Regards et visions chez Tolkien

Nicolas Frigot — <2001
Note de lectureArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
Extrait de son mémoire L'altérité et ses représentations chez J.R.R. Tolkien.

Dans les deux œuvres principales de Tolkien, Le Hobbit et le Seigneur des Anneaux, tous les personnages nous sont physiquement présentés. Ces descriptions sont révélatrices de l'altérité qui nous est montrée. Nous allons tenter de voir s'il existe une vision particulière de l'altérité menaçante au travers de ses figures les plus représentatives.

Gollum

Après son aventure du Hobbit, Gollum s'en est allé en Mordor. Déjà, l'Anneau l'avait transformé tel qu'il commençait de le faire avec Bilbon. La perte de l'Anneau Unique le transforme radicalement, et cette évolution est aussi marquée physiquement que psychologiquement. Voici comment Gollum nous est présenté dans le Seigneur des Anneaux : « Sam regarda et aspira vivement entre ses dents. Hhhou ! fit-il. Ça y est. C'est ce Gollum ! Par tous les serpents et vipères ! Et dire que j'avais pensé qu'on le gênerait avec notre bout d'escalade ! Regardez-le ! On croirait une sale araignée rampant sur un mur ! »
« Le long de la face d'un précipice à pic qui paraissait presque lisse au pâle clair de lune, une petite forme noire se mouvait, ses minces membres étalés. Peut-être ses mains et ses pieds mous et préhensiles trouvaient-ils des crevasses et des prises que nul Hobbit n'aurait jamais vues ou utilisées, mais on aurait dit qu'elle rampait simplement sur des pattes collantes, tel quelque grand insecte rôdeur. »
« Dans sa chute, il enroula ses jambes et ses bras autour de lui, telle une araignée dont on a rompu le fil de descente. »

Gollum est amaigri, le narrateur nous en informe : « ses minces membres étalés ». Il est un point sur lequel Sam et le narrateur s'accordent : Gollum ne ressemble plus à un Hobbit mais à une araignée géante, à un « grand insecte rôdeur ». Sam parle d'une « sale araignée » qui est repris en écho par le narrateur : « telle une araignée ». Gollum a régressé. D'aspect initialement civilisé, Gollum acquiert en partie à cause de l'Anneau une forme rampante et arachnéenne. Cette forme arachnéenne est fortement négative, ainsi que nous l'avons vu. Seuls ses yeux n'ont pas évolué, ce qui évoque à nouveau une possible dualité chez lui. Toute la description est orientée pour figurer une image primitive de monstruosité ; on peut relever : « serpents et vipères », « sale araignée rampante », « forme noire se mouvait, ses minces membres étalés », « pieds mous et préhensiles », « rampait […] sur des pattes collantes », « grand insecte rôdeur ». Nous avons pour Gollum l'évocation d'une image reptilienne pour signifier son évolution, d'un système de référence civilisé (Hobbit) à non-civilisé (monstruosité). Gollum appartient désormais plus à l'altérité menaçante que bienveillante. Son regard ne nous l'enseigne pas vraiment, le regard des personnages et de la narration si. Mais son regard s'est cependant transformé, tendant vers la monstruosité : « ses yeux pâles et venimeux ». Le venin rappelle le serpent et le monstre. Cette impression reptilienne est confirmée par son regard mi-clos, spécifique aux serpents : « Presque imperceptiblement, sa tête se tourna à gauche et à droite et une fente s'ouvrit d'abord dans un œil, puis dans le second. Les hobbits ne firent aucun signe. »

 Gollum © John Howe

Langue de Serpent, Saruman et Sauron

Gríma se définit déjà lui-même dans son surnom : Langue de Serpent. En effet lui aussi apparaît être une figure rampante : celle du serpent. Saruman est également assimilé à un serpent : « Mais, pendant un moment, Saruman fut ivre de colère. Il se penchait par-dessus la balustrade comme pour frapper le Roi de son bâton. Certains crurent soudain voir un serpent en train de se lover pour l'attaque. »

