Catholicisme et actualisation du merveilleux médiéval Le cas de J. R. R. Tolkien et Louis Bouyer

Cet article est issu des Actes du Colloque du CRELID paru aux éditions Bragelonne en août 2007.
Les droits du présent article sont détenus par l'auteur et par les éditions Bragelonne.
Tolkiendil remercie Paul Airiau ainsi que les éditions Bragelonne pour avoir autorisé la publication de cet article en ligne.
Trois Anneaux
Paul Airiau
2006
ColloqueColloques : Ces articles sont tirés d'actes de colloques entièrement ou partiellement consacrés à l'œuvre de J.R.R. Tolkien, et explorent une dimension spécifique de sa création.

Que John Ronald Reuel Tolkien et le P. Louis Bouyer1) soient catholiques, nul doute. Que leur catholicisme influence leurs œuvres de fiction, c’est plus évident dans le cas du P. Bouyer que dans celui de Tolkien, même si ce dernier a clairement posé une relation entre sa foi et ses écrits 2). De plus, tous les deux ont exploité le merveilleux médiéval dans leurs écrits. Pour le premier, l’omniprésence de thèmes et de figures du moyen âge nordique (germanique, scandinave) et central a été largement soulignée. Chez le P. Bouyer, les thèmes médiévaux se concentrent dans un roman d’aventure, Prélude à l’Apocalypse ou les derniers chevaliers du Graal (1982), et une étude sur la géographie du Graal, Les lieux magiques de la légende du Graal (1986). Le premier, qui se passe à l’époque contemporaine, inclut à deux reprises le merveilleux médiéval : un des héros rencontre un couple nommé Erec et Enide, un autre passe une nuit dans une maison où il assiste au transport du graal. Le second vulgarise des études sur le Graal en même temps qu’il présente les lieux de la légende arthurienne 3).

Cette influence religieuse est-elle la source du réemploi de thèmes et images médiévaux ? S’ils n’avaient pas été catholiques, auraient-ils exploité le merveilleux médiéval dans leurs fictions ? Si la réponse est positive, encore faudrait-il comprendre pourquoi ils ont exclu d’autres modèles littéraires. Il faut donc essayer d’expliquer et le choix du merveilleux médiéval et l’exclusion des autres possibilités. L’opération est difficile. Les influences présidant au choix littéraire sont multiples, les indices pouvant expliquer le choix d’une forme plutôt que telle autre sont minces. Surtout, le risque est grand de rendre insignifiante l’étude historique en se concentrant sur des cas particuliers – d’autant que Tolkien a revendiqué la singularité de son choix. Aussi s’engage-t-on dans une enquête incertaine, où à la question première sera peut-être substituée une réponse seconde.

Pour des catholiques formés dans les années 1900-1930, utiliser le merveilleux médiéval peut paraître évident. La « chrétienté », en particulier les XIIe-XIIIe siècles, est alors le mythe catholique par excellence, associé au règne du « Christ-Roi », fête liturgique établie par l’encyclique Quas Primas en 1925. Il est largement présent dans la réflexion théologique adaptée à l’activité catholique dans le monde moderne. Jacques Maritain publie ainsi son Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté (1936) où une « nouvelle chrétienté » profane succèdera à la chrétienté « sacrale » du moyen âge. Il avait été précédé et accompagné de nombreux auteurs, de 1922 à 1939 – on relèvera parmi d’autres Découverte de la chrétienté de Jean Rupp (1931) et Pour rebâtir une chrétienté de Bruno de Solages (1939). Le corporatisme devient un projet utopique, notamment à la suite de l’encyclique Quadragesimo anno (1931), qui propose cette forme d’association entre patrons et ouvriers pour s’opposer à la lutte des classes marxistes. Les mouvements d’Action catholique diffusent eux cet idéal de chrétienté en même temps qu’ils construisent le modèle du militant. Parmi eux, la Croisade eucharistique (pour les enfants), qui renvoie explicitement à l’univers médiéval. La réactivation du mythe chevaleresque (Saint Louis, Jeanne d’Arc, Bayard, François d’Assise) se produit dans les mouvements de jeunesse, notamment dans le scoutisme. Le néo-gothique des années 1850-1900 informe toujours le goût catholique, en architecture, dans le graphisme, l’illustration pieuse et les ornements liturgiques 4).

