Tolkien et l'intertexte médiéval : Sagesse et folie

Deux Anneaux
Cloé Dottor
27 juillet 2012
Cerisy
ColloqueLes colloques de Cerisy ont, depuis longtemps, accordé une place de choix aux littératures de l’imaginaire et aux littératures dites « de genre » ; elles sont aussi, bien sûr, un lieu emblématique de réflexion sur la littérature. Une semaine sera consacrée, en juillet 2012, à l’œuvre de J.R.R. Tolkien (1892-1973) et au groupe des Inklings (C.S. Lewis, Charles Williams, Owen Barfield, etc.).

Folie et Sagesse

Au Moyen-Âge, la folie n’est pas opposée à la raison, mais à la sagesse. Le fou fait partie du quotidien non seulement parce qu’il est libre de circuler, mais aussi parce qu’il est souvent imité par des personnes saines d’esprit, qui jouent de leur statut pour affirmer la vérité. Lors des carnavals, les faibles prennent la place des forts, en particulier lors de l’élection du pape des fous, plus tard reprise dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Ainsi, le rapport à la folie et à la sagesse est avant tout complexe et multiple. Dans le Seigneur des anneaux, le malade mental n’est pas directement présent, mais le fou, lui, apparaît aussi bien que le sage sous différents masques. En quoi la représentation médiévale de la folie et de la sagesse permet-elle d’éclairer les textes de Tolkien ? Dans un premier temps, nous nous demanderons de quelle façon folie et sagesse peuvent se concevoir en complémentarité au sein de l’œuvre de Tolkien à la lumière de la référence médiévale, en l’occurrence Chrétien de Troyes et des récits tristaniens. Puis, nous verrons comment certains personnages peuvent incarner ces modèles dans un jeu de miroir. Enfin, nous verrons comment le concept médiéval du renversement peut éclairer l’œuvre de Tolkien.

Folie et sagesse : deux notions liées

Le mot « folie » recouvre plusieurs concepts différents, que ce soit en français ou en anglais. Pour lire le texte de Tolkien, nous nous appuierons sur les termes anglais désignant la folie, à savoir foolishness, insanity, et madness.

La folie légère : foolishness

Au Moyen-Âge, ce type de folie peut désigner à la fois la personne simple qui commet des maladresses et à laquelle on attribue le statut de bouffon, et celle qui fait semblant d’être folle pour s’attribuer ce rôle. Le bouffon apparaît pour la première fois en littérature (du moins en langue vernaculaire) dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Le personnage n’a pas d’autre nom que celui de « fou du roi » : il est donc ramené à sa fonction plutôt qu’à une personnalité. Il est plus développé dans les Folies Tristan, puisque dans cet épisode indépendant de la légende, le héros éponyme prend l’apparence du bouffon pour rejoindre Yseut sans se faire capturer par le roi Marc. Le bouffon du roi Arthur, Daguenet, apparaît officiellement dans les grands romans du XIIIe siècle comme le Lancelot en prose.

La fonction première du bouffon est d’amuser le roi par ses facéties en se moquant de la cour, de lui-même ou du souverain. Il est aussi connu sous le nom de fou de cour, que Jean-Marie Fritz différencie du fou sauvage : « le fou urbain simule la folie, le fou sauvage est réellement fou ». Cependant, son rôle lui permet une liberté d’expression rare dans la littérature. Ainsi, dans les Folies Tristan, Tristan profite du déguisement de fou pour dire la vérité sur sa situation avec Yseut : il raconte par exemple l’épisode du philtre d’amour, connu seulement des amants. Son statut lui permet de dire la vérité sans être cru. Son discours acquiert une double signification ; celle de plaisanterie pour l’assistance et le roi Marc, mais celle de souvenir véritable pour Yseut, la seule à pouvoir décrypter le sens caché de ses propos. Derrière la folie apparente de Tristan, son discours est cohérent, ses paroles sages, comme lorsqu’il explique son stratagème à Yseut : « J’ai agi ainsi pour nous protéger et pour me faire passer pour fou devant tout le monde ». L’opposition va même plus loin avec le personnage du fou dans le Conte du Graal puisque non seulement ce dernier dit la vérité, mais il prédit également l’avenir en affirmant que Perceval punira Keu : « Il [Perceval] lui brisera le bras droit entre le coude et l'épaule. Keu le portera en écharpe. La moitié d'une année. A lui de le prendre en patience ! Il ne peut y échapper, pas plus qu'un homme à la mort ». Les paroles du fou sont ici des paroles de sagesse, les prédictions du fou étant destinées à se réaliser : elles prennent ainsi la forme d’une mise en garde.

