Interview de Ralph Bakshi : Comment la bataille pour le Seigneur des Anneaux a failli avoir la peau d’un réalisateur

David Weiner — novembre 2018 — traduit de l'anglais par Tolkiendil
Notes de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n'est requise.

Cet article est la propriété de The Hollywood Reporter, et a été traduit et reproduit avec la permission des éditeurs et celle de son auteur.

Quarante ans après la sortie en salles du classique d’animation de Ralph Bakshi, le cinéaste se souvient avoir sollicité Mick Jagger et Led Zeppelin et parle sans détour de la pression extrême qu’il a subie : « J’en suis presque mort. »

Le Seigneur des anneaux - Frodo ©Warner Bros.Le Seigneur des anneaux - l'équipe ©Warner Bros.Le Seigneur des anneaux - Gandalf ©Warner Bros.Le Seigneur des anneaux - Storyboard ©Warner Bros.Le Seigneur des anneaux - Nazgûl ©Warner Bros.

Mick Jagger dans le rôle de Frodon. Une bande originale par Led Zeppelin. Des batailles sur le terrain et dans les coulisses avant qu’une saga en trois films ne tourne au fiasco. Quarante ans après la sortie en salles de son fameux film d’animation Le Seigneur des Anneaux, le 15 novembre 1978, voici certaines des choses qu’avait en tête Ralph Bakshi lors d’une conversation sans détours quant à ce qui s’est passé, et sur ce que cela aurait pu donner.

« Je suis là assis dans mon bureau quand je lis que United Artists est sur le point de tourner une adaptation en prises de vues réelles du Seigneur des Anneaux, écrite et réalisée par John Boorman », raconte ce réalisateur de films d’animation désormais octogénaire, dont le succès rencontré par ses films d’animation cultes et destinés à un public adulte, Fritz le Chat et Flipper City, avait permis d’entamer à cette époque la réalisation des Sorciers de la Guerre (le film sortit en 1977). « Mais ils s’apprêtaient à condenser trois livres en un seul film, et à ajouter des personnages supplémentaires pour que ça marche. Pour un fan de Tolkien, j’ai pensé que c’était la chose la plus stupide que j’avais jamais entendue dans ma putain de vie… Vous ne pouvez pas comprimer trois livres en un seul film, à part si vous faites un film de Roger Corman. »

Dans le courant des années 60, la popularité des livres du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien augmenta de façon exponentielle, et ils furent initialement perçus comme « un incroyable carton underground, surtout auprès des artistes et des auteurs de BD et cartoons », rapporte Bakshi. Il n’était pas rare de croiser sur les murs des campus des graffitis proclamant : « Frodon est vivant », si bien qu’au début des années 70 Hollywood commençait à sentir le potentiel d’une adaptation cinématographique.

« Dans le domaine de la fantasy réaliste pour adultes du moins, Tolkien était certainement le meilleur auteur que j’avais pu lire », raconte Bakshi, qui dévorait régulièrement de la science-fiction et de la fantasy dans la veine des récits pulp des années 50 du type Conan le Barbare de Robert E. Howard. « Il y a eu une très grosse ruée vers la fantasy dans la culture underground et populaire [des années 60 – 70]. C’est cette ruée qui m’a finalement amené à réaliser Les Sorciers de la Guerre. »

Les Sorciers de la Guerre, d’un budget de quelque 1,3 millions de dollars, résolument engagé politiquement, met en scène un bon nombre de personnages tolkieniens dans un cadre post-apocalyptique, des fées, elfes et nains jusqu’aux principaux protagonistes eux-mêmes (les frères ennemis Blackwolf et Avatar). Alors que son studio d’animation était en train de finir le film, Bakshi apprit que Mike Medavoy, alors à la tête de United Artists, avait finalement renoncé à l’adaptation de Boorman.

