Le mystérieux roi Bladorthin

Andreas Möhn — avril 2002 — traduit par Julien Mansencal, 2007
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« …les lances, fabriquées pour les armées du grand roi Bladorthin (depuis longtemps mort), dont chacune avait un fer par trois fois forgé et un bois finement incrusté d'or, mais qui n'avaient jamais été payées ni livrées… » (Bilbo le Hobbit - Chapitre 12)

Cette phrase (ce fragment de phrase, en fait) constitue tout ce qui a jamais été dit à propos du roi Bladorthin. Il ne réapparaît dans aucune généalogie ou chronologie des royaumes de la Terre du Milieu écrites plus tard, tout simplement parce que Tolkien l'oublia par la suite, créant involontairement un mystère qui attira l'esprit aventureux de plus d'un chercheur. Qui donc était ce fuyant roi Bladorthin, et comment peut-il s'insérer dans l'Histoire de la Terre du Milieu ?

Pour ne rien arranger, Thorin Écu-de-Chêne se vanta de ce que « les Rois avaient accoutumé d'appeler nos forgerons et de récompenser très richement même les moins habiles » (Bilbo le Hobbit - Chapitre 1). Il est raisonnable de penser que Bladorthin était un de ces rois ; les autres pouvant être les rois nains des Monts du Fer. Tenter d'insérer un royaume inconnu en Terre du Milieu est déjà un défi, mais vouloir en insérer plusieurs tiendrait du cauchemar !

Quoi ?

Commençons par la question la plus simple : que signifie le nom Bladorthin ?

Sa structure ressemble beaucoup à celle du goldogrin ou gnomique primitif, l'ancienne langue elfique qui devint le noldorin, puis finalement le sindarin. Dans une version antérieure de cet essai, je divisais le nom ainsi :

  • blador : « large terre, terre plate » ; selon le Lexique gnomique, vient des racines PALA et NDÔR, cf. l'entrée Palúrien
  • thin : « gris », de la racine THIN.

Ainsi, ce nom peut être interprété littéralement comme « large terre-grise », ou, en extrapolant un peu, « le Gris des larges plaines ». On peut noter que dans les premiers brouillons de Bilbo le Hobbit, Bladorthin n'était pas un terrible roi, mais le nom donné au magicien. Cela paraît assez approprié, car sa signification serait alors directement précurseur de Mithrandir, « le Gris Pèlerin ». John Rateliff arrive à des conclusions similaires dans The History of the Hobbit ; mais cette hypothèse ne me paraît plus satisfaisante. Le découpage suivant me semble à présent plus plausible :

  • Blad- (base PALA « large »), cf. bladwen « une plaine », blath « large », etc.
  • -orthin : formation adjectivale du nom oroth (?), de la même façon que l'élément ngorthin « horrible » dans Nan Dungorthin est dérivé du nom ngoroth « horreur »

Existe-t-il donc un terme gnomique oroth (?) lié à -orthin de la même façon de ngoroth l'est à -gorthin ?

La réponse est oui ! L'appendice étymologique du Livre des Contes Perdus donne, à l'entrée « Vailimo », les termes gnomiques « hôr “vieux, ancien (se dit seulement de choses toujours existantes)”, horta- “vieillir”, horoth « vieillesse ». Il semble des plus plausible que horoth/hortha- puisse produire un adjectif *horthin « âgé, vieilli » qui, dans un mot composé, pourrait donner exactement l'élément -orthin recherché. Le véritable sens du nom Bladorthin serait donc « largement âgé », ou, plus librement, « très âgé ». Il s'agirait donc tout simplement de la traduction gnomique de l'anglo-saxon Orald, qui revient dans Le Seigneur des Anneaux comme l'un des noms donnés à Tom Bombadil.

Ce sens convient clairement au précurseur « sans âge » de Gandalf dans les premiers manuscrits de Bilbo le Hobbit. Il pourrait également convenir à un roi qui monta peut-être sur le trône à un âge avancé. En fait, le contraste entre Bladorthin « très âgé mais toujours existant » et le qualificatif « depuis longtemps mort » suggère un calembour linguistique tout à fait dans le style hobbitesque. Il fait également écho au nom de Girion, le seigneur de Dale, qui dérive probablement du gnomique gîrin « antique » (The History of the Hobbit).

