Sur les traces de Huan

François Ruiz — 2010
Articles de synthèseArticles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R Tolkien.

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L'Arc et le Heaume n°2 - Les Animaux chez Tolkien.

L'Arc et le Heaume n°2 - Les Animaux chez Tolkien

C’était un chien… Telle est la première opinion que l’on peut se faire en découvrant l’animal au travers des écrits proposés par J.R.R. Tolkien. Le personnage de Huan apparaît donc dans divers textes (de formes variées - poème ou prose), tous ne représentant toutefois que différentes versions rapportées d’une même histoire, celle de la princesse Elfe Lúthien Tinúviel et de son héros Beren.

Ainsi, la plus ancienne (simpliste ?) relation connue du chien Huan est celle du « Conte de Tinúviel » – qui trouve sa prolongation dans « Le Nauglafring : le Collier des Nains ». Son évocation la plus détaillée nous vient sans doute du Lai de Leithian, vaste et dense poème. Enfin, plus tardivement, différents chapitres de la Quenta Noldorinwa, revisités ensuite dans la Quenta Silmarillion, complètent la « matière » qui va nous permettre de mieux comprendre qui était et ce que fut Huan dans ce Légendaire.

Avant d’analyser le parcours de l’animal et ce qui fait sa singularité, il est nécessaire de rappeler ses origines et d’en établir un portrait le plus fidèle possible. Or, comme les apparitions de Huan concernent essentiellement la fin de son existence, on doit donc remonter sa piste au travers des personnages principaux (maîtres, amis, ennemis) qu’il a côtoyé. L’ensemble des sources s’accorde pour affirmer que Huan tenait une place de haute importance au sein de son peuple. « Capitaine des chiens », « le plus puissant parmi les chiens », « le chien tout-puissant », « chef de la meute », tels sont les qualificatifs que l’on y retrouve. Son appartenance à la meute du Vala Oromë (symbolisée, entre autres, par le port d’un lourd collier d’argent) en fait donc avant tout un fidèle chien de chasse, au « cœur pur ».

Son apparence physique est plus difficile à établir, même si le Lai de Leithian nous donne quelques renseignements. On apprend ainsi que son pelage est gris et sa taille, tout comme sa vivacité, exceptionnelle. De même, la description des autres espèces canines parcourant les aires de chasse d’Oromë nous fait déduire aisément que Huan n’est ni noir et râblé, ni de robe blanche lustrée, ni bringé et ni brun. Sa naissance attestée à Valinor renforce également l’idée de la nature animale de Huan. Son existence n’étant pas antérieure à la création d’Arda, l’hypothèse d’une origine Maia ou de même essence, parfois évoquée, ne semble pas pouvoir être retenue.

Il n’en reste pas moins que notre chien possède certaines capacités provenant sans nul doute du voisinage et de l’éducation des Valar. Comme ses frères, Huan est de race immortelle. Il peut comprendre toutes les créatures dotées de parole, et communiquer avec l’ensemble des animaux. Sa force et ses sens (vue, ouïe, odorat) vont se développer, semble-t-il, au-delà du commun des siens. Au cours de son existence, il va également présenter d’autres pouvoirs que nous analyserons plus loin, et qui renforceront encore son originalité. Cette dernière est beaucoup plus apparente dans le « le Conte de Tinúviel ». On y découvre ainsi un Huan qui n’a plus vraiment du chien que son enveloppe et ses exploits physiques. Il parle, réfléchit, organise, mène une existence quasiment autonome. On pourrait presque parler d’un comportement « elfique », tout en n’ayant pas la même complexité et la richesse intérieure de l’animal des autres récits. Huan se rapprocherait-il alors d’un personnage de contes pour petits enfants Elfes et Humains ? La question peut se poser.