« Je me suis dit : “Attends un peu, pourquoi est-ce que ce ne serait pas moi qui ferais le film” ? », se souvient Bakshi. « Alors j’ai appelé Mike Medavoy et je suis allé à United Artists, qui à l’époque était au même endroit que la MGM [les studios Metro-Goldwyn-Mayer]. Dans le bâtiment principal il y avait, d’un côté du bâtiment, la MGM — qui à cette époque était dirigée par Dan Melnick — et de l’autre côté Mike Medavoy avec UA. Je suis allé voir Mike dans son bureau et il m’a dit : “Écoute, j’ai reçu le script, et je n’ai rien compris. Je n’ai jamais lu le bouquin. On n’a pas envie de faire le film. Qu’est-ce que tu veux faire ?” J’ai dit : “Je veux en faire une version animée. Trois films.” Il a répondu : “On ne veut pas de ce film. Ce qu’on veut, c’est récupérer les 3 millions de dollars qu’on a payés pour le scénario de Boorman. Alors je vais te donner les droits et si tu peux nous récupérer notre argent, tu peux faire le film de la manière qui te plaira.” Véridique. »

Alors Bakshi est allé droit de l’autre côté du hall à la MGM pour essayer de persuader Melnick. Il se trouve qu’à ce moment-là Peter Bogdanavich était en train d’exposer un projet à huis clos devant le chef du studio, mais Bakshi s’est frayé un chemin jusqu’au bureau et leur a agité les droits du Seigneur des Anneaux sous le nez. Melnick a aussitôt mordu à l’hameçon. « Bogdanavich fut obligé de quitter la pièce, et il ne m’a plus jamais adressé la parole pour le restant de ses jours, » rapporte Bakshi en gloussant. « On a traversé le hall jusqu’au bureau de Medavoy et Danny a dit à Mike : “OK, je veux faire le film avec Ralph. Tu en demandes combien?” Et Mike a répondu : “Trois millions de dollars pour me rembourser mon scénario.” Et Melnick : “Tu les auras.” Ils se sont serré la main. Medavoy, dont le poste venait d’être sauvé, s’est mis debout et m’a serré la main, en pleurant presque. Je lui avais rendu son argent. Il était tiré d’affaire. » Bakshi eut aussitôt Bruce Ramer, son avocat, au téléphone, (ce dernier était aussi l’avocat de Steven Spielberg, lequel a d’ailleurs, de manière tristement célèbre, nommé le requin des Dents de la Mer d’après lui), qui conclut l’accord avec la MGM dans l’après-midi même.

« Du coup j’avais les droits, j’avais le film financé par la MGM, Medavoy tiré d’affaire, j’allais faire trois films et je partais avec 200 000 dollars pour commencer les storyboards. Ce n’était pas une mauvaise journée de travail, non ? »

Alors même que la compagnie d’animation de Bakshi bouclait Sorciers, une nouvelle division fut créée pour travailler au développement du Seigneur des Anneaux. Bakshi lut ensuite dans la presse spécialisée que Dan Melnick venait d’être viré. « Je me suis dit : “Et meeerde”, » grogne Bakshi. Richard Shepherd était maintenant à la tête de la production de la MGM, donc le réalisateur et son avocat convinrent d’une réunion pour confirmer que le projet était toujours en bonne voie. « [Shepherd] m’a dit, “Je ne comprends pas le film. Je n’ai pas envie de le faire.” » se souvient Bakshi. « Il y avait deux sortes de gens à Hollywood à cette époque : les gens qui lisaient les livres et qui comprenaient le film, et les gens qui ne lisaient pas de livres et qui ne saisissaient rien au film. “Est-ce que le Seigneur des Anneaux parle d’un mariage ?” J’ai répondu : “Non, ça ne parle pas d’un mariage.” Là, j’étais en colère. »