Pourtant, la littérature catholique n’a qu’une faible connotation médiévale. Les romans traitent surtout des questions fort contemporaines. En France, Henry Bordeaux, René Bazin ignorent le moyen âge, au profit des problèmes spirituels et philosophiques de leur lectorat bourgeois, ou promeuvent la paysannerie catholique et la terre qui ne ment pas. Ni François Mauriac ni Georges Bernanos ni Julien Green ne cultivent le monde médiéval, explorant plutôt les ténèbres de la conscience embourgeoisée ou les abîmes de la conscience éloignée de Dieu. En Angleterre, Mgr Robert Hugh Benson, au début du siècle, ignore la matière arthurienne tout en donnant dans l’anticipation antimoderne avec Le Maître de la Terre (1906). Ni Evelyn Waugh ni Graham Greene, nés dix ans après Tolkien, ne donnent dans la faërie, pas plus que Bruce Marshall ; de même ceux qui l’on précédé ou accompagné : Maurice Baring, Crompton McKenzie. Seul Georges K. Chesterton, converti au catholicisme en 1922, alimente l’utopie chevaleresque avec Le retour de Don Quichotte (1928). La littérature catholique reste donc à l’écart de la faërie médiévale 5).

On perçoit donc bien l’étrangeté de Tolkien et du P. Bouyer. Tous deux furent en effet nourris de littérature d’aventure, l’un à l’anglaise, l’autre à la française. Ils découvrirent avec enthousiasme la matière de Bretagne dans leur jeunesse – Bouyer lit l’adaptation de Tristan et Iseut par Joseph Bédier à 10 ans et dévore Tennyson après son baccalauréat. Ils s’alimentèrent au romance européen de la fin du XIXe siècle : l’aventure extra-européenne, l’exploration des mystères de la civilisation urbaine, l’investigation des possibilités scientifiques ou les contacts avec un monde non humain – toutes formes qui se livrent à la recherche d’une intensité de vie et d’une nouveauté et d’une étrangeté du monde qui n’existent plus dans la civilisation urbaine 6).

Ils ne relèvent pas non plus du catholicisme qui a promu le rêve de chrétienté. L’intransigeance catholique, cette forme que prend le catholicisme après 1789-1820, hostile aux fondements philosophiques et politiques de la société issue de la modernité occidentale qui se met en place à partir des Lumières et de la Révolution française, est celle qui, en mettant en avant une utopie sociale à dimension millénariste, utilisa le moyen âge comme ressource symbolique et théologique. Cette intransigeance prend des colorations différentes en fonction des pays, mais elle est romanisée au plan théologique, par l’imposition du thomisme. Or, ce catholicisme intransigeant, matrice commune de la démocratie chrétienne, de l’intransigeantisme et de l’intégrisme ultérieurs, jusqu’au « progressisme » dans les années 1950, n’empêche pas la permanence ou l’apparition de courants différents, parmi lesquels il faut situer Tolkien et le P. Bouyer.