Ce rapport entre folie et sagesse, Bakhtine l’analyse dans son ouvrage Esthétique et théorie du roman en mettant en évidence la dimension critique de la présence du fripon, du sot et du bouffon : « Au mensonge pesant et sinistre on oppose l’allègre duperie du fripon ; à la fausseté, à l’hypocrisie avides on oppose la généreuse simplicité, la saine balourdise du sot, et à tout ce qui est conventionnel et trompeur, la forme synthétique des dénonciations (parodiques) du bouffon ».

C’est ce caractère conventionnel d’un monde qui ne se remet pas en cause, que ce soit dans ses coutumes ou sa façon de lutter contre l’Ennemi, que dénonce Gandalf le Gris dans le Seigneur des Anneaux. Au premier abord, il semble fou, que ce soit aux Hobbits en arrivant dans la Comté ou durant le Conseil d’Elrond, et va même jusqu’à le revendiquer : « Eh bien, que la folie soit notre manteau, un voile devant les yeux de l’Ennemi ! Car il est très sage, et il mesure toutes choses avec précision à l’aune de sa malice. » Pourtant, derrière cette apparence, comme pour le bouffon médiéval, la solution qu’il propose est la bonne : il s’agit, vous le savez, de la destruction de l’Anneau. De plus, ses paroles, sans être de vraies prédictions, peuvent parfois prendre une tournure prophétique, comme lorsqu’il affirme à Frodo que Gollum a encore un rôle à jouer avant la destruction de l’Anneau.

Dans le cas d’une folie légère, le personnage joue donc de son inconséquence pour affirmer des paroles vraies sans forcément être pris au sérieux, en tout cas sans que ses propos puissent être anticipés (par son adversaire) en suivant des règles qui ont l’apparence de la logique. Pourtant, le caractère antithétique de son attitude renforce ses propos, et attire l’attention de qui cherche à l’écouter. Sa folie est donc en partie, voire totalement feinte.

Fou poussé par l’excès, la démesure : insanity

Au contraire, le fou poussé par la démesure se démarque par le fait qu’il soit réellement fou alors qu’il est convaincu d’être dans le vrai. La folie est présente sur le plan moral puisque le fou, par excès, transgresse les limites que lui imposent la religion ou une moralité, ou au contraire s’y accroche au point de ne plus être cohérent. En choisissant la démesure, ou la mesure à outrance, le fou se démarque de repères communément admis par la société, et cède ainsi à son orgueil. Au Moyen-Âge, cet excès est représenté par l’archétype du fou de Dieu. Le fou est considéré comme différent des autres, donc élu, plus proche de la divinité : c’est pour cette raison qu’on lui fait adopter la tonsure en croix. Pour se rapprocher de Dieu, les personnes saines d’esprit, en général des religieux comme les moines, adoptent la tonsure des fous et se comportent comme eux. Si certains d’entre eux sont considérés comme des saints, la plupart sont pris pour des fous. C’est pour cette raison que l’ermite est souvent en relation étroite avec les personnes atteintes de folie en littérature : l’ermite guérit le héros de sa folie, dans Yvain et le chevalier au lion comme dans le Conte du Graal. Perceval le reconnaît lui-même : « il y a bien cinq ans de cela, soudain je n’ai plus su où j’étais moi-même, je cessai d’aimer Dieu et de croire en Dieu, et, depuis lors, je n’ai fait que le mal ».