Bakshi voulait récupérer les droits et Shepherd voulait récupérer son argent. Mais le réalisateur d’animation était déjà en phase de préproduction et n’avait pas les fonds pour rendre aussi simplement les 200 000 dollars. Il a alors téléphoné à Saul Zaentz, le producteur musical exécutif qui avait « gagné une fortune » avec les bandes originales de Fritz le Chat et Flipper City : « Saul Zaentz avait fait Vol au-dessus d’un nid de coucou avec l’argent que lui avait rapporté Fritz le Chat. Fritz le Chat avait été fait avec moins d’un million de dollars et avait fini par en rapporter 60 ou 70 millions, donc il roulait sur l’or. Cet après-midi-là il a sauté dans un avion, conclu un accord avec mon avocat pour financer les trois films, rembourser l’argent de la MGM et permettre à UA de distribuer le film — c’est-à-dire à Medavoy, qui était maintenant plus que content puisqu’il était parvenu à récupérer son film sans avoir mis un seul penny dans l’affaire. Et donc j’étais bon pour continuer. »

Il était important pour Bakshi d’avoir la bénédiction de la famille Tolkien, alors il fit le voyage jusqu’en Angleterre pour rencontrer Priscilla, la fille de Tolkien. « Je lui ai dit comment j’allais faire le film et que si elle n’aimait pas ça je ne le ferai pas » se souvient Bakshi. « Elle a adoré ce que j’avais à dire et elle m’a emmené dans le studio de Tolkien à Oxford. »

Fort du script remis après de nombreuses révisions par Peter S. Beagle et Chris Conkling, Bakshi reçut l’approbation de la famille Tolkien et était prêt à se lancer dans le premier film de la série, pour un budget de 8 millions de dollars. « Une fortune pour moi ; je roulais sur l’or » dit-il. Ayant reçu carte blanche, notamment quant au choix entre un film en prises de vues réelles ou une adaptation animée de cette intrigue tentaculaire, Bakshi s’était affirmé en faveur de l’animation. « Je le devais à mes gars. Tous les animateurs étaient mes amis et je ne voulais pas les laisser tomber. Ça serait revenu à faire ça dans le dos de mes gars qui s’étaient tenus à mes côtés pour tous mes films. »

Mais le réalisateur décida tout de même de filmer intégralement le film en prises de vues réelles dans un premier temps, comme support visuel de référence pour son procédé d’animation unique, une approche multimédia mêlant l’animation traditionnelle, la rotoscopie et des scènes de prises de vues réelles à fort niveau de contraste. « J’ai toujours pensé que mélanger les styles était approprié et c’est la raison pour laquelle j’ai été capable de marier prises de vues réelles et animation afin d’obtenir un effet vraiment intéressant ; on n’a qu’à appeler ça du collage, » commente Bakshi.

Ayant déjà employé une variété de ces techniques multimédia lors de ses précédents films (Les Sorciers de la Guerre réutilise les pellicules d’anciens films de propagande nazis), Bakshi savait qu’il pouvait court-circuiter la longue et laborieuse procédure d’animation traditionnelle en utilisant « la technique secrète utilisée par Disney. »

« On n’avait pas de contrôle du mouvement de la caméra à cette époque ; il n’y avait pas d’ordinateur » rappelle-t-il. « [La rotoscopie] était une façon formidable de donner du réalisme à un film… Quand on en est venu au Seigneur des Anneaux, j’étais vraiment coincé par la date butoir. J’ai dû mettre sur pied une technique où, plutôt que de décalquer la photographie, il fallait mettre la vraie photo [en haut contraste] directement sur la cellule animée et la peindre-là… Ce délai vraiment court m’a permis de me lancer dans des trucs qui ont marché de manière incroyable… Si un réalisateur n’a pas d’argent, il doit trouver le moyen de mettre en œuvre un style ou une technique de tournage qui fasse oublier ce manque d’argent et qui permette au moins d’être émotionnellement juste, ce qui fait absolument tout. Sans l’émotion, vous avez raté votre scène. »

J.R.R. Tolkien's The Lord of the Rings ©Warner Bros.

