les observations contestées pourraient aussi avoir été effectuées lorsque Sirius se lève ou se couche sur l’horizon. En traversant les couches de l’atmosphère, la lumière d’une étoile proche de l’horizon glisse vers le rouge, les longueurs d’onde dans le bleu étant filtrées. C’est ainsi que la Lune, lorsqu’elle est basse sur l’horizon, peut paraître rousse, ou encore que les couchers du Soleil prennent cette teinte si caractéristique. Même là, cependant, il paraît curieux qu’une étoile si visible, régulièrement observée tant pour l’établissement des calendriers anciens que pour les prédictions astrologiques qu’on lui prêtait, n’ait été si obstinément décrite qu’avec la teinte qu’elle pourrait très brièvement prendre sur l’horizon…

Nous refermerons là le dossier d’une Sirius rouge11) qui, quoique faisant partie des possibilités qu’il nous fallait évoquer, cadre assez mal avec les descriptions antérieures de Sirius chez Tolkien et ne correspond pas à l’âge géologique probable de la Terre du Milieu. Enfin, Sirius n’a rien d’une étoile isolée que Frodon, même à le supposer totalement ignorant de ces choses, manquerait d’identifier ou au moins de rapprocher de ses voisines bien voyantes. Quelques mois auparavant, lors de la veillée avec Gildor et les Elfes de sa suite, il pouvait observer très nettement Orion, Aldébaran et les Pléiades : Menelvagor, Borgil et l’amas des Remmirath12). Sirius n’est guère éloignée, et tout aussi proche des brillantes Procyon, Castor et Pollux, formant toutes des constellations aisément reconnaissables. Au final, elle saurait difficilement être cette étoile distinctement solitaire aperçue à Fondcombe.

Orion et son cortège dans les Étoiles et les curiosités du ciel de Flammarion
Figure 1 : Orion et son cortège dans les Étoiles et les curiosités du ciel de Flammarion

Aldébaran est aisée à observer de l’automne à l’hiver, mais nous paraît devoir être exclue pour les mêmes raisons. Il en va de même pour Bételgeuse. Cela ne nous laisse plus que quelques étoiles rouges majeures : Arcturus et Antarès. La première se trouve à proximité de la Grande Ourse et de la Petite Ourse, ce qui lui vaut d’ailleurs son nom grec, Ἀρκτοῦρος signifiant « le gardien des ours ». Le rôle de l’étoile solitaire lui convient d’autant moins que nous savons que Frodon reconnaissait au moins une constellation avec certitude, la Grande Ourse ou « Faucille » qu’il voit briller « au-dessus des épaulements des collines de Bree »13), alors qu’il ferme les volets de la fenêtre du salon de l’auberge de Poiredebeurré. Quant à Antarès, la plus brillante étoile de la constellation du Scorpion sur le zodiaque, l’interprétation de son nom grec Ἀντάρης est incertaine mais pourrait avoir signifié « anti-Arès », rivale d’Arès, c’est-à-dire de Mars, en raison de sa très nette couleur rouge. Cependant, à nos latitudes, elle est essentiellement visible pendant l’été, et disparaît vers l’automne. Lors de l’observation de Frodon vers la mi-novembre, elle n’est en principe plus visible14). Nous verrons un peu plus loin que le passage peut être très précisément daté, ce qui achèvera d’éliminer Antarès.