Cependant, hors du champ religieux, ce type de folie est plutôt d’origine antique, en particulier par le biais de la notion d’hybris, c’est-à-dire « la démesure passionnelle dans les paroles comme dans les actions », pour reprendre la formule de Jean-François Mattéi. Le terme, généralement employé pour désigner les tragédies grecques, ne se démarque pas du champ religieux au Moyen-Âge. Par exemple, dans les Folies Tristan, la démesure dont fait preuve Tristan, tant dans son déguisement – il va jusqu’à abîmer son visage – que dans ses propos, est une des qualités qui lui permettent de rejoindre Yseut. Un trait de caractère qui l’oppose au roi Marc, hésitant et considéré comme faible. L’excès et l’orgueil sont donc connotés positivement, ce qu’il faut souligner.

Dans le Seigneur des anneaux, au contraire, - et en cela Tolkien retravaille cet héritage médiéval-, c’est par son orgueil, son hybris, que Saruman sombre dans la folie. Pourtant, il semble être une personne fiable au début du récit : c’est le chef du Conseil, Gandalf veut lui demander son aide, et il a la plus grande connaissance sur les anneaux de pouvoir. Son statut est celui d’un sage, mais il se révèle être fou en cédant à son désir de pouvoir, né de son étude des anneaux. Son orgueil le pousse non seulement à se retourner contre ses alliés et les peuples qu’il devait secourir, mais plus tard contre Sauron lui-même, avant de refuser, toujours par orgueil, les échappatoires qu’on lui propose. En fin de récit, alors qu’il est réduit à l’état de mendiant, il se pense toujours supérieur et conserve son esprit de démesure : « Non, ne me souriez pas, je vous en prie ! Je préfère vos froncements de sourcils.[…] Eussé-je été averti de votre présence, je vous aurais refusé ce plaisir. » L’obstination de Saruman finit par causer sa perte, puisqu’il refuse le repentir et se fait assassiner. En cela, il se rapproche des personnages du Silmarillion comme Fëanor, dont Isabelle Pantin, ici-présente, a mis en évidence les excès dignes d’une tragédie grecque dans son ouvrage Tolkien et ses légendes, une expérience en fiction.

Dans ce cas, la folie se révèle sous l’apparence de la sagesse. Le personnage n’opère pas une volte-face. Au contraire, il ne remet pas en cause le savoir qu’il a acquis, ce qui le conduit à adopter l’attitude qu’il considère comme sage – par exemple s’allier à Sauron, puis chercher à le supplanter –, et ainsi trahir sa morale.

Fou dément : madness

Parfois conséquence de l’hybris, la folie peut devenir démence et conduire le personnage à la mort. Au Moyen-Âge, ce type de folie correspond à celle du fou réel, qu’on enferme ou qu’on isole loin de la société. C’est le fou qui fait peur. Dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault explique de quelle façon ils sont rejetés d’une ville à l’autre : « Les fous alors avaient une existence facilement errante. Les villes les chassaient volontiers de leur enceinte ; on les laissait courir dans des campagnes éloignées, quand on ne les confiait pas à un groupe de marchands et de pèlerins » (p. 22). C’est pour cette raison que le dément se retrouve lui aussi aux marges de la société dans la littérature, en particulier dans la forêt, où il se réfugie. Il devient alors le fou sauvage, proche d’une bête, qui oublie qui il est. C’est le cas d’Yvain dans Yvain et le chevalier au lion, par exemple, puisque le chevalier abandonne jusqu’à ses vêtements pour vivre dans la forêt.

D’une façon différente, Gauvain, lui aussi, atteint la folie dans le Conte du Graal, au point de mourir, puisqu’il se retrouve enfermé dans le château de l’autre monde avec, entre autres, sa mère décédée. Gauvain s’obstine en réalité dans l’archétype du chevalier parfait. Il ne peut plus évoluer. Keith Busby affirme que Gauvain « saute et rebondit, aveuglé par un code de conduite égoïste, un aveuglement où la lumière de l’amour ne pénètre pas ». En effet, il cherche à résoudre chaque problème qu’il rencontre sur son chemin, mais il en oublie sa quête principale, celle de la Lance-qui-Saigne.

