Les versions cinématographiques de Peter Jackson

Thomas Shippey — 2005 — traduit de l'anglais par David Giraudeau, fév. 2009
Note de lectureNotes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n'est requise.
Cet essai est issu de l’ouvrage The Road to Middle-earth, édition 2005 revue et augmentée (pp. 409-29 pour l’appendice et pp. 449-50 pour les notes). Il présente une interprétation de la trilogie de films réalisée par Peter Jackson.

Cet appendice est basé sur mon article ‘Another Road to Middle-earth : Jackson’s Movie Trilogy’, dans Understanding the Lord of the Rings (Boston, Houghton Mifflin, 2004) (dir.) Neil D. Isaacs et Rose Zimbardo, pp. 233-54. Je suis reconnaissant aux éditeurs de m’avoir permis de reproduire des sections de celui-ci.

Cinquante ans après la première publication du Seigneur des Anneaux, les ironies relevées dans le premier paragraphe de ce volume sont seulement devenues plus flagrantes. Loin de tomber dans « l’oubli miséricordieux » prédit par Philip Toynbee, loin d’être un ouvrage que peu d’adultes liront deux fois, comme déclaré par Alfred Duggan, Le Seigneur des Anneaux a trouvé un public nouveau et plus large dans un nouveau média, les trois films dirigés par Peter Jackson et sortis successivement durant les années 2001-2003. Ce sont probablement les films les plus couronnés de succès jamais réalisés. En janvier 2004, les trois réunis avaient généré quelques 1279 millions de livres1) au box-office, une valeur certainement multipliée par les ventes de cassettes VHS et de DVD, particulièrement des versions longues qui offriront une durée totale finale de près de douze heures2). Il est impossible d’estimer combien de spectateurs cela représentera, puisqu’un seul DVD peut être vu par plusieurs personnes, et au contraire les entrées au box-office sont augmentées par des spectateurs venus plusieurs fois, mais il est juste de dire que des centaines de millions de personnes ont vu ou verront les films. Il y aura certainement plus de spectateurs que de lecteurs (bien que naturellement ce soient souvent les mêmes).

Cependant, de manière surprenante, la réaction de Toynbee et Duggan continua d’être puissante, même durant la réalisation des films. Je dois confesser que pour ce qui suit immédiatement (de même que pour ce qui a été dit plus haut de la réputation locale de Tolkien, voir p. 50 et notes) je ne peux attester d’aucune source sinon les potins de Los Angeles, et non d’Oxford. Peut-être un jour l’histoire complète sera-t-elle révélée. Mais il est dit que tandis que Peter Jackson réalisait les films, les pontes d'Hollywood, alarmés par l'échelle et le coût de la production sans cesse grandissants, envoyèrent en Nouvelle-Zélande un « docteur pour scénario », dont le travail était de ramener les films dans le droit chemin. Le « docteur pour scénario » vit immédiatement les erreurs dans la trame de Tolkien. Avoir des héros chevauchant (ou dans ce cas marchant) au secours d’un peuple menacé était bien sûr parfaitement familier et acceptable, comme dans The Magnificent Seven : mais il n’y avait nul besoin de deux peuples, le Rohan et le Gondor. L’un d’eux pouvait être supprimé, ce qui signifiait que la bataille du Gouffre de Helm pouvait être amalgamée avec la bataille des Champs du Pelennor. Un intérêt amoureux pour Aragorn était aussi clairement vital, mais encore une fois il n’était pas nécessaire qu’il y en ait deux : Arwen ou bien Éowyn devrait disparaître, de préférence Arwen, et Aragorn devrait alors se marier avec Éowyn au lieu de la dissuader poliment. On pourrait ensuite faire une autre économie en éliminant le personnage de Faramir. D'autre part, bien qu'il y avait des doutes quant à la pertinence d'avoir des personnages si petits et si couards que les Hobbits comme héros, ils pourraient être conservés comme une billevesée : mais quatre d'entre eux faisaient beaucoup trop. Et il était absolument vital que l'un des Hobbits dût mourir. Avec de tels changements, Le Seigneur des Anneaux pourrait être converti en un scénario de film parfaitement acceptable et rondement mené – au dépend, bien sûr, du contraste culturel, de l'originalité, de la profondeur émotionnelle, et de quelques autres éléments secondaires.

L'avis du « docteur » fut ignoré, et les films de Peter Jackson ont peut-être finalement convaincu les pontes qu'il y avait quelque chose qu'ils ne savaient pas au sujet de l'attrait populaire. Néanmoins, les changements proposés en disent long sur la nature individuelle et même excentrique de l'œuvre de Tolkien. Si souvent elle ne produit pas ce à quoi l'on pourrait s'attendre. De fait, il vient à l’esprit que plusieurs des critiques faites par Edwin Muir, ou Christine Brooke-Rose, ou même Leonard Jackson (voir pp. 175, 363-70 plus haut) seraient bien plus justes si ramenées à la version dépouillée et muette qu’Hollywood aurait préférée. Comme souvent, les critiques critiquaient ce qu'ils prétendaient avoir lu, ne s'engageant pas dans l'œuvre elle-même. Mais le succès des films soulève une question plus importante. Pour de nombreuses personnes, Le Seigneur des Anneaux signifie à présent la version cinématographique, non les livres. De quelles manières les deux versions sont-elles différentes, et Tolkien lui-même aurait-il approuvé la différence ?

Un Cavalier du Rohan (© Ted Nasmith)

Il devrait être rappelé que Tolkien vécu assez longtemps pour voir un scénario de film et le commenter – le scénario a bien survécu, avec les annotations marginales de Tolkien, dans les archives à l'Université Marquette, à Milwaukee, tandis qu’il y a de larges sélections de ses lettres de protestation dans Letters, pp. 260-61, 266-67, 270-77. Ce script de 1957 était incontestablement très mauvais, sans ambition et négligent, et les commentaires ardents de Tolkien sont appropriés. Malgré tout, trois points méritent d’en être extraits. Premièrement, Tolkien n’avait aucune objection à une version filmée per se. Deuxièmement, il comprit immédiatement que pour une version filmée son livre devrait être raccourci ; et il était certain qu’en de telles circonstances une coupe franche serait préférable à une compression. Mieux valait retirer entièrement des sections semi-indépendantes telles que l’intervention de Tom Bombadil, ou le Nettoyage de la Comté, ou (nota-t-il particulièrement, voir Letters p. 277) le retour de Saruman, que d’essayer de tout resserrer au pas de course. Ce qui arriverait si l’on choisissait cette alternative serait que, fort probablement, la Prime Action – terme de Tolkien pour Frodon et Sam traçant leur chemin dans le Mordor – serait dégradée en faveur de l’Action Subsidiaire : les guerres, les batailles et les héros.

