Cet article a été publié dans les Actes du Colloque du CRELID Fantasy : le merveilleux médiéval aujourd'hui.
Cet article est issu des Actes du Colloque du CRELID paru aux éditions Bragelonne en août 2007. Les droits du présent article sont détenus par l'auteur et par les éditions Bragelonne. Tolkiendil remercie Mickaël Devaux ainsi que les éditions Bragelonne pour avoir autorisé la publication de cet article en ligne. |
Cet article a été publié dans les Actes du Colloque du CRELID Fantasy : le merveilleux médiéval aujourd'hui.
Mickaël Devaux 2006 |
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Colloques : Ces articles sont tirés d'actes de colloques entièrement ou partiellement consacrés à l'œuvre de J.R.R. Tolkien, et explorent une dimension spécifique de sa création. |
Au Père Jean-Yves Lacoste
Und neimand ahmet unsern Herrn besser nach als ein Erfinder von einem schöhnen Roman.
- Leibniz -
ans « Anges et hobbits : le sens des mondes possibles », le Père Jean-Yves Lacoste, étudiait, en pionnier, l’eschatologie du Seigneur des anneaux. Il voyait, en cela (et comme le R. P. Louis Bouyer1) ), dans la chronique de la fin du Troisième Âge de la Terre du Milieu, un monde possible et un outil herméneutique pour notre monde :
[…] la subcréation féerique promeut à l’existence des mondes possibles qui ne sont pas celui où nous vivons, et que pense la philosophie – mais […] ces mondes manifestent de troublantes affinités avec notre monde, pour peu que nous percevions en celui-ci la suspension de son sens au problème eschatologique. […] la poétique de la féerie autorise […] une herméneutique des dernières choses. 2)
ette lecture, très stimulante, de la féerie nous conduit à nous interroger sur le rapport entre Leibniz et Tolkien. Quel est le rapport entre le concept de « monde possible » de Leibniz et le concept de « monde imaginaire » ou subcréation de Tolkien ? En bonne logique, traiter le sujet « Leibniz et Tolkien » peut donner lieu à deux enquêtes réciproques : y a-t-il quelque chose dans l’œuvre de Leibniz qui le rapproche de Tolkien d’une part, et d’autre part, y a-t-il quelque chose dans l’œuvre de Tolkien 3) qui le rapproche de Leibniz ? Nous entendons ici nous concentrer sur la seconde question. Nous autorisant de ce que Leibniz lui-même s’approche du concept de subcréation lorsqu’il écrit à Anton Ulrich von Braunschweig-Wolfenbüttel le 26 avril 1713 que « […] personne ne ressemble mieux à notre Seigneur que l’inventeur d’un beau roman » 4), nous nous demanderons donc si le monde de Tolkien est un monde possible au sens leibnizien du terme. Quelles sont donc les caractéristiques d’un monde possible selon Leibniz ? Et les récits de la Terre du Milieu y satisfont-ils ?
e locus classicus des mondes possibles chez Leibniz se trouve à la fin des Essais de théodicée. Rappelons que Leibniz reprend le Dialogue sur le libre arbitre, où Lorenzo Valla se met en scène avec Antonio Glarea (§ 406-412), avant de proposer de pousser « plus avant la petite fable » (§ 413-417) : Leibniz permet à Théodore de voir en rêve Sextus Tarquin dans différents (mondes) possibles. Chaque monde possible est assimilé à un appartement dans le palais des destinées gardé par Pallas, fille de Jupiter qui a fait le choix du meilleur monde possible (§ 411). Par la « continuation de la fiction » (§ 417), Leibniz met en scène ce qu’on appelle, en théologie scolastique, la science de simple intelligence, qui considère les possibles, par opposition à la science de vision, qui considère les existences :
