Littérature et art : le lien entre image et texte dans l’œuvre de J.R.R. Tolkien

Cloé Dottor - septembre 2012
Note de lectureNotes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n'est requise.

Introduction

J.R.R. Tolkien est surtout connu pour son œuvre littéraire. Pourtant, il a illustré de nombreux passages des ses écrits, que ce soit pour ses enfants comme dans les Lettres du Père Noël ou Monsieur Merveille, ou dans le reste de son œuvre. Certaines de ces illustrations ont été regroupées dans des ouvrages comme Peintures et aquarelles ou encore J.R.R. Tolkien, artiste et illustrateur. Dans Du Conte de Fées, Tolkien utilisait la métaphore de la soupe pour montrer l’importance du récit plutôt que de ses sources. Il défend ainsi une inspiration ou une intertextualité inconsciente et une écriture forcément influencée par la culture personnelle de l’auteur. De la même façon, nous ne chercherons pas à déterminer si Tolkien s’inspire d’une œuvre ou d’une autre pour ses illustrations, mais plutôt de l’utilité de ses illustrations à l’intérieur de l’univers qu’il a créé. Pourquoi représenter spécifiquement un emblème, un paysage, un personnage ? En quoi ses images intègrent-elles et complètent l’œuvre ? Tolkien met en évidence la valeur symbolique de ses dessins. En effet, il est très difficile de les interpréter sans texte. On peut diviser ses illustrations en deux catégories principales, l’emblème et la représentation de lieu, dont nous donnerons des exemples tirés du Silmarillion et du Seigneur des anneaux.

L’emblème

Melian

  • Parution : The Silmarillion, chap. IV, 1977 ; J.R.R. Tolkien : Artiste et Illustrateur, 1995, n°193, p. 196.

Tolkien a réalisé plusieurs emblèmes héraldiques correspondant aux familles elfes et Valar. Celui de Melian est un des plus développés, et relève d’une logique interne en lien avec le récit. C’est aussi une exception, puisque Melian n’est ni une Vala, ni une elfe, mais une Maia. Le choix de dessiner l’emblème plutôt que Melian elle-même est cohérent par rapport à l’intrigue principale : les symboles représentent mieux sa personnalité que ne le ferait l’apparence physique. Le fait de ne pas la dessiner directement permet au lecteur d’avoir une représentation personnelle de ce qu’est physiquement une Maia plutôt qu’une vision imposée. L’emblème est ainsi un moyen de suggérer plus que de montrer par le biais de symboles à décoder. Il représente Melian, mais est également influencé par ses relations avec les autres personnages de l’histoire. Le choix du bleu, c’est-à-dire l’azur héraldique, comme couleur dominante, fait allusion à la nuit, et rappelle à la fois des éléments de la vie de Melian et ses affinités : elle a longtemps parcouru les jardins de Lórien, mais elle est aussi la femme d’Elwë, assimilé à la lune . On retrouve d’ailleurs dans les emblèmes du couple le symbole de l’étoile et la présence de l’argent héraldique. Les formes rappelant celles des fleurs font directement allusion à sa parenté avec Yavanna. L’illustration se construit par ailleurs dans une logique d’ouverture : la répétition en plusieurs cercles, mais surtout les pétales radiants donnent une image positive de la nature et de l’expression de Melian par le chant et par la magie. Le choix de doubler les cercles donne en contrepoint une impression de protection ; rappelons que Melian a créé l’anneau éponyme, une frontière magique infranchissable pour ses ennemis et qui permet de protéger notamment sa fille Lúthien, dont l’emblème est lui aussi une fleur.