Le troisième point est plus discutable. Tolkien (écrivant il faut le rappeler avec un degré de « ressentiment » au sujet d’un scénario de l’aveu de tous très pauvre) protesta (Letters, p. 270 {Lettres p. 382, version française modifiée}):

Les canons de l'art narratif ne peuvent être totalement différents, d'un média à un autre ; et l'échec d'un mauvais film tient précisément souvent à l'exagération et à l'intrusion d'éléments injustifiés, en raison d'une incapacité à percevoir où se situe le cœur de l’original.

En laissant de côté pour l’instant la question du « cœur de l’original », intéressons-nous à l’expression de Tolkien « totalement différents ». Les « canons de l’art narratif » peuvent bien ne pas être totalement différents, mais dans un média différent ils pourraient bien être substantiellement différents. Mais est-ce juste une question de changement de média, ou cela affecte-t-il la nature de l’œuvre entière ? Dans ce qui suit j’essaie de répondre à cette question.

Une différence vraiment évidente entre écrire un livre et réaliser un film est l’argent. Quelqu’un comme Tolkien, écrivant de lui-même sur le temps libre de son « travail quotidien », n’avait d’autre personne à prendre en considération que lui-même. Tout ce qu’il investissait était son temps libre, et comme Dáin le dit au messager du Mordor, « Le temps de ma réflexion, c’est à moi d’en décider » (LotR p. 241 {SdA II-2 p. 268}). Quelqu’un comme Jackson, aux commandes d’un budget de plusieurs millions de dollars, devait penser à produire un retour sur investissement, et ainsi considérer l’attrait populaire. De temps en temps, par conséquent, peut-on le voir « amuser la galerie ». Legolas fait du skateboard sur un bouclier en descendant une volée de marches à la bataille du Gouffre de Helm (JDT 51, « La brèche du Mur du Gouffre »3) ).

Gimli fait deux fois une plaisanterie sur le ‘lancer de nain’, une fois dans la scène avec le Balrog, où Gimli refuse d’être lancé par-dessus l’abîme – « Personne ne lancera un Nain ! » (JCA 36, « Le pont de Khazad-dûm ») – et une fois encore au Gouffre de Helm, où cette fois il accepte l’humiliation par nécessité – « lancez-moi… Ne le dites pas à l’Elfe ! » (JDT 53, « Retraite vers Fort le Cor »). Tolkien n’aurait compris aucun ajout : ils sont là pour un public adolescent. Une chose similaire pourrait être dite du rôle plus important donné à Arwen dans le premier film, où elle remplace Glorfindel dans les scènes après que Frodon ait été poignardé au Mont Venteux. Cela fait d’elle un meilleur exemple du personnage féminin actif fort préféré à présent, mais la réécriture sonne un peu creux. Chez Tolkien c’est Frodon qui se retourne pour défier les Spectres de l’Anneau au bord du gué de Bruinen, mais son défi est faible, solitaire et infructueux. Chez Jackson, Arwen se retourne et défie les Spectres de l’Anneau : « Si vous le voulez, venez donc le réclamer ! » (JCA 21, « Fuite vers le gué »). Bien sûr qu’ils le veulent, ils ont toutes les intentions de le réclamer, et le défi d’Arwen ne fait à vrai dire aucune différence : on ne gagne rien de plus en introduisant le stéréotype de la « princesse guerrière » – excepté que, comme il a été dit, c’est le genre de chose qu’un public moderne attend, ou pourrait être en droit d’attendre.

Gimli le Nain (© John Howe)

Il y a un certain nombre d’insertions et d’altérations comme celle-ci dans les films de Jackson, mais leur effet ne doit pas être exagéré : elles passent rapidement. Plus sérieuse est la question des « canons de l’art narratif », et je ne peux pas m’empêcher de penser ici qu’il a dû y avoir de nombreuses occasions où les scénaristes4) de Jackson dirent, en fait, ‘mais nous ne pouvons pas faire cela’ – occasions où Tolkien lui-même semble avoir oublié, ou ignoré, certains des axiomes les plus basiques de la narration. L’un d’eux est « montre, ne raconte pas ». La narration de Tolkien est à l’occasion anormalement loquace, prête à contourner des scènes dramatiques majeures, et tout à fait prête à laisser le lecteur, ou le spectateur, en suspens – comme par exemple avec l’Anneau. Le « cœur de l’original » incontesté, pour employer les termes de Tolkien, est l’Anneau et ce qui nous en est raconté : son effet est toujours corruptif, on ne peut le confier à personne, il ne peut être caché, il doit être détruit et ce à l’endroit même où il fut forgé. Sans ces données, l’histoire ne peut pas continuer. Mais bien que la plupart de ceci soit raconté par Gandalf à Frodon dans le chapitre de début « L’ombre du passé », l’information complète et l’identification ne prennent place que douze chapitres plus tard au « Conseil d’Elrond », tandis que six mois pleins se sont écoulés entre les deux évènements (13 avril au 25 octobre) – et dix-sept ans entre la fête d’adieu de Bilbon et « L’ombre du passé ». Ce déroulement calme ne convient pas au média narratif d’un film, et la solution de Jackson est claire, directe, et saisissante : la majeure partie de l’histoire de l’Anneau telle que confiée tortueusement par Gandalf et d’autres orateurs dans « Le conseil d’Elrond » est extraite et racontée au début, avec une voix off calme, froide en fond accompagnant des scènes de drame et de violence extrêmes à l’écran (JCA 1, « Prologue : Un Anneau pour les gouverner tous »). Bien moins de « têtes parlantes », et le spectateur est « projeté dans l’image » dès le début. Ce changement s’accompagne bien sûr d’un prix, comme discuté plus loin ci-dessous, mais cela rend l’action plus rapide et plus visuelle.

Bien plus épineux pour les scénaristes, j’imagine, fut l’agencement par Tolkien de la destruction d’Orthanc par les Ents. Dans sa narration nous avons un développement manifestement lent jusqu’à la décision de la marche, rompu par « un grand cri retentissant » (LotR p. 484 {SdA III-4 p. 524}) et un mouvement rapide à la fin du chapitre « Sylvebarbe », qui s’achève avec les Ents et les Hobbits regardant en contrebas Nan Curunír, la Vallée de Saruman. L’attention se porte alors ailleurs pendant presque quatre chapitres complets, près de soixante-dix pages, et la fois suivante où Orthanc apparaît c’est une ruine. Que s’est-il passé entre-temps ? Ce n’est pas expliqué avant dix autres pages, et alors est-ce raconté en flash-back par Merry et Pippin entre eux. Les scénaristes de Jackson ne pouvaient clairement pas répéter ceci. Ils avaient le choix entre des gens racontant pensivement quelque chose qui s’était déjà passé, ou une scène d’action majeure dans l’ordre chronologique (JDT 59, « Isengard sous les eaux »). Dans un média visuel un tel choix ne peut avoir qu’une seule issue. La même chose est vraie du voyage d’Aragorn des Chemins des Morts à Pelargir, la débâcle des Corsaires, et son arrivée à point nommé aux Champs du Pelennor. Dans le livre, la Compagnie Grise disparaît de vue en p. 790, et réapparaît presque soixante pages plus tard {p. 847}, d’une manière qui reste inexpliquée jusqu’à ce que cette fois Legolas et Gimli racontent l’histoire, encore en flash-back, une trentaine d’autres pages plus tard {p. 874}. Une fois de plus c’est un choix entre des « têtes parlantes » et des scènes d’action majeures avec toutes les opportunités pour des effets spéciaux. Le choix pour un réalisateur de film est simplement inévitable, comme on le voit des scènes dans le film Le Retour du Roi. Il est difficile de protester contre l’un de ces changements. Dans de tels cas les « canons de l’art narratif » sont différents comme entre un média visuel et écrit, et Jackson devait sûrement faire ce qu’il a fait.