Les appartements allaient en pyramide : ils devenaient toujours plus beaux, à mesure qu’on montait vers la pointe […]. On vint enfin dans le suprême qui terminait la Pyramide, et qui était le plus beau de tous ; car la Pyramide avait un commencement, mais on n’en voyait point la fin ; elle avait une pointe, mais point de base ; elle allait croissant à l’infini. C’est (comme la Déesse l’expliqua) parce qu’entre une infinité de mondes possibles, il y a le meilleur de tous, autrement Dieu ne se serait point déterminé à en créer aucun ; mais il n’y en a aucun qui n’en ait encore de moins parfaits au-dessous de lui : c’est pourquoi la Pyramide descend toujours à l’infini (§ 416, GPS VI, 364). 5)
ette fiction dit déjà beaucoup lorsqu’elle parle d’infinité de mondes possibles et de la beauté du monde réel. Leibniz ne livre pas ici la clef de la relation entre l’infinité des uns et la beauté suprême de l’autre, mais il met sur la voie dans une lettre à Bourguet du 20 octobre 1712 :
Quand je dis, qu’il y a une infinité de mondes possibles, j’entends, qui n’impliquent point de contradiction, comme on peut faire des romans, qui n’existent jamais et qui sont pourtant possibles. Pour être possibles, il suffit de l’intelligibilité ; mais pour l’existence, il faut une prévalence d’intelligibilité ou d’ordre ; car il y a ordre à mesure qu’il y a beaucoup à remarquer dans une multitude. (GPS III, 558)
e (monde) possible se définit donc par la non-contradiction. Le monde réel, en revanche, aux yeux de Leibniz, s’est imposé à Dieu parce qu’il est plus beau ou harmonieux, l’harmonie étant – telle est la clef – l’unité dans la multiplicité 6). Pour le dire autrement, un monde (possible) est plus beau qu’un autre si non seulement il est non contradictoire, mais si sa cohérence, son unité, est supérieure. Un monde qui produit la même multiplicité, la même variété, avec une économie de moyens certaine sera plus beau que la même variété obtenue avec plus de moyens. Nous venons de dire que le monde réel est le plus beau, le plus ordonné pour Leibniz ; est-ce à dire que les romans sont nécessairement désordonnés (et donc ne peuvent être beaux) ? Non, bien sûr : « Le possible imaginaire participe autant que l’actuel de ces fondements de l’ordre, et un roman pourra être aussi bien réglé, à l’égard des lieux et des temps, qu’une histoire véritable » 7). Le beau roman est donc ordonné ou harmonieux, comme l’histoire, mais il le cède au monde réel en ce qu’il n’est pas infini. En effet, un monde possible est, au contraire, infini pour Leibniz :
Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sevarambes, mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. Je ne saurais vous le faire voir en détail ; car puis-je connaître et puis-je vous représenter des infinis et les comparer ensemble ? 8)
et enchaînement de considérations nous a fait rencontrer plusieurs caractéristiques des mondes possibles. 1) Un monde possible est non contradictoire. 2) Il y a une infinité (quantitative) de mondes possibles et pour penser la beauté d’un monde possible, il faut le comparer avec les autres. C’est le pouvoir d’intégration, l’unité de la complexité, de la variété, de la multitude qu’on y rencontre qui fait son prix. 3) Il y a une infinité (qualitative) des mondes possibles : chaque monde est infini. Une quatrième caractéristique doit encore être soulignée. Comment passe-t-on du degré suprême au niveau immédiatement inférieur ? Par variation d’un seul élément et par les répercussions qu’elle engendre ? Les mondes possibles s’ordonnent par rapport au réel. Les mondes possibles sont donc une variation du réel. Cette variation va à l’infini : la pyramide n’a pas de base 9).
ous pouvons reprendre ces quatre caractéristiques des mondes possibles leibniziens pour tenter de voir si le conte d’Arda les présente. Commençons par les deux moins complexes, celle de l’infinité quantitative (donc de la beauté) et celle de l’infinité qualitative. Nous réserverons à la caractéristique de la non-contradiction et à celle de la variation un traitement autonome et spécifique qui occupera respectivement nos deuxième et troisième parties.