Rappelons maintenant quel fut le cheminement de Huan à travers nos différentes sources écrites. Là encore, d’importantes zones d’ombre nous obligent tout naturellement à s’attacher au parcours de ses maîtres. Menons l’enquête. Si l’on en croit donc le Lai de Leithian, Huan naît et grandit dans la paix des prés de Tavros (Oromë) :

Lúthien et Huan (© Pascal Legrand)

“In Tavros’ friths and pastures green
had Huan once a young whelp been.
He grew the swiftest of the swift
and Oromë gave him as a gift
to Celegorm, who loved to follow,
the great God’s horn o’er hill and hollow.”
Aux bois de Tavros, ses prés verts
jadis Huan vit la lumière,
et tous les autres surpassa.
Oromë alors le donna
à Celegorm qui suivre aimait
le dieu qui du cor sonnait. [sic]

Valinor vivant dans la quiétude correspondrait alors à la période de captivité de Melkor, et à l’installation des Elfes au Royaume bienheureux. L’idée se confirme car de cette longue époque date également l’amitié, évoquée dans ces vers, entre Oromë et l’Elfe Celegorm, le troisième fils de Fëanor. Le don de Huan par Oromë à son compagnon de chasse intervient donc alors que le jeune chien surpasse déjà en valeur ses congénères, même si sa croissance n’est pas encore terminée, comme nous le verrons plus loin. Huan est donc certainement « moins âgé » que son nouveau maître, déjà assez mûr pour choisir de lui-même la compagnie de l’impétueux Vala, et être capable de le suivre !

Sans chercher pour l’instant à s’interroger sur les éventuelles raisons qu’a Oromë de faire un tel présent à Celegorm, on va simplement s’arrêter sur la dénomination du chien, telle qu’elle nous est parvenue. Huan : huan est un mot quenya signifiant « chien de meute ». Le nom propre Huan appartient, quant à lui, au langage noldorin (selon les « Étymologies »). Huan est donc au départ un huan parmi d’autres huan… Ce qui signifie sans doute qu’Oromë n’utilise pas ce terme pour communiquer avec son jeune chien, ou peut-être tout simplement ne se sert-il pas de la voix lorsqu’il s’adresse à ses bêtes, bien plus sensibles à l’appel de Valaróma, le cor du Vala. Le choix et l’usage de « Huan » pour désigner notre animal viendrait alors plutôt de Celegorm, à partir du moment où le chien reste à son seul service, et hors de la meute de Valinor.

Vient la fin de la réclusion de Melkor et son retour à Valinor. Puis Fëanor fabrique les trois Silmarils, bientôt convoités par Melkor, qui s’applique alors à semer le trouble et le mal chez les Noldor, afin de les élever contre les Valar. Pas d’informations sur les relations de cette époque entre Oromë, Celegorm et Huan, jusqu’à l’agression de Fëanor sur Fingolfin, et son exil hors de Tirion prononcé par les Valar. Tout comme ses autres frères, Celegorm suit son père dans sa retraite de Formenos. Le chien Huan, symbole de fidélité, accompagne alors certainement son nouveau maître et s’éloigne pour la première fois d’Oromë. On ne possède également que peu de détails sur l’attaque de Formenos et le vol des Silmarils par Melkor et Ungoliant, faisant suite à la destruction des Arbres. Des messagers rapportent à Fëanor que tous ont fui « devant l’abominable nuit », excepté Finwë qui le paie de sa vie. Où se trouvent donc Celegorm et Huan dans cet instant tragique ? Quel est leur comportement ? La fuite comme les autres ? L’aveuglement dans le nuage d’Ungoliant ? Nul ne le sait vraiment. On peut simplement affirmer que cet épisode marque la première rencontre entre Huan et l’ennemi ; les confrontations du chien s’étant limitées sans doute jusque là aux seuls cerfs et chevreuils de Valinor.

Les événements s’enchaînent aussitôt. Celegorm s’engage avec ses frères dans le terrible serment prononcé par leur père. La plupart des Noldor décide alors de quitter Valinor en s’affranchissant de la tutelle des Valar. Huan, seul de sa race, prend donc les pas de son maître, jusqu’à Alqualondë, le port des Elfes Teleri. On connaît le massacre fratricide qui s’ensuit pour le contrôle de la flotte de navires. Là aussi, quel rôle exact pour Huan ? Peut-on lui accorder quelque passivité alors que Celegorm est engagé aux côtés de son père dans la bataille ? Difficile de le croire, d’autant plus que le chien continue son chemin auprès des Noldor. C’est donc sans surprise que Huan, tout comme son maître et les siens, tombe sous le coup de la Malédiction de Mandos, avec une prophétie le concernant personnellement, dont l’étude détaillée se fera plus loin.