Cela mène-t-il, cependant, à la subordination redoutée par Tolkien de la Prime Action à l’Action Subsidiaire, détournant l’attention de l’Anneau pour les effets spéciaux ? Je suggèrerais que Jackson restaure tout équilibre perdu, de nombreuses fois, avec des transpositions plutôt adroites qui mettent au premier plan ou ramènent des scènes discrètes mais importantes qui sinon pourraient avoir été supprimées. « Le Conseil d’Elrond » en est un exemple. Dans le film, la plupart de son matériel a déjà été employé, bien qu’il soit tout à fait clair qu’aucun réalisateur de film ne pourrait se permettre de dépenser une proportion significative de sa durée sur ce qui est en fait la réunion d’un conseil, d’autant plus lorsque celui-ci se termine dans l’accablement et un silence prolongé : « Tous les membres du Conseil baissaient les yeux, comme plongés dans une profonde réflexion » (LotR p. 270 {SdA II-2 p. 299}). Chez Jackson, au contraire, la réunion, bien plus courte, se termine avec toutes les parties criant et s’haranguant les uns les autres. Cependant les mots vitaux à la fin sont presque exactement les mêmes dans les deux versions, Frodon disant « J’emporterai l’Anneau […] bien que je ne connaisse pas le moyen » (LotR p. 270 {SdA II-2 p. 299}). Chez Tolkien, ils sont prononcés dans le silence, chez Jackson ils doivent pénétrer un brouhaha de voix. Ce qui arrive dans le film est que Frodon dit « Je vais le faire5) », et est ignoré. Alors qu’il s’apprête à le dire une seconde fois, Gandalf se tourne et écoute. Et comme les autres s’aperçoivent que Gandalf écoute et se tait, il le dit une troisième fois6), la complétant cette fois presque comme chez Tolkien : « Je vais porter l’Anneau en Mordor. Bien que je ne connaisse pas le moyen ». La scène du film est un point essentiel pour l’histoire, et pour la Prime Action, qui est que ce sont les personnages petits et insignifiants physiquement, les Hobbits, qui dominent la trame, bien que personne ne s’y attende excepté Gandalf, le seul parmi les sages qui leur prêta toujours attention. La manière dont Jackson rectifie et allège la trame trouve une justification juste à cet instant.

Gandalf sur Gripoil (© Ted Nasmith)

Une autre transposition sur laquelle j’aimerais attirer l’attention vient de « L’ombre du passé ». Dans ce chapitre, chez Tolkien, il y a un échange particulièrement vibrant entre Frodon et Gandalf. Réalisant lentement ce que Gandalf lui raconte, Frodon dit à contrecœur, « J’aurais bien voulu que cela n’eût pas à se passer de mon temps », et Gandalf répond (LotR p. 51 {SdA I-2 p. 68}) :

Moi aussi […] comme tous ceux qui vivent pour voir de tels temps. Mais la décision ne leur appartient pas. Tout ce que nous avons à décider, c’est ce que nous devons faire du temps qui nous est donné.

Pour les Anglais de la génération de Tolkien, les termes « de mon temps » véhiculent un écho puissant. En 1938, revenant de la conférence de Munich où il céda à Hitler, Neville Chamberlain annonça notoirement et tout à fait à tort qu’il avait ramené la « paix en notre temps », et les mots (eux-mêmes tirés de la liturgie anglicane) ont été irrémédiablement teintés par l’apaisement, l’évitement du devoir et l’échec. Lorsque Gandalf dit « tout ceux qui vivent pour voir de tels temps », alors, cela peut être pris comme signifiant, dans une prophétie inconsciente, les contemporains et les compatriotes de Tolkien ; et lorsqu’il dit « ceux », le pronom inclus Frodon et les Hobbits de la Comté ainsi que tout le monde en Terre du Milieu et en fait tous ceux de tous temps faisant face à la nécessité de prendre une décision pénible. Gandalf adoucit alors légèrement la critique sous-entendue en changeant son pronom, s’incluant lui-même, et réduisant la portée : « Tout ce que nous avons à décider, c’est ce que nous devons faire du temps qui nous est donné » (l’emphase est mienne). L’écho de Chamberlain, cependant, pourrait bien se dérober à un public du vingt-et-unième siècle que presque une vie sépare de 1938 et de Munich. Mais Jackson donne aux mots une emphase renouvelée en les déplaçant à un endroit et un moment différents. Dans le premier de ses films, les mots sont toujours dits par Gandalf à Frodon, mais dans une autre scène notablement calme, dans l’obscurité, alors que les deux personnages discutent dans les Mines de la Moria (JCA 34, « Un voyage dans l’obscurité »). Leur force est en outre établie par répétition. À peu près à la toute fin du film, alors que Frodon se prépare à quitter la Compagnie et à partir seul pour le Mordor comme il en a l’intention (JCA 46, « La route se poursuit sans fin »), il croit entendre les mots de Gandalf répétés, avec son visage (que lui et les spectateurs pensent à ce moment être mort) remplissant l’écran. Seuls les mots voient une fois de plus leurs pronoms changés. Cette fois, ce que Frodon entend est « Tout ce que vous avez à décider c’est quoi faire du temps qui vous est imparti’. La déclaration est donc devenue entièrement personnelle, dirigée précisément à l’instant de la seule décision de Frodo.