Pour cette illustration, Tolkien choisit les couleurs d’une nuit idyllique, argent et bleu, et privilégie crayon et encre. Cela permet de nombreuses nuances au sein même du symbole héraldique, et révèle la richesse du caractère de Melian. Pourtant, le choix des couleurs froides la place clairement du côté de la distance ; si une partie des symboles peut être décrypté, texte et image mettent en évidence la part de mystère du personnage, sans qu’on ne puisse jamais réellement avoir accès à ses pensées. Cette distance se retrouve dans le texte par l’emploi d’une focalisation externe, faisant de Melian un personnage historique plus qu’une personnalité dont on perçoit les sentiments. De la même façon, le choix de l’emblème héraldique donne des informations mais reste neutre sur le plan sentimental. Image et texte renseignent le lecteur de façon différente : l’emblème demande obligatoirement à être décrypté, et ne peut être expliqué que par le texte. Pourtant, le texte sans emblème ne fait que mentionner des noms de personnage sans parvenir à révéler leur importance dans la vie de Melian. Le fait qu’ils soient intégrés à l’emblème leur redonne leur juste valeur, notamment à Lórien. Melian s’affirme et acquière une véritable personnalité en-dehors du couple qu’elle forme avec son mari, et qui est la raison principale de ses apparitions dans l’intrigue du Silmarillion.

Les Portes de la Moria

  • Parution : Le Seigneur des anneaux, livre II, chap. 41) ; J.R.R. Tolkien : Artiste et illustrateur, 1995, n°154, p. 159.

Il convient de s’interroger sur le rôle de cette illustration au sein du Seigneur des anneaux. En effet, c’est la seule présente dans l’intrigue même, et une des seules de l’ouvrage si on prend en compte les cartes. Pourquoi choisir de l’intégrer ? Rappelons que la publication du Seigneur des anneaux se fait dans le contexte de sortie de la Seconde Guerre mondiale. Les éditeurs, manquant de moyens, décident de séparer le récit de Tolkien en trois parties. Si Tolkien a insisté pour intégrer cette illustration à l’ouvrage, c’est donc qu’elle revêtait une importance particulière à ses yeux. L’illustration et le texte sont construits dans une relation de complémentarité autour de la représentation d’une porte aux propriétés magiques : il faut prononcer une formule spécifique, sinon elle ne s’ouvrira pas. L’illustration donne un aperçu global et immédiat de ce qui est décrit dans le texte. Elle permet de représenter picturalement l’écriture elfique, intégralement créée par Tolkien. Le texte, lui, traduit la symbolique mise en place par l’illustration mais lui donne aussi une profondeur par le biais de la description. Le premier lien entre le texte et l’illustration est celui de l’écriture, mais les deux média permettent également de renforcer le lien entre le lecteur et les personnages de l’histoire par le biais d’une temporalité spécifique. Le traitement de la porte elle-même est différent, axé à la fois sur le symbolique et la description.

Illustration comme texte sont avant tout un moyen de mettre en valeur les langues inventées par Tolkien. C’est en effet par ce biais qu’est née l’intégralité des fictions de l’auteur, comme il le rappelle dans un brouillon de la lettre 297 à Monsieur Rang :

« Il faut souligner que ce processus d’invention était/est une entreprise privée commencée dans le but de me procurer du plaisir en donnant forme à mon « esthétique », ou goût, linguistique personnelle, et à ses évolutions. Il a largement précédé la composition des légendes et des « Histoires » dans lesquelles ces langues pouvaient trouver une « réalisation » ; l’essentiel de cette nomenclature est construit à partir de ces langues préexistantes, et lorsque les noms propres qui en résultent possèdent une signification analysable (ce qui est fréquent), elle n’est pertinente qu’à l’intérieur de la fiction dans laquelle ils sont intégrés2). »

