Le conte perdu de Mercure — Tuor et Idril élevés au rang d'astre

Alain Lefèvre — 2011
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
Une lampe enivrée d’huile, jetant une vive lumière, se vantait d’être plus brillante que le soleil. Mais un souffle de vent ayant sifflé, elle s’éteignit aussitôt. Quelqu’un la ralluma et lui dit : « Éclaire, lampe, et tais-toi : l’éclat des astres ne s’éclipse jamais. »
(Fables d’Ésope, « La Lampe », trad. Émile Chambry1))

Exception faite de Vénus, et évidemment de la Terre elle-même, les planètes n’occupent aucune place particulière dans la mythologie de la Terre du Milieu imaginée par Tolkien. Tout au plus avons nous, peut-être, leurs noms elfiques : la rouge Carnil et la bleue Luinil, l’humide Nénar et l’ombreuse Lumbar, la glorieuse Alcarinquë et la précieuse Elemmirë2). Dans ses notes, l’auteur semble indiquer que Carnil et Alcarinquë sont Mars et Jupiter ; Lumbar correspond à Saturne et Elemmirë serait Mercure. Nénar semble avoir brièvement été associée à Neptune, ce qui pourrait laisser Luinil pour Uranus. Cependant, tout ceci pourrait n’avoir été qu’une tentative passagère d’identification de ces « astres » dont la création mythologique serait l’œuvre de Varda, un jeu de l’auteur auquel on ne saurait néanmoins accorder trop de sérieux — il est difficile de croire que Neptune, invisible à l’œil nu, et Uranus, de très faible éclat, puissent raisonnablement figurer au nombre des « étoiles majeures » placées par Varda comme signes dans les cieux d’Arda3).

Absente de cette étrange liste, Vénus occupe une place autrement plus importante dans l’histoire de la Terre du Milieu : étoile du matin et étoile du soir, elle est associée4) à Eärendil qui sillonne le firmament sur sa nef Vingilot, accompagné de son épouse Elwing transformée en oiseau blanc. Élevé au rang d’astre par les Valar au terme de son long voyage vers le pays bienheureux de Valinor, Eärendil vogue ainsi dans les cieux qu’il illumine de son éclat, émanant du Silmaril qui fut jadis arraché de la couronne de Melkor par Beren5) :

Puis les Valar bénirent Vingilot et le firent passer au-dessus de Valinor jusqu’aux limites du monde. Là, il traversa la Porte de la Nuit et s’envola jusqu’aux océans célestes. Splendide était ce mer­veilleux navire, il en sortait une flamme ondulante, vive et pure ; à sa proue était assis Eärendil, le Marin couvert de la poussière étin­celante des gemmes, le Silmaril attaché à son front. En ce navire il voyagea très loin, jusque dans le vide sans étoiles, mais on le voyait le plus souvent le soir ou le matin, paré de l’éclat du levant ou du couchant, quand il revenait à Valinor de ses voyages aux confins du monde.

Étant une planète inférieure, c’est-à-dire dont l’orbite est plus petite que celle de la Terre, Vénus ne s’aventure jamais très loin du Soleil : son élongation maximale est de 47,8°. Au summum de sa luminosité, elle est près de quinze fois plus lumineuse que Sirius, l’étoile la plus brillante du ciel. Lorsqu’elle est visible, elle brille de son plus bel éclat un peu avant l’aube ou après le coucher du Soleil, d’où son surnom d’étoile du berger ou encore, selon qu’on l’observe avant l’aube ou au crépuscule, d’étoile du matin et d’étoile du soir. Les Grecs l’appelaient Éosphoros « le porteur de la lumière de l’aurore » (aussi Phosphoros, Lucifer chez les Latins) et Hespéros « Soirée » (Vesper chez les Latins). Initialement perçues comme distinctes, ces deux divinités stellaires furent ensuite confondues, lorsqu’il fut compris qu’il s’agissait d’un seul astre.

Mercure, l’autre planète inférieure de notre système, ne s’éloigne jamais de plus de 28° du Soleil. Baignée dans sa lueur et noyée dans les brumes matinales ou crépusculaires, elle est particulièrement difficile à distinguer. Les meilleurs moments pour avoir une chance raisonnable de l’observer à l’œil nu se situent lorsqu’elle est proche de son aphélie (c’est-à-dire à son point le plus éloigné du Soleil), que son élongation est maximale (c’est-à-dire son angle apparent, depuis la Terre, avec le Soleil) et que l’inclinaison de l’écliptique est proche de la verticale, de sorte que Mercure est suffisamment haute au-dessus de l’horizon6). Autant dire que ces conditions idéales se comptent sur les doigts de la main pour un lieu d’observation donné. À plus fort titre encore que Vénus, Mercure n’est donc visible que de rares fois dans l’année, au petit matin ou au crépuscule. Comme pour Vénus, les Grecs lui donnèrent, jusqu’au ive siècle avant J.-C., deux noms, selon que l’astre était visible avant le lever du soleil ou après son coucher : au temps d’Hésiode, Stilbon « l’étincelant » et Hermaon « l’étoile d’Hermès » ; plus tard on leur substitua simplement les noms d’Apollon et Hermès.