Ce genre de permutation entre la vérité universelle et l’application individuelle est entièrement tolkienienne, exemplifiée de nombreuses fois dans la poésie hobbite que Jackson a supprimée. Bien que ce qui a été supprimé à un endroit a tendance à réapparaître à un autre, Bombadil a complètement disparu des films de Jackson, mais certains de ses mots sont réalloués à Sylvebarbe, et il y a un moment où le troisième des films présente une lecture très attentive de l’original. Au début du chapitre « Brouillard sur les hauts des Galgals », Frodon fait un rêve – excepté que l’on nous dit explicitement que ce ne peut pas être un rêve. Dans ce rêve, ou cette vision, ou ce moment de prescience, Frodon voit « une lointaine contrée verdoyante s’ouvrant à lui sous un rapide lever de soleil » (LotR p. 135 {SdA I-8 p. 157}). Rien ne plus n’est dit et rien n’est fait de ce rêve, ou de cette vision, mais il revient près de neuf cents pages plus tard. Dans la pénultième page, Frodo, partant des Havres Gris, « vit des rivages blancs et, au-delà, une lointaine contrée verdoyante » à nouveau (LotR p. 1030 {SdA VI-9 p. 1097}). Que voit-il ? Est-ce Aman, les Terres Immortelles ? Ou est-ce quelque chose encore au-delà d’elles, quelque chose qui n’est pas réservé à lui seul ? Dans l’une des séquences les plus violentes des trois films, alors que les trolls se taillent un chemin dans Minas Tirith, de manière surprenante Jackson, s’intéresse à la question. Il montre Pippin assis, effrayé, juste derrière la ligne de front, lorsque Gandalf vient à lui et lui parle de la mort. « La mort n’est qu’un autre chemin qu’il nous faut tous prendre », dit-il, avec un léger sourire, « Le rideau de pluie grisâtre de ce monde s’ouvrira, et tout sera brillant comme l’argent. Alors vous les verrez, les rivages blancs et au-delà la lointaine contrée verdoyante » (JRR 38, « la lointaine contrée verdoyante »). Pippin est rassuré, mais la scène porte bien au-delà du simple regain momentané d’assurance. On sent ici que les hommes sages, Tolkien ou Gandalf ou Jackson, s’adressent à tout le monde, et lui parlent de la mort, un sujet bien au-delà de la portée de la plupart de la rhétorique d’Hollywood. C’est un bon exemple de la capacité de Jackson à suspendre l’action et à dire quelque chose posément, et cela montre pour le moins une lecture économe et attentive de l’original.

Moins faciles à expliquer sont les scènes qui ajoutent de la complexité à une trame qui (comme le « docteur » le dit sans doute) possède déjà par elle-même assez de mouvement. La première d’entre elles, substantielle, apparaît presque à la moitié du film Les Deux Tours. Aragorn et Théoden se retirent au Gouffre de Helm, lorsque leur colonne est attaquée par des cavaliers orques montés sur des wargs. Elle est un ajout au texte original, mais l’on doit admettre que Tolkien mentionnant des chevaucheurs de wargs et ne le mettant jamais au premier plan était une provocation intolérable pour n’importe quel producteur de film. Mais alors que l’attaque est repoussée, Aragorn tombe par-dessus une falaise et dans une rivière, où il gît comme mort. Il est alors rappelé de la mort, apparemment, par une vision d’Arwen et par les attentions de son cheval, Brego (voir JDT 34, « Les loups de l’Isengard », et 37, « La grâce des Valar »), après quoi il retourne au Gouffre de Helm et l’action continue comme auparavant. Pourquoi intégrer ce qui semble être une digression narrative, un zigzag ? L’une des raisons doit être de trouver, une fois de plus, un rôle pour Arwen. Tout comme il a été ramené à la vie par son amour, ainsi revient-elle pour partager son destin et celui de la Terre du Milieu – et cela signifie, mourir – par amour pour lui (JDT 38, « La destinée d’Arwen »). Sa décision fait en outre écho à la décision de son père Elrond d’abandonner son rôle fainéant7) et de détacher une surprenante armée elfique bien entraînée au secours du Gouffre de Helm, un autre ajout à l’original. Je suggérerais que la seconde motivation pour cet ensemble de changements repose sur les attentes politico-militaires différentes d’un public du 21ème siècle. Les contemporains anglais de Tolkien ont pu accepter sans problème que les forces du mal pourraient juste être plus puissantes que celles du bien : cela faisait partie de leur expérience du monde réel. Après soixante ans de supériorité militaire presque incontestée, les spectateurs américains du 21ème siècle ont besoin d’une autre explication moins pratique pour l’échec, et celle-ci est donnée par la désunion et le désespoir. Jackson présente Théoden, non pas préparant un repli stratégique, mais refusant de se battre en une sorte de désillusion. « Les anciennes alliances sont mortes », dit-il, « nous sommes seuls » (JDT 43, « le retour d’Aragorn »). Aucune aide ne viendra du Gondor (le Théoden de Tolkien n’en attendait aucune), aucune aide des Elfes (chez Tolkien, les Cavaliers ne savent même pas ce que sont les Elfes)8). Il y a en fait une suggestion légèrement churchillienne dans tout ceci, avec Théoden disant dans la même scène, « Si telle doit être notre fin, alors je ferai ce qui est en mon pouvoir pour qu’elle reste gravée dans les mémoires », tout comme la célèbre « plus belle heure9) » du discours de Churchill en 1940. Mais l’idée d’avoir été abandonné est mise en place, bien sûr, uniquement pour être renversée, alors que l’armée elfique remet à l’honneur l’Ancienne Alliance et garnit les murs de Fort-le-Cor. La version de Jackson insiste sur le fait que la source de la faiblesse est la désunion, et il est donné à Aragorn et Arwen un rôle plus important comme foyer d’union, renforçant les mots qu’Elrond a eu plus tôt : « Vous vous unirez ou vous serez vaincus » (JCA 27, « Le conseil d’Elrond »). Ceci, peut-être, est la principale justification pour l’ensemble de la digression du retour à la vie d’Aragorn. Elle figure ici pour montrer que « il y a toujours de l’espoir » (Aragorn au jeune Haleth fils de Háma, JDT 48, « L’armée des Eldar »), que Théoden a tort de penser qu’il a été abandonné10). Le film a été affecté, pourrait-on dire, par près de soixante ans d’OTAN.

Faramir (© Anke Katrin Eissmann)