Dans le Seigneur des anneaux, Boromir présente le même cas de figure. En effet, les deux chevaliers représentent les mêmes valeurs : la bravoure, l’honneur, et la fidélité. Cependant, chacun à sa manière échoue au cours du récit, que ce soit dans le Seigneur des anneaux ou le Conte du Graal. Boromir, tenté par l’Anneau, finit par sombrer dans la folie et cherche à le prendre à Frodo . Pour le chevalier, la folie est donc une déchéance de son statut, une révélation de l’insuffisance de ses qualités morales et de ses valeurs. Boromir connaît l’échec parce qu’il remet en cause la motivation de la quête, à savoir la destruction de l’Anneau : « Dans notre besoin, le hasard révèle l’Anneau de Pouvoir. C’est un don, dis-je ; un don aux ennemis du Mordor. C’est de la démence de ne pas s’en servir, se servir du pouvoir de l’Ennemi contre lui-même. Les intrépides, les impitoyables, ceux-là seuls acquerront la victoire. »

Dans le discours de Boromir, on retrouve les principales valeurs de la chevalerie : le courage, la loyauté, et le désir de toujours aller de l’avant quelles qu’en soient les conséquences. C’est parce qu’il reste fidèle à une partie de son code moral, c’est-à-dire la nécessité de la victoire et la protection de sa patrie, que le fils de Denethor échoue, tout comme Gauvain, qui se détourne de la quête et oublie dans quel but elle doit être accomplie. On remarquera par ailleurs que Boromir, alors même qu’il est dans une crise de démence, pense qu’il est le seul à conserver sa raison et accuse les autres d’être fous.

La démence résulte donc d’un enfermement dans une attitude qui finit par être néfaste au personnage en l’empêchant d’évoluer. Plutôt que de changer, c’est la mort qui se produit, figurée pour Gauvain, réelle pour Boromir. Sagesse et folie ne peuvent donc pas se concevoir de façon unique, mais plutôt en lien l’une avec l’autre.

Jeux de miroirs

Ce lien entre folie et sagesse est perceptible par le rapport existant entre les personnages, certains agissant de façon folle ou sage selon les circonstances. Tolkien, grâce à un nombre de personnages important, développe des rapports qui n’ont été qu’esquissés dans les œuvres médiévales que j’ai évoquées : la répétition d’un modèle aux caractéristiques similaires, la construction en opposition avec un autre personnage, ou encore la construction par complémentarité.

Répétition de modèles

Dès le Moyen-Âge, on peut trouver des personnages ayant le même rôle au sein de l’intrigue dans un dispositif évoquant les jeux de miroir. Ainsi, dans le Tristan de Thomas, les modèles du couple sont démultipliés : Yseut est mariée à Marc et Tristan se marie à Yseut aux Blanches Mains. Outre l’homonymie, les conjoints doivent faire face aux suspicions de la tromperie des amants et sont confrontés aux mêmes problèmes, comme lorsqu’Yseut aux blanches mains découvre que Tristan en aime une autre, ce qui fait écho à la découverte de la relation adultère par Marc. De plus, Kaherdin et Brangain s’affirment en tant que doubles du couple formé par Tristan et Yseut. Brangain se présente comme le double d’Yseut, sa confidente, qui l’aide à retrouver son amant, tandis que Kaherdin est le fidèle compagnon de Tristan.