Pour l’allure générale et la tonalité du film, Bakshi a puisé dans différentes inspirations artistiques, allant de « la manière qu’avait Rembrandt d’aborder la lumière et l’ombre » à l’illustrateur J. Allen St. John, renommé pour ses couvertures de livres de fantasy, l’esthétique de Prince Vaillant de Hal Foster et les chef-d’œuvres de sword-and-sorcery de Frank Frazetta, dont Bakshi était personnellement l’ami (ce qui inspira d’ailleurs leur collaboration ultérieure sur le film animé Tygra : la Glace et le Feu, en 1983). Alors que l’univers de Tolkien est aujourd’hui visuellement prégnant pour les publics actuels, Bakshi fait remarquer qu’il n’existait aucun support visuel sur lequel se fonder, sinon l’imagination brute inspirée par les mots sur la page, et reste admiratif vis-à-vis de son équipe de conception et de leurs efforts conjugués pour donner vie à la Terre du Milieu. « Ils n’avaient nulle part où regarder » dit-il. « J’adore ces gars. La quantité de boulot qu’ils ont fait, le type de travail qu’ils ont conçu — on n’avait aucun film du bouquin de Tolkien dont on aurait pu s’inspirer. Ils ont montré à tout le monde à quoi ça devait ressembler. »

Une autre difficulté rencontrée par Bakshi dans la réalisation de son canevas consistait à synchroniser correctement les répliques de ses doubleurs avec les mouvements des acteurs, dont les performances étaient enregistrées indépendamment sur différents continents. « J’étais chez moi assis dans la nuit, incapable de dormir, à essayer de trouver comment faire ça, » rapporte-t-il de son dilemme. « C’était vraiment compliqué et c’était la première fois que je le faisais. En un sens, ça reflète assez bien le type de risques que j’ai pris. J’étais allé en Angleterre et j’avais enregistré les doubleurs là-bas. Je les avais choisis à partir de leurs performances dans des pièces de théâtre et dans des films anglais. Ils étaient absolument géniaux. [John Hurt en] Aragorn a fait un travail si sensationnel que j’en étais gêné. » Anthony Daniels, qui joue C-3PO dans Star Wars, a notablement prêté sa voix à l’elfe Legolas.

Une fois qu’il eut enregistré l’intégralité des dialogues du film auprès des acteurs britanniques, Bakshi retourna à Los Angeles pour filmer des personnages costumés sur un plateau de tournage entièrement nu. De célèbres acteurs de petite taille, comme Billy Barty et Felix Silla, faisaient partie du casting. « On filmait sur un plateau blanc, où tout était entièrement blanc, murs, sol, plafond, avec des lignes sur le sol pour que vous puissiez savoir où vous êtes, et, au lieu d’enregistrer les voix, quand on disait “Action !”, mon préposé à la voix mettait la cassette des enregistrements que j’avais rapportés d’Angleterre, » explique Bakshi. « Et vous aviez alors le doubleur déclamant sa réplique avec sa voix anglaise depuis les haut-parleurs, pendant que l’acteur mimait ça sur le plateau. »

Compte tenu du véritable ballet de cassettes nécessaire à faire coïncider efficacement les voix avec les interprétations, Bakshi ne se souciait pas tant de les synchroniser avec précision. « Du côté de l’animation, je pouvais un peu bouger les pistes ; tout ce qu’ils avaient à faire était de s’en rapprocher suffisamment, » poursuit Bakshi. « Vous devez comprendre que vous avez un contrôle total sur le dessin. Je ne m’inquiétais pas trop de la synchronisation sur le Moviola. Ils pouvaient avoir 12 ou 16 images de décalage et je pouvais encore faire en sorte que ça marche. C’était laborieux, mais c’était quelque chose qui ne m’inquiétait pas plus que ça. Par contre, toutes ces techniques étaient encore nouvelles pour l’industrie et pour moi-même, et quand je demandais trois ou quatre mois pour éditer le film à la fin, les producteurs et les distributeurs me disaient “Va te faire foutre”. Et ça ce n’est pas très sympa. »

Malgré son enthousiasme indéfectible pour l’œuvre de Tolkien, qui lui permit de tenir bon jusqu’à la ligne d’arrivée, Bakshi considère que la réalité titanesque que représente la supervision d’une production aussi massive était proprement exténuante.