Tolkien, converti de jeunesse à l’initiative de sa mère, a fréquenté un catholicisme qui doit plus au cardinal Newman qu’à la romanisation promue par les cardinaux de Westminster. Malgré l’hostilité des hiérarques catholiques à l’éducation des catholiques dans les écoles non catholique, il fréquente une école non catholique, sur la volonté expresse du P. Francis Morgan, son tuteur. Il intègre Oxford, que les catholiques se sont abstenus de fréquenter jusqu’en 1895, lorsque Rome concède qu’il est possible de s’y inscrire, afin d’éviter la clôture intégrale du catholicisme anglais sur lui-même et d’assurer une certaine permanence de sa présence dans les élites – où il conquiert effectivement un certain nombre d’intellectuels depuis la fin du XIXe siècle. Tolkien est conscient et content de sa particularité. Il ne vit pas dans la communauté catholique anglaise centrée sur elle-même et participe plus ou moins au mouvement œcuménique 7). Quant au P. Bouyer, d’une famille en partie cosmopolite (mère ayant fréquenté l’Angleterre et lui ayant transmis sous amour de ce pays, grand-père espagnol), enraciné dans un luthéranisme évangélique, connaissant tout en le refusant le protestantisme libéral, consacré pasteur après de solides études théologiques et un parcours œcuménique qui le rapproche du monachisme bénédictin, il se convertit au catholicisme en 1939. Spécialiste de liturgie et de théologie patristique, il est fort éloigné des préoccupations de l’Action catholique.

Tous deux partagent finalement un même positionnement catholique : un eschatologisme qui insiste sur la situation déchue du monde dominé par Satan, mais racheté par le Christ qui, dans la vie sacramentelle et liturgique, donne de vivre déjà ici-bas la fin des temps. La vie est donc essentiellement un combat spirituel et la victoire finale, garantie par celle du Christ, progresse lentement et individuellement malgré tous les signes de l’endurcissement et de l’enracinement des hommes dans le péché. Pour le P. Bouyer, ses ouvrages mettent en évidence la chose 8). Pour Tolkien, plusieurs éléments ne manquent pas d’intérêt. Sa dévotion et ses pratiques religieuses, typiques du catholicisme anglais des années 1930-1950 (adoration du Saint-Sacrement, culte marial, confession avant la communion), présentent des particularités dans ce cadre lui-même. S’appuyant sur les prières cultuelles, il les fait primer sur l’assistance identitaire tout en les unifiant dans une attitude spirituelle : la joie, la miséricorde divine 9). Ensuite, il affirme sa conscience de la déchéance du monde depuis le péché originel. D’un autre côté, il veut reconquérir la création à la suite du Christ. On relèvera ici l’exorcisme auquel il procède sur le magnétophone qu’il utilise pour la première fois. S’il y a ici son hostilité à la technique, expression pour lui de la déchéance du monde, il y a plus profondément une insistance sur le conflit entre Dieu et Satan : les chrétiens participent à la reconquête du monde, de la même manière que le rituel baptismal prévoit l’exorcisme de l’huile et de l’eau qui vont servir au baptême 10).

Ce catholicisme eschatologique doit beaucoup à la pratistique des IIIe-Xe siècles (voire jusqu’à l’apparition de la scolastique). Antiquité et moyen âge sont donc une culture commune, loin des romans courtois ou de la geste arthurienne qui sont, plus que tous autres, identifiés à la littérature médiévale. Comment donc, dans ces circonstances, le merveilleux médiéval peut-il être remis en circulation par Tolkien et le P. Bouyer ?

Il faut ici se pencher sur un sujet déjà largement abordé, dans le cas de Tolkien, celui du mythe, car le P. Bouyer a lui aussi une pensée du mythe, liée à celle de Tolkien.