Langue de Serpent, ainsi que nous l'avons souligné, possède les yeux mi-clos, présente une image rampante, ce qui n'est pas sans rappeler l'image reptilienne. Saruman acquiert cette similitude, car il est tombé entre les griffes de Sauron, l'altérité menaçante par excellence. Et cette image de serpent que proposent Gríma et Saruman, Sauron en est l'illustration décuplée. Le témoignage de Pippin lorsqu'il a consulté le palantir est édifiant : « Il parut alors soudain me voir, et il se rit de moi. C'était cruel. C'était comme des coups de poignard. Je luttai. Mais il dit : « Un moment ! Nous nous reverrons bientôt. Dites à Saruman que cette friandise n'est pas pour lui. Je vais l'envoyer chercher tout de suite. Vous avez compris ? Dites seulement cela ! »
Puis il me couva du regard. Je me sentais tomber en morceaux, Non, non, je ne puis en dire davantage. Je ne me rappelle plus rien.
»

Quelles sont les caractéristiques du regard de Sauron :

  • Sauron est moqueur, fier de sa puissance : « il se rit de moi ».
  • Sauron est plus que moqueur : il est cruel. « C'était cruel ».
  • Le regard de Sauron est bien reptilien : « il me couva du regard », tel l'image du serpent qui contemple sa proie virtuelle.
  • Son regard est des plus perspicaces : « Je me sentais tomber en morceaux. »
  • On ne peut se détacher de son regard, hypnotique.

Les cinq remarques citées sont des archétypes de l'image mythologique du serpent : ruse, cruauté, chasse, intelligence, regard hypnotique. Cette réflexion se trouve confortée par le nom Sauron en lui-même : SAURON signifie abominable en ancien allemand, SAUROS signifie lézard en grec. David Day l'a bien compris : « Le nom du Seigneur des Anneaux Sauron et le mot grec sauros portent l'idée d'une menace car ils évoquent l'ère préhistorique reptilienne des dinosaures (étymologiquement terribles lézards) ». Sauron est bien le reptile suprême, son regard en témoigne. Son image n'est pas sans rappeler le serpent de la Genèse, archétype du Tentateur au regard séduisant voire hypnotique. Le rappel biblique est important, c'est sans doute un des mythes les plus universellement connu. Ce n'est pas par hasard que Tolkien a sélectionné cette analogie. Quoi de mieux en effet qu'un rappel du serpent de la Genèse pour évoquer l'altérité malveillante extrême et son regard ?

 Gríma © John Howe

Le Dragon

Qu'est-ce donc qu'un Dragon dans l'imaginaire collectif ? Un serpent géant ailé qui possède la faculté de cracher du feu. Voilà pour la représentation collective du Dragon. On peut souligner que l'aspect reptilien est hyper-développé : un serpent décuplé (géant) crache du feu, symbole de la monstruosité. Dans Le Hobbit voici comment est présenté Smaug : ”Smaug lay, with wings folded like an immeasurable bat, turned party on one side, so that the hobbit could see his underparts and his long pale belly crusted with gems and fragments of gold from his long lying on his costly bed.

En comparant Smaug à une chauve-souris (bat), le narrateur l'inscrit définitivement dans le monde reptilien. Mais surtout, nous avons connaissance de son regard : ”Smaug certainly looked fast asleep, almost dead and dark, with scarcely a snore more than a whiff of unseen steam, when Bilbo peeped once more from the entrance. He was just about to step out on to the floor when he caught a sudden thin and piercing ray of red from under the drooping lid of Smaug's left eye. He was only pretending to sleep ! He was watching the tunnel entrance ! Hurriedly Bilbo stepped back and blessed the luck of his ring.