Un changement de trame encore plus marqué est centré sur Faramir. Comme tous ceux qui ont lu Tolkien se souviendront, Faramir a toutes les opportunités de dépouiller Frodon de l’Anneau, au sujet duquel il sait déjà beaucoup avant même l’aveu maladroit de Sam, mais rejette la tentation. Jackson l’y fait succomber, déclarant que « l’Anneau ira au Gondor », et emmenant Frodon, Sam et Gollum vers le Gondor comme prisonniers. Dans la version de Jackson, Faramir a l’intention de remettre l’Anneau à son père comme « un magnifique présent » (JDT 57, « L’attaque des Nazgûl ») – et la phrase est en fait de Tolkien mais chez lui, elle est prononcée non par Faramir, décidant de se saisir de l’Anneau, mais par Denethor, le réprimandant de l’avoir laissé partir (LotR p. 813 {SdA V-4 p. 869 « [Boromir] se serait souvenu des besoins de son père, et il n’aurait pas gaspillé ce que la fortune lui offrait. Il m’aurait apporté un somptueux cadeau. »}). Cette digression ne fait pas non plus vraiment de réelle différence à la fin, puisque Faramir est persuadé, apparemment par Sam, de laisser l’Anneau et les Hobbits retourner au Mordor (et en effet toute autre chose aurait irrémédiablement altéré la trame). Alors pourquoi introduire cette seconde complication apparemment pas nécessaire ? Une raison pourrait bien être de former une connexion avec le remodelage de Denethor dans le troisième film, qui en fait un personnage totalement déplaisant. Il est vrai que même chez Tolkien, Denethor est froid, fier, ambitieux et circonvenu. C’est sa décision de défendre le Rammas Echor, le mur que Gandalf pense être du temps perdu, et cette décision coûte presque la vie à Faramir. Ce fut également sa décision d’envoyer Boromir à Fondcombe plutôt que son frère, alors que le rêve prophétique était clairement destiné à ce dernier. Ce fut cette décision qui fit que Faramir fut celui qui rencontra les Hobbits en Ithilien, comme Faramir le rappelle rageusement à son père, mais Denethor refuse de prendre ses responsabilités. Néanmoins, et en dépit de ses désastreuses erreurs, il est possible de ressentir une certaine sympathie pour le Denethor de Tolkien : il fait ses erreurs pour le Gondor. On ne peut pas dire la même chose du Denethor de Jackson. Un des usages les plus flagrants de la suggestion cinématographique est la scène du troisième film dans laquelle Denethor, ayant envoyé au loin son fils se battre, s’assoit dans sa salle et se bâfre d’un repas, séparant la viande avec ses mains et mâchant jusqu’à ce que le jus coure le long de son menton. Il est fait pour sembler avide, complaisant, l’épitomé11) du « général de château » qui envoie les hommes à leur mort tandis que lui-même vit dans le style et le confort. Et dans une répétition du motif de « désunion », il refuse d’allumer les feux d’alarme pour appeler le Rohan, jusqu’à ce que Pippin le fasse sous la direction de Gandalf – le Denethor de Tolkien avait allumé les feux d’alarme et fait sortir les messagers montés avant même qu’ils n’arrivent, voir LotR p. 747 {SdA V-1 p. 802}.

Le jeu du Faramir et du Denethor révisés génère un thème particulièrement populaire dans les films américains (récents), celui du fils tentant désespérément de gagner l’amour de son père, et du père rejetant (jusqu’à ce qu’il soit trop tard) l’amour de son fils. Cela fait également appel au penchant américain représentant Denethor comme l’arrogance et la hiérarchie du vieux monde, alors que Faramir est converti de son obéissance à son père par l’intervention du personne de basse extraction de Sam. Ce qui arrive est que Sam, ayant ramené Frodon du Nazgûl ailé, fait un long discours, transposé de son emplacement original sur les Escaliers de Cirith Ungol, sur les « grandes histoires » et les héros d’antan. « Ils continuaient leur route parce qu’ils avaient foi en quelque chose », dit-il à Frodon, car « il y a du bon en ce monde […] et il faut se battre pour cela » (JDT 60, « Les histoires dont on se souvient… »). Ses mots se voient attribuer une totale autorité en étant présentés en fond à des images de victoires au Gouffre de Helm et en Isengard, desquelles Sam à cet instant ne sait rien. Car malgré son accent rustique, il est devenu un prophète, un orateur pour le cœur philosophique du film, et Faramir, ayant surpris Sam parlant à Frodon, doit reconnaître ceci en leur cédant le chemin et en changeant d’avis sur l’Anneau.

La séquence présente en effet deux tendances générales dans les films de Jackson, que je désignerais assez maladroitement comme démocratisation et émotionalisation. On voit la première dans le penchant à l’élargissement des rôles de personnages relativement mineurs : tout comme le cœur vaillant de Sam convertit Faramir, de même le détournement habile par Pippin de Sylvebarbe au travers des étendues boisées dévastées proches d’Orthanc convertit Sylvebarbe, uniquement dans les films de Jackson, de la neutralité à la décision (JDT 54, « L’idée de maître Peregrïn » et 56, « La dernière marche des Ents »). Cependant, le meilleur exemple d’émotionalisation doit être la manière dont Jackson tourne le voyage de Gollum, Frodon et Sam en une situation en « triangle », dans laquelle Gollum (ou plutôt Sméagol) rivalise avec Sam pour l’amour de Frodon – une séquence qui inclut la ruse de Gollum avec les lembas et mène de fait Frodon à chasser Sam sur les Escaliers de Cirith Ungol. L’arrangement Gollum/Sméagol de Jackson est magistral jusqu’à la fin, avec une scène particulièrement bonne et originale dans laquelle Sméagol se dispute avec son alter ego Gollum et l’exorcise (JDT 29, « Gollum et Sméagol »), pour que finalement Gollum revienne après la trahison vraisemblable à Henneth Annûn (JDT 42, « Le Lac Interdit »). Jackson a une tendance compensatoire, pourrait-on noter, à niveler de simples complications tactiques, telles que les motivations conflictuelles des trois groupes d’Orques qui capturent Merry et Pippin, les Isengardiens d’Uglúk, les Orques du Mordor de Gríshnakh, et les « larves de montagne » de la Moria. Il rend la motivation plus compréhensible (pour un public du 21ème siècle) en termes d’amour donné et d’amour refusé, de ferveur et de loyauté erronée.

On pourrait dire qu’il n’y a pas de neutres dans la vision de Jackson, ou que ceux qui désirent demeurer neutres, comme Théoden, ou les Ents, ou les Elfes tournant le dos à la Terre du Milieu, se rendent compte de l’erreur de leurs choix. Jackson est également plus prompt que Tolkien à identifier le mal sans qualification, et comme une pure force extérieure (un échec dont Tolkien a souvent, à tort, été accusé). La voix off d’ouverture nous raconte qu’après la bataille de Dagorlad, Isildur eut « la seule opportunité de détruire le mal à jamais » (JCA 1, « Prologue : Un Anneau pour les gouverner tous… »). À jamais ? Lorsque Tolkien emploie cette phrase, elle sonne immédiatement faux. Elrond dit qu’il se rappelle le jour « lorsque le Thangorodrim fut brisé et que les Elfes pensèrent que le mal fut fini à jamais, alors que ce n’était pas vrai » (LotR p. 243 {SdA II-2 p. 270}, l’emphase est mienne), mais il n’y a pas de telle qualification pour Jackson. Jackson présente également Elrond disant à Gandalf qu’à cause de l’erreur d’Isildur « le mal fut autorisé à perdurer » (JCA 24, « La destinée de l’Anneau »), mais les sages de Tolkien seraient, j’en suis sûr, conscients que le mal est toujours latent, et existera que les Humains et les Elfes l’autorisent ou pas. Il y a là le noyau d’un sérieux défi à la vision du monde de Tolkien, avec son insistance sur la nature déchue même du meilleur, et sa conviction que tandis que les victoires en valent toujours la peine, elles sont aussi toujours temporaires. Et ceci pourrait, au final, être un problème non pas engendré par un quelconque échec à percevoir « le cœur de l’original », mais une véritable et sévère différence entre deux médias, et leurs « canons de l’art narratif » respectifs.