« J’en suis presque mort, » dit-il franchement. « C’était la chose plus dure que j’ai faite de toute ma vie. Je n’avais pas de budget pour les producteurs. Alors que je filmais en prises de vues réelles en Espagne, je tenais la boîte au téléphone à travers mon secrétaire et mon directeur de production. Je dormais à peine. C’était la chose la plus difficile que j’ai jamais eue à faire. Mais les animateurs m’adoraient. Et j’ai eu un soutien sans faille sur tous mes films de la part de ces gars, parce qu’ils adoraient ce qu’ils faisaient et qu’ils savaient ce que j’essayais de faire. Ils ont fait en sorte que ça tienne la route. »

Pendant que plus de 3000 animateurs travaillaient d’arrache-pied sur les séquences déjà tournées, Bakshi s’acharnait en Espagne sur les scènes d’action orques et sur la bataille du Gouffre de Helm, tout en affrontant les éléments — politiques autant que météorologiques — dans le processus. L’équipe tournait au château de Belmonte, construite au xvème siècle dans l’actuelle province de Castille-La Manche, la même place forte qui avait abrité la production du Cid de Charlton Heston.

« J’étais sur la muraille de la forteresse, il y avait du vent, il faisait froid, je gelais, » rapporte Bakshi à propos d’une séquence de bataille qui demandait de faire tourner neuf caméras en même temps. « Il y avait des centaines et des centaines de gens, venus des villes alentour, ils se mettent tous en ligne, prennent leur repas, prêts à devenir des orques avec des boucliers, des lances, des costumes. Toute la matinée et toute l’après-midi on les habille et ensuite on les fait courir de part et d’autre pour répéter… On était enfin prêts à se lancer, alors j’ai dit, “Lancez la caméra une, lancez la caméra deux, lancez la caméra trois, lancez la caméra quatre, lancez la caméra cinq” — on n’avait qu’une seule prise de la scène et c’est pourquoi il fallait qu’on ait toutes les caméras lancées. Mais quand je suis arrivé à la caméra six, un type s’est levé au milieu de la compagnie d’orques, a enlevé son heaume — c’était le leader communiste — et a dit, “C’est l’heure du repas !” Tout le monde a abandonné sa lance et son costume et est parti manger. Mais comme je ne voulais pas rater une prise, j’ai laissé tourner les caméras. Je savais qu’à la fin du Gouffre de Helm il devait y avoir une prise montrant les orques s’éloignant, dégoûtés. Alors on a utilisé quelques prises de gens en train de s’éloigner plus tard dans le film. Et on a dû tout remettre en place et reprendre le tournage, et on a finalement eu la prise. Je ne l’oublierai jamais. »

Alors que le film prenait forme, Mick Jagger et Led Zeppelin ont commencé à tourner autour du projet avec intérêt. Led Zeppelin est bien connu pour ses nombreuses références au Seigneur des Anneaux (au Mordor, à Gollum, aux Spectres de l’Anneau, entre autres) dans leurs chansons comme « Ramble On », « Misty Mountain Hop » et « The Battle of Evermore ». Bakshi a approché le groupe pour utiliser sa musique comme bande-son pour le film, et il rapporte qu’ils répondirent avec un enthousiaste « Absolument ! ». Mais d’après Bakshi, Zaentz, le producteur, qui détenait Fantasy Records, n’a pas pu obtenir les droits musicaux, puisque le contrat qui liait le groupe les empêchait de travailler pour un autre label. « Il a finalement abandonné et m’a obtenu Leonard Rosenman [pour composer la bande-son orchestrale], » raconte Bakshi. « [Rosenman] était doué. Je n’avais rien contre lui. Il avait une bonne réputation. Mais Led Zeppelin aurait propulsé le film à une autre échelle. Et donc j’avais perdu cette occasion. »