’harmonie du conte d’Arda. – Le conte d’Arda est-il beau ? Pour les fans, c’est le plus beau bien entendu ! Peut-on, cependant, considérer le monde subcréé par Tolkien comme beau en pensant la beauté selon son concept leibnizien, c’est-à-dire selon la définition de l’harmonie ? Certes, le monde de Tolkien est fabuleusement riche. À mesure que la recherche avance, on voit quelle est la puissance de son unité, sa très forte cohérence. Cette dernière se lit à divers niveaux.
e premier est celui que nous qualifierons, faute de mieux, d’historique. Il s’agit de la cohérence des légendes entre elles. Le Seigneur des anneaux est un livre, comme le dit Tolkien, où chaque mot a été pesé (Letters, p. 42, 160). L’effort de cohérence s’y lit dans le moindre détail. On sait, l’exemple est célèbre, que les phases de la lune ont été respectées 10). Mais sa richesse se repère peut-être surtout dans son débordement, dans le non-explicité, dans l’arrière-plan, l’arrière-monde, que le « Silmarillion » offre au Seigneur des anneaux. L’« illusion d’historicité » 11), ce qui rend le monde du Seigneur des anneaux si semblable à un monde possible, tient aussi, et peut-être surtout, à l’existence révélée, par bribes, des légendes du « Silmarillion ». Or, si le « Silmarillion » explicite les principes du monde de Tolkien, son statut de monde possible pourrait bien s’y jouer de façon déterminante.
’examen de la richesse ou de la beauté du « Silmarillion » se situe au niveau philosophique. Il faut distinguer, lorsque l’on aborde le « Silmarillion », le livre de 1977 (Le Silmarillion) qui n’est qu’une compilation, rendue cohérente par Christopher Tolkien, des légendes sur lesquelles Tolkien a travaillé tout au long de sa vie (le « Silmarillion »). Deux questions se posent alors. D’une part, Tolkien lui-même n’a pas rendu ses légendes totalement cohérentes : « mon monde […] n’est pas totalement cohérent » (Letters, p. 191). Au moment de sa mort, certaines n’ont pas été réécrites depuis des décennies. Or, puisqu’on a pu montrer que Tolkien était passé, grosso modo, d’un légendaire principalement « influencé » par la matière du Nord au début de sa carrière, à un légendaire plus proche du christianisme à la fin de sa vie 12), ses évolutions théologiques auraient sans doute altéré certains détails dans ces légendes. Mais, précisément, tout se joue dans les détails puisque changer un détail, c’est changer de monde (possible leibnizien13).) !
’autre part, lorsque Tolkien entreprend d’élucider la philosophie du « Silmarillion », on assiste à des évolutions très sensibles. Par exemple, concernant la réincarnation des Elfes, l’idée de renaissance, qui s’impose d’abord est peu à peu rejetée au profit d’une restauration du corps qui s’apparente à une résurrection. Tolkien n’ayant jamais statué définitivement sur ces questions, notre approche de son monde est d’autant plus délicate qu’il semble, pour reprendre l’exemple de la réincarnation elfique, qu’à la fin de sa vie, en revenant sur ce thème, avoir « oublié » les positions les plus cohérentes et fortes qu’il avait pu soutenir 14). Ce qui pose la question de savoir quel texte on doit retenir pour interpréter la pensée de Tolkien, et met quelque peu à mal l’idée d’une harmonie complète du conte d’Arda. Il conserve bien une certaine beauté, mais l’on conviendra qu’il ne s’agit plus de cette beauté harmonique que les mondes possibles de Leibniz requerraient.
’infinité du Conte d’Arda ? – Si l’on poursuit notre enquête avec la caractéristique de l’infinité qualitative de chaque monde possible, on constate rapidement qu’évidemment, aussi grands que soient le souci du détail et la force de l’esprit de Tolkien, son monde est fini. Tolkien en était, heureusement !, tout à fait conscient. Ainsi écrivait-il que « [l]’économie, la science, les objets, la religion et la philosophie de ce monde sont lacunaires, ou du moins seulement ébauchées […] Ce n’est (pour le moment) qu’un monde imaginé incomplet, un monde « secondaire » rudimentaire […] » (Letters, p. 188). L’affaire est donc entendue. Passons à la caractéristique centrale : la non-contradiction du monde possible.