Note : Un critique allemand a voulu interpréter ce changement de nom du magicien comme la première étape vers le ton plus sérieux du Seigneur des Anneaux. Après tout, un nom dissimulant à peine le sens de « Vessie mince » (Bladder-thin) n'était guère adapté pour un Ainu…

Le nom de Bladorthin semble toutefois plus difficile à interpréter en sindarin. Ni horoth ni Blad- ne semblent avoir subsisté au-delà du stade gnomique, aussi devons-nous, pour l'insérer dans le contexte du Troisième Âge, supposer que son nom est d'origine nandorine, voire avarine.

Qui ?

Auquel des peuples doués de la parole appartenait Bladorthin ? Beaucoup ont supposé qu'il s'agissait d'un Elfe (Foster, Tyler), à cause de son nom à consonance elfique. Il existe cependant quelques solides arguments allant à l'encontre de cette hypothèse :

  1. Les rois et royaumes des Elfes Lumineux sont tous recensés. Bladorthin ne pourrait donc être qu'un Elfe Sombre. Mais un Elfe Sombre n'emploierait pas un nom clairement gnomique.
  2. Les royaumes elfiques du Troisième Âge ne maintenaient pas d'armées régulières : Bladorthin n'aurait donc pas eu à commander un nombre aussi significatif de lances.
  3. Par-dessus tout, aucun Elfe respectable, fût-il sombre, n'aurait commandé ses armes à des Nains !
  4. Bladorthin était mortel, sa mort ne méritant rien d'autre qu'une mention en passant. S'il avait été un Elfe, son trépas prématuré aurait suscité plus de bruit.
  5. L'usage de noms elfiques n'était pas réservé aux Elfes : on sait que les Dúnedain d'Arnor et de Gondor faisaient de même. Ils n'apparaissent que rarement chez les autres peuples soumis à l'influence culturelle de l'Occidentale (cf. Girion).
  6. L'emploi du titre neutre de « roi » plutôt que de « roi Elfe » ou « roi Nain » suggère qu'il était de la race la plus familière à l'auteur hobbit et au lecteur.

Tout ceci appuie fortement l'idée que Bladorthin était un homme.

Quand ?

Selon l'Appendice A au Seigneur des Anneaux, il y eut deux périodes de colonisations d'Erebor : la première de 1999 à 2210 3A, la seconde sous le règne de Thrór, grand-père de Thorin Écu-de-Chêne, de 2590 à 2770 3A, s'achevant par l'attaque de Smaug. Le premier établissement semble être resté plutôt isolé, sans contact visible avec le monde extérieur (en-dehors des Nains). Le second, en revanche, entretenait d'intenses activités commerciales, comme Thorin lui-même en fut le témoin. Il est donc probable que Bladorthin était un contemporain de Thrór.

Nous pouvons estimer avec plus d'exactitude les dates du règne de Bladorthin en examinant les raisons pour lesquelles les lances forgées par trois fois (qu'on croit souvent, à tort, être en forme de fourche triple, c'est-à-dire de trident1)) ne furent pas livrées. Tyler et Foster pensent que sa mort empêcha la transaction, et Foster dit même que ses héritiers ont pu refuser de les payer ; mais rien ne permet d'appuyer cette suggestion. Tout ce que nous savons est que la forge des lances eut lieu longtemps auparavant, et que Bladorthin mourut entre-temps. N'est-il alors pas naturel de penser, à partir du contexte, que ce fut l'arrivée même de Smaug qui empêcha la livraison ? En ce cas, nous pourrions conclure que Bladorthin était encore vivant en l'an 2770 3A, et qu'il mourut durant les dix ou vingt années qui suivirent.

Où ?