Cette volonté de mettre en valeur un langage de son invention se retrouve à la fois dans l’illustration et dans le texte. Dans l’illustration, l’écriture est présente de deux façons distinctes : d’abord sous forme originelle, puis en traduction en bas de page. Dans les deux cas, le choix de l’écriture révèle un souci de minutie de la part de l’auteur. L’alphabet utilisé est le tengwar : les lettres sont fluides, les rondeurs ajoutent de l’élégance et de l’harmonie en lien avec la langue exprimée. L’écriture joue un rôle d’ornementation pour le lecteur incapable de comprendre cet alphabet de lui-même, les arrondis complétant la décoration de la porte. La traduction, elle, est située à part, comme une légende. Les lettres sont soigneusement calligraphiées et indiquent la prononciation en alphabet latin. Le complément d’information est destiné au lecteur, et se fait en contrepoint de la traduction que l’on trouve dans le texte ; Tolkien représente ainsi les différentes étapes de la traduction en passant du texte original à sa transcription puis enfin à sa compréhension. Le choix de la calligraphie fait référence à un travail à la main donnant l’impression qu’un copiste a accompli la reproduction avant le passage à l’imprimerie, puisque le lecteur tient le livre dans ses mains. L’illustration dans son ensemble revêt ainsi un caractère ancien, voire archaïque.

Le texte, lui va plus loin. S’il donne une traduction correcte, il montre que savoir lire les signes ne signifie par forcément comprendre les mots. En effet, la compagnie est incapable d’ouvrir la porte malgré les indices donnés. Tolkien représente ici les limites du langage, ce qui ne peut être dit ou compris malgré la bonne lecture du sens. L’illustration seule est capable de donner une clé de lecture, puisqu’elle représente les mots qu’il faut dire dans la langue dans laquelle il faut les dire ; étrangement, c’est donc l’illustration qui offre la compréhension tandis que le langage reste flou. Tolkien oppose ainsi écrit et oral. Les mots gravés dans la roche sont pérennes, mais l’oral, lui, disparaît. Les paroles de Gimli défendent cette idée :

« Mais le souvenir du mot ne s’est pas perpétué. Narvi, son art et tous ceux de son genre ont disparu de la terre3). »

Le code pour ouvrir la porte, transmis de bouche à oreille, a disparu en même temps que la population. La compagnie se doit donc d’interpréter les symboles écrits pour trouver un moyen d’entrer.

Illustration et texte développent en parallèle un lien différent à la temporalité. L’illustration fait référence au métatexte, et en particulier aux conditions de l’intégration de l’illustration dans le reste de l’œuvre. Rappelons que le narrateur du Seigneur des anneaux est inconnu, mais que le système repris semble être celui du 18ème siècle selon lequel un éditeur trouve un manuscrit contenant le journal des événements survenus dans la vie du personnage principal. L’éditeur, jouant le rôle du narrateur, adapte le récit pour le grand public. La légende de l’illustration pourrait alors être de sa main. Nous avons déjà évoqué l’idée d’un copiste, qui montre les différentes échelles de temporalité auxquelles fait référence l’image : un passé ancien et révolu, le moment de la copie lui-même, et la temporalité du lecteur, confronté à ce monde ancien. Dans le texte, les personnages sont situés au même niveau que le lecteur : la porte représente le même monde ancien et la lecture de la phrase en traduction le moment de la copie. Le caractère ancien se traduit par le fait que ni le lecteur, ni les personnages ne peuvent déchiffrer correctement les symboles auxquels ils font face. Finalement, ce sont les personnages qui trouvent la solution de l’énigme, ce qui permet au lecteur de poursuivre sa lecture. On retrouve ainsi un même mouvement : l’illustration concrétise les symboles que le texte explicite.

En effet, l’illustration est entièrement orientée vers la symbolisation. Les traits sont simplifiés au maximum pour former une œuvre épurée, dont le superflu est banni. Les arbres, symboles du peuple elfe, se mêlent aux colonnes de pierres, symbole des Nains, pour montrer de façon concrète leur alliance. Les emblèmes des deux peuples se trouvent sur la porte : la couronne et les étoiles des sept maisons, ainsi que le marteau et l’enclume, symboles de la forge, pour les nains, et l’étoile de la maison de Fëanor pour les elfes. Cette représentation plus importante des nains est compensée par le fait que seul un nom nain est cité, tandis que deux Elfes sont nommés : Narvi et Celebrimbor. Il convient de rappeler que la Moria est le seul endroit de l’univers tolkienien où Elfes et Nains ont réussi à vivre en communauté sans se faire la guerre, privilégiant le commerce et la fabrication d’objets magiques.