Smaug, tout comme Langue de Serpent plus tard, garde les yeux mi-clos, en éveil permanent. D'après le choix de nos exemples, cela paraît être une caractéristique de l'altérité menaçante, toujours présentée comme reptilienne et comparée à ces animaux fictifs ou non. La présentation de ces personnages (Dragon, Gollum, Langue de Serpent, Sauron), le regard du narrateur est d'évocation reptilienne. Il faut aussi relever que le regard même de tous ces personnages fait l'objet d'une étude toute particulière et est systématiquement présenté par la narration. Le regard sur le regard soutient une attention pointue. Smaug n'échappe pas à cette règle. Son œil rouge mi-clos est significatif. La couleur rouge rappelle le sang et le feu, deux penchants de la monstruosité. La demi ouverture de son œil souligne, en rapport avec les autres personnages, l'aspect reptilien et la malice : il tente de cacher son regard, de le détourner de tout rapport d'échange direct. Le regard de l'altérité malveillante est donc hypnotique (l'exemple de Sauron) quand il est direct, et secret, piégeur et trompeur lorsqu'il est indirect. On voit bien ici la double fonction du regard maléfique : persuader et tromper. Dans son Bréviaire du Hobbit, David Day a mis à jour l'étymologie du mot Dragon et son analyse abonde dans notre sens : « Le mot grec drakon signifie serpent, mais est dérivé du mot grec Drakein signifiant regard, coup d'œil, éclair, rayon. Ainsi, le mot grec drakon évoque la notion de regard sauvage et l'idée d'un gardien féroce. De la même manière, le mot sanscrit darc a le sens de créature qui vous lance un regard mortel. » « En grec et en sanscrit, les mots désignant ce serpent monstrueux portent le sens de gardien au regard mortel, qui est aussi celui de gardien de trésor ou de lieu sacré. »

Le dragon ne déroge pas à la règle de l'altérité menaçante : c'est bel et bien un reptile intelligent, rusé, au regard particulier reflétant bien sa nature, avide de pouvoir : comme tout dragon qui se respecte, il garde un fabuleux trésor (les dragons mythiques de la Grèce Antique gardaient des trésors aussi célèbres que la Toison d'Or). Le regard dans son expression et sa présentation est un thème central de l'altérité et de ses représentations chez J.R.R. Tolkien.

 Smaug © John Howe

Les Nazgûl

Les neuf esprits servants de l'anneau présentent un visage particulier. Ils sont presque immatériels et on n'aperçoit de ces esprits que leurs yeux. Leur monture est également significative :
« La créature ailée lança contre elle des cris aigus, mais l'Esprit Servant de l'Anneau ne répondit rien, et elle resta silencieuse, comme prise d'un doute soudain. Une stupéfaction complète domina un moment la peur de Merry. Il ouvrit les yeux, et les ténèbres en furent retirées. Là, à quelques pas de lui, se trouvait la grande bête ; tout semblait sombre autour d'elle et, au-dessus, apparaissait le Seigneur des Nazgûl telle une ombre du désespoir. »
« La face de leur ennemi n'était pas tournée de son côté, mais il osait à peine bouger, redoutant que les yeux mortels ne tombassent sur lui. Lentement, lentement, il commença de s'écarter en rampant ; mais le Capitaine Noir, tout doute et malice envers la femme qu'il avait devant lui, ne lui prêtait pas plus d'attention qu'à un ver dans la boue. »
« Soudain, la grande bête battit de ses hideuses ailes, et le vent en était nauséabond. Elle s'éleva de nouveau d'un bond ; puis se laissa vivement tomber sur Eowyn, poussant des cris aigus et frappant du bec et des serres. »
« Du naufrage s'éleva le Cavalier Noir, grand et menaçant, la dominant de haut. Avec un cri de haine qui mordait ses oreilles comme un venin, il abattit sa masse d'armes. Le bouclier d'Éowyn vola en éclats, et son bras fut brisé ; elle tomba à genoux. Il se pencha sur elle comme un nuage et ses yeux étincelèrent ; il leva la masse pour tuer. »

Le chef des Nazgûl confirme les différentes remarques effectuées au sujet des diverses altérités menaçantes traitées. Ces conditions sont aussi vérifiées par sa monture. Celle-ci a une forte image reptilienne : c'est une créature ailée, poussant des cris aigus, une grande bête dotée de serres. A son sujet, David Day déclare : « […] quand les créatures de Sauron montent sur les monstres volants, ils ne peuvent être que les descendants des ptérodactyles de l'époque saurienne préhistorique. »