Plus tard, Huan finit par débarquer avec les Noldor sur la Terre du Milieu. Une bataille les oppose bientôt aux armées de Melkor, dans laquelle Fëanor périt, mais où Celegorm se met en valeur en repoussant les troupes Orques. Huan, rendu temporairement invulnérable dans une destinée désormais tracée par sa prophétie, y accomplit certainement là ses premiers exploits face à l’ennemi. Alors que le monde voit les Années des Arbres se terminer et débuter le Premier Âge du Soleil, Huan accompagne son maître et les siens dans leur exploration du Beleriand. Après une période de troubles marquée par de nouveaux affrontements avec orques et loups venus d’Angband, Celegorm finit par s’installer avec son frère Curufin dans la plaine d’Himlad. Durant cette longue période, Huan, qui a encore grandi en puissance et en notoriété, apprend à connaître parfaitement les contrées, la faune et la flore de Beleriand au travers de ses chasses. Celegorm reconstitue même une meute de chiens avec Huan à sa tête. Mais ce calme relatif ne dure pas et les nouvelles armées de Melkor mettent en déroute les Elfes et leurs alliés humains. Huan accompagne une nouvelle fois Celegorm, contraint de s’enfuir d’Himlad, pour trouver refuge chez son cousin Felagund à Nargothrond.

Les contrées de cette époque ne sont plus sûres et, lors d’une chasse au loup, dont Huan en est devenu le fléau, le grand chien et son maître découvrent la princesse Elfe Lúthien de Doriath égarée dans les bois, à la recherche de son amant Beren. Huan tombe aussitôt sous le charme de la pureté de Lúthien – tout comme d’ailleurs Celegorm et Curufin, mais sans noir dessein – et se sent dès lors un devoir d’assistance et de protection envers elle, surtout après avoir compris sa quête et ses désirs. Il l’aide donc à s’échapper de la captivité voulue par Celegorm, recevant même le don de parole pour conseiller Lúthien, et lui sert aussi de monture pour la transporter jusqu’à Tol-in-Gaurhoth, où est détenu Beren. Là, après avoir éliminé tous les adversaires lui faisant face, et en particulier Draugluin, seigneur des loups-garous d’Angband, Huan, dans un nouveau combat titanesque, réussit à dominer le seigneur des lieux (Sauron – Thû – Tevildo selon les versions). Puis, grâce aux pouvoirs de Lúthien, Beren est libéré. Sa « mission » terminée, Huan le fidèle retourne à Nargothrond auprès de son maître, même si l’amour qu’il lui porte semble s’évanouir quelque peu.

Le grand chien suit pourtant Celegorm encore une fois lorsque ce dernier est banni avec son frère de Nargothrond, après qu’on les ait tenus responsables de la disparition du roi Felagund, parti en compagnie de Beren. Survient alors l’épisode de la forêt de Brethil. En tombant par hasard sur Lúthien et Beren, les deux frères les agressent violemment. Huan choisit alors de se retourner contre son maître qu’il fait fuir, sauvant alors les deux amants. Il aide ensuite à soigner Beren gravement blessé, et, une fois ce dernier rétabli, le chien accompagne le couple jusqu’aux portes de Doriath. Beren profite ensuite du sommeil de Luthien pour repartir seul dans sa quête un matin, la laissant à la garde de Huan. Mais au réveil de la princesse Elfe, tous deux comprennent alors que le destin de Lúthien est de partager la quête de Beren. Huan la porte ainsi de nouveau accrochée à son encolure pour rejoindre le jeune homme. Le grand chien reçoit alors une fois de plus le don de parole, et l’utilise pour encourager Beren dans ses choix. Il les laisse ensuite partir vers leur destin, ne voulant pas attirer l’ennemi par sa présence à leur côté.

Huan ne reste pourtant pas inactif et avertit alors le monde animal des desseins de Lúthien et Beren. Bien lui en prend, car l’aigle Thorondor et les siens sauvent ces derniers de la colère de Melkor après la reprise d’un Silmaril par Beren. Huan rejoint ainsi ses nouveaux maîtres déposés toujours en limite de Doriath, et découvre Beren de nouveau blessé. Sa main tenant le Silmaril est arrachée par Carcharoth, le loup-garou géant gardien de la porte d’Angband. On parvient encore à le soigner et tous rentrent enfin à Menegroth où le roi Thingol reconnaît l’exploit de Beren.