On empruntera de nouveau un chemin historique. Le mythe est une des questions centrales dans la pensée catholique depuis la fin du XIXe siècle. Par le biais des découvertes archéologiques et littéraires moyen-orientales, la proximité des récits bibliques avec les mythes sumériens et assyriens a été mise en évidence. Conjuguée au développement de l’exégèse historico-critique à partir des années 1850, elle remet en cause l’historicité de l’Ancien et du Nouveau Testament. Située historiquement, la Bible n’est plus qu’une collection d’histoires comparables aux multiples autres histoires des autres traditions religieuses expliquant elles aussi l’origine du monde et du mal, et établissant les rapports entre les dieux et les hommes. The Golden Bough (première édition en deux volumes 1890, troisième en douze volumes en 1911-1915, avec un treizième volume en 1935) de James George Frazer (1854-1941) est une des meilleures expressions de ces démarches. Cette application des nouvelles sciences religieuses en constitution aux croyances chrétiennes débouche, dans le catholicisme, et dès la fin du XIXe siècle, sur la crise moderniste. Les tentatives pour tenir ensemble la recherche scientifique et les formulations dogmatiques se multiplient, débouchant finalement dans des traumatismes humains et intellectuels importants. En Angleterre, le jésuite George Tyrell (1861-1909) est la principale victime (il est exclu de la Compagnie en 1906 et privé des sacrements en 1907), alors que le baron Friedrich von Hügel (1852-1925) est protégé par son statut de laïc. Le catholicisme français, marqué particulièrement par l’excommunication du prêtre Alfred Loisy (1857-1940) en 1908, porte ce sujet jusqu’à Vatican II, et même au-delà. Le remodelage théologique le plus symbolique est réalisé par le luthérien allemand Rudolf Bultmann (1884-1976). Exerçant une influence pan-européenne, dans le protestantisme et dans le catholicisme, il distingue dès son premier livre, Jésus (1926) le« Jésus de l’Histoire », inatteignable, du « Christ de la foi », fruit des constructions des premières communautés chrétiennes. Ses travaux théologiques et exégétiques le conduisent à appeler à la « démythologisation » du christianisme, pour épurer la foi atteinte par la rationalisation qu’est en fait le mythe qui inclut du merveilleux dans la vie de Jésus 11).

Cette question n’atteint Tolkien et le P. Bouyer que dans les années 1930. Tolkien se fait peut-être sa religion sur la question plus tôt. Mais le premier témoignage disponible remonte à la conversion de Clive Staple Lewis au christianisme en 1931. Quant au P. Bouyer, il refuse les conclusions de Maurice Goguel (1880-1955), doyen de la faculté de théologie du séminaire protestant de Paris, sur la non résurrection du Christ. Les cours d’Oscar Culmann qu’il suivra à Strasbourg le conduiront à juger impossible de séparer exégèse néo-testamentaire et pensée patristique. Tolkien et le P. Bouyer traitent finalement ce problème de manière comparable. Ils s’inscrivent dans le cadre de la crise anti-moderniste et de l’impératif de l’historicité des Evangiles et d’une historicité à préciser de l’Ancien Testament (en particulier la Genèse), et développent des réflexions personnelles. Tolkien a ainsi réfléchi en restant en contact avec « […] la main ferme d’Alma Mater Ecclesiae comme guide. » 12) Par-delà leur appropriation critique de l’exégèse historico-critique, et plutôt que de se battre sur la plan de l’historicité, ils changent la définition du mythe afin d’aborder autrement la question de l’historicité. Tolkien exprime ses positions dans Mythopoeia (1931), On Fairy Tales (1938) et ses lettres (en particulier en 1944 et 1945). Le P. Bouyer formalise sa pensée dans Le Père invisible (1976), Le métier de théologien (1979) et Les lieux magiques de la légende du Graal (1986).

Notons d’abord chez Tolkien une manière usuelle d’articuler le rapport du mythe et de l’histoire, spécialement lorsque la question s’applique à l’Eglise elle-même. Estimant qu’il n’est pas possible de se fonder sur les origines chrétiennes qui demeureront inconnaissables scientifiquement, il valorise le développement historique du christianisme. Plus qu’une déperdition dans toutes les évolutions dogmatiques, rituelles, institutionnelles, plus qu’une dégradation par empilement d’éléments extérieurs à la substance originelle du christianisme, il voit en ces déploiements l’expression même de la substance. Cette position, antiprotestante, coïncide aussi avec les appels au retour à la pureté originelle du christianisme lors de Vatican II. L’intéressant est l’image littéraire utilisée : l’arbre, issu d’une graine, laquelle a disparu mais a produit cet arbre contenu en elle. L’histoire du christianisme devient ainsi sacrée, elle est une des dimensions de la Révélation – si l’on pousse aux limites la formule : « […] l’Histoire d’une chose divine est sacrée » 13).