C’en est donc définitivement fait, à notre avis, des étoiles rouges… Avant d’abandonner la piste stellaire, nous devrions peut-être évoquer pour la forme, en passant, le cas un peu particulier de Fomalhaut, étoile blanche du Poisson austral, entourée d’autres astres bien moins lumineux de sorte qu’on l’a parfois affublée du surnom de « Solitaire ». À nos latitudes dans l’hémisphère nord, elle n’est visible en soirée que vers les mois d’octobre et novembre, s’élevant péniblement au ras de l’horizon, vers le sud. Sa position dans le ciel automnal pourrait ainsi correspondre à l’étoile que nous cherchons. Étrangement, bien qu’elle apparaisse blanche ou légèrement bleutée à l’œil nu, elle a parfois été décrite comme vaguement rougeâtre. De même que pour Sirius, il ne peut vraisemblablement s’agir que d’erreurs d’identification, sauf à présumer encore une fois un glissement de teinte en raison des conditions atmosphériques à l’horizon. Plus anecdotiquement, de récentes observations au télesco­pe ont révélé qu’elle est entourée d’un imposant disque de poussières en forme de tore. Les images époustouflantes prises depuis 2005 par le télescope spatial Hubble15) dévoilent (en fausses couleurs) une mandorle de poussières rougeoyantes qui ressemble fort curieusement à l’Œil de Sauron tel qu’il est représenté dans l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson. La presse, à l’époque, n’a pas manqué de faire le rapprochement16). Tolkien ne pouvait bien évidement pas connaître cette curiosité amusante et Fomalhaut reste une très improbable (sinon charmante) candidate à l’identification de l’astre rouge dont Frodon se fait le témoin…

Puisque aucune étoile ne convient, peut-être nous faut-il comprendre l’anglais star dans son acceptation la plus large d’« astre », planètes comprises. Auquel cas, évidemment, Mars serait celle qui convient17). Turner, dans la notice que nous citions plus haut, a rejeté sommairement cette hypothèse pour des raisons qui ne nous parais­sent pas totalement claires et dont nous allons d’ailleurs démontrer la fausseté.

Comme souvent avec Tolkien, il est plus qu’utile d’en revenir au texte même. De fait, il n’aura pas échappé au lecteur que les observations de Frodon se prêtent aisément à une datation : elles débutent tandis que « la Lune de la Chasse croissait dans le ciel » et se poursuivent alors que « la Lune déclinait de nouveau ».

On appelle Lune de la Chasse (en anglais Hunter’s Moon, Hunters’ Moon « Lune du chasseur, des chasseurs » ou encore Sanguine Moon « Lune de sang ») la première pleine lune qui suit la Lune des Moissons (Harvest Moon). Cette dernière est elle-même la pleine lune la plus rapprochée de l’équinoxe d’automne (22-23 septembre). Ces noms populaires proviennent des traditions amérindiennes, adoptées par les colons européens lorsqu’ils s’établirent dans le Nouveau Monde. Leur usage commun s’est ensuite répandu de notre côté de l’océan Atlantique. La Lune de la Chasse était l’occasion de fêtes qui marquaient cette période particulière où, disait-on, le clair de lune offre des conditions de lumière idéales pour la chasse aux oiseaux migrateurs, juste avant les rigueurs de l’hiver.

Dans ses notes accompagnant les premières versions du texte, Tolkien avait noté avec précision les phases de la Lune à ce point du récit18), faisant tomber la Lune de la Chasse au 8 novembre. Plus tard, veillant avec une extrême minutie à parfaire la cohérence de ses descriptions, il consolida la chronologie des événements en alignant soigneusement les lunaisons à partir des almanachs de 1941 et 1942, ajustées de quelques jours pour tenir compte du Comput de la Comté19). Nous pouvons par conséquent établir avec rigueur20) la date de cette Lune de la Chasse dans le récit final : la Lune des Moissons tombe le 5 octobre 1941 — soit, après ajustement, le 11 octobre dans le Comput de la Comté (où « octobre » correspond en fait au mois de Winterfilth). Par suite, la Lune de la Chasse survient le 4 novembre 1941 — soit, toujours avec les mêmes ajustements, le 11 novembre dans le Comput de la Comté (mois de Blomath)21).

L’étoile rouge est ainsi aperçue par Frodon autour du 11 novembre (au sens du Comput de la Comté) : un peu avant, pendant la phase montante de la Lune de la Chasse, et surtout ensuite, tandis que son éclat augmente alors que celui de la Lune décroît peu à peu. Nous pouvons dresser une carte du ciel tel qu’il serait vu d’Oxford22) aux environs de ces dates23).