La quête semble terminée, mais Carcharoth, rendu fou par le Silmaril brûlant ses entrailles, sème la terreur dans le pays. Huan repart donc en chasse en compagnie de Beren, Thingol et d’autres. La bête est traquée, mais parvient à blesser mortellement Beren, avant que Huan n’engage le combat. Le grand chien parvient à tuer le monstre, mais la prophétie planant sur lui s’accomplit alors. Il ne pouvait trouver la mort qu’après avoir fait face au plus grand loup qui eût jamais parcouru la surface de la terre. Blessé lui-aussi gravement, Huan parvient à rejoindre Beren pour recevoir le don de parole une dernière fois et lui dire adieu. Puis, le chien et son maître s’éteignent l’un après l’autre.

La personnalité et l’existence de Huan nous portent ainsi à étudier de plus près les singularités qui apparaissent, tout comme ses choix, son rôle et sa place dans l’ensemble de ces récits. Le destin du chien de Valinor semble donc se modifier dès lors qu’il accompagne son maître Celegorm et les Noldor, poursuivis par la Prophétie du Nord, la Malédiction de Mandos. Son immortalité d’origine laisse alors place à une sorte d’invulnérabilité temporaire devant le mener, tôt ou tard, vers la mort. Il aurait de ce fait une destinée propre à lui seul, qui nous est rapportée dans différents écrits que voici, eux-mêmes diversement traduits :

No wizardry, nor spell, nor dart,
no fang, nor venom devil's art
could brew had harmed him; for his weird
was woven. Yet he little feared
that fate decreed and known to all:
before the mightiest he should fall,
before the mightiest wolf alone
that ever was whelped in cave of stone.
« Ni magie ni le moindre dard
Et ni croc ni venimeux art
Ne l’atteindrait : son sort était
Connu de tous, et son décret ;
Il les bravait : le premier-né
de tous les loups de la portée
issue des vastes profondeurs
seul serait de sa vie vainqueur »

(Lai de Leithian)

…and dart nor weapon, spell nor poison, could harm him…His fate had been decreed that he should not meet death save at the hands of the mightiest wolf that should ever walk the world.
« Nul trait ni arme, nul sort ni poison ne pourrait lui faire de mal, le destin décrété pour lui était qu’il ne dût jamais trouver la mort, hormis par les griffes du plus puissant loup qui eût jamais parcouru la terre »

(Quenta Noldorinwa)

…and it was decreed that he should meet death, but not until he encountered the mightiest wolf that would ever walk the world
« Il était écrit qu’il rencontrerait la mort, mais pas avant d’avoir fait face au plus grand loup qui eût jamais parcouru la surface de la terre »

(Quenta Silmarillion)

Que doit-on néanmoins penser de ces extraits ? Reflètent-ils exactement la réalité de l’époque ? Pourraient-ils être postérieurs aux faits et créés tardivement par différents aèdes ou autres scribes ?

La question se pose car « le Conte de Tinúviel » n’évoque aucune « malédiction » ou destinée particulière pour Huan. Il sort vainqueur de son duel contre le grand loup et survit encore longtemps en Doriath jusqu’à la mort du roi, tué par des Nains. On sait ensuite que Huan porte la funeste nouvelle à Beren et Lúthien, avant de sembler définitivement oublié par les textes.

On s’interroge aussi sur la révélation du destin de Huan et sa transmission. Qui connaît réellement cette prophétie singulière et son origine ? On peut penser qu’Oromë, premier maître du chien, en soit l’instigateur auprès des Valar, pour des raisons à évoquer plus loin. L’information peut ensuite aisément être communiquée par ósanwe, puis colportée sur la Terre du Milieu au fur et à mesure des « exploits » du grand chien.