Dans l’œuvre de Tolkien, il est possible de faire un lien entre les personnages de Sam et Aragorn, qui ont à des niveaux de noblesse différents une évolution similaire. Dans son article « Frodo et Aragorn : le concept du héros », Verlyn Flieger mettait en évidence une complémentarité entre Aragorn, incarnation du héros médiéval, et Frodo, l’image de « l’homme ordinaire doué de la séduction immédiate et poignante d’un personnage avec lequel le lecteur peut s’identifier ». Nous pouvons compléter cette analyse en affirmant que Sam, le personnage simple par excellence, finit par atteindre le statut de héros médiéval. Aragorn, le futur roi du Gondor, peut ainsi être mis en rapport avec lui : leur parcours a des points communs, notamment leur apprentissage et leur prise d’assurance. Sam et Aragorn, au début du Seigneur des anneaux, sont tous les deux inconnus et dépréciés par les autres personnages qui les entourent : Sam est considéré comme un idéaliste, voire un benêt, tandis qu’Aragorn a la réputation d’être un rôdeur proche de l’homme sauvage. C’est l’épreuve qui révèle leur véritable personnalité : tous deux sont des adjuvants de Frodo, chacun à sa manière, et ils sont capables d’organiser et de mener à bien les différentes étapes du voyage. Ils acquièrent peu à peu le statut de guide, puis d’autorité au sein de l’intrigue. Cependant, c’est la fin du récit qui les rapproche le plus : Aragorn est couronné roi et Sam est élu maire à plusieurs reprises. Chacun prend la tête de son pays et le réorganise après la guerre, et tous deux fondent une nouvelle lignée en se mariant avec la femme qu’ils convoitaient au début du récit. De plus, contrairement à Frodo et Gandalf, par exemple, l’histoire se termine bien pour les deux héros : leur lignée est productive et ils ont accompli la mission qu’ils s’étaient fixée. La fin de leur histoire correspond à la fin heureuse du conte de fées, tandis que Frodo et Gandalf, n’appartenant plus au monde qu’ils ont sauvé, en sont exclus.

Chez Tolkien, cette différence de degré correspond à une évolution commune des personnages vers la folie ou la sagesse. Sam et Aragorn passent de l’ignorance à la reconnaissance, mais aussi d’une sorte de folie, dans le sens de simplicité pour Sam, proche de l’homme sauvage pour Aragorn, vers la sagesse et un statut respecté.

Construction en opposition

Dans le cas de certains personnages, le rapport entre folie et sagesse ne se développe pas de façon autonome, mais en lien avec l’évolution d’autres personnages. On retrouve cette situation dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, puisque les parcours de Gauvain et de Perceval sont l’exact opposé l’un de l’autre. Au début de l’intrigue, Perceval est naïf, hors de la société par rapport à Gauvain qui est sage, considéré comme un modèle du chevalier parfait. Au contraire, à la fin du récit, Perceval a acquis le statut d’un chevalier capable de poursuivre la quête du Graal tandis que Gauvain, comme on l’a vu, oubliant sa mission principale, la quête de la lance qui saigne, est emprisonné dans l’autre monde. L’évolution des deux personnages se fait en réalité en parallèle : lorsque la folie de l’un augmente, celle de l’autre diminue. Lors de leur première rencontre, Gauvain et Perceval se retrouvent au même niveau « Ils se jettent alors dans les bras l’un de l’autre et se mettent à délacer heaumes, coiffes et ventailles, dont ils rabattent de leur tête les mailles ». L’analogie se fait par le retrait des armures, puisque le sujet de la phrase devient un pluriel commun et que l’habillement des chevaliers se retrouve confondu. A cet instant du récit, Perceval et Gauvain sont donc le miroir l’un de l’autre, deux figures complémentaires. Pourtant cet instant est éphémère : il correspond en réalité au moment où Perceval est passé de la folie à un début de sagesse en ayant acquis les valeurs de la chevalerie, et où Gauvain n’a pas encore sombré dans la folie. Cet état de fait crée une égalité durant laquelle les notions sont en parfaite complémentarité et se mêlent, comme les personnalités de Gauvain et de Perceval sont mêlées.

On retrouve cette situation dans le Seigneur des anneaux avec les personnages de Gandalf et Saroumane. En début de récit, nous l’avons vu, c’est Saroumane qui a le statut de sage et Gandalf qui est considéré comme un fou. Mais en fin de récit, Saroumane sombre dans la folie jusqu’à mourir seul alors que Gandalf est reconnu, son avis suivi et sa mission accomplie. La transition est représentée dans le texte par le biais du changement de couleur des vêtements. Au début de l’intrigue, Gandalf est vêtu de gris, une couleur indéterminée, qui correspond au statut de errant du magicien, et s’approche ainsi de la symbolique de la folie. Saroumane est vêtu de blanc, mais très rapidement choisit le multicolore, là aussi une couleur variable à l’image de la folie. Gandalf, après son combat contre le Balrog, revient vêtu de blanc, symbole de pureté, de lumière, et de sagesse. Le magicien lui-même reconnaît ce changement : « Oui, je suis blanc à présent, dit Gandalf. En vérité, je suis Saroumane ; on pourrait presque dire Saroumane tel qu’il aurait dû être » (p. 535) L’interdépendance entre les deux personnages est admise par Gandalf lui-même : lorsque l’un décline, l’autre prend sa place.