Tolkien ne parle jamais, à notre connaissance, de sa subcréation comme d’un « monde possible », mais comme d’un monde « inventé » (lettres nos 17, 199), « secondaire », « imaginaire » (lettres nos 75, 131, 142, 144, 153) ou « imaginé », ou encore comme le « monde de cette fable » (n° 156), un « monde mythologique » (n° 181) ou « mythique » (n° 184), et comme le monde du Seigneur des anneaux (n° 240) ou du Silmarillion (n° 270). Il y oppose le monde réel (objectivement réel, lettre 183) et/ou primaire (lettres 131, 153). Il parle aussi du « monde de cette planète » (n° 165). Cette dernière dénomination doit d’ailleurs nous retenir. Il faut être attentif au temps et au lieu du monde de Tolkien. Même si sa géographie diffère de la nôtre, c’est bien de notre monde dont il s’agit. Tolkien l’a dit et répété, la Terre du Milieu, the Middle-Earth, n’est que la forme en anglais moderne de la Middangeard vieille-anglaise (Letters, p. 220, 239, 283). Son monde est notre monde. L’imaginaire se réduit à une autre géographie, d’ailleurs en évolution au cours des légendes, de notre monde :
Et bien que je n’aie pas essayé de faire coïncider la forme des montagnes et des masses terrestres avec ce que les géologues peuvent dire ou supposer concernant le passé proche, cette « histoire » est imaginairement censée se dérouler à une certaine époque dans le Vieux Monde de cette planète. (Letters, p. 220)
e Conte d’Arda n’est donc pas tant un autre monde possible qu’une autre possibilité (passée) pour notre monde. La différence géographique est pourtant secondaire. L’altérité imposée à notre monde est fondamentalement temporelle. Cette caractéristique est si importante qu’on ne parle du monde de Tolkien comme d’un monde imaginaire que par simplification. Tolkien lui-même, en toute rigueur, dit que
[l]a Terre du Milieu n’est pas un monde imaginaire. Ce nom est la forme moderne (apparue au XIIIe siècle, et toujours en usage) de midden-erd > middel-erd, un nom ancien désignant l’oikoumenē, la demeure éternelle des Hommes, le monde objectivement réel, spécialement opposé, dans son usage, aux mondes imaginaires (tels que le Pays des fées) ou invisibles (comme le Paradis ou l’Enfer). Le décor de mon récit est cette terre, celle sur laquelle nous vivons à présent, mais la période historique est imaginaire. Les traits essentiels de ce lieu éternel sont tous présents (en tout cas pour les habitants du n[ord]–o[uest] de l’Europe), et il est naturel qu’il paraisse familier, même s’il est un peu magnifié par l’enchantement dû à la distance temporelle./Le mien [sc. mon monde] n’est pas un monde “imaginaire”, mais un moment historique imaginaire situé en “Terre du milieu” – c’est-à-dire notre demeure. (Letters, p. 244)
i donc le monde de Tolkien n’est pas un autre monde imaginaire, si son imagination porte sur notre monde, il vaut mieux parler de subcréation, plutôt que de « monde imaginaire » – cette expression, par ailleurs utilisée par Tolkien, étant elliptique. De ce point de vue, le Conte d’Arda apparaît comme un monde possible. En effet, nous nous rapprochons de cette idée de variation par rapport au monde réel. Nous y reviendrons dans notre dernière partie.
i donc la subcréation se rapproche du monde possible, est-elle un monde possible du point de vue de la première et de la plus importante des caractéristiques, celle qui porte sur la définition du possible comme non contradiction ? De prime abord, il semble bien que Tolkien souscrive au principe de non-contradiction. Il répond, en effet, à Peter Hastings qui lui posait comme question en septembre 1954 : « Y a-t-il des “limites à la tâche d’un écrivain”, hormis celles que lui impose sa propre finitude ? Pas de limites, mais les lois de la contradiction, je dirai » (Letters, p. 194). Cette soumission à la non-contradiction se pense de façon subcréative. Le monde secondaire a ses propres lois, la vérité du conte se pense de façon interne par rapport à elles : « À l’intérieur [du Conte], ce qu’il relate est “vrai” : cela s’accorde avec les lois de ce monde » 15). Est-ce à dire pour autant que cette soumission à la non-contradiction correspond stricto sensu à ce à quoi Leibniz pensait ? Sans doute pas. Leibniz admet bien que les vérités physiques auraient pu être autres. Il distingue en effet, dans le Discours préliminaire des Essais de théodicée, entre les vérités éternelles, dont l’opposé implique contradiction, et les vérités positives, c’est-à-dire celles