Une hypothèse assez courante fait de Bladorthin un roi de Dale. Mais plusieurs points permettent de la réfuter :

  1. Dale n'est jamais qualifiée de royaume avant le couronnement de Bard. La distinction faite entre seigneur et roi de Dale n'est pas limitée à Bilbo le Hobbit, mais se poursuit dans les brouillons de l'Appendice B, où il est dit que Smaug détruisit « la ville et la seigneurie de Dale » (The Peoples of Middle-earth, The Tale of Years of the Third Age).
  2. Les descendants exilés de roi portent généralement un titre, prince ou chef. Bard n'en avait aucun.
  3. Si « le grand roi Bladorthin » était un ancêtre de Girion, Bard aurait sans doute clamé haut et fort être son descendant, et aurait peut-être même réclamé son héritage - dont les fameuses lances. Cela aurait été un point de discorde important lors du siège d'Erebor.
Note : Pris isolément Bilbo le Hobbit, semble donner l'impression que Hobbitebourg était située dans un royaume existant. Cela est suggéré par un commentaire à propos du Fourré aux Trolls, dont les habitants « ont même à peine entendu parler du roi » (Bilbo le Hobbit - Chapitre 2). Bladorthin était peut-être envisagé être l'un des ancêtres du roi. Le Prologue du Seigneur des Anneaux fait référence à un proverbe hobbit à propos des rois d'Arnor (éteints depuis longtemps) : « les Hobbits disaient cependant des sauvages et des vilaines choses (comme les trolls) que ceux-ci n'avaient jamais entendu parler du roi. » Peut-être, mais dans Bilbo le Hobbit, c'est un Nain qui faisait ce commentaire.

Alors, où se trouvait le royaume de Bladorthin ? Au vingt-huitième siècle du Troisième Âge, les deux royaumes des Dúnedain s'étaient effondrés depuis longtemps. Vidugavia, roi auto-proclamé du Rhovanion, et son royaume n'étaient plus qu'un lointain souvenir, et rien ne prouve qu'il n'ait pas été le premier et le dernier de sa dynastie. Le seul royaume humain existant à cette époque dans l'Ouest était le Rohan. Mais les annales du Rohan ne mentionnent pas de roi nommé Bladorthin, ni même un roi qui aurait utilisé un nom elfique. De plus, le Rohan était trop éloigné pour commercer avec les Nains (et la route reliant les deux royaumes serait passée bien près de Dol Guldur).

Un indice sur sa localisation se trouve peut-être sur une phrase de Gimli à propos de Thrór : « lui et son peuple prospérèrent et s'enrichirent et ils gagnèrent l'amitié de tous les Hommes qui séjournaient alentour. Car ils fabriquaient non seulement des objets étonnants et de rare beauté, mais des armes et des armures de grande valeur […] Ainsi les Hommes du Nord qui vivaient entre la Celduin (la Rivière Vive) et la Carnen (la Rivière Rouge) devinrent forts et refoulèrent tous les ennemis en provenance de l'est… » (Le Seigneur des Anneaux, App. A, traduction modifiée).

Il est évident que les principales routes commerciales d'Erebor et des Elfes Sylvains suivaient les cours du Celduin et de la Carnen, voies naturelles vers la mer de Rhûn. Le royaume de Bladorthin devait donc se trouver quelque part en aval sur le Celduin. La seigneurie de Dale n'était-elle qu'une province de ce royaume ?

De nombreux arguments s'opposent à cette hypothèse. S'il avait existé un « grand roi » à proximité de Dale, il aurait pu fournir une aide militaire et humanitaire à la ville après l'attaque de Smaug. Mais rien de cela n'arriva : Dale fut abandonnée à elle-même, et les hommes de Dale se réfugièrent à Esgaroth, pas dans le royaume de Bladorthin. Ensuite, lorsque le roi Brand, dont « le royaume s'étend maintenant loin au sud et à l'est d'Esgaroth » (Le Seigneur des Anneaux) conquit le territoire décrit, il aurait probablement rencontré l'opposition du successeur de Bladorthin. Or, il n'y en eut pas, aussi qu'advint-il du royaume entre-temps ?