Sans aller aussi loin, nous ne pouvons que constater l'aspect fortement reptilien de cette créature. Le Seigneur des Esprits Servants de l'Anneau est strictement reptilien : il rampe et est plein de malice. « Ses yeux étincelèrent » prouve ici encore l'attention portée sur le regard. On sent dans son regard toute l'étendue de sa haine, le reflet de son âme (nous ne pouvons parler pour les Nazgûl d'un éventuel relais de l'esprit, sinon celui de Sauron). Comme Gollum, à un moindre degré, Langue de Serpent, Saruman, Sauron, les Nazgûl et leurs montures sont révélateurs d'un certain type d'altérité. A quel niveau ? Notre étude démontre que le regard joue un rôle prédominant dans cette révélation, en s'appuyant sur deux sous-niveaux renversant le rôle de l'œil. L'approche la plus évidente consiste à considérer le regard du texte, donc du narrateur, sur l'altérité menaçante. Nous avons pu mettre en lumière sans discussion possible que les principales figures de l'altérité menaçante sont toutes présentées sous un aspect reptilien. C'est le regard que porte le narrateur qui nous en informe. Ainsi que nous l'avons souligné, ce regard comporte une forte connotation symbolique : l'ère du reptile, c'est le degré zéro ou presque de l'évolution des espèces et l'analogie avec le serpent de la Genèse s'opère pleinement (ruse, tentation, mensonge). La seconde approche tend à rendre compte du regard propre à cette altérité menaçante. Ce regard nous est principalement communiqué par les personnages eux-mêmes. Leur vision du regard d'autres personnages appartenant à l'altérité menaçante complète le regard du narrateur. Mis à part Gollum, dont le regard souligne l'ancienne nature de hobbit, tous les personnages possèdent un regard en adéquation avec leur être. Parfois reflet de l'âme, parfois relais, quelquefois les deux (Sauron). Le regard sur et de l'altérité menaçante est donc riche en significations, le thème du regard en tant que premier rapport avec une altérité définie joue un rôle prépondérant dans les représentations de l'altérité dans les œuvres de J.R.R. Tolkien de notre corpus.

 Le Roi Sorcier © John Howe

Regard et indéfinition

Jusqu'à présent nous nous sommes attachés à montrer ce que le regard pouvait révéler et définir. Cette étude justifie l'intérêt porté à l'analyse du thème du regard. Mais il nous faut envisager également une dernière éventualité : le regard peut-il engendrer une indéfinition, un non-regard ? A travers trois exemples, nous allons mettre à l'épreuve du texte cette éventualité.

Gollum

Tout d'abord, dans sa rencontre avec Sam et Frodo, Gollum est défini par Sam : « on croirait une sale araignée rampant sur un mur ! » Le narrateur le confirme : « Dans sa chute, il enroula ses jambes et ses bras autour de lui, telle une araignée dont on a rompu le fil de descente. » Mais on trouve aussi d'autres termes de comparaison : le narrateur le compare à « quelque grand insecte rôdeur ». Plus loin, il choisit une autre image : « Soudain, avec une agilité et une rapidité foudroyante, Gollum bondit dans les ténèbres d'un seul saut, comme une sauterelle ou une grenouille. » Puis une nouvelle encore : « Il sembla un moment à Sam que son maître avait grandi et que Gollum s'était tassé : une grande ombre sévère, un puissant seigneur cachant son éclat dans un nuage gris, et à ses pieds, un petit chien geignant. », confirmée peu après : « […] comme un chien les invitant à la promenade ». Pour résumer, Gollum est à la fois comparé à :

  • une araignée ;
  • un grand insecte rôdeur ;
  • une sauterelle ;
  • une grenouille ;
  • un chien.

Ces cinq images différentes tiennent en six pages. C'est dire la complexité de cerner le personnage ! Les regards de Sam et du narrateur ne permettent pas d'identifier pleinement le personnage de Gollum. Mis à part le fait que Gollum se situe du côté de l'altérité menaçante et qu'il aborde un aspect reptilien, l'image canine sert à montrer l'autorité de Frodo sur lui par l'entremise de l'Anneau. Gollum présente un cas d'adéquation paradoxale entre regard et indéfinition. Comment le définir ? Le trop plein d'images tue-t-il l'image ? Ce qui est certain c'est que la description est si riche et si variée qu'il n'est pas possible d'en effectuer un compte rendu précis. Pour s'en assurer, il n'est qu'à tenter une expérience : dessiner Gollum. Certes, certains traits seront communs et fonction du texte : être amaigri, avec des yeux proéminents de couleur verdâtre. Mais pour le reste ? Faut-il dessiner un hobbit dégénéré ou bien un corps d'araignée, de serpent, d'insecte, de grenouille ou de sauterelle ? Il n'est dans la capacité d'aucun lecteur/dessinateur de trancher. Le regard de Gollum est un trait distinctif de sa personnalité. Le regard porté sur Gollum le devient : il est distinctif parce qu'il est indistinct. Ce qui le définit, c'est la non-définition définitive. Regard et indéfinition cohabitent donc et se rejoignent autour du personnage de Gollum, prenant ainsi à rebours l'analyse traditionnelle effectuée sur le thème du regard.