Cette approche imaginante d’un problème théologique produit par une déstabilisation scientifique se retrouve lorsque sont approchés le mythe et le conte de fées. Tolkien pense le mythe et sa foi par le biais de la littérature. Le catholicisme n’est pas d’abord un corps de doctrine à croire et de pratiques à respecter, mais une histoire, celle des relations entre Dieu et l’homme. Alors que le catholicisme intransigeant dramatise l’histoire de l’Eglise, Tolkien dramatise l’histoire du salut. L’accent est déplacé de la communauté, comme acteur principal qui suscite l’adhésion ou le refus, à Dieu, comme auteur, décorateur, scénographe, décorateur, metteur en scène, acteur, etc. Ou, pour prendre des termes moins théâtraux, Dieu est l’auteur d’une histoire, celle de l’homme et du monde, dont il est en même temps l’acteur principal. Le créateur littéraire est présent en esprit et en réalité dans sa création, entrant dans son œuvre et la vivant tout en continuant à la créer. Ce Dieu auteur, artiste, est pensé à partir de la beauté plutôt qu’à partir de la vérité. Mais la beauté de sa création se révèle vraie car elle est bonté suscitant la joie, révélée dans l’histoire même qui s’y déploie par la résurrection, eucatastrophe par excellence. A partir de ces bases, Tolkien peut estimer que l’histoire de Jésus est un vrai conte de fées vrai : un vrai conte de fées et un conte de fées vrai. Le mythe est donc historique, car l’histoire du monde primaire (le réel) assume tout ce que le mythe apportait dans le monde secondaire (l’imaginaire).

Cette conception de Dieu dépend en fait de l’anthropologie tolkienienne, qui définit l’homme comme un être imaginant. C’est parce que l’homme imagine que la théologie doit être restructurée de manière à ce que l’imagination participe au salut de l’homme. D’où la nécessité de penser un Dieu « Artiste suprême » et « Auteur de la Réalité » 14). La religion n’est plus vraiment ce qu’elle était ou devrait être – ou ce que l’on pense qu’elle est depuis les XVIIe-XVIIIe siècles, lorsqu’elle fut réduite à un corps de doctrine. Plus largement, la consonance de Tolkien avec la théologie du « tiers parti » eschatologique des années 1950 conduit à considérer qu’il s’inscrit dans un mouvement plus large. Le P. Bouyer fit lui aussi revivre la distinction patristique de l’économie (la révélation de Dieu dans l’histoire) et de la théologie (la révélation de Dieu en lui-même), la première permettant d’accéder à la seconde. Il présente également les relations entre l’homme et Dieu comme une histoire, ayant bien commencé, tournant très mal très vite et s’achevant merveilleusement de manière inattendue. Dans le même courant, le P. Hans Urs von Balthasar, proche du P. Bouyer, a développé successivement à partir de 1961, une théologie esthétique, structurée autour des notions de gloire et de beauté, puis une théologie dramatique, autour de la notion de drame explicitement empruntée au théâtre 15).

L’approche du P. Bouyer est beaucoup plus directement théologique, mais ses analyses puisent à des sources variées : les sciences des religions (Georges Dumézil, Mircea Eliade, mais également vraisemblablement Claude Levi-Strauss) et Tolkien, rencontré après la publication du Seigneur des Anneaux 16). Il part de la même prémisse que Tolkien : la déchéance du monde pèse sur les mythes, essais organiques d’explication du cosmos en exploitant les dimensions symboliques intrinsèques à l’homme. Œuvre originelle et originante de l’intelligence pour comprendre la réalité, le mythe ne peut être nié ni rejeté définitivement, car il est la base intrinsèque sur laquelle la pensée se construit. Lui seul est aussi capable de dire, en tant que pensée symbolique, une vérité efficace du monde et de l’homme que la pensée rationnelle ne peut absolument formuler. Mais, comme toute réalité humaine, il lui faut être sauvé, ce que Dieu lui-même réalise par sa Parole qui lui donne une figure inattendue que l’homme n’aurait pu penser 17).