La Lune de la Chasse et Mars dans le ciel du 4 novembre 1941 à Oxford vers 22h (GMT)
Figure 2 : La Lune de la Chasse et Mars dans le ciel du 4 novembre 1941 à Oxford vers 22h (GMT)

Contrairement à ce que pouvait en dire Turner, Mars est bien visible à cette période, où elle croise globalement vers le sud aux heures avancées de la nuit. Outre cette constatation visuelle, les éphémérides24) nous confirment que « Mars, dans les Poissons, brille presque toute la nuit » et ajoutent qu’elle est stationnaire le 12 novembre 1941 (soit le 19 novembre dans le Comput de la Comté), quand la Lune est dans son dernier quartier. Étant donné que les planètes tournent autour du Soleil, elles présentent, vues depuis la terre, des trajectoires qui paraissent irrégulières, avec des mouve­ments apparents par rapport aux étoiles. Une planète est dite station­naire lorsqu’elle paraît, pendant quelque temps, ne pas changer de place et rester au même point du ciel. La station de Mars dure environ deux jours à proprement parler, mais son mouvement reste très lent autour de cet intervalle de temps et l’effet peut donc être perçu un peu plus longtemps.

Nous avons ainsi, autour d’une période bien définie, une planète rouge qui semble relativement fixe, apparaissant, aux mêmes heures d’observation, sensiblement au même endroit dans le ciel nocturne, pendant plusieurs soirées de suite. Les conditions requises par le texte sont pleinement satisfaites.

Ce résultat est si probant qu’il aurait de quoi nous combler bien au-delà de ce que nous aurions pu espérer. Quelques réserves prudentes sont néanmoins de mise.

Tout d’abord, cette Mars de 1941 ne devient pas « de plus en plus brillante » au fur et à mesure que le temps passe. Au contraire, son éclat et son diamètre apparent diminuent. Cela dit, cette remarque peut aisément être nuancée, la diminution de l’éclat de la Lune dans sa phase descendante pouvant suffire à expliquer l’impression visuelle de mieux voir la planète.

De l’aveu de Christopher Tolkien25), les repères manquent pour dater la première version du texte de son père où figurait déjà notre astre rouge. Néanmoins, il fait assez peu de doute qu’elle est antérieure à 1941 d’un an ou deux26). À l’évidence, cela signifie qu’au moment où Tolkien rédigea cette description du ciel nocturne, il n’avait pas encore révisé ses phases lunaires pour les faire coïncider avec l’almanach de cette année, et ne pouvait alors pas garantir que les conditions imposées par cette description se trouve­raient au final idéalement remplies. En d’autres termes, c’est presque une heureuse (et finalement magnifique) coïncidence que Mars soit précisément là où elle le devrait lors de la Lune de la Chasse de 1941…

Cependant, ces réserves ne doivent pas entièrement remettre en cause nos conclusions. Tolkien n’aurait pas eu besoin de se servir de l’almanach de 1941 pour définir la course des planètes. Il suffit déjà largement qu’une observation réelle puisse correspondre à cette description pour en apprécier le réalisme et en confirmer la possibilité. Une telle configuration céleste est amenée à se reproduire. Tel Frodon à sa fenêtre, Tolkien lui-même aurait fort bien pu observer Mars dans des conditions semblables et s’en inspirer plus tard. En novembre 1939, pour simple exemple, la planète rouge, basse à l’horizon vers le sud, aurait aussi été semblablement visible, quoique aux premières heures de la soirée seulement et sans la lunaison appropriée27).