Texte et illustration sont faits pour se lire en complémentarité ; la description de la porte est brève, tandis que l’illustration permet de percevoir du premier regard ce que le texte ne fait qu’expliquer. Cependant, l’illustration ne saurait être comprise sans l’explication des symboles donnés par le texte. Si l’illustration donne une perception globale immédiate, c’est le texte qui décrit le mieux la porte en y ajoutant une texture mais surtout en faisant clairement intervenir le merveilleux. La description renforce l’impression d’ancienneté ; le narrateur insiste sur les différents signes d’usure rencontrés par les compagnons, comme le souligne la phrase « En dessous, bien que les fils fussent par endroits estompés ou entrecoupés, se voyait le contour d’une enclume et d’un marteau surmontés d’une couronne avec sept étoiles4) » Ces éléments ne sont pas représentés dans l’illustration pour conserver la force des symboles. Le merveilleux, lui, vient du fait que la porte ne peut apparaître que la nuit, à la lumière de la lune ou des étoiles, car elle est faite d’ithildin. C’est donc la description textuelle qui fournit les éléments picturaux qui viendront compléter la perception immédiate apportée par l’illustration. Cette dernière, au contraire, demande à être déchiffrée comme un manuscrit, puisqu’elle ne contient que des symboles dont le lecteur est ignorant. Tolkien s’amuse avec la frontière qui existe entre les deux média, l’illustration ne pouvant être comprise sans explication écrite, et l’écrit complétant l’illustration sans être capable de réellement la figurer. Si Tolkien représente directement les symboles, il prend l’habitude d’y mêler, dans une autre catégorie, la représentation géographique.

Les lieux

Taniquetil

  • Parution : The Silmarillion, 1977, chap. 1 ; J.R.R. Tolkien : Artiste et illustrateur, 1995, n°52, p. 56.

Chez Tolkien, les paysages sont un moyen de mettre en évidence une particularité de son univers, soit pour souligner le côté emblématique d’un personnage comme dans le cas du Taniquetil, soit pour mettre en évidence un point particulier de son œuvre. Pour cette illustration, Tolkien emploie la logique déjà présente dans les mythologies européennes pour mettre en lien un dieu et un lieu, comme Zeus attaché à l’Olympe ou Hadès aux Enfers. Ici, c’est Manwë, le plus grand des Valar, qui est représenté à travers son lieu d’habitation, situé au sommet de la montagne Taniquetil. L’image se construit selon une logique à la fois verticale et horizontale ; la verticalité est assumée par la montagne, construite triangulairement pour porter l’attention sur son sommet. L’horizontalité divise l’image de façon presque parfaite en trois couches d’air symbolisées par des couleurs différentes : la couche inférieure est celle du monde des mortels, dont les bateaux sont un élément. Elle est soumise à la temporalité du jour et de la nuit. La couche médiane, dans les nuages, symbolise la limite entre mortel et immortel tout en mettant en valeur la hauteur de la montagne, la plus grande du monde. La couche supérieure est celle qui attire le plus l’attention par le contraste des couleurs entre la luminosité du sommet et le noir, visiblement peint à la gouache pour renforcer son intensité. Le ciel étoilé sort la montagne de la temporalité terrestre et la ramène à un temps divin.

L’illustration représente également la domination que Manwë exerce sur les éléments : les couches d’air font allusion à son pouvoir particulier sur les vents, mais aussi à son don de prescience. En effet, il voit une part de l’avenir et récolte beaucoup d’informations, comme le rappelle le texte :

« Des esprits, sous les formes d’aigles et de faucons, ne cessaient d’entrer et de sortir de sa demeure. Leurs yeux pouvaient voir jusqu’au plus profond des mers et pénétrer les cavernes les plus secrètes5) ».