Une conclusion évidente s'impose : la seigneurie de Dale était bel et bien l'autorité principale parmi les Hommes du Nord entre le Celduin et la Carnen. Bladorthin était un grand roi, mais lointain, bien trop loin pour que la venue d'un dragon à Dale le pousse à faire autre chose qu'à faire le deuil des armes commandées.

Le royaume du grand roi Bladorthin doit donc répondre aux critères suivants :

  1. Il était ou avait été exposé à l'influence de l'Ouest (pas celle de Sauron) suffisamment longtemps pour que ses souverains prissent des noms dans une langue elfique.
  2. Il se situait assez près de Dale pour commercer avec et entretenir des voies commerciales, mais pas assez pour fournir de l'aide ou entrer en conflit avec les Bardides.
  3. Il était assez puissant pour être auto-suffisant et maintenir des armées, mais pas assez pour influer de façon notable l'histoire des Dúnedain.
  4. En 2770 TA, il était suffisamment prospère pour que son roi puisse commander un lot assez luxueux d'armes naines. Il était à ce moment-là suffisamment exposé au danger pour ressentir le besoin d'un tel équipement (mais le problème n'était de toute évidence pas un dragon).

Un seul lieu réunit toutes ces caractéristiques : le Dorwinion.

Pourquoi ?

Le Dorwinion est aussi insaisissable que Bladorthin lui-même. Comme lui, il n'est mentionné qu'une fois dans les récits publiés concernant la Terre du Milieu, également dans un contexte de rapports commerciaux avec la région de Dale et Esgaroth : « On apportait le vin et d'autres marchandises [aux Elfes sylvains] de très loin, de leur parentèle dans le Sud ou des vignobles des Hommes dans les terres lointaines […] ce vin était, semble-t-il, le cru capiteux des grands jardins du Dorwinion. » (Bilbo le Hobbit - Chapitre 9).

Sur la carte de la Terre du Milieu dessinée par Pauline Baynes, le Dorwinion se situe sur la côte nord-ouest de la mer de Rhûn. Et cet emplacement est idéal pour le trône du grand roi Bladorthin. Il s'y trouvait en effet des Hommes qui n'étaient pas sous la coupe de Sauron, l'exportation de vin « et d'autres marchandises » amenait de considérables richesses, et il se trouvait bien au-delà de la sphère d'influence des Bardides tout en ayant accès à la région à travers le système fluvial Celduin-Carnen. De plus, il ne fut pas seulement exposé à la culture númenóréenne, mais fut une province du Gondor pendant plus d'un millénaire !

John Rateliff cite un « essai linguistique » sans titre, qui fournit des gloses pour les noms de La Communauté de l'Anneau. La citation commence par l'affirmation de Tolkien selon laquelle dans Bilbo le Hobbit, tous les noms étaient traduits, hormis Galion, Esgaroth et Dorwinion (il semble avoir oublié Bladorthin et Radagast sur le moment). Suit une traduction assez surprenante du nom Dorwinion : en sindarin, « Terre de Gwinion » ou « Pays de la jeune-terre ». Elle semble suggérer une base sindarine gwin-, apparentée au quenya vinya, mais absente des « Étymologies » ; Rateliff renvoie à gwion « jeune » dans le « Lexique gnomique ». Ainsi, aussi tentant soit-il de traduire Dorwinion par « terre du vin », il s'agit apparemment d'une erreur !

Rateliff cite, en p. 420 de The History of the Hobbit, la seule affirmation postérieure au Seigneur des Anneaux concernant le mystérieux pays de Dorwinion connue à ce jour : « … se trouvait probablement loin au sud le long de la R[ivière] Courante, et son nom sindarin témoigne de la diffusion du sindarin : prévisible, dans ce cas, étant donné que la viticulture était à l'origine inconnue des Nandor et des Avari ». Cette affirmation semble plutôt déroutante. Avant tout, un nom sindarin sur les rives du Celduin (la Rivière Courante) et sur les rives de Rhúnaer (la Mer de Rhûn) ne semble pas si illogique. Ensuite, le nom du Dorwinion ne contient aucune référence au vin : le même texte affirme (p. 418) que « Dorwinion signifie en sindarin “Pays de la jeune-terre” » (avec, griffonné par dessus, « Terre de Gwinion »). Pourquoi l'usage d'un simple dénominateur topographique serait-il lié au transfert de pratiques agricoles ? C'est un mystère qui mérite qu'on s'y attarde.