Quant à Jagger, la tête d’affiche des Rolling Stones avait eu vent de la production et avait très envie de s’y impliquer. « Et donc j’ai reçu un appel de Mick Jagger – il voulait venir me voir et voir ce qu’on faisait avec Le Seigneur des Anneaux. » se souvient Bakshi. « [Mon studio à Hollywood et Vine] était plein de gamins de l’université qui avaient tous eu leur diplôme en école d’art, un groupe vraiment jeune. Alors que je traversais le studio avec Mick Jagger, les filles commencèrent à hurler et à s’évanouir. J’avais 2 200-3 000 personnes travaillant sur quatre étages, et la rumeur s’est répandue d’étage en étage que Jagger était là dans le studio. Les gens commencèrent à passer d’un étage à l’autre par les escaliers, et ça sonnait comme le tonnerre, comme des cavaliers en train de nous arriver dessus, faisant trembler tout l’escalier. Mon fils était là pour l’été et il était terrifié — il s’est caché dans la salle de bains. C’était tout simplement hystérique… [Jagger] voulait faire la voix de Frodon. Je lui ai dit que je l’aurais employé sans hésiter mais que j’avais déjà bouclé tous les enregistrements et tout. Il aurait fait un très bon Frodon, j’imagine. Je ne sais pas. »

Bakshi considère que la contrepartie de ce travail éprouvant sur le Seigneur des Anneaux vint sous forme d’une vraie sensation de liberté créatrice, mais sa plus grande surprise était encore à venir –– la décision cruciale qui allait l’inciter à se détacher du reste de la trilogie.

« Je voulais trois ou quatre mois de plus pour le montage. J’étais à bout de force. J’étais fatigué. J’avais été lessivé par l’Espagne et le tournage, et je ne voulais pas me plier à la date butoir, qui était [juste avant] Noël, » se rappelle-t-il. « Ce que vous avez aujourd’hui sous les yeux n’est qu’une grossière première ébauche de ma part. Et donc j’ai eu un sérieux accrochage avec [le studio, pour obtenir un délai supplémentaire]. “On ne peut pas. On a réservé les salles, on a le popcorn dans les cinémas” — vous savez, ce genre de conneries. Ça a été le premier coup. Le deuxième coup, ça a été quand, une semaine avant la sortie, j’ai apporté le film sous la forme de ce qu’on appelle un wet print au cinéma. Ils m’ont montré la campagne de publicité et j’ai aussitôt réagi, “Où est la mention Première Partie ?” Et c’est là que j’ai réalisé. »

L’une des critiques majeures du montage final du Seigneur des Anneaux de Bakshi pointait le fait que l’histoire s’arrête abruptement après la bataille du Gouffre de Helm, avec un narrateur expliquant en voix-off, « alors que se termine leur vaillante bataille, ainsi s’achève le premier grand récit du Seigneur des Anneaux… ». Les fans du livre se sentirent floués et les non-initiés restèrent perplexes avec cette fin, parce qu’il ne leur avait jamais été donné de voir Frodon jeter l’Anneau Unique dans les flammes de la Montagne du Destin.