J’en viens à présent à un sujet que j’ai essayé d’élucider auparavant, dans la section « L’éthique de l’entrelacement » dans le chapitre 5 plus haut, pp. 181-90, et également dans mon ouvrage plus récent Author of the Century, pp. 172-3. Tolkien, cependant, est un auteur dont on ne peut jamais aller jusqu’au fond, et visionner les films de Jackson a une fois de plus généré une réflexion qui m’avait auparavant échappée. À savoir que tout comme la structure complexe des sections centrales du Seigneur des Anneaux est là pour démontrer les sentiments naturels de « confusion » des personnages, dans les deux sens, le sens ancien, littéral, et parfaitement vrai d’être « perdu dans la nature », et le sens moderne, métaphorique et évitable d’être « mentalement confus », alors il y a ainsi également en eux une démonstration d’un autre danger, qui peut aussi être résumé par un mot ambigu. Le mot est spéculation, et c’est quelque chose à éviter à tout prix. Spéculation possède en outre deux significations, comme l’on pourrait s’y attendre de Tolkien. Son sens moderne et métaphorique est quelque chose comme « accepter que les actions de quelqu’un soient guidées par des hypothèses sur ce qui arrivera, ou ce qui arrive, ou ce que d’autres personnes sont susceptibles de faire ». Son sens ancien et littéral est, cependant, le fait de regarder dans un spéculum – un miroir, un verre, un boule de cristal. Frodon et Sam « spéculent » lorsqu’ils regardent dans le Miroir de Galadriel, et c’est une tentation pour eux. Il tente Sam d’abandonner Frodon et de rentrer chez lui pour sauver l’Ancien : ce serait désastreux pour l’ensemble de la Terre du Milieu. Heureusement Galadriel est là pour le conseiller et pour faire remarquer que « le Miroir est dangereux comme inspirateur d’actions » (LotR p. 363 {SdA II-7 p.396}). C’est ce genre de raisonnement du miroir que les sorcières lui montrent et qui détruit Macbeth12). Mais la source majeure de spéculation dangereuse dans Le Seigneur des Anneaux est les palantíri, les Pierres de Vision.

Une palantír (© Anke Katrin Eissmann)

Elles sont employées quatre fois dans l’œuvre de Tolkien, avec un modèle très consistant. La première occasion survient lorsque Pippin dérobe la palantír jetée d’Orthanc par Gríma, et y jette un œil plus tard lorsque Gandalf est endormi. Dans la Pierre, il voit Sauron, et Sauron le voit. Mais bien que Sauron voit Pippin, il tire de cela une mauvaise conclusion, autrement dit que Pippin est le porteur de l’Anneau, et a été capturé par Saruman, qui possède à présent l’Anneau (LotR pp. 593 {SdA III-11 p. 638-9}). Le jour suivant, Aragorn, qui a reçu la pierre par Gandalf, se montre délibérément en elle à Sauron, et encore une fois Sauron en tire la mauvaise conclusion : autrement dit, qu’Aragorn a maîtrisé Saruman et qu’il est à présent le possesseur de l’Anneau. C’est la peur de ce nouveau pouvoir s’élevant qui fait lancer à Sauron son attaque prématurée, et Gandalf réalise en fait que cela avait toujours été l’intention d’Aragorn (LotR p. 815 {SdA V-4 pp. 871-2}). Gandalf suppose de plus que c’était la palantír qui fut la perte de Saruman. Alors qu’il regardait dedans, il ne voyait que ce que Sauron l’autorisait à voir, et une fois de plus il tira la mauvaise conclusion, perdant espoir et décidant que toute résistance serait futile (LotR p. 598 {SdA III-11 p. 643}). Sauron et Saruman ont tous deux accepté ce qu’ils ont vu dans les Pierres pour guider leurs décisions, et ce qu’ils ont vu est vrai ; mais ils ont vu uniquement des fractions de la vérité.

L’usage le plus désastreux d’une palantír est cependant fait par Denethor. La séquence d’évènements est ici rendue particulièrement claire par Tolkien, bien qu’elle soit travestie par son style propre de narration en « sauts de grenouille », voir pp. 183-4 ci-dessus. Aragorn se montre à Sauron dans la Pierre d’Orthanc le 6 mars. Les 7 et 8 mars Frodon et Sam sont avec Faramir en Ithilien. Le 9 Gandalf et Pippin atteignent Minas Tirith. Le 10 Faramir retourne à Minas Tirith et rend compte à son père qu’il a rencontré, et relâché, deux Hobbits, que lui et son père savent tous deux transporter l’Anneau. Le jour suivant Denethor envoie Faramir pour défendre Osgiliath, clairement une erreur tactique. Le 13, Faramir est rapatrié, gravement blessé, et Denethor se retire dans sa chambre secrète, de laquelle les gens observent « une pâle lumière qui vacilla un moment derrière les étroites fenêtres avant de flamboyer et de s’éteindre ». Lorsqu’il redescend, « le visage du Seigneur était gris, plus cadavérique que celui de son fils » (LotR p. 821 {SdA V-4 p. 878}). En clair Denethor a fait usage de sa palantír, mais qu’a-t-il vu en elle ? Beaucoup plus tard, près de se suicider, il racontera à Gandalf qu’il a vu la Flotte Noire approchant (comme c’est le cas), bien qu’il ne sache pas (alors qu’à ce moment le lecteur sait) que la Flotte porte à présent Aragorn et du secours, non une nouvelle armée d’ennemis (LotR p. 847 {SdA V-6 p. 906}). Cependant, cela ne semble pas tout à fait suffisant pour déclencher le désespoir total de Denethor. Sûrement nous fait-on comprendre que ce qu’il a vu dans la palantír est Frodon, qu’il sait être le porteur de l’Anneau, dans les mains de Sauron. La capture de Frodon et la blessure de Faramir ont lieu toutes deux le 13 mars ; et l’on peut se rappeler que Sauron joue un tour similaire en montrant à Gandalf et aux seigneurs de l’Ouest la cotte de mithril de Frodon et l’épée de Sam lors des pourparlers devant la Porte Noire. Le doute est levé, cependant, par ce que dit Denethor à Pippin tandis qu’il se prépare à se suicider. « Qu’on ne me réconforte pas avec des magiciens ! […] L’espoir de ce fou a échoué. L’Ennemi l’a découvert, et maintenant son pouvoir grandit » (LotR pp. 823-4 {SdA V-4 p. 881}). « L’espoir de ce fou » est le plan de Gandalf pour détruire l’Anneau (voir LotR p. 815 {SdA V-4 pp. 871-2}), le « l’ » doit être l’Anneau. Encore une fois, donc, Denethor a vu quelque chose de vrai dans la palantír, et en a tiré une mauvaise conclusion.