Ithilien (© Ted Nasmith)

Il faut noter que cette citation invalide toutes les suggestions antérieures (dans le Lai de Leithian et ailleurs) selon lesquelles Doriath importait déjà des biens du Dorwinion. La langue (et les techniques) sindarines ne se répandirent pas dans le Rhovanion et en Rhûn avant le début du Deuxième Âge, quand les réfugiés doriathrins s'installèrent au nord de Vertbois/Mirkwood et en Lothlórien. Au Premier Âge, la viticulture était donc, du moins en Terre du Milieu, limitée au Beleriand. Bien sûr, les Valar l'avaient inventée. Quendi and Eldar nous apprend même le terme valarin pour le vin, mirub-, d'autant plus remarquable que « Les Étymologies » ne donnent aucun terme elfique pour cette boisson populaire (hormis le quenya limpe, qui est toutefois glosé « boisson des Valar » ; il ne s'agit donc pas de vin ordinaire, mais plutôt de la spécialité valarine, le miruvor, dont le nom est dérivé du qenya miru « vin » dans Le Livre des Contes perdus II, mais du valarin mirub- dans The War of the Jewels), pas plus qu'aucune source ultérieure que je connaisse. On ignore pourtant qui cultiva le premier la vigne en Beleriand, et quand. Au début du Premier Âge, Angrod décrit la rébellion des Noldor à Thingol comme « une sorte d'ivresse, aussi brève que celle donnée par le vin ». Thingol ayant compris la référence, il devait lui-même être déjà familier avec les sensations de l'ivresse ; il devait cependant s'agir d'une expérience assez récente, la vigne aimant la chaleur et la lumière : elle n'aurait pas pu pousser durant le crépuscule éternel des Années des Arbres.

En Beleriand, les Edain découvrirent les joies des boissons alcoolisées, et les emportèrent avec eux à Númenor. Tuor les voyait favorablement (« Voilà qui fortifie le cœur comme de boire du vin frais ! », CLI) et en trouva servi même à Gondolin. Cela est tout à fait remarquable, car la Cité Cachée ne l'importait certainement pas, mais sa latitude quelque peu élevée aurait dû lui interdire la viticulture. Soit les Noldor possédaient effectivement un savoir « profond » qui leur permettait de transcender les limitations climatiques s'imposant à l'agriculture, soit le climat d'Arda Plate n'obéissait pas aux mêmes lois que sur un globe. Quoiqu'il en soit, cela signifie clairement qu'à la fin du Premier Âge, les vignes étaient chose commune en Beleriand.

Faut-il donc prendre la citation donnée par Rateliff comme impliquant que le Dorwinion fut fondée par des immigrants sindarins au début du Deuxième Âge ? Malheureusement, M. Sacquet reste extrêmement vague sur la nature de ses habitants : « les Elfes de la Forêt, et surtout leur roi, appréciaient beaucoup le vin, bien qu'il n'y eût pas de vignes dans cette région. On apportait le vin et d'autres marchandises de très loin, de leur parentèle dans le Sud ou des vignes des Hommes dans les terres lointaines ». La faiblesse de Thranduil pour le vin suggère qu'il pouvait déjà s'en procurer au Deuxième Âge. Certainement, il n'aurait pas supporté de s'en passer pendant plusieurs millénaires ?