Ceci ne reste toutefois que des suppositions. Alors plutôt qu’aux mots, attachons-nous aux faits pour essayer d’établir la véracité de la destinée de Huan. Lors du combat sur le pont de Tol-in-Gaurhoth, Sauron possède bien le pouvoir de prendre toute incarnation capable de terrasser Huan. Il choisit pourtant en premier lieu la forme décrite par la prophétie, sachant bien que toute autre serait vouée à l’échec. Melkor lui-même, après la mort de Draugluin et la déroute de Sauron, met tout son art à préparer un seul loup pour affronter le chien, sans faire appel aux Balrogs ou autres créatures à sa solde. A la lumière de ces deux exemples, on va croire plus aisément aux textes de la prophétie. On y relève toutefois une dernière petite interrogation. Huan trouve-t-il la mort du fait du loup, ou bien du fait de la rencontre avec le loup ? On pourra répondre à la question plus loin, en étudiant d’autres paramètres. Pour terminer sur la prophétie, évoquons Huan lorsqu’il s’adresse à Lúthien et Beren par la parole avant leur départ pour Angband. L’animal sent sa fin et sa destinée proche de se réaliser.

Autre originalité importante relevée dans le parcours de Huan, le don de parole qu’il reçoit par trois fois. On pourrait là-aussi douter et suggérer que la communication se fasse autrement qu’oralement. Lúthien fille de Maia devrait maîtriser elle aussi l'ósanwe, et on sait également que Beren a vécu longtemps au milieu des animaux. Mais le Lai de Leithian nous donne un élément de réponse différent. Lors de son deuxième discours parlé, on dit de Huan que :

his voice was like the deeptoned bells
that ring in Valmar’s citadels:
[…]
They stood and marvelled thus to hear
his mighty tongue so deep and clear;
« sa voix sonna comme un tocsin,
celui de Valmar, aux fortins :
(…)
Les deux amants sont étonnés
D’ouïr si claire voix sonner, »

La référence à la cité des Valar n’est pas fortuite. C’est sans nul doute l’un d’eux qui s’adresse alors à Lúthien et Beren, par l'entremise de Huan. Oromë ne semble pas avoir oublié son chef de meute, comme on le verra également plus tard. On va objecter que le Vala peut communiquer directement avec le couple, mais dans ce cas, ce dernier n’aurait pas relaté plus tard l’événement tel qu’il nous est rapporté ! Ceci nous prouve donc bien l’authenticité des paroles du chien, renforcée également par le contenu du discours. Huan y fait preuve, en annonçant sa fin, d’un don de prescience ne pouvant correspondre à sa nature sans qu’il soit incarné alors par un esprit supérieur.

Or, Huan reste pourtant sous le coup de la Malédiction des Valar. Alors, pourquoi cette indulgence et un tel intérêt pour lui ? Pour répondre, il nous faut évoquer maintenant les rapports entre Oromë et le chien. Pour le Vala, Huan est très certainement le joyau de sa meute, non seulement du fait de ses qualités physiques, mais aussi par ses principaux traits de caractère – fidélité et pureté. En l’offrant à Celegorm, c’est le plus beau cadeau qu’un maître puisse faire à son meilleur disciple. Toutefois, lors de la fuite des Noldor, Oromë ne cherche pas à retenir son chien. Différentes raisons peuvent justifier son choix. D’un point de vue personnel, le Vala ne peut aller à l’encontre des principes de fidélité inculqués au grand chien. Huan trahirait Celegorm en revenant vers les siens. Mais en laissant l’animal auprès de son nouveau maître, Oromë peut également nourrir l’espoir que la pureté de Huan amène l’Elfe à de plus nobles comportements. Plus objectivement, Huan reste pour les Valar un efficace instrument de lutte contre Melkor, même si l’animal n’échappe pas au destin qu’ils lui ont promis. Le parcours du chien sur la Terre du Milieu peut être donc marqué du signe de la pénitence, mais pas seulement.