Cette domination sur le monde est symboliquement représentée par le soleil, la lune et les étoiles, qui forment eux aussi un cadre triangulaire dont la lumière du domaine de Manwë est le sommet, créant l’harmonie du monde de façon inébranlable. Cette lumière se diffuse de façon différente que celle du soleil ou de la lune, comme si elle était décomposée : une aura bleue succède à une aura blanche et une aura jaune ; la lumière semble alors surnaturelle et permanente, tandis que les rayons du soleil, grâce à l’emploi d’une aquarelle diluée, se diffusent plus naturellement, sans rupture. Le rôle de Manwë est également représenté par la montagne elle-même, puisqu’elle s’étend sur toute la largeur de l’illustration dans la première couche, marquant son lien à la terre, avant de disparaître dans les airs ; Manwë est donc celui qui fait le lien entre mortalité et divinité, puisqu’Ilúvatar, rappelons-le, est le dieu unique de l’univers tolkienien. Dans la première couche, la terre se mêle à la mer, notamment par le biais des nuances : elles se rapprochent de celle de la montagne, la seule différence étant marquée par les couleurs plus claires, presque blanc cassé. La mer est construite par teintes successives, mais qui se suivent en dégradé dans l’esprit du mouvement des vagues. La montagne, au contraire, est plus dure, marquée par le jeu de l’ombre et de la lumière, mais aussi par une délimitation blanche entre les couleurs qui donne une impression de rigidité et de rigueur.

La froideur générale de l’illustration rappelle cependant que la montagne, si elle représente un lien entre ciel et terre, est avant tout une forteresse destinée à protéger les Terres Immortelles. Elle forme une muraille naturelle infranchissable. Les couleurs froides s’opposent par ailleurs à celles de Melkor. Elles peuvent faire allusion à l’harmonie, la sérénité et la paix. Les seules couleurs chaudes employées sont utilisées pour symboliser le soleil, que ce soit le rouge de la voile du bateau, le sommet de la montagne ou le soleil lui-même. Le bateau est la seule présence d’activité avec le village qu’on peut apercevoir au loin, au pied de la montagne. Ils permettent de donner une idée de la dimension de la montagne et de la perspective, mais créent également le lien entre divinité et elfes. Ils renforcent la relation entre terre et mer puisque le village est celui des Teleri. Manwë se montre ainsi à la fois protecteur et accueillant envers les peuples sur lesquels il veille. Si l’image accentue l’attention sur la montagne elle-même et sa symbolique, on ne voit pas réellement Manwë.

Au contraire, le texte le présente en même temps que la montagne, et accentue les similitudes entre lieu et personnalité. La description physique est absente, remplacée par celle de la montagne, allant jusqu’à créer l’amalgame : par exemple, l’adjectif « plus grand » (highest) est utilisé pour qualifier Manwë et la montagne à la fois. On retrouve dans l’illustration les couleurs que Tolkien attribue au personnage de Manwë :

« Sa robe est bleue, bleue la flamme de ses yeux ; son sceptre est de saphir6). »

L’ensemble du texte donne l’impression d’une harmonie allant jusqu’à la fusion entre les éléments qui l’entourent et lui-même, comme s’il pouvait voir tout se qui se passe sur terre, la limite étant le royaume de Melkor. Le fait que Manwë vive avec sa femme Varda (il est le seul dieu à le faire, alors que plusieurs sont mariés) les présente comme les deux versants d’un même être, tandis que la proximité avec les Elfes et les enseignements qu’il leur apporte montre sa disponibilité. Manwë n’est jamais seul dans ce texte, mais fait partie d’une globalité, toujours mis en relation avec ses serviteurs, des éléments naturels ou les Elfes. L’image se construit donc une nouvelle fois en contrepoint du texte, en y apportant une dimension perceptible au premier coup d’œil, plus globale et plus intime.