En introduction, nous avons soutenu qu’un auteur moins consciencieux aurait fort bien pu s’accommoder d’une description d’objets célestes quelconques, sans viser la véracité. Force est de constater que Tolkien ne semble pas être un tel auteur et que les quelques détails astronomiques dispersés dans son œuvre ont souvent des accents de plausibilité. Si les arguments que nous avons rassemblés ne permettent pas complètement d’exclure une étoile réelle ou fictive, ils abondent tout de même très favorablement dans le sens de la planète Mars. Une chose au moins serait sans doute à retenir à l’issue de cette étude. Si elle devait un jour être révisée, la traduction française gagnerait à retrouver l’ambiguïté de l’original, en rétablissant : « Mais, bas au sud, un astre brillait, rouge ». Au lecteur, alors, d’imaginer en toute liberté de quelle nature pourrait être cet astre mystérieux, sans qu’on lui impose un choix autrement incertain.

Note éditoriale : Lorsque cet article fut publié en mars 2014, nous n’imaginions pas un seul instant qu’une nouvelle traduction du Seigneur des Anneaux par Daniel Lauzon apparaitrait en octobre de cette même année aux éditions Bourgois. Lauzon opte encore pour une « étoile » et nous fait remarquer à ce sujet que le mot peut aussi, en français, désigner tout astre brillant dans le ciel, excepté le Soleil et la Lune (cf. Petit Robert, « étoile », sens I, 1). Enfin, nous noterons que dans leur Reader’s Companion (p. 261, Houghton Mifflin, 2005), Hammond et Scull indiquaient brièvement, sans autre forme d’analyse, le rapprochement déjà fait par certains lecteurs avec Mars.