Tuor et Idril - Julie Quilliou

Bien avant Eärendil, ses parents avaient aussi pris la mer, dans l’espoir d’atteindre les Terres de l’Ouest7) :

En ce temps-là aussi, Tuor sentit la vieillesse l’envahir et sa nostalgie des profondeurs marines devint plus forte que jamais. Il construisit un grand navire, qu’il nomma Eärrámë, l’Aile Marine, et fit voile avec Idril Celebrindal vers l’ouest où le soleil se couche. Ni chant ni récit ne parle plus de lui, mais plus tard, on raconta que Tuor, seul parmi les mortels, fut accepté parmi la race antique et rejoignit les Noldor qu’il aimait tant. Son sort alors fut séparé de celui des Humains.

Le seul élément certain dont le texte fait état est que Tuor et son épouse Idril ne reparurent jamais en Terre du Milieu. Le reste n’est que conjecture, sans « chant ni récit » pour en apporter le témoignage. Nous pouvons décider de croire, selon la tradition acceptée, que Tuor et Idril atteignirent effectivement Valinor — ou du moins Tol Eressëa8) — mais nous pouvons aussi penser qu’ils furent tous deux perdus à jamais et que le texte ne ferait alors que rapporter leur passage dans le mythe, en dehors des temps historiques…

Dans les premières versions de ces légendes, Idril n’accompagnait pas Tuor mais disparaissait plus tard en mer9) et son destin restait alors incertain10). Peut-être le rejoignit-elle à la nage, sans néanmoins que l’on sache trop comment11) ; à moins qu’elle n’eût péri12). Contradictoires et hésitants, ces fragments primitifs du conte projettent une ombre bien moins optimiste sur le destin de Tuor et Idril… Et cependant, l’un d’eux se termine par une étrange mention, presque sans rapport avec ce qui la précède et qui, pleine d’espoir, ouvre la voie à une interprétation inattendue13) :

D’aucuns disent que Tuor et Idril naviguent maintenant à bord d’Aile de Cygne et que l’on peut les voir descendant le vent rapide à l’aube ou au crépuscule.

Voilà soudain que se profile une autre nef céleste qui, comme celle d’Eärendil ensuite, ne serait visible que le matin et le soir. La place de Vénus incombant au fils de Tuor, il serait fort tentant de voir alors dans cette nef une évocation de Mercure, la seule autre planète du système solaire qui puisse satisfaire à cette observation14).

Pour autant, peut-on dire sans se tromper, à cette seule petite phrase, que J. R. R. Tolkien avait brièvement envisagé, à cette époque, nos deux planètes inférieures comme les navires célestes de ses héros transfigurés ? Ce ne sont pas des Contes perdus pour rien. Les histoires de la Terre du Milieu, mille fois retravaillées et révisées sous la plume de l’écrivain, n’ont pas gardé trace d’une telle conception. Il nous plaît néanmoins de voir ici le conte perdu de Mercure, telle qu’il aurait pu être si les récits rapportés par le marin anglo-saxon Ælfwine avaient pris une autre orientation que celle que nous leur connaissons…

Les astres dits errants parcourent aussi le zodiaque, tour­nent autour de la terre, se lèvent et se couchent, parfois accélèrent leurs mouvements, parfois les ralentissent, souvent même s’arrêtent. Nul spectacle ne peut être plus beau, plus digne d’admiration.
(Cicéron, De la nature des dieux, II, xl)