Le P. Bouyer redonne donc, au sein de l’exégèse et de la théologie, une légitimité au mythe, jugeant même nécessaire la pérennité du mythe dans le christianisme. La pensée mythique et ses symboles complètement ressaisis par Dieu sont désormais plus que jamais disponibles pour une catéchisation propédeutique de l’homme moderne, en anticipant à leur manière l’attente eschatologique. Les auteurs de féérie peuvent non seulement explorer toutes les potentialités du cosmos ou rechercher un éden perdu, mais exprimer aussi le renouvellement total du cosmos déjà réalisé et encore à venir.


Chez Tolkien et le P. Bouyer, la fonction mythopoétique a comme rôle le plus noble de faire goûter la réalité du Royaume dès ici-bas, les biens spirituels donnés par Dieu c’est-à-dire la joie du salut donné et reçu. Il y a ainsi une dimension à tout le moins eschatologique et sacramentale de la littérature féérique, qui la rapproche de la liturgie, fort importante pour le P. Bouyer, jamais négligée par Tolkien : pour le mouvement liturgique, la liturgie est l’espace naturel de la vie chrétienne, lieu et temps où est déjà vécu ici bas la fin des temps, par le biais de symboles efficaces, réalisant ce qu’ils signifient.


Parti à la recherche d’une influence du catholicisme sur le choix du merveilleux médiéval, on débouche dans une réflexion sur le mythe sans achever vraiment la quête. Encore que. L’interprétation théologique du mythe justifie l’utilisation, dans le cadre du féérique, du merveilleux médiéval – et de toute autre merveilleux également. Le matériel mythologique européen, marqué ou non par le christianisme, devient un réservoir inépuisable pour sub-créer. Cette utilisation littéraire est pour le créateur intrinsèquement chrétienne, car réalisée par un homme racheté qui vit la tension eschatologique. L’insertion dans le vrai conte de fées vrai qu’est l’Evangile permet d’œuvrer à son tour à un vrai conte de fées, en déployant dans sa propre féérie les fruits de la féérie vraie. Le choix précis du merveilleux médiéval relève alors simplement de la souveraine liberté du sub-créateur médiateur du Créateur, en fonction de ses goûts et de ses objectifs.


Tolkien et le P. Bouyer auraient donc théologisé leur plaisir littéraire afin de justifier leur écriture ? Cela pourrait être le cas, si le contenu n’était compatible avec le christianisme ou explicitement chrétien. Mais l’on postule peut-être trop rapidement, pour Tolkien, que l’œuvre littéraire est catholique. S’ouvre alors une étape ardue et disputée : la compréhension précise des relations entre son catholicisme et ses écrits 18). Bref, on débouche sur un travail à continuer – et donc sur des écrits à produire encore, sous la forme universitaire, laquelle est sans doute celle que les chercheurs utilisent pour rationaliser leur propre plaisir de lire et d’écrire.