Collectivement, toutes ces scènes indiquent les dangers de « spéculer ». Spéculer au sens ancien (regarder dans des boules de cristal) est invariablement désastreux dans le monde fictionnel de Tolkien. Prévenir des dangers de la spéculation au sens moderne, dans le sens où trop regarder dans l’avenir peut éroder la volonté d’action dans le présent, est cependant pour beaucoup une partie de l’analyse de Tolkien du monde réel((Pour citer le fameux soliloque « être ou ne pas être » de Hamlet, de l’acte III, scène 1 : « Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches ; et ainsi les couleurs natives de la résolution blêmissent sous les pâles reflets de la pensée ; ainsi les entreprises les plus énergiques et les plus importantes se détournent de leur cours, à cette idée, et perdent le nom d’action. » Pour l’importance de //Macbeth// pour Tolkien, voir la note 23 ; Michael M.C. Drout fait apparaître des emprunts clairs au Roi Lear dans son « Tolkien’s Prose Style and its Literacy and Rhetorical Effetcs », //Tolkien Studies// n°1 (2004), pp. 137-62.)). La réponse à la spéculation se trouve dans plusieurs scènes où l’on nous fait réaliser que le destin d’un personnage ou groupe de personnages dépend de l’assistance venant d’une direction dont ils sont tout à fait inconscients. Sam et Frodon traversent Gorgoroth sans être vus car Sauron est distrait, tout à fait délibérément, par Aragorn. Le roi Théoden est sauvé au Gouffre de Helm par les Huorns amenés par Gandalf, mais également par Merry et Pippin ayant alerté Sylvebarbe. Saruman est détruit d’une certaine manière par ses propres actions. Pour tous les doutes d’Aragorn sur ses propres décisions, Gandalf lui rappelle que « entre eux nos ennemis ne sont parvenus qu’à amener Merry et Pippin avec une rapidité étonnante et à point nommé à Fangorn, où autrement ils ne seraient jamais parvenus » (LotR p. 497 {SdA III-5 p. 538}). Les //palantíri// égarent les utilisateurs imprudents en les remplissant d’une peur injustifiée, mais toute la structure du //Seigneur des Anneaux// indique que décision et persévérance – et non pas spéculer sur ce qui arrive ailleurs, mais faire votre travail et vous y tenir, « regarder droit devant soi » comme un Fusilier du Lancashire – cette attitude mentale peut être récompensée au-delà de tout espoir. Ceci, je suggèrerais, est le cœur philosophique de Tolkien. Il croit en les oeuvres de la Providence – la Providence qui « fit » que Frodon eut l’Anneau et qui « ramena » Gandalf (LotR pp. 56 & 502 {SdA I-2 p. 73 & III-5 p.543). Mais cette Providence ne s’abroge pas du libre arbitre, parce qu’elle ne fonctionne qu’au travers des actions et des décisions des personnages. Chez Tolkien il n’y a pas de chance, pas de coïncidence. Ce que ses personnages « confus » perçoivent comme de la chance ou une coïncidence est seulement le résultat de leur incapacité à voir comment les actions sont connectées. {{Let>La structure du Seigneur des Anneaux, ainsi, fait beaucoup de ce que John Milton dit qu’il allait faire dans Paradis Perdu (Livre I, pp. 25-26) : les deux auteurs, l’archi-protestant et le catholique engagé, veulent « affirmer l’éternelle Providence, et justifier les voies de Dieu aux hommes ». Mais pour suivre cette structure,nous avons besoin d’une emprise très sûre à la fois sur la chronologie des évènements, et sur la manière avec laquelle les évènements d’un fil de la trame (comme la capture de Frodon) affectent ceux d’un autre (comme le suicide de Denethor). Il me semble que le média du film ne se prête pas lui-même à ce genre de connexion intellectuelle. Comme noté plus haut, Jackson diminue le thème de la « confusion » dès le commencement en expliquant l’histoire de l’Anneau du début à la fin, et en éliminant les flash-back : « projeter le spectateur dans l’image » est atteint au prix d’une réduction du sens de l’incertitude des personnages (et des lecteurs/spectateurs). En outre Jackson n’utilise pas beaucoup les palantíri. Dans le premier film nous voyons en effet Saruman regarder dans l’une d’elles (JCA 18, « Isengard profané »), mais il ne l’utilise que pour rendre compte et recevoir des ordres : il n’y a aucune allusion qu’il fasse fausse route. Pippin la récupère plus tard dans l’épave de l’Isengard (l’explication de la manière dont elle arrive ici est assez différente, un résultat de l’élimination précoce de Saruman dans la version de Jackson) et, comme chez Tolkien, y jette un œil. Mais la chose importante dans le troisième film de Jackson n’est pas Sauron voyant Pippin, et tirant la mauvaise conclusion, mais Pippin voyant Sauron, et étant capable, assez correctement, de deviner une certaine partie de son plan – assaillir Minas Tirith. Aragorn utilise la Pierre plus tard dans le film, mais pas comme indiqué par Tolkien. Le thème de la « spéculation » erronée a été presque entièrement retiré.

Malgré tout, le thème associé de la coïncidence mal diagnostiquée est présent, de manière relativement morcelée. Dans la présentation réduite de l’approche de Sam et Frodon de la Montagne du Destin, les deux regardent au travers de la plaine de Gorgoroth, et voient les feux de camp des Orques en train de s’éteindre tandis que les armées de Sauron s’en vont vers la Porte Noire. Sam pense et dit que c’est un coup de chance, mais il se trompe, car Aragorn et Gandalf ont mené leurs forces restantes à la Porte Noire afin précisément d’attirer l’attention de Sauron. Mais d’autres « coïncidences » ont été enlevées. Chez Tolkien, ce fut une heureuse coïncidence que l’épée avec laquelle Merry poignarde le chef des Nazgûl ait été fabriquée longtemps auparavant pour être utilisée contre « le redoutable royaume d’Angmar et son roi sorcier » (LotR p. 844 {SdA V-6 p. 903}), qui est à présent le Nazgûl ; mais le film, ayant supprimé la séquence des Êtres des Galgals, n’en fait rien. De manière similaire, il n’y a aucun doute chez Tolkien que le meurtre de Faramir tenté par Denethor est ce qui attend Théoden, car alors que Pippin emmène Gandalf, ce dernier dit, « mais dans ce cas [excepté Faramir], d’autres mourront » (LotR p. 850 {SdA V-7 p. 910}). Mais cette démonstration qu’il y a toujours un prix à payer pour la faiblesse n’est également plus visible. En général, la double analyse sérieuse de Tolkien à la fois des dangers de la spéculation et de la nature de la chance, qui entre eux expriment une vue très traditionnelle mais en même temps nettement originale des œuvres de la Providence, n’est pas reflétée dans la suite de films de Jackson. En ce sens, la majeure partie du « cœur de l’original » philosophique a en fait été perdue dans la version cinématographique.