Toutefois, le peu que l'on sait au sujet de l'histoire du Dorwinion va à l'encontre de l'idée d'une colonie sindarine sur les rives de la mer de Rhûn. D'après les Appendices du Seigneur des Anneaux, le Dorwinion fut la province la plus orientale du Gondor de 541 à 1856 3A. Si des établissements sindarins avaient existé dans la région, ils auraient sans nul doute été mentionnés durant cette période, notamment au moment de l'offensive de 1248. Mais au contraire, il est dit clairement que, du moins au Troisième Âge, « les vastes terres entre l'Anduin et la Mer de Rhûn ne furent jamais réellement colonisées ou occupées ». Cela indique clairement qu'à la fin du Troisième Âge, les vignobles du Dorwinion étaient cultivés par des Hommes, non des Elfes. Il peut paraître plausible que d'éventuels Sindar du Dorwinion aient disparu longtemps avant l'arrivée des Dúnedain, peut-être au moment de la guerre de la Dernière Alliance, mais il est difficilement envisageable que la tradition viticole y ait été directement transmise des Elfes aux Hommes. À l'inverse, l'auteur de l'Akallabêth affirme que ce sont les Númenóriens, et non les Sindar, qui enseignèrent les techniques viticoles aux Hommes de Terre du Milieu, leur apprenant : « de nombreuses choses. Ils leur apportèrent la vigne et le blé ». Les Númenóréens n'ayant jamais atteint eux-mêmes la mer de Rhûn, la conclusion la plus plausible semble donc que la tradition viticole du Dorwinion ne commença pas avant l'occupation gondorienne de 541 TA, et qu'elle fut maintenue ensuite par les autorités locales (comme le roi Bladorthin ?), même plusieurs siècles après que le Royaume du Sud ait reflué loin de la Rhúnaer.

Reste à expliquer la note indiquant qu'il était « prévisible » que le Dorwinion eût un nom sindarin. Cela semble simplement suggérer que le vocabulaire particulier employé par les Dúnedain viticulteurs du Gondor était sindarin, pas nandorin ni avarin (comme on pouvait s'y attendre). Toutefois, étant donné que le nom du Dorwinion ne semble apparemment pas lié du tout à la vigne, on peut se demander pourquoi Tolkien semble en même temps dire clairement que c'est au vin qu'il fait référence. Il est possible que le nom Gwinion « Terre jeune », à l'origine peut-être une simple invention de propagandiste du roi Rómendacil, devint si fortement associé à son produit le plus fameux que les deux devinrent synonymes, un peu comme le champagne est nommé d'après sa région d'origine. Gwinion était-il le terme sindarin manquant pour désigner le vin (au Troisième Âge), si fortement identifié au produit que la région eut besoin à son tour d'une double référence pour en être distinguée, si bien que le « pays Gwinion » dut devenir Dor-winion dans ce contexte ? La similarité entre les termes -winion et wine, ou vin, témoigne-t-elle en fin de compte que notre propre mot pour désigner cette boisson est en fait le nom depuis longtemps oublié d'une région sur les rives de la mer de Rhûn ? Si le texte de la note était publié dans son intégralité au lieu de ces extraits frustrants, peut-être pourrions-nous en dire plus2).

Henneth Annûn (© Ted Nasmith)

Ce que nous savons du Dorwinion à partir d'autres sources nous permet de reconstruire son histoire, assez vaguement certes3). Il apparaît pour la première fois dans les annales du Premier Âge, pas encore sous son propre nom, lorsque « le Peuple de Hador découvrit qu'une partie de leur peuple d'avec laquelle ils avaient été séparés avait atteint [la Mer de Rhûn] avant eux, et vivait au pied des hautes collines au sud-ouest », (The Peoples of Middle-earth - The Problem of Ros) dont furent issus les Bëoriens ; ils quittèrent cependant la région peu après, à cause de la pression croissante des « Servants des Ténèbres » (Ibid.). Les collines mentionnées appartenaient au pays de Dorwinion ; le nom sur la carte de Pauline Baynes ne s'étend que sur la plaine au nord de celles-ci, mais à cette latitude (48 - 50° N4)), les versants sud des collines offraient un ensoleillement bien plus grand et donc une meilleure croissance des vignes que dans la plaine ; comparer avec les vignobles des vallées du Rheingau et de la Moselle, situés à la même latitude. Mais la vigne ne poussait pas encore en ces terres. Lorsque les navires de Númenor atteignirent la Terre du Milieu, ils importèrent la culture de la vigne parmi d'autres bénéfices culturels : « Les Númenóréens qui vinrent parmi eux leur apprirent beaucoup. Ils leur apportèrent la vigne et le blé, apprirent aux hommes à planter les semences et à moudre le grain, à tailler le bois et à façonner la pierre, et à ordonner leur vie du mieux possible sur une terre où la mort était prompte et leur bonheur fugitif. » (Le Silmarillion - Akallabêth5)). Mais les Númenóréens ne s'enfoncèrent jamais assez dans les terres pour atteindre la mer de Rhún, qui ne garda nulle trace de leur influence directe.