Construction par complémentarité

Le lien trouvé entre les personnages de Saroumane et Gandalf n’en est pas moins une opposition. Pourtant, certains personnages peuvent évoluer en complémentarité en se rencontrant par le biais de la notion de duo. Chez Tolkien, c’est le couple formé par Frodo et Sam. Sam se démarque peu à peu d’un savoir simple qu’il n’a jamais remis en cause ; au point de devenir maire à la fin du récit en raison de la sagesse qu’il a acquise au cours de ses aventures. Frodo, lui, influencé par l’Anneau, sombre peu à peu dans une obsession exclusive, au point de ne pouvoir se détacher de l’objet de son désir. Frodo, devant la Montagne du Destin, se retrouve incapable de bouger, mais finit par céder à la tentation lorsqu’il arrive au sommet en enfilant l’Anneau et en le revendiquant comme sien. Il a sombré dans la folie, même de manière temporaire, et s’efface progressivement pour faire place à Sam, l’image de la réussite du héros, puisque le personnage a réussi sa quête personnelle, qui était d’accompagner son maître et de le soutenir coûte que coûte jusqu’à la destruction de l’Anneau. Le passage symbolique du Livre rouge contenant le récit de leurs aventures, de Frodo à Sam, entérine la différence entre les deux personnages, entre la faillite et la réussite, la folie et la sagesse, mais aussi leur complémentarité.

Un autre couple formé par Merry et Pippin, fait écho au premier. La différence entre les deux membres du duo est moins frappante, mais bien présente. Pippin, au début du récit, est considéré comme fou dans le sens d’une folie inconséquente, puisqu’il enchaîne les maladresses, notamment en jetant la pierre dans la Moria. Pourtant, au fur et à mesure du récit, il gagne en expérience et en réflexion. Merry, s’il ne sombre pas dans la démence comme Frodo, est plus posé que Pippin, et doit faire face à l’horreur du combat, alors qu’au début du récit c’est lui qui organise la conspiration des Hobbits et s’intéresse le plus aux récits de Bilbo. Les deux amis, lorsqu’ils sont séparés, évoluent en parallèle l’un de l’autre : Pippin jure allégeance à Denethor quand Merry jure allégeance à Théoden, par exemple. Leur situation est similaire et renforce leur unité lorsqu’ils se retrouvent ; pourtant, chacun a réussi à atteindre une stature qui lui est propre. Les rapports particuliers entre personnages ainsi mis en place par Tolkien correspondent à ceux déjà constatés entre folie et sagesse. Les personnages se font les représentants temporaires d’un concept ou d’un autre, mais leur évolution personnelle ne se produit pas en autarcie : elle est liée au reste de l’œuvre. Il se produit de cette façon ce que l’on pourrait appeler un renversement, c’est-à-dire un moment frontière où le fou deviendrait sage, et le sage deviendrait fou.

Le renversement

Pourquoi parler de renversement ?

Le renversement est un concept médiéval apparu dans la tradition du carnaval, et plus tard dans la fête des fous. A l’origine, les festivités se déroulent de la Saint-Nicolas au mois de février selon les villes et ont pour point commun la mise en valeur des simples : fête de la Saint-Nicolas, des Innocents pour les enfants, fête des diacres, fête de l’Âne, et enfin fête des Fous. La dérivation burlesque, si elle existe auparavant, prend toute son ampleur aux XVe/XVIe siècles et instaure réellement le renversement, comme l’affirme Jacques Heers : « Ainsi se prépare, dans la conscience collective, comme le triomphe du fou sur le sage, un véritable renversement des valeurs, déjà indiqué par l’enfant et le faible – pour l’âne également –, renversement qui exalte, glorifie le dément, le place aux toutes premières places et s’affirme avec éclat dans les réjouissances et bouffonneries de la Fête des fous ».