Cependant, et je mets ici en doute la déclaration de Tolkien citée au début de cet essai, c’est peut-être parce que les « canons de l’art narratif », bien que certainement pas « totalement différents » dans un média différent, sont différents de manière clairement identifiable. D’une part, le média cinématographique a plus de difficultés à gérer des séquences temporelles déformée que ne le fait la fiction écrite. Les producteurs de films peuvent aisément couper d’une scène à l’autre, et Jackson a souvent fait ainsi avec des effets remarquablement contrastifs13). L’implication, cependant, est toujours que les différentes scènes (la plupart d’entre elles, plus courtes, et encore plus disloquées14) ) arrivent plus ou moins au même moment. En disposant simplement des divisions en chapitre et en livre, avec toutes les dispositions familières aux titres de chapitres et aux nouveaux débuts de pages, un romancier comme Tolkien peut en effet dire à son lecteur, « Je vais vous ramener à présent à l’endroit où je vous avais laissé avec ce groupe de personnages ». Le résultat est que lecteur est bien plus conscient de ce qu’il ou elle sait, d’un autre fil de la trame, que ce que les personnages du fil de la trame qui est relaté ne savent pas, avec les effets résultants évidents d’ironie ou d’assurance. C’est une différence majeure entre les deux versions du Seigneur des Anneaux que nous avons à présent.

Cela importe-t-il ? Jackson peut ne pas avoir été capable de faire face à toutes les ramifications de Tolkien sur la Providence, mais alors peu sinon aucun des lecteurs ne le peuvent. Il est très difficile de dire si une certaine part de l’intention de Tolkien est même passée aux lecteurs négligents ou moins compréhensifs : il aurait espéré qu’il en soit ainsi, mais il n’y a aucune garantie qu’il ait eu raison. Et entre-temps Jackson a certainement réussi le transfert des parties les plus évidentes du cœur narratif de Tolkien, dont la plupart sont de façon saisissante étrangères à la normalité d’Hollywood – la différence entre la Prime Action et l’Action Subsidiaire, les styles différant d’héroïsme, le besoin de pitié aussi bien que de courage, la vulnérabilité du bien, le vrai prix du mal. Ce fut courageux de sa part de conserver la fin triste, sourde et ambiguë de l’original, avec tout ce que cela laisse de non-dits. Peut-être la seule personne qui pourrait répondre à la question posée plus haut – cela affecte-t-il la nature de l’oeuvre entière ? – serait une personne avec une expérience assez opposée à la mienne : quelqu’un qui aurait vu les films, de préférence plusieurs fois, et seulement alors aurait lu l’original de Tolkien. Il serait intéressant que de telles personnes fournissent une liste des « choses que je n’avais pas réalisées avant », de même que des « choses que Tolkien a omises ». Peut-être que la chose la plus encourageante que quelqu’un puisse dire est qu’il y aura certainement à présent plusieurs millions de gens exactement dans cette position, de nouveaux lecteurs faisant face à une nouvelle expérience, et trouvant une fois de plus la route de Tolkien vers la Terre du Milieu.

1) NdT : Soit environ 1892,31 millions d’euros ou un peu plus de 12,4 milliards de nos anciens francs.
2) Certains chiffres pour les ventes de cassettes vidéo/DVD sont donnés par Kristin Thompson dans son article ‘Fantasy, Franchises, and Frodon Baggins : The Lord of the Rings and Modern Hollywood’, dans The Velvet Light Trap 32 (automne 2003), pp. 45-63. Bien que de tels chiffres soient périmés, il est clair que les films sur Tolkien connaissent des ventes de cassettes/DVD inhabituellement élevées, bien que des locations faibles (les gens veulent les conserver). Même en 2003 le retour de ces ventes approchait les chiffres des recettes du box-office.
3) Les références aux deux premiers films de Jackson se font par scènes telles que numérotées dans les versions longues des DVD produites par New Line Cinema en 2002 (La Compagnie de l’Anneau, ici JCA) et 2003 (Les Deux Tours, ici JDT). À l’époque de l’écriture, la version longue du troisième film n’était pas encore sortie, bien que j’ai été assez chanceux pour la voir, et les références de scènes ne peuvent être données.
4) Fran Walsh et Philippa Boyens sont créditées du scénario, en compagnie de Jackson lui-même.
5) NdT : La version originale du film – ‘I will take it’ – n’a pas été respectée, la traduction exacte étant ‘Je l’emporterai’ ou ‘Je vais l’emporter’, conformément à la VO de l’ouvrage : ‘I will take the Ring’ (p. 270).
6) Peut-être Frodon dit-il les mots quatre fois. Seules trois fois sont sous-titrées, mais Frodon semble dire ‘I will take the Ring’ de manière complètement inaudible, comme pour lui-même, avant d’essayer de le dire plus fort.
7) NdT : En français et en italique dans le texte original.
8) Le Théoden de Peter Jackson parle même des Nains : « Et qui viendra ?! Les Elfes ? Les Nains ? ».
9) NdT : Lire le discours de Sir Winston Churchill prononcé devant la Chambre des Communes le 18 juin 1940.
10) Arwen dit à Elrond, son père, « Il y a encore de l’espoir » (JDT 38, « La destinée d’Arwen »), et cette conversation est ce qui porte l’armée elfique au secours au Gouffre de Helm. Il y a un genre de symétrie, ainsi, dans trois ou quatre scènes : Arwen persuadant son père dans JDT 38, Aragorn encourageant Théoden dans JDT 43 et Haleth dans JDT 48, Sam remotivatant Frodon et convainquant au même instant Faramir dans JDT 60.
11) NdT : ÉPITOMÉ n.m. (mot gr., abrégé) ; Abrégé d’un ouvrage historique.
12) Sur l’importance de la pièce pour Tolkien, voir plus haut, pp. 205-8. Il y a une ancienne tradition théâtrale selon laquelle le « verre » que voit Macbeth dans l’acte IV, scène 1, ligne 118 et suivantes était, dans la première production originale, un miroir orienté vers le roi James I dans le public pour que ce dernier puisse se voir lui-même, comme l’un des descendants de Banquo.
13) La propre version « d’entrelacement » de Jackson mérite évidemment sa propre étude approfondie. L’article de Kristin Thompson mentionné en note 3 plus haut discute de sa dette à la tradition cinématographique.
14) Contre les 62 chapitres du Seigneur des Anneaux (dont 10 d’entre eux sont largement ou complètement supprimés des versions cinématographiques), la version longue de JCA possède 46 scènes, sans compter le générique, celle de JDT 66. Aucun compte n’est encore disponible pour la version longue du troisième film {76 scènes pour Le Retour du Roi}, mais le nombre total de scènes sera probablement 170-180 {188 scènes au final} : trois au quatre scènes, donc, pour chacun des chapitres de Tolkien effectivement employés.
 
essais/divers/shippey-appc.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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