 Gollum © John Howe

Sauron

Sauron est un personnage essentiel dans l'action du Seigneur des Anneaux. On le connaît, son nom évoque la terreur et chacun des personnages évite de le prononcer à voix haute. Pippin a communiqué avec lui au travers du Palantír, à l'instar d'Aragorn et de Saruman. Sa puissance est terrifiante puisque l'un des plus grands sages, Saruman, a succombé à ses artifices. Les Nazgûl, autrement appelés Esprits Servants de l'Anneau, véhiculent son regard et sa force. Leur représentation est des plus reptilienne, soutenue par l'apparence préhistorique de leurs montures. L'Anneau lui-même est un artefact de Sauron. Forgé par et pour lui, il est foncièrement négatif, quiconque s'en serve. Beaucoup d'éléments le recoupent.

Il est cependant une chose frappante dans l'œuvre de Tolkien : jamais l'ombre noire ne prend forme. Ses Nazgûl deviennent immatériels lorsqu'ils sont vaincus. Le passage qui relate la mort du Seigneur des Esprits Servants de l'Anneau va dans ce sens : « Alors chancelante, se redressant dans un grand effort, elle appliqua toute sa dernière force à enfoncer son épée entre la couronne et le manteau tandis que les grandes épaules se courbaient devant elle. Avec des étincelles, l'épée se brisa en maints fragments. La couronne alla rouler avec un bruit métallique. Éowyn tomba en avant sur son ennemi abattu. Mais manteau et haubert étaient vides ! Ils s'étalaient à présent sur le sol, déchirés et informes ; un cri monta dans l'air frémissant et se perdit dans un gémissement aigu ; il passa avec le vent, voix mince et incorporelle qui mourut, fut engloutie pour ne plus jamais être entendue en cet âge du monde. »

La voix incorporelle entretient le flou. Le regard de Sauron est l'un des enjeux principaux de la quête : il faut le détourner de Frodo. Aragorn, en réponse à Gandalf, explique la raison de son regard dans le Palantir : « - Car ne devinai-je pas juste, Aragorn, en pensant que vous vous êtes montré à lui dans la Pierre d'Orthanc ?
- Je l'ai fait avant de partir de Fort le Cor, répondit Aragorn. Je jugeai que le temps était mûr et que la Pierre m'était venue précisément pour cela. Il y avait alors dix jours que le porteur de l'Anneau était passé à l'est du Rauros, et l'Œil de Sauron devrait être, pensai-je, attiré hors de son propre pays. Les défis ont été trop rares depuis qu'il a regagné sa Tour.
» Gandalf comprend parfaitement l'intention d'Aragorn, et la partage : « Son doute doit être en train de croître, tandis même que nous parlons ici. Son Œil se braque vers nous, presque aveugle à toute autre chose en mouvement. Nous devons donc le tenir fixé sur nous. C'est en cela que réside tout notre espoir. […] Nous devons continuer comme Aragorn a commencé. Il faut pousser Sauron à son va-tout. Il faut attirer sa force cachée, de façon qu'il laisse son pays vide. Nous devons nous porter immédiatement à sa rencontre. »