Cependant, la vigne suit les migrations et les directions de colonisation, pas les routes commerciales. Il est donc évident que la culture du vin fut introduite au Dorwinion par le Gondor après que cette région soit devenue sa province la plus orientale, en 541 TA (Le Seigneur des Anneaux - Appendice B). Les Gondoriens reconnurent sans doute la qualité du sol et du climat, due à l'influence températrice de la mer intérieure, sans laquelle les conditions auraient été plus proches d'un climat continental, caractérisé par d'importants écarts de température. C'est probablement eux qui donnèrent son nom au Dorwinion : un nom sindarin, comme c'était la tradition chez les cartographes gondoriens, et pas un nom des Hommes du Nord comme on peut en trouver ailleurs au Rhovanion. C'est sans doute vers la même période qu'un commerce régulier avec les Hommes du Nord du futur territoire de Dale fut établi, et de cette époque date peut-être l'inhabituel nom elfique-dúnadainique d'Esgaroth, ou Lacville.

Nous ignorons de quels peuples se composait la population du Dorwinion aux Deuxième et Troisième Âge. Le Gondor tenta de peupler ses territoires à l'est de l'Anduin avec des Hommes du Nord du Rhovanion qui « s'étaient considérablement multipliés en ce temps de paix favorisé par la puissance du Gondor » (Le Seigneur des Anneaux - Appendice A), et pourtant, « les vastes terres entre l'Anduin et la Mer de Rhûn ne furent jamais réellement colonisées ou occupées » (The Peoples of Middle-earth - Of Dwarves and Men). Mais les habitants du Dorwinion n'étaient pas comptés parmi les Hommes du Nord, pour la plupart d'origine hadorienne, car les Gens-des-Chariots et plus tard « les Balchoth extermin[èrent] les derniers des leurs au sud » (Contes et Légendes Inachevés : le Troisième Âge - Cirion et Éorl), et ils « ne retrouvèrent jamais plus leurs demeures d'antan » (Ibid.). D'un autre côté, il est certain que les habitants étaient des Hommes du Milieu d'une sorte ou d'une autre, pas des Orientaux, car ils commerçaient avec les Elfes Sylvains et survécurent au massacre de 1248, lorsque « Minalcar prit la tête d'une puissante armée et infligea une lourde défaite aux Orientaux, cantonnés en grand nombre entre le Rhovanion et la Mer Intérieure, et il détruisit tous leurs campements et établissements à l'est [lire ouest ?] de la Mer. » (Le Seigneur des Anneaux - Appendice A) Il est plus probable qu'ils aient été de lointains descendants des proto-Bëoriens du Premier Âge, au sang complètement mêlé avec les Orientaux, comme c'était leur ancienne coutume, et dans leur enclave isolée, comme les Hobbits, ils passèrent constamment inaperçus des Puissants de leur temps.