Ce terme de renversement s’applique particulièrement au lien rencontré entre folie et sagesse, puisque les deux notions fonctionnent en complémentarité l’une de l’autre, sans cesser d’être antithétiques, et se mêlent jusqu’à s’inverser. Ces fêtes des simples sont complétées par le carnaval, qui, lui, permet aux moins riches d’avoir accès pour une journée à l’autorité des puissants. Le principe du renversement est le même : pour un temps, celui qui ne possède aucun pouvoir peut revêtir le costume du puissant pour s’en moquer. Il récupère ainsi une place dans la société puisque les seigneurs, en cédant leur pouvoir, reconnaissent la nécessité de la présence de leurs vassaux.

Tolkien revalorise le simple

Tolkien applique ce renversement des valeurs aux différents personnages de son œuvre, nous l’avons vu, mais nous pouvons affirmer qu’il l’intègre également à l’intrigue du Seigneur des anneaux dans son intégralité. Dans une lettre à Milton Waldman, Tolkien se prononce en faveur d’une revalorisation du simple : « Mais de même que les Récits des âges précédents sont faits du point de vue des Elfes, pour ainsi dire, ce dernier grand Récit, descendant des mythes et des légendes vers la terre, l’est principalement du point de vue des Hobbits : il devient ainsi, de fait, anthropocentrique. Mais à travers les yeux des Hobbits, non des Hommes à proprement parler, car ce dernier Récit est censé illustrer très clairement un thème récurrent : le rôle joué dans la « politique mondiale » par les actes de volonté imprévus et imprévisibles et les actions vertueuses accomplis par ceux qui sont apparemment petits, ordinaires, oubliés des sphères des Sages et des Grands (des bons comme des maléfiques). Une morale évidente de l’ensemble de ce récit (après le symbolisme premier de l’Anneau comme désir du pouvoir absolu, qui cherche à s’accomplir par la force physique et la machine et donc, inévitablement, par les mensonges) est la suivante : que sans le sublime et le noble, le simple et le commun sont totalement médiocres ; et que sans le simple et l’ordinaire, le noble et l’héroïque n’ont aucun sens. » On assiste dans le Seigneur des anneaux à une remise en cause du personnage médiéval : le chevalier, le magicien, ne sont pas ceux qui résolvent le conflit, mais sont réduits au statut d’adjuvants des Hobbits. Ces derniers apportent un regard différent capable de remettre en cause le modèle existant et de faire évoluer la situation jusqu’à la victoire. Tolkien insiste sur la nécessité de la présence des deux éléments dans son récit : le simple et le héros. Ce sont les relations entre les deux archétypes qui permettent la bonne résolution de la fin du récit. Ainsi, nous pouvons affirmer que le rapport entre folie et sagesse, mais surtout le renversement, se situent au cœur de l’univers tolkienien.

Pour conclure, on dira que folie et sagesse sont développées de façon interdépendante chez Tolkien comme dans la littérature française du XIIe siècle. Elles sont mêlées par un jeu d’apparence et de réalité dont les subtilités ne peuvent s’appréhender qu’en différenciant des degrés de folie : foolishness est la folie du bouffon du roi et du naïf, insanity celle de l’orgueilleux tenté par l’hybris, madness celle du dément obstiné dans ses valeurs, qui ne peut aboutir qu’à la mort. Les personnages qui incarnent ces contradictions, en particulier chez Tolkien, se conçoivent en rapport avec les autres, soit dans un jeu de répétition des mêmes attributs, soit en opposition avec une antithèse, soit en complémentarité avec un autre dans le cadre du duo. Le renversement médiéval, dont les origines remontent à la fête des fous, permet de mettre un mot sur cette complémentarité de la folie et de la sagesse. Il se retrouve au sein de l’intrigue même du Seigneur des anneaux puisque Tolkien revalorise le simple au détriment du héros, en insistant sur la nécessaire complémentarité des deux pôles.

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