Sur Tolkiendil

1) Le Seigneur des Anneaux, livre II, ch. 3, nous rétablissons entre accolades le passage omis dans la traduction française de F. Ledoux : « So the days slipped away, as each morning dawned bright and fair, and each evening followed cool and clear. But autumn was waning fast […]. The Hunter’s Moon waxed round in the night sky, and put to flight all the lesser stars. But low in the South one star shone red. Every night, as the Moon waned again, it shone brighter and brighter. Frodo could see it from his window, deep in the heavens burning like a watchful eye that glared above the trees on the brink of the valley. »
2) Dans le texte finalement publié, la relation entre l’astre rouge et Frodon est plus distancée que dans la première version rédigée. Tolkien l’a amoindrie de façon assez significative mais elle était initialement plus proche et plus personnalisée, cf. The Return of the Shadow, p. 409 (nous traduisons) : « La Lune des Chasseurs grandissait dans le ciel vespéral, mettant en fuite les étoiles mineures et se réfléchissant dans les cascades et bassins de la Rivière. Mais, bas au sud, une étoile brillait, rouge. Chaque soir, tandis que la Lune déclinait de nouveau, elle devenait plus brillante. Frodon pouvait la voir par sa fenêtre, enfoncée dans le ciel et flamboyant comme un œil colérique aux aguets, attendant son départ. The Hunters’ Moon grew round in the evening sky, putting to flight the lesser stars, and glittering in the falls and pools of the River. But low in the South one star shone red. Every night as the Moon waned again it shone brighter. Frodo could see it through his window deep in the sky, burning like a wrathful eye watching, and waiting for him to set out. »
3) Cf. notamment l’introduction à Tolkien, le façonnement d’un monde, vol. 1, p. 7–15, et bien évidemment toute la section « Astronomie » de ce premier volume.
4) Turner, David, « Stars of fancy » in Nova Notes (newsletter of the Halifax Center of the Royal Astronomical Society of Canada), vol. 27, no 2, avril 1996, nous traduisons : « The last passage is from a scene that takes place at mid-evening a month or two later. The bright red star sounds intriguing, but cannot be a planet (say, Mars) since the zodiac crosses close to the zenith during winter evenings. A better candidate is the bright star Sirius, which lies to the southeast of Orion. Although Sirius, the brightest star in the sky, appears distinctly white or blue-white in our twentieth century sky, it is accepted from stellar evolutionary theory that this would not have been true some millions of years ago. At that time the faint white dwarf that orbits the much more luminous A-type main-sequence star in the system would have been a luminous red giant with a brightness greater than that of its companion. The combined light of the system would have been both redder and brighter (by a few magnitudes) than it appears today, making Sirius comparable in brightness to the planets Venus or Jupiter. Astronomers have been aware of this possibility for many years, and it seems clear that Tolkien was also aware of the idea when he wrote The Lord of the Rings. » (<http://halifax.rasc.ca/documents/novanotes/nn2702.html>).
5) Le Silmarillion, ch. 3 (« the blue fire of Helluin flickered in the mists above the borders of the world ») ; trad. fr. rectifiée.
6) The Book of Lost Tales, vol. 1, p. 203, trad. fr. le Livre des Contes perdus.
7) Quelques 6 000 ans en arrière, cf. Lettres, no 211 p. 283 en note (laquelle note fait défaut dans la trad. fr. Lettres, p. 399). Voir aussi Willis, Didier, « La “Couronne de Durin” à l’épreuve de l’archéoastronomie » in Tolkien, le façonnement d’un monde, vol. 1, p. 162.
8) Aldébaran serait la rouge Borgil chez Tolkien, cf. Larsen, Kristine, « Pour une identification définitive de “Borgil” » in Tolkien, le façonnement d’un monde, vol. 1, p. 133–147. Voir aussi plus loin dans cet article.
9) Chez Tolkien, Orion est Menelvagor, l’Épéiste du Ciel, cf. le Retour du Roi, appendice E, en note (The Return of the King, p. 391 n. 1 pour l’édition anglaise).
10) Flammarion, Camille, les Étoiles et les curiosités du ciel : description complète du ciel visible à l’œil nu et de tous les objets célestes faciles à observer, supplément de l’Astronomie populaire, éd. C. Marpon & E. Flammarion, Paris, 1882, p. 477–479 (consultable en ligne sur le site Gallica de la BNF).
11) Pour une étude scientifique récente du problème, nous renvoyons à Ceragioli, R. C., « Solving the puzzle of “red Sirius” » in Journal for the History of Astronomy, vol. 17, partie 2, 1996, p. 93–128 (consultable en ligne, <http://adsabs.harvard.edu/full/1996JHA....27...93C>).
12) Le Seigneur des Anneaux, livre I, ch. 3. Pour l’analyse, se référer, comme déjà évoqué supra, à Larsen, Kristine, « Pour une identification définitive de “Borgil” », art. cit.
13) Le Seigneur des Anneaux, livre I, ch. 9.
