La question du double dans l'œuvre de Tolkien

…Du personnage de Gollum à l'identité de l'Anneau1).

Bruno Delorme - décembre 2015
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Introduction

Parmi les personnages qui évoluent sur plusieurs ouvrages dans l'œuvre de Tolkien, notamment du Hobbit au Seigneur des Anneaux, et au nombre desquels se trouvent Bilbo, Gandalf, les nains, Saruman, Elrond…, on croise aussi la route du plus mystérieux et du plus inquiétant d'entre eux : Gollum.

On le retrouve effectivement dans les chefs-d’œuvre tolkieniens où il occupe une place prépondérante. Gollum est un personnage répugnant, d'allure sinistre, vivant en marge de toute société, et qui fait songer à un sous-homme2). De fait, tout en celui qui, au début, fut un Hobbit comme Bilbo ou Frodo, évoque un être qui n'a cessé de régresser vers des formes monstrueuses et animales3). L'Anneau que Gollum a volé, plus encore qu'il ne l'a trouvé4), lui confère une incroyable longévité, mais qu'il paye chèrement. Voué, en tant qu'esclave de l'Anneau, à une solitude totale et à une vie plongée dans l'amertume, Gollum hante les lieux marécageux, humides et ténébreux. Il se nourrit de chairs crues, a abandonné tout signe de civilité et d'humanité, est dépourvu de toute morale et erre indéfiniment comme une âme en peine. Surtout depuis que Bilbo Bessac lui a dérobé son précieux anneau5). Celui qui avait volé ce bien équivoque, qui détient les dons ambivalents de longévité et d'invisibilité, s'est fait volé à son tour.

Au-delà de sa quête infinie de l'Anneau, qui signera inéluctablement sa perte, on pourrait résumer le personnage de Gollum par deux caractéristiques :

  • la première est littéraire.

Elle situe le personnage de Gollum au centre d'un vaste champ narratif où les figures de doubles apparaissent et se déploient successivement comme autant de manifestations d'un même modèle. Lequel se divise ou se multiplie ensuite en « personnages », au sens étymologique du terme6), c'est-à-dire en masques ;

  • la seconde est d'ordre psychologique.

Le dédoublement de Gollum, que l'on va analyser plus loin, signifie aussi un aspect trouble de sa personnalité. Dédoublée, celle-ci peut se définir soit comme une altérité inhérente à Gollum, un autre que lui, mais inhérent à lui-même. Soit comme une altération de sa personnalité, c'est-à-dire comme une schize.

Gollum apparaît alors, dans sa lente dégradation à la fois physique et psychologique, comme une personnalité borderline, un personnage atteint d'une pathologie ou encore d'une psychose bien identifiée: la schizophrénie. Et parallèlement à celle-ci, une autre maladie transparaît dans ses propos souvent incohérents et qu'il tient essentiellement à lui-même, la paranoïa. Les deux pathologies étant souvent conjointes, l'une apparaissant avec l'autre7).

Dans cet état pathologique, le peu d'humanité que conserve encore Gollum le présente comme un personnage trouble, malsain et infréquentable. Mais c'est justement parce qu'il conserve encore un peu de cette humanité, telle une lueur au fond de ses grands yeux égarés qui dissuadent Bilbo de le tuer au moment de quitter la grotte fatidique où il l'a rencontré, que Gollum inspire la pitié8). C'est d'ailleurs le seul sentiment humain que Gollum parvient à inspirer à ceux qui le rencontrent ou encore aux lecteurs des ouvrages de Tolkien.

En ce sens, Gollum n'est pas un gobelin ou un orque qui, eux, ne suscitent aucune pitié et inspirent le dégoût ou la peur. Cependant, au-delà de toutes les vicissitudes provoquées et rencontrées, le propre de l'histoire tragique de Gollum est d'engendrer sans cesse, en lui et autour de lui, des doubles.

Ainsi, Gollum est d'abord le double de son ami, Déagol, puis son meurtrier fratricide, geste criminel qui le hantera jusqu'à sa mort. Il devient ensuite l'âme damnée de Bilbo qui lui volera l'Anneau, et enfin, il poursuivra comme une ombre maléfique Frodo. Au cœur de toutes ces rencontres, Gollum joue le rôle de double ou de jumeau damné. C'est cette fonction gémellaire que j'aimerais analyser en cet article. Une autre figure, qui est presque un personnage dans l’œuvre de Tolkien, possède cette capacité à susciter des doubles ou à se dédoubler: il s'agit de l'Anneau9). Au-delà de son symbolisme légendaire, développé par l’œuvre elle-même, je tenterai de proposer une autre interprétation de cet objet, de son influence néfaste et de ses métamorphoses.