Selon l'Appendice B, le Dorwinion resta la marche orientale du Gondor jusqu'en 1856 3A, lorsqu'il fut coupé du reste du pays par l'expansion territoriale des Gens-des-Chariots. Il est fort probable que la noblesse locale, peut-être en partie d'origine dúnedaine, s'empara alors du trône et maintint les coutumes de ses anciens suzerains, comme celle de prendre des noms de règne en langue elfique (à moins que cela n'ait eu pour but que d'honorer leurs partenaires commerciaux, les princes sindarins des Elfes Sylvains ; cf. Contes et légendes Inachevés : le Second Âge - L'histoire de Galadriel et Celeborn - Appendice B). Il semble que que cette tradition se soit maintenue au moins jusqu'en 2770 TA, et que le Dorwinion n'ait jamais été annexé, non plus que son aristocratie exterminée ou expulsée par les Gens-des-Chariots, les Balchoth, ou tout autre envahisseur oriental ultérieur. Les particularités du terrain sont peut-être à l'origine de cette inviolabilité : au combat, les Gens-des-Chariots (comme l'indique leur nom) et les peuples apparentés s'appuyaient sur leurs chars et plus rarement sur des unités de cavalerie. Cette stratégie était particulièrement adaptée aux combats en plaine, dans lesquels ils pouvaient profiter de leur mobilité accrue, ce qui posa un problème complexe aux troupes du Gondor sur les champs de bataille classiques entre Mirkwood et les Monts Cendrés. Mais sur des terrains pentus et en altitude, les chars et la cavalerie sont tactiquement inférieurs à une infanterie défensive. La chaîne de collines au sud du Dorwinion leur était donc quasiment inaccessibles, et si les défenseurs s'y retranchaient, ils pouvaient tenir longtemps face aux poursuivants orientaux en employant des techniques de guérilla. Il ne faut donc pas s'étonner que, seuls des Hommes du Milieu au sud du Rhovanion, le peuple du Dorwinion ait survécu indemne à tous les troubles de la fin du Troisième Âge, profitant de longues périodes de paix et de commerce sûr. Même après avoir recouvré son indépendance, la région était resté suffisamment númenórisée pour être toujours connue uniquement sous son nom sindarin à la fin du Troisième Âge (contrairement à Esgaroth).

Mais alors, qu'est-ce qui valut à Bladorthin de rester dans les mémoires comme un « grand roi » ? S'il était vivant en 2770, il est probable qu'il ait déjà été sur le trône en la terrible année 2758, lorsque le Gondor et le Rohan subirent des attaques concertées des Orientaux et des Suderons et que le Long Hiver s'emparait de la Terre du Milieu. Il y avait certainement besoin d'un grand roi à l'est de l'Anduin. Bladorthin gagna peut-être sa gloire en défendant le Dorwinion contre la pression des Orientaux et en luttant contre les désastreux effets du Long Hiver sur son royaume. Et il put, le moment venu, avoir vu la nécessité de se réarmer ou d'améliorer l'armement de ses troupes avec l'habileté des forgerons nains pour maintenir la souveraineté du Dorwinion face à la menace croissante du Rhûn : un projet qui resta hélas lettre morte, mais qui suffit sans doute pour qu'il restât dans les ballades et les mémoires des Hommes du Nord.

Cependant, une intéressante question restera sans réponse : lorsque le roi Elessar réclama le Dorwinion comme marche orientale du Gondor au Quatrième Âge, fut-il bien accueilli ?

Et si...

Bien sûr, on ignore si Tolkien aurait fait de Bladorthin le roi du Dorwinion, eût-il repensé à ce personnage. Mais il s'agit clairement du meilleur endroit pour l'intégrer.

Voir aussi sur le Net :

1) N.d.T. : Dans la version originale, la confusion est facile à faire entre thrice-forged et thrice-forked, qui ne diffèrent que d'une lettre. Le français prête moins à confusion sur ce point.
2) N.d.T. : On retrouve ce passage dans Parma Eldalamberon nº 17, p. 54, mais sans autre détails concernant le Dorwinion, malheureusement.
3) N.d.T. : Un compte-rendu externe de l'histoire du nom Dorwinion se trouve sur le site Hiswelókë : Dorwinion, pays de cépages.
4) N.d.T. : Cette latitude provient d'un calcul personnel de l'auteur, exposé dans un autre essai : A Meridional Grid on the Middle-earth map.
5) N.d.T. : La traduction française du Silmarillion omet les mots « à tailler le bois et à façonner la pierre ».
 
essais/personnages/bladorthin.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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