L'Œil de Sauron, capter son attention, c'est la quête de tous ceux qui ne possèdent pas l'anneau. Nous avons finalement connaissance de beaucoup d'aspects de Sauron, excepté son apparence physique. Seul son Œil est visible, et encore de façon furtive. On peut encore évoquer l'idée d'une indéfinition dans le personnage de Sauron, mais cette indéfinition est d'une nature bien différente de celle de Gollum. Pourquoi Sauron ne nous est-il pas décrit ? Peut être, et c'est là notre avis, une description était tout simplement inconcevable ? Décrire son Œil, cela permet d'intensifier le mystère et la peur d'un être apparent maître reptilien d'une haute négativité. Ceci permet de demeurer dans l'inconnu. Et l'inconnu n'est-il pas ce qui provoque le sentiment de peur le plus poussé ? Si l'altérité est toujours l'objet de tentatives d'identification comme notre étude tente d'en rendre compte, le fait de tenir caché l'aspect de l'altérité menaçante maximale débouche sur une dramatisation du personnage de Sauron. Et par cet artifice de la quête, l'indéfinition se voit dans ce cas employée en tant que figure de style. J.R.R. Tolkien, dans cette optique, exploite cette figure jusqu'à son paroxysme. En effet, le narrateur nous présente Sauron de telle sorte que le traitement du personnage ne paraisse pas déséquilibré par rapport aux autres acteurs du récit. Par le biais des Nazgûl et du palantír il existe un affrontement entre les types d'altérité. Cet affrontement demeure indirect, tout en étant caractérisé par les spécificités du rapport direct (regard, parole, notion de combat physique et mental). Le philologue britannique rajoute encore une subtilité dans l'utilisation du regard au niveau de la représentation de l'altérité. Par ce processus à nouveau superficiellement paradoxal, l'indéfinition permet la définition totale. Sauron devient l'altérité menaçante particulière à chaque lecteur, selon son investissement. A ce niveau, l'indéfinition se confond avec ce que l'on pourrait nommer une définition à géométrie variable.

 L'Œil de Sauron © John Howe

Saruman

Tout comme pour Gandalf et Aragorn, le thème des apparences est un sujet qui s'applique abondamment à Saruman. C'est Gandalf qui en informe le lecteur le plus explicitement : « Saruman pourrait me ressembler à vos yeux si cela convenait à ses desseins en ce qui vous concerne. Et êtes-vous assez perspicace pour discerner toutes ses contrefaçons ? Enfin, on verra, peut-être. Il pourrait hésiter à se montrer devant de nombreux yeux différents réunis. »

Initialement, Saruman est nommé Saruman le Blanc car il porte un habit vierge de toute couleur. Son personnage va évoluer au cours du récit du Seigneur des Anneaux. En effet, il va rapidement tomber sous la coupe de Sauron. A ceci deux explications :

  • imbu de science, surtout spécialiste des anneaux, Saruman tente initialement de s'approprier l'anneau unique pour son propre dessein ;
  • par l'intermédiaire de la Pierre d'Orthanc, il va rentrer en contact avec Sauron et succomber à sa volonté.

L'évolution psychologique de Saruman se trouve retranscrite physiquement. Dans le chapitre intitulé La Voix de Saruman, ce dernier se montre enfin sous son vrai jour devant l'altérité bienveillante : « Ils levèrent la tête, étonnés, car aucun son n'avait annoncé sa venue ; et ils virent une forme debout derrière la grille, qui les regardait : c'était un vieillard, enveloppé d'un grand manteau de couleur indéfinissable, car elle changeait s'il bougeait les yeux ou s'il faisait un mouvement. Son visage était long, avec le front haut, et il avait des yeux sombres et profonds, difficiles à sonder encore que le regard qu'ils assumaient alors fût grave et bienveillant, un peu las aussi. Ses cheveux et sa barbe étaient blancs, mais des fils noirs se voyaient encore autour des lèvres et des oreilles. »

Saruman est devenu Multicolore, ainsi qu'il est nommé. Mais le terme indéfinissable nous semble plus pertinent. En effet il possède « un grand manteau de couleur indéfinissable, car elle changeait s'il bougeait les yeux ou s'il faisait un mouvement ». Même la définition indistincte ne peut s'opérer. L'indéfinition de Saruman est totale, affectant conjointement son être et son paraître. Le regard n'est plus efficace, il n'autorise pas la définition. La seule qui soit possible est à nouveau une non-définition : si l'on ne peut définir l'altérité, celle-ci est rangée du côté de l'altérité menaçante.

 Saruman © John Howe

 
essais/divers/regards.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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