Voir aussi

Sur Tolkiendil

1) Ésope, Fables, trad. d’Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1927, 5e partie, 232 : « Μεθύων λύχνος ἐλαίῳ καὶ φέγγων ἐκαυχᾶτο ὡς ὑπὲρ ἥλιον πλέον λάμπει. Ἀνέμου δὲ πνοῆς συρισάσης, εὐθὺς ἐσβέσθη. Ἐκ δευτέρου δὲ ἅπτων τις εἶπεν αὐτῷ· Φαῖνει, λύχνε, καὶ σίγα· τῶν ἀστέρων τὸ φέγγος οὔποτε ἐκλείπει. Ὅτι οὐ δεῖ τινα ἐν ταῖς δόξαις καὶ τοῖς λαμπροῖς τοῦ βίου τυφοῦσθαι· ὅσα γὰρ ἂν κτήσηταί τις, ξένα τυγχάνει. » (<http://hodoi.fltr.ucl.ac.be/concordances/esope_201a250/texte.htm>) — Dans d’autres versions, la lampe est plus brillante que Vénus : Perry, Ben Edwin (traducteur), Fables: Babrius and Phaedrus, Loeb Classical Library no 436, 1965 : « Μεθύων ἐλαίῳ λύχνος ἐσπέρης ηὔχει πρὸς τοὺς παρόντας, ὡς Ἑωσφόρου κρείσσων, ἅπασι φέγγος ἐκπρεπέστατον λάμπει. ἀνέμου δὲ συρίσαντος εὐθὺς ἐσβέσθη πνοιῇ ῥαπισθείς. ἐκ δὲ δευτέρης ἅπτων εἶπέν τις αὐτῷφαῖνε, λύχνε, καὶ σίγα· τῶν ἀστέρων τὸ φέγγος οὐκ ἀποθνῄσκει.” » ; Gibbs, Laura, Aesop’s Fables, Oxford University Press, 2002 : « There was a lamp drunk on his own oil who boasted one evening to everyone present that he was brighter than the Morning Star [Eosphoros] and that his splendour shone more conspicuously than anything else in the world. A sudden puff of wind blew in the lamp’s direction, and its breath extinguished his light. A man lit the lamp once again and said to him, “Shine, lamp, and be silent! The splendour of the stars is not ever extinguished.” »
2) Morgoth’s Ring, p. 160 (repris dans The Silmarillion, ch. 3, p. 55).
3) Voir commentaire de Christopher Tolkien dans Morgoth’s Ring, p. 434–436 ; voir aussi Quiñonez, Jorge & Ned Raggett, « Nólë I Meneldilo: Lore of the Astronomer », Vinyar Tengwar no 12, juil. 1990 (p. 5–15).
4) Cf. par exemple Letters no 297 p. 385–386 ; trad. fr. Lettres p. 538–540.
5) Le Silmarillion, ch. 24, trad. fr. Pierre Alien ; The Silmarillion p. 301 pour la version anglaise.
6) Ce dernier point dépend donc de la latitude du lieu d’observation.
7) « In those days Tuor felt old age creep upon him, and ever a longing for the deeps of the Sea grew stronger in his heart. Therefore he built a great ship, and he named it Eärrámë, which is Sea-Wing; and with Idril Celebrindal he set sail into the sunset and the West, and came no more into any tale or song. But in after days it was sung that Tuor alone of mortal Men was numbered among the elder race, and was joined with the Noldor, whom he loved; and his fate is sundered from the fate of Men. » (The Silmarillion, ch. 23, p. 295)
8) Christopher Tolkien a omis quelques précisions qui figuraient dans le texte antérieur utilisé pour établir le passage du Silmarillion juste cité supra (peut-être parce que se pose alors le problème de la transmission du récit). Tuor demeurait à bord de son navire, parcourant les mers des terres elfiques ou séjournant dans les ports de Tol Eressëa. Il ne semble pas avoir séjourné sur Tol Eressëa (la mention est biffée) et encore moins avoir mis le pied à Valinor, cf. The Shaping of Middle-earth p. 186 n. 3, trad. fr. la Formation de la Terre du Milieu p. 176. Le destin d’Idril n’est pas explicité. Enfin, pour le rattachement de Tuor à la race des Elfes comme relevant du fait de Dieu (Eru), voir aussi Letters no 153 p. 194, trad. fr. Lettres p. 177.
9) « Idril a disparu (elle prend la mer de nuit). Idril has vanished (she set sail at night). » (The Book of Lost Tales, vol. 2, ch. 5, p. 253 ; trad. fr. Adam Tolkien, le Livre des Contes perdus, vol. 2)
10) « Tuor est parti en Valinor et l’on ne sait rien d’Idril ni d’Elwing. Tuor is gone to Valinor and nought is known of Idril or of Elwing » (Ibid. p. 255)
11) « Comment Idril le suivit à la nage. How Idril swam after him. » (Ibid. p. 260)
12) « Mort d’Idril ? Death of Idril? » (Ibid. p. 263)
13) « Tuor and Idril some say sail now in Swanwing and may be seen going swift down the wind at dawn and dusk. » (Ibid. p. 255) ; Aile du Cygne (anglais Swanwing, qenya Alqarámë) est ici le nom de leur navire, tandis que le premier bateau d’Eärendil se nomme Aileron-d’Aigle (angl. Eaglepinion, qenya Earámë — sous la forme quenya Eärrámë, signifiant à présent Aile Marine, ce dernier nom a finalement été repris pour le navire de Tuor).
14) Une recherche sur Internet nous a appris que cette idée avait déjà été pressentie dès 2001, par James D. Allan (que l’on connaît notamment pour sa contribution à An Introduction to Elvish, Bran’s Head Books, 1978), cf. le message no 5 sur <http://forum.barrowdowns.com/showthread.php?t=2209> (consulté en octobre 2010).
 
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