qui ont été choisies par Dieu, qui ne sont pas de ce point de vue sans raison, mais qui auraient pu être autres. Les lois du mouvement sont au nombre des vérités positives. Y déroger est possible si Dieu permet un miracle. Le miracle, rappelons-le, n’est pas pour Leibniz hors d’ordre, mais d’un ordre supérieur à l’ordre que nous pouvons « comprendre ». Ainsi, par exemple, les anges peuvent-ils faire des miracles (GPS VI, 50-51). On pourrait donc ainsi rendre compte de certaines interventions des Valar dans le Conte d’Arda, les Valar étant des créatures angéliques chez Tolkien 16). Qu’en est-il des Elfes ? Qu’en est-il de la magie de Galadriel par exemple ? Qu’un espace (la Lórien) voie le passage du temps affecté n’est-il pas impossible ? Il ne s’agit plus là de miracle opéré par les anges, mais de l’art elfique. Leibniz penserait sûrement qu’il s’agit là d’une fiction impossible au sens où il écrit :
Il est vrai qu’on peut dire que dans les descriptions (même des choses purement idéales), il y a une affirmation tacite de la possibilité. Mais […] l’art des descriptions peut tomber encore sur l’impossible. Il en est comme de ce qui se trouve dans les fictions du comte de Scandinavio suivi par l’Arioste et dans l’Amadis des Gaules, ou autres vieux romans ; dans les contes des fées qui étaient redevenus à la mode il y a quelques années ; dans les véritables histoires de Lucien et dans les voyages de Cyrano de Bergerac. […] (GPS V, 338 = A VI/6, 35616-24)
es contes de fées auxquels pense Leibniz sont ceux du Tasse, de Bojardo, de Perrault et de Spenser. À quoi tient donc l’impossibilité que l’on doit attribuer aux fées et aux contes les convoquant ? C’est qu’« un simple commandement de la volonté » suffit à l’existence ou la réalisation du vœu 17). Les contes de fées, en ce sens, violent le principe de raison 18). Il n’y a pas de cause plausible à ce qui s’y passe : la volonté tient lieu de raison suffisante, ce qu’elle ne peut être. Or pour éviter de former des « chimères impossibles », il faut « prouver la possibilité […] a priori en concevant sa cause ou raison » 19). Et le travail des fées consiste bien à faire quelque chose dont la raison échappe. Comme le résume Christiane Frémont, « [l]es contes de fées ignorent les connexions qui font un monde, la baguette magique tire n’importe quoi de n’importe quoi ou transforme arbitrairement les choses » 20). Mais, dira-t-on, n’en va-t-il pas de même du miracle ? Précisément non, pour Leibniz, le conte de fées est une chimère, il est hors d’ordre alors que le miracle est d’un ordre supérieur à l’ordre « ordinaire » ou coutumier de la nature.
e conte de fées de Tolkien correspond-il à la définition leibnizienne ? Si oui, la qualification du conte de fées comme fiction impossible nous interdira de le considérer comme un monde possible (leibnizien). Force est, pensons-nous, de constater que c’est le cas. Même si l’œuvre des anges est compréhensible comme miracle, l’art elfique relève de la magie. Les points les plus importants concernant la magie chez Tolkien tiennent à son immédiateté et à sa naturalité.
L’intention première dans l’utilisation de la magia, en laissant de côté toute considération philosophique sur la manière dont cela marcherait, est l’immédiateté : la rapidité, la réduction du travail nécessaire, mais aussi la réduction au minimum (ou jusqu’à sa disparition) du fossé entre l’idée ou le désir, et le résultat ou l’effet. […]/[…] on ne peut la [sc. la magie] produire par le “savoir” ou les sortilèges : c’est au contraire un pouvoir inné […]. 21)
ous sommes bien dans le cas pensé par Leibniz. D’abord, la magie est consubstantielle aux Elfes, elle leur est innée. Convoquer des Elfes revient à mettre le magique au monde. La magie ne s’apprend pas. Ensuite, l’usage de la magie se résume à produire un effet sans cause naturelle. La volonté suffit. De ce point de vue, l’affaire est donc entendue, le conte de fées de Tolkien inclut les impossibilités mêmes auxquelles pense Leibniz. La subcréation n’est donc pas un monde possible quand bien même elle se subordonne aux lois de la (sa) non-contradiction. La vérité dont il y est question est la vérité de ce monde, une fois suspendue l’incrédulité. Le Conte d’Arda est, en termes leibniziens, une fiction impossible. Cet acquis est, semble-il, dirimant. On peut sans doute le confirmer en examinant, brièvement, quel rapport la subcréation du Conte d’Arda entretient avec le monde réel.