Voir aussi
1) Est-il nécessaire de présenter Tolkien ? Sur Louis Bouyer (1914-2004), pasteur luthérien en 1937, converti au catholicisme en 1940, prêtre en 1941, oratorien, théologien et liturgiste : Louis Bouyer, Le métier de théologien. Entretiens avec Georges Daix, avant-propos de Georges Daix, hommage du cardinal Jean-Marie Lustiger, préface de Hans-Urs von Balthasar, postface de Jean Duchesne, Genève, Ad Solem, 2005 (Paris, France-Empire, 1979), ses Mémoires, datant du début des années 1980, encore inédites mais dont le manuscrit dactylographié avec correction manuscrites circulait à son initiative sous forme de photocopies, et « Révérend Père Louis Bouyer, de l’Oratoire (1913-2004) : Bibliographie », Communio. Revue internationale catholique, t. XXX/1, n° 177, 01-02/2005.
2) La lettre 151 (« Le Seigneur des Anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique ; de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillé. », à Robert Murray sj, 02/12/1953, J. R. R. Tolkien, Lettres, édition et sélection de Humphrey Carpenter avec l’assistance de Christopher Tolkien, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2005 [ci-après Lettres], p. 246) suscite des analyses opposées : Catherine Madsen, « ̉”Light from an invisible lamp”. Natural religion in The Lord of the Rings », Tolkien and the Invention of Myth. A Reader, Jane Chance ed., Lexington, The University Press of Kentucky, 2004, pp. 35-48 (Le Seigneur des Anneaux échappe aux constructions historiques du christianisme pour retrouver les fondements de la croyance – s’appuie sur une définition du christianisme qui procède de positions religieuses particulières) ; en sens contraire Jared Lobdell, The World of the Rings. Language, Religion and Adventure in Tolkien, Chicago, La Salle, Open Court, 2004, ch. 3, Joseph Pearce, Tolkien Man and Myth, London, HarperCollinsPublishers, 1998, Tolkien. A Celebration. Collected Writings on a Literary Legacy, Joseph Pearce ed., London, Fount, 1999 (dont Charles A. Coulombe, « The Lord of the rings. A Catholic view », pp. 53-66 et Joseph Pearce, « Tolkien and the catholic literary revival », pp. 102-123), Bradley J. Birzer, J.R.R.Tolkien's sanctifying Myth. Understanding Middle-Earth, foreword by Joseph Pearce, Wilmington, ISI Books, 2003.
3) Sur le Graal du P. Bouyer, Isabelle Cani, Le Graal en question. Un mythe pour sortir de la modernité, Paris, Dervy, 2005.
4) Daniele Menozzi, « L’Eglise et l’histoire. Une dimension de la chrétienté de Léon XIII à Pie XII », La chrétienté en débat. Histoire, formes et problèmes actuels, Paris, Les Éditions du Cerf, 1984, pp. 45-75 ; Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France (XIXe-XXe siècles), Paris, Les Éditions ouvrières, coll. « Églises/Sociétés », 1988, pp. 107-131 ; Rêves de chrétienté, réalités du monde. Imaginaires catholiques, Acte du colloque, Louvain-la-Neuve, 4-6 novembre 1999, textes réunis par Laurence Van Ypersele et Anne-Dolorès Marcelis, Paris, Louvain, Les Éditions du Cerf, Presses Universitaires de Louvain, Université catholique de Louvain, coll. Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres, 2001.
5) Adrian Hastings, A History of English Christianity, 1920-1990, London, Philadelphia, SCM Press, Trinity Press International, 3e éd. 1991 ; Edward Hutton, « Catholic English Litterature », The English Catholics. 1850-1950. Essays to commemorate the centenary of the restoration of the Hierarchy of England and Wales, George Andrew Breck ed., foreword by Cardinal Griffin, London, Burn Oates, 1950, pp. 515-558.
6) On poursuit ici les analyses de J. Lobdell, op. cit., pp. 1-24. Sur les lectures de jeunesse du P. Bouyer, Les lieux magiques de la légende du Graal, op. cit., p. 10, et Mémoires.
7) Lettre 306 à Michael Tolkien, 25/08/1967, 11/10/1968, Lettres, op. cit., pp. 553-554.