14) Nous laisserons évidemment de côté, dans cet article, une possible précession des équinoxes, quand bien même elle devrait être envisagée sur un plan purement scientifique, ainsi que cela a été proposé pour la Couronne de Durin par Didier Willis (« La “Couronne de Durin” à l’épreuve de l’archéoastronomie » in Tolkien, le façonnement d’un monde, vol. 1, p. 149–169). Au demeurant, la représentation d’Orion, Aldébaran et les Pléiades montant peu à peu au-dessus de l’horizon, ainsi que l’a montré Kristine Larsen dans son article déjà cité, correspond très clairement à une observation réelle du ciel de septembre à notre époque, ce qui indique que Tolkien n’a (assez évidemment) pas tenu compte de la précession des équinoxes dans ses descriptions de la voûte étoilée.
15) Le disque de poussières de Fomalhaut a été découvert dès 1983 avec le satellite d’observation en infrarouge IRAS. Kalas, Paul, et al., « A planetary system as the origin of structure in Fomalhaut’s dust belt », in Nature, vol. 435, 23 juin 2005, analysent les nouvelles données juste collectées par Hubble. De nombreuses images en haute résolution ont été publiées sur les sites de l’ESA et de la NASA, par ex. <http://www.spacetelescope.org/images/heic0821c/> (2008).
16) Ainsi, par exemple, cet article du New Scientist du 22 juin 2005, signé par Ivan Semeniuk, « Hubble spies lord of the stellar rings » (<http://www.newscientist.com/article/dn7564-hubble-spies-lord-of-the-stellar-rings.html>).
17) Pour simple anecdote, notons que le prétendu « livre de Saruman » figurant dans l’adaptation cinématographique de Peter Jackson contient deux références particulièrement obscures à un astre rouge de Sauron : « ascension de l’astre rouge de Sauron quand Eärendil est déjà au firmament » et « des alignements dans les cieux peuvent créer une plus grande profusion de celles-ci [= apparemment, de ce qui précède, des sortes de spirales que l’on trouverait notamment sur les rivages de la Grande Mer ou les berges de l’Anduin, peut-être des coquillages marins d’après les dessins accompagnant le texte]. Tilion [la Lune] semble avoir quelque influence sur les eaux de la Grande Mer elle-même. L’astre rouge de Sauron rejoint ces aligne­ments à divers moments, avec la possibilité que tous les effets soient amplifiés » (<http://www.elvish.org/gwaith/movie_otherinscr.htm>). L’astre rouge de Sauron semble ici être conçu comme une planète opposée à Vénus, soit très probablement Mars. La seconde mention fait songer à un ouvrage de John Gribbin et Stephen Plagemann qui eut un certain retentissement à sa sortie, The Jupiter Effect, Walker and Co., 1974, où les auteurs prédisaient que l’alignement de toutes les planètes en mars 1982 (certes, un événement astronomique assez exceptionnel) amplifierait les forces de marée au point de provoquer des tremblements de terre apocalyptiques et détruirait notamment la région de Los Angeles sur la faille de San Andreas ! En réalité, l’influence des autres planètes sur les marées est très largement négligeable par rapport à celle de la Lune et du Soleil et il n’y eut bien entendu aucune victime…
18) The Return of the Shadow, p. 409 et p. 434 note 19.
19) The Treason of Isengard, p. 369. Ce point est aussi particulièrement détaillé dans Hammond, Wayne G. & Scull, Christina, The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, HarperCollins, 2005, p. xlvii. Enfin, nous renvoyons le lecteur franco­phone à la brève présentation faite par François Augereau dans « Astres dévorés : les éclipses chez Tolkien, motif en quatre temps » in Tolkien, le façonnement d’un monde, vol. 1, p. 243.
20) Nous nous appuyons sur « Éphémérides astronomiques 1941 : novembre » in Ciel et Terre, vol. 57, p. 478–480 (en ligne : <http://articles.adsabs.harvard.edu/full/1941C%26T....57..478.>).
21) Nous rappelons que Tolkien se place en « traducteur » et utilise nos noms de mois (octobre, novembre…) en place des véritables mois du Comput de la Comté (Winterfilth, Blomath…), dont les durées diffèrent cependant de ceux de notre calen­drier grégorien. Pour une table de correspondance, voir en annexe p. 247 de Willis, Didier & Augereau, François, « Des lettres lunaires et du nouvel an des Nains : Les Nains et le cycle métonique » in Tolkien, le façonnement d’un monde, vol. 1.
22) Fondcombe est environ à la latitude d’Oxford, cf. Letters, no 294 p. 376 ; trad. fr. Lettres, p. 526.
23) Nous utilisons le logiciel « Cartes du Ciel » de Patrick Chevalley (<http://www.ap-i.net/skychart>). Pour le principe, par rapport à nos discussions précédentes, notons que Fomalhaut peut aussi être visible (tout en bas à droite sur le schéma).
24) Comme précédemment, cf. « Éphémérides astronomiques 1941 : novembre » in Ciel et Terre, vol. 57, p. 479.
25) The Return of the Shadow, texte introductif p. 391.
26) Ibid., compte tenu de la discussion p. 461.
27) Mars est visible le soir (seulement) en novembre 1939 et la Lune est nouvelle le 11, cf. par ex. « Éphémérides astronomiques 1939 : novembre » in Ciel et Terre, vol. 55, p. 387–388 (comme précédemment, consultable en ligne : <http://articles.adsabs.harvard.edu/full//1939C&T....55..387.>).
 
essais/astronomie/astre_rouge_lune_chasseur.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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