Rivendell

  • Parution : The Lord of the Rings, 1954, livre II, chap. 3 ; J.R.R. Tolkien : Artiste et illustrateur, 1995, n°108, p. 117.

Le paysage de Rivendell illustre un des aspects majeurs de l’œuvre de Tolkien : sa relation au temps. Le lieu se présente comme un havre de paix aux marges du monde, un refuge pour les héros avant qu’ils se mettent en route, dans le Hobbit, mais aussi dans le Seigneur des anneaux. Rivendell est gouverné par l’elfe Elrond, détenteur d’un des trois anneaux de pouvoir des Elfes, Vilya, l’anneau de l’air. Les détenteurs de ces anneaux ont entre autres le pouvoir de conserver leur royaume sans qu’il dépérisse, et de le protéger des assauts du monde. Dans ce cadre, Rivendell se situe en marge, dans un lien qui représente la stabilité et l’immortalité. On retrouve cette idée dans l’illustration, qui n’est pas sans rappeler une image d’Epinal. Le fait que le titre soit calligraphié et que la scène soit encadrée par des décorations donne une impression de fixité, comme si la représentation était figée, sans évolution possible. Dans l’image elle-même, les éléments sont clairement délimités par des traits à l’encre noire ou des blancs. La pierre est omniprésente, et le seul élément mouvant de l’illustration est l’eau qui s’écoule au centre de l’image, toujours changeante mais éternelle. La conception du temps est ici différente de celle des Hommes. Elle est plus proche de celle des Elfes qui, du fait de leur immortalité, ne se concentrent pas sur les saisons qui passent mais plutôt sur la pérennité du lieu dans lequel ils vivent.

C’est l’idée que l’on trouve dans la description textuelle de Rivendell. Les hobbits se retrouvent immédiatement dans un état de pause en se plaçant temporellement dans un moment de repos dans leurs aventures :

« Les Hobbits continuèrent un moment à penser et à parler du voyage passé et des périls qui les attendaient7). »

Dans cet espace clos de l’intrigue, le temps lui-même semble s’être arrêté et ne plus avoir d’importance. La tournure impersonnelle et généralisante renforce cette image d’un endroit hors du temps :

« Et les jours s’écoulèrent ainsi, à mesure que chaque matin se levait beau et clair et que chaque soir suivait, frais et limpide. Mais l’automne déclinait rapidement ; peu à peu, la lumière dorée passait à l’argent pâle, et les feuilles attardées tombaient des arbres dénudés8). »

Le fait que l’on passe du jour aux saisons donne l’impression que le temps n’a plus d’importance. Dans l’illustration, le lien à la temporalité et aux saisons se fait de façon instinctive, puisqu’on ne peut déterminer objectivement de quelle saison elle date : la couleur générale de l’œuvre, avec sa dominance de gris et de blanc, peut faire penser à l’hiver, mais les verts peuvent être ceux de l’été, les fleurs du premier plan appartenir au printemps et les feuilles de l’arbre, plus tombantes, représenter l’automne. Les couleurs sont neutres, ni chaudes ni froides. Le seul bâtiment visible est en retrait ; son toit rouge attire l’attention puisque c’est la seule couleur marquée de l’illustration. Le ciel en arrière-plan donne une impression de profondeur à l’image, tandis que les montagnes isolent le bâtiment dans une sorte de cocon protecteur. Verlyn Flieger analyse le rapport de l’univers tolkienien au temps dans son ouvrage A Question of time :

« Le temps, comme Tolkien le concevait, n’était pas une simple progression vers l’avant mais un champ complexe de l’expérience comprenant le passé, le présent et le futur, un champ d’expérience auquel le rêve, la mémoire et le langage donnent tous accès9). »

Plutôt qu’un arrêt complet du temps, on peut évoquer une temporalité différente. Rivendell serait donc un lieu qui mêle passé et présent dans l’idée d’une préservation de ce qui a été. La différence réside dans le fait qu’il n’y a plus d’influence du futur, mais uniquement du passé, ce qui donne aux personnages une impression de sécurité et de stabilité. C’est également le sentiment que communique l’illustration : un lieu sans âge, qui a été là, qui l’est encore et le sera toujours.