Car Huan ne se contente pas d’être un chasseur de loups ou un garde du corps pour son maître. Ses vertus premières de pureté et fidélité restent essentielles, notamment dans sa relation avec Lúthien. Puisque le chien de Valinor ne peut être soumis par aucun sortilège, la beauté de Lúthien le séduit simplement dans sa pureté. Sentiment sans doute partagé, car la princesse Elfe n’hésite pas à se confier à lui lors de sa captivité à Nargothrond. Huan comprend alors toute la valeur de son amour pour Beren, et décide de lui offrir sa protection physique. Cette complicité entre eux prend tout son sens dans leur fuite organisée par le grand chien. Dès lors, les liens personnels qui vont les rapprocher dépassent leurs statuts et leurs conditions propres, comme nous le montre ce passage du « Chant VIII » du Lai de Leithian :

There Lúthien listened in amaze,
and softly on Huan did she gaze.
Her arms about his neck she cast –
in friendship that no death should last.
« Lúthien écoute s’étonnant
son regard se pose sur Huan.
A son cou elle s’est jetée
à la vie à la mort liée. »

Leur union se renforce également à Tol-in-Gaurhoth, où les pouvoirs de Lúthien et la puissance de Huan triomphent ensemble du mal, en se soutenant mutuellement. Parlerons-nous pour eux d’attachement, d’affection ou même d’intimité ? Chacun peut juger mais, quoi qu’il en soit, l’unique aspiration de Huan reste de réunir Lúthien et Beren dans leur amour. Et lorsque Huan abandonne son maître Celegorm en se dressant contre lui plus tard dans la forêt de Brethil, c’est pour protéger Beren et non pas Lúthien. Pourtant, un court passage du « Chant X » du Lai de Leithian nous confirme bien qu’à la suite de cet événement, c’est au service de la princesse Elfe que le grand chien s’attache :

(Huan)… followed Lúthien, brave and fleet
« Lúthien reçut don de son être »

Pour cela, le grand chien s’emploie à décharger Lúthien de tous les fardeaux matériels. Entre autres, il lui récupère sa cape aux sortilèges à Nargothrond, il apporte herbes et plantes nécessaires aux soins de Beren, il va chercher les dépouilles de Draugluin et Thuringwethil pour dissimuler ses compagnons aux yeux de l’ennemi, et il sert bien sûr de coursier.

Huan ne s’efface donc que lorsqu’il sait Lúthien auprès de Beren… et réciproquement ! Beren n’abandonne Lúthien que sous la garde du grand chien. Il en résulte alors une sorte de « triangle amoureux » qui semble convenir à tous, jusqu’à même amuser Lúthien dans un passage rapporté uniquement dans le « Chant XI » du Lai de Leithian. Nous ne pouvons en faire l’économie, même si sa véracité peut être mise en doute. Ainsi, en route vers Angband, Beren a la surprise de découvrir Lúthien le rejoindre seule, s’orientant au son du chant de celui-ci. Il s’inquiète alors grandement de la savoir sans protection et s’étonne de l’absence de Huan à ses côtés. Ce dernier les rattrape presque aussitôt, avec exactement la même hantise !

…for Huan came,
his great breath panting, eyes like flame,
in fear lest her whom he forsook
to aid some hunting evil took
ere he was nigh.
« … Huan surgit,
l’œil fou, craignant que sans lui
un vil ennemi hasardé
ne la blesse. »

Dans le même instant, Lúthien en vient aussi à taquiner Beren en souriant, affirmant que Huan a meilleur cœur que lui pour avoir accédé à ses désirs de le retrouver ! Ce discours peut paraître difficilement crédible dans le tragique de la situation, mais il a néanmoins le mérite de résumer assez bien les relations et les sentiments de ces personnages au moment des faits.

Des amitiés et des amours réunies, certes, mais aussi des destinées. Celle de Huan rejoint les autres dans une chasse au loup. Pour quelles raisons ? Si l’on reprend les paroles de Huan évoquées plus tôt et la vision de son destin aux portes d’Angband, on y rencontre donc Carcharoth, gigantesque loup élevé à la hâte par Melkor pour s’opposer au grand chien, le cas échéant. Pourtant, la mission de Carcharoth reste avant tout de protéger son maître. Car même si Melkor est sans doute plus intéressé par la « possession » de Lúthien que par la destruction du fléau de ses loups, on sait qu’il connaît la peur et la douleur, ayant certainement encore en mémoire les filets d’Ungoliant, les serres de Thorondor ou le tranchant de Ringil. Donc, Carcharoth est au départ le gardien d’Angband. Serait-il aussi celui qui doit faire s’accomplir la destinée de Huan ? Peut-être. On note simplement que Lúthien semble moins impressionnée par son aspect que par celui de Sauron à Tol-in-Gaurhoth. Le loup astreint de rester à son poste d’un côté, de l’autre le chien qui sait rester à l’écart ; les probabilités d’une rencontre restent faibles.