ous avons déjà dit que le Conte d’Arda prend place dans un passé historique imaginaire de notre monde. En cela, il en constitue une variation. C’en est également une à un niveau que l’on peut qualifier de littéraire ou culturel. Ainsi que l’a montré, par exemple, Thomas Shippey22), Tolkien ici ou là reprend des citations au corpus vieil-anglais. Le rapport de variation de la subcréation au monde réel est cependant ténu. Il l’est peut-être encore davantage si l’on considère la reprise d’éléments historiques ou légendaires « réels », c’est-à-dire originaires du monde réel, dans la subcréation. Même si Tolkien, dans les premières versions de ses premières légendes, a pu faire appel à des noms de dieux nordiques (Odin) ou de lieux (Brocéliande) 23), son goût pour une nomenclature propre a tôt fait de repousser hors du légendaire tout ce qui pouvait être identifié en son nom même comme un personnage ou un lieu connu en ce monde 24). D’ailleurs le monde imaginaire est créé pour donner (un) lieu aux langues imaginaires 25).
este, in fine, à examiner si Leibniz aurait admis que la variation du monde, bref qu’un monde possible, soit un jour amené à l’existence. Cette question dépend d’une proposition de Descartes selon laquelle « la matière assume successivement toutes les formes » (Principia philosophiae, III, § 47). Leibniz récuse cette position en écrivant que
[…] on ne peut nier qu’un bon nombre de fables, comme celles qu’on appelle des romans, soient possibles, bien qu’elles ne trouvent aucun lieu dans la série de l’univers que Dieu a choisie – à moins qu’on aille s’imaginer que dans toute l’immensité de l’espace et du temps existent certaines régions des poètes où l’on pourrait même voir, errant par le monde, le roi Artus de Grande-Bretagne, l’Amadis des Gaules et Théodoric de Vérone des légendes germaniques. 26)
ette imagination est en fait impossible pour Leibniz 27). Dans sa langue technique, cela signifie qu’un monde possible n’est pas compossible avec le monde réel. La compossibilité désigne la coexistence dans la suite de ce monde. Leibniz présente ainsi le problème à Bourguet en 1714 :
Je n’accorde point que pour connaître, si le roman de l’Astrée est possible, il faille connaître sa connexion avec le reste de l’univers. Cela serait nécessaire pour savoir, s’il est compossible avec lui, et, par conséquent, si ce roman a été, ou est, ou sera dans quelque coin de l’univers. […] Mais autre chose est, si l’Astrée est possible absolument. Et je dis que oui, parce qu’elle n’implique aucune contradiction. (GPS III, 572)
e monde du Conte d’Arda n’étant pas un monde possible, il ne saurait a fortiori être considéré comme un monde compossible ! D’ailleurs, Tolkien lui-même, et la chose est plaisante, dit que les Elfes « ne croient vraiment pas en des mondes contemporains non contigus, hormis comme une fantaisie de l’esprit » 28) !
u terme de cette courte enquête, il nous semble qu’il y a bien plus de raisons de penser que ce que recouvre le concept de monde imaginaire, ou plutôt de subcréation, de Tolkien ne correspond pas et ne peut être replié sur ce que Leibniz conceptualise sous le syntagme de monde possible. Trois des quatre caractéristiques des mondes possibles que nous avons envisagées s’inscrivent en faux contre l’identification des deux mondes. Seule l’idée d’une variation historique imaginaire par rapport à notre monde permet de rapprocher subcréation et monde possible. Mais concernant les trois autres caractéristiques, à savoir l’infinité du monde, sa beauté, et surtout sa non-contradiction, une différence apparaît. Même dans le cas de la variation, on a vu que l’impossibilité (liée à la magie) dont Leibniz grève le conte de fées interdit de penser que ladite variation est compossible 29).