Conclusion

Pour conclure, si les illustrations de Tolkien n’ont pas été publiées, elles ont été effectuées dans une logique de complémentarité avec l’œuvre écrite. Constituées sous forme de symbole, les images, une fois décryptées à l’aide du texte, donnent accès à une facette plus intime de la personnalité des protagonistes. L’auteur choisit le medium de l’illustration dans un esprit de paradoxe : à travers l’emblème ou le paysage, l’observateur perçoit mieux le personnage que s’il avait été représenté physiquement. Tolkien reste ainsi fidèle à ses textes, puisqu’il préfère les descriptions morales ou psychiques plutôt que physiques en se bornant à des détails. Le rôle du lecteur se trouve renforcé : il a la possibilité de laisser parler son imagination sans se faire imposer d’images. Le medium du dessin permet d’explorer une nouvelle facette de l’univers tolkienien, celle du symbole. Le texte, s’il le décrypte, ne permet pas d’aller aussi loin dans l’interprétation que l’illustration, qui ajoute des éléments supplémentaires à la connaissance de l’œuvre. A l’inverse, le texte ajoute des détails à l’illustration en lui donnant de la profondeur et du relief, en particulier dans la relation la plus travaillée, à savoir la porte de la Moria, seule illustration de Tolkien publiée de son vivant. L’auteur joue ainsi sur les failles de chaque medium pour créer une complémentarité entre illustration et texte. Ils en viennent à former un tout, pas forcément indispensable pour la compréhension générale de l’intrigue, mais plus important pour approfondir la connaissance d’un personnage ou la fonction d'un lieu

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Cette illustration est présente dans toutes les éditions du texte.
2) It must be emphasized that this process of invention was/is a private enterprise undertaken to give pleasure to myself by giving expression to my personal linguistic 'aesthetic' or taste and its fluctuations. It was largely antecedent to the composing of legends and 'histories' in which these languages could be 'realized'; and the bulk of the nomenclature is constructed from these pre-existing languages, and where the resulting names have analysable meanings (as is usual) these are relevant solely to the fiction with which they are integrated. J.R.R. Tolkien, Lettres, Paris, Christian Bourgois, 2005, p. 531
3) But what the word was is not remembered. Narvi and his craft and all his kindred have vanished from the earth. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, Paris, Christian Bourgois, 1995, p. 337
4) Below, though the threads were in places blurred or broken, the outline could be seen of an anvil and a hammer surmounted by a crown with seven stars. Ibid., p.335
5) Spirits in the shape of hawks and eagles flew ever to and from his halls; and their eyes could see to the depths of the seas, and pierce the hidden caverns beneath the world. J.R.R. Tolkien, Le Silmarillion, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 32
6) His raiment is blue, and blue is the fire of his eyes, and his sceptre is of sapphire. Idem
7) For a while the hobbits continued to talk and think of the past journey and of the perils that lay ahead. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des anneaux, ibid., p. 303
8) So the days slipped away, as each morning dawned bright and fair, and each evening followed cool and clear. But autumn was waning fast; slowly the golden light faded to pale silver, and the lingering leaves fell from the naked trees. Idem
9) Time, as Tolkien envisioned it, was not simple forward progression but a complex field of experience encompassing past, present, and future, a field of experience to which dream, memory, and language all gave access. Verlyn Flieger, A Question of Time, Kent, Kent university press, 2007, p. 26, ma traduction
 
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