La faute va être encore l’instrument du destin. Beren s’écarte de sa quête et succombe au désir de possesion des trois Silmarils. Dès lors, les événements s’enchaînent et Carcharoth, en avalant le Silmaril avec la main de Beren, devient incontrôlable et, en s’enfuyant, permet à Huan de s’en aller aussi vers sa destinée. Le combat a lieu et la prophétie s’accomplit. Huan abat son ennemi avant de mourir lui aussi. Mais, comme nous l’évoquions bien plus haut, le duel aurait-il été le même sans le Silmaril dans les entrailles de Carcharoth ? Sans doute pas car, d’une part il n’aurait certainement pas eu lieu de cette façon, et d’autre part la puissance et la folie du loup lui viennent aussi du Silmaril. La mort de Huan vient donc plus de la rencontre avec le loup que de Carcharoth lui-même. D’autres paramètres interviennent aussi. Le Silmaril n’en est pas des moindres.

Les écrits rapportent également que, lors de l’affrontement,

…for in the baying of Huan was heard the voice of the horns of Oromë and the wrath of the Valar, but in the howls of Carcharoth was the hate of Morgoth and malice crueller than teeth of steel;
« …on entendait dans les cris de Huan l’écho de la trompe d’Oromëet la colère des Valar, tandis que les hurlements de Carcharoth faisaient entendre la haine de Morgoth et une férocité plus cruelle que des dents d’acier. » (Quenta Silmarillion)

L’accomplissement du destin de Huan est donc aussi l’occasion d’un règlement de comptes entre les Valar et l’Ennemi, par animaux interposés. Ce qui prouve bien encore que le grand chien ne suscite pas seulement l’intérêt « paternel » d’Oromë, mais bien celui plus général des maîtres de Valinor. Mais alors, tout en acceptant totalement sa destinée, Huan est-il toujours conditionné par la prophétie et les décisions des Valar, ou bien se montre-t-il capable d’user du libre-arbitre pour opérer des choix plus personnels ? Un exemple est significatif lorsqu’il abandonne Celegorm pour se mettre au service de Lúthien. Existe-t-il vraiment là une rupture dans l’ordre des choses ? L’intérêt des Valar se porte-t-il plus sur la quête de Lúthien et Beren ? On prendra alors le problème à l’envers. Par son comportement, Celegorm peut apparaître comme définitivement irrécupérable pour son ancien ami Oromë – insultant d’ailleurs le chien en le qualifiant de « bâtard » à cette occasion. Le Vala ne peut donc pas choisir pour l’animal entre sa « pureté » et sa « fidélité ». A Huan de le faire seul, en conscience ou non. Il le fait donc en se tournant vers la pureté… pour y consacrer sa fidélité ! Pourtant, l’un ou l’autre choix nous ramène toujours vers les Silmarils.

Et après ? L’histoire du chien Huan s’arrête-t-elle vraiment dans les forêts de Doriath près des chutes de l’Esgalduin ? Des écrits nous disent qu’il est enterré à sa mort, tout comme Beren. D’autres suggéreraient même que Lúthien ait pour projet de ramener Huan avec Beren des cavernes de Mandos en allant plaider pour eux. On sait maintenant que Beren est revenu, mais sans Huan. La Malédiction des Valar tient toujours à cette époque, et les pardons ne sont pas encore accordés. Y a-t-il une possibilité de descendance pour Huan ? Aucune information n’existe sur le sujet. La meute de Celegorm se dissout d’elle-même après l’agression de la forêt de Brethil. Les chiens refusant désormais de suivre leur maître. Alors pour conclure, on dira que Huan reste avant tout une victime des Silmarils et de leur adoration, parmi tant d’autres. Il apparaît aussi comme un instrument des Valar dans leur lutte contre le Mal incarné par Melkor. Le grand chien accepte sa destinée, mais sa rencontre avec Lúthien ne l’amène-t-elle pas sur le chemin de la rédemption ?

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