8) . Bouyer, Le Mystère pascal (Paschale sacramentum). Méditation sur la liturgie des trois derniers jours de la Semaine Sainte, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. Lex orandi, 1945, La vie de saint Antoine, Essai sur la spiritualité du monachisme primitif, Abbaye Saint-Wandrille, Éditions de Fontenelle, coll. Figures monastiques, 1950, Le sens de la vie monastique, Turnhout, Paris, Éditions Brepols, coll. Tradition monastique (n° 2), 1950. Sur l’eschatologisme du catholicisme français, Paul Airiau, L’Eglise et l’Apocalypse du XIXe siècle à nos jours, Paris, Berg International, coll. Sciences sociales et représentations, 2000 ; Etienne Fouilloux, « Une vision eschatologique du christianisme : Dieu vivant (1945-1955) », Au cœur du XXe siècle religieux, Paris, Éditions ouvrières, coll. Église/Sociétés, 1993, pp. 277-305 et Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Antrhopologiques, pp. 99-191.
9) Lettres 54 à Christopher Tolkien, 08/01/1944, 89 à Christopher Tolkien, 07-08/11/1944, 250 à Michael Tolkien 01/11/1963, Lettres, op. cit., pp. 101, 146-151, 471-478.
10) Lettre 55 à Chrisopher Tolkien 18/01/1944, Lettres, op. cit., pp 102-103 ; George Sayer, « Recollections of J. R. R Tolkien », Tolkien. A Celebration. Collected Writings on a Literary Legacy, op. cit., pp. 1-16.
11) Jean Rivière, Le modernisme dans l’Eglise, Paris, 1929 ; Emile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque de l’humanité, 3e éd. rev., 1992 (1962). Sur Bultmann, éléments dans André Malet, La Pensée de R. Bultmann, préface de Rudolf Bultmann, Genève, 1962, 2e éd. 1971.
12) Lettre 96 à Christophe Tolkien, 30/01/1945, Lettres, op. cit., p. 161.
13) Lettre 306 à Michael Tolkien, 25/08/67-11/10/1968, Lettres, op. cit., p. 551.
14) Lettres 89 à Christopher Tolkien, 07-08/11/1944, 96 à Christopher Tolkien, 30/01/1945, Lettres, op. cit., pp. 148-149, 159-164.
15) Hans Urs von Balthasar, Herllichlkeit : eine theologische Ästhetick, Einsieldeln, Johannes Verlag, 1961-1969 (La Gloire et La Croix : les aspects esthétiques de la Révélation, Paris, Aubier, coll. Théologie, 1965-1983), Theodramatik, Einsieldeln, Johannes Verlag, 1973-1983 (La Dramatique divine, Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, coll. Le Sycomore, série Horizon puis série Horizons, 1984-1993).
16) Citation et référence à Tolkien par le P. Bouyer : Le métier de théologien, op. cit., pp. 114-117, Les lieux magiques de la légende du Graal, op. cit., pp. 12, 40, 78-79. Sur les relations entre le P. Bouyer et Tolkien, Michaël Devaux, « Louis Bouyer et J.R.R Tolkien : une amitié d’écrivains», Tolkien, les racines du légendaire (La Feuille de la Compagnie, Cahier d’études tolkieniennes, n° 2), études réunies sous la direction de Michaël Devaux, Genève, Ad Solem, automne 2003, pp. 85-146.
17) L. Bouyer, Le métier de théologien, op.cit., p. 107, Le Père invisibile, Paris, Les Editions du Cerf, 1976, spécialement pp. 27-30.
18) Une approche historique permettrait de donner une base plus solide aux débats, et plusieurs directions seraient à envisager : la relation entre le texte de la Bible en tant que Révélation manifestée dans l’histoire de l’humanité et les textes de Tolkien en tant que mythologie elfique de l’Europe du Nord-Ouest, antérieure au Christ, à rapprocher donc a priori, quant à leur rapport à la Révélation des autres mythologies non chrétiennes (mais Tolkien écrivant après le Christ, le rapport n’est pas tout à fait le même) ; des études ponctuelles sur certains épisodes ou personnages pour y peser les référents chrétients et les modalités de leur apparition et fonctionnement ; l’utilisation de la notion patristique et médiévale de « type » comme grille d’analyse (sur ces deux derniers points, Paul Airiau, « La chute de Gandalf dans la Moria », Tolkien, trente ans après (1973-2003), ss dir. Vincent Ferré, Paris, Christian Bourgois, 2004, pp. 103-115).
 
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