« J’ai eu une dispute terrible avec [Zaentz] et je ne voulais pas faire la Deuxième Partie, » révèle Bakshi. Ça peut vous sembler bizarre aujourd’hui. Mais on venait d’une souche assez différente à cette époque… La vie était trop courte pour que vous perdiez votre temps avec un bande de types avec lesquels vous n’aviez pas envie d’être. En d’autres termes, avec les gens qui vous entubaient de la sorte après que vous leur avez permis de se faire autant de fric. Vous ne vouliez pas passer encore huit ans de plus avec ces types… Ça n’a pas été une décision facile de partir, parce que j’adorais Tolkien. »

Il poursuit : « Il y avait une manière d'être particulière qui nous caractérisait à cette époque, et qui avait trait à la fois à la poignée de main, à l’honneur et au respect, à faire ce qui était juste, à laisser les Noirs voter, laisser les femmes voter, à partir du Vietnam. On était un tout autre genre de jeunesse. Bobby Dylan chantait, Jackson Pollock faisait de la peinture abstraite, Charlie Parker jouait de son saxophone, Miles Davis — c'était une toute autre Amérique. Alors vous ne vouliez pas traîner avec des connards et je ne voulais pas perdre mon temps à faire ça. »

D’une durée de 132 minutes, Le Seigneur des Anneaux est sorti en salles aux États-Unis le 15 novembre 1978, rapportant plus de 30 millions de dollars au box-office national. Le film fut nominé pour un Saturn Award dans la catégorie du meilleur film de fantasy et pour un Hugo Award pour la meilleure présentation dramatique. Il fut également distingué par une nomination pour le Golden Globe de la meilleure bande originale et le Golden Gryphon en 1980 au festival du film de Giffoni en Italie.

Le film fut un succès en salles, même si de nombreux critiques ne furent pas tendres envers le produit final. « Le film était très confus — c’est ce que beaucoup de critiques ont dit » observe Bakshi. « Pour une raison quelconque, on m’a unanimement rabaissé pour avoir utilisé [la rotoscopie]. Ils pensaient que j’avais triché… L’industrie de l’animation m’a hurlé dessus. Les gens m’ont crié dessus. Ils ont dit que l’animation était bas de gamme. Ils ont dit que j’avais mélangé trop de styles différents. On a réduit le film en lambeaux. »

Malgré la grêle de critiques qui a cinglé le Seigneur des Anneaux, Bakshi a campé sur ses positions et ce style multimédia basé sur la rotoscopie est devenu sa signature avec des longs métrages ultérieurs comme American Pop en 1981, Tygra : la glace et le feu en 1983 et Cool World en 1992. Mais c’est ce dernier film, porté par la société de production Paramount avec en vedette Brad Pitt, Gabriel Byrne et Kim Basinger, qui se révéla le fardeau de trop pour le réalisateur originaire de Brooklyn. « Ça a été le film qui m’a complètement achevé. J’ai arrêté les films après ça, » raconte-t-il à propos de Cool World. « J’ai simplement craqué et j’ai tourné le dos à l’industrie du cinéma épuisé, persuadé que j’étais un raté. »

Après un bref retour à des travaux choisis pour la télévision dans les années 90, Bakshi trouva finalement son bonheur dans sa vie dans le Sud-Ouest [des États-Unis, Ndt], à peindre, dessiner, à travailler sur différents petits projets selon ses envies et à faire quelques apparitions dans des conventions.

« J’ai toujours senti que mon attitude était propre à m’attirer l’anathème d’Hollywood ; je jouais à un jeu que personne ne voulait me laisser jouer, » confie-t-il à propos de son approche à contre-courant de la politique des sociétés de production. « Mais j’ai passé un grand moment à Hollywood. J’avais plus de liberté que n’importe quel réalisateur a pu avoir dans sa vie – à part peut-être Spielberg. Après tout ce que j’ai traversé, je ne me plains pas. J’ai simplement eu le meilleur moment de ma vie. »

Quant à son travail inachevé sur sa trilogie de Tolkien avortée, Bakshi suggère, « Maintenant que Saul Zaentz n’est plus là, ça ne me dérangerait pas d’être impliqué. Si Warner Bros. voulait que je fasse les parties deux et trois en animation, je considérerais l’offre. Je serais vraiment heureux de faire ça. »

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essais/films/interview_bakshi.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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