Gollum pose ses énigmes (© John Howe)

I - Gollum et ses doubles

Tout au long de son périple, Gollum va apparaître successivement comme le double de trois personnages différents. De son vrai nom, « Sméagol », et apparenté à son ami Déagol, Gollum entre en conflit avec ce dernier lorsque celui-ci découvre par hasard l'Anneau au fond d'un étang10).

Le fait que les deux noms de ces hobbits consonnent nous met sur la piste d'une identité commune et partagée par les deux personnages. Le meurtre de Déagol - qui fait immédiatement songer à celui d'Abel par Caïn dans la Bible - pour de sordides raisons de jalousie, transforme à la fois l'assassin, Sméagol qui va devenir Gollum, mais aussi la victime, Déagol. Celui-ci, bien que décédé, va connaître une transformation en une fonction psychique qui hantera Gollum jusqu'à la fin de sa vie. L'autre fraternel, aimé puis haï, va ainsi se métamorphoser en une altérité au sein de sa psyché qui deviendra sa conscience morale. En langage psychanalytique, on pourrait parler de surmoi.

C'est le premier double auquel Gollum est confronté, en ayant été lui-même le double, d'abord, fraternel et amical, puis fratricide, de Déagol.

Le second personnage auquel il servira de double est Bilbo.

Celui-ci parvient à trouver par hasard l'Anneau, et le cache dans sa poche. Mais au lieu de le rendre à son ancien propriétaire, il le conserve et l'emporte avec lui, laissant Gollum à son désespoir. Ce geste, qui n'est pas anodin, représente un vol et n'est autre qu'une façon, symbolique, de se débarrasser du second porteur de l'Anneau, Gollum11), lequel advient dans le récit après le premier porteur, le roi Isildur12).

À cause du vol de l'Anneau, Bilbo va déclencher un triple malheur : d'abord, celui d'acquérir de façon totalement imméritée une longévité étonnante13), une sorte d'éternité artificielle, conjointe aux autres pouvoirs maléfiques de l'Anneau : invisibilité et aliénation psychique14)… Ensuite, celui d'encourir la vengeance de Gollum qui s'est lancé à la poursuite de son voleur. Enfin, celui d'être recherché par Sauron et ses sbires qui recherchent frénétiquement l'Anneau disparu15).

Le troisième personnage dont Gollum sera le double damné est Frodo.

Mais du fait que celui-ci hérite de l'Anneau sans le dérober, puis le conserve, qui plus est sous la garde vigilante de Gandalf, il sera en partie épargné par la malédiction de l'Anneau. Frodo portera l'Anneau comme on porte un fardeau ou une charge, laquelle représente aussi une faute, c'est-à-dire en langage chrétien, un péché16). En ce sens, l'Anneau représente peut-être le péché originel, celui de toute communauté ou de toute société, mais aussi de tout homme naissant sur cette terre17). Quoi qu'il en soit, Frodo portera cet Anneau jusqu'au bout, souvent malgré lui, et, dans son long et douloureux périple, tel un pèlerinage expiatoire18), il ne cessera d'être poursuivi par Gollum, tel une ombre ou un fantôme dont on ne se débarrasse pas facilement. Ainsi, le double de Frodo n'est pas Sam, qui est son ami et son frère d'armes, mais bien Gollum.

Celui-ci apparaît sous plusieurs formes différentes : comme un jumeau néfaste. C'est le cas dans sa relation avec son ami, Déagol. Comme un fantôme ou un revenant, ce qu'il est sans doute du fait de son statut d'être damné qui hante les cavernes des montagnes, et les lieux souterrains habités par les morts et les démons. Comme une ombre inquiétante, qui suit Frodo partout. Mais aussi comme un démon tentateur, une figure du mal, satanique, et qui finira par vouloir détruire Frodo en un geste fratricide. L'acte final, où il coupe le doigt de Frodo portant l'Anneau19), peut s'interpréter comme une castration symbolique20). D'ailleurs, la transformation de Frodo ira dans le sens d'une transformation de sa personne, une sanctification finale, signe de sa mort héroïque, quoique euphémisée par le roman. Il apparaît alors moins comme un hobbit ou un homme, que comme un ange21).

En ce sens, Gollum est inséparable de Frodo jusque dans la mort. Et combattre Gollum revient en fait, pour Frodo, à combattre ses propres tentations figurées par le harcèlement incessant de Gollum. Tentations qui ne sont autres que ses propres démons intérieurs représentés par la figure démoniaque, tentatrice, régressive, inhumaine et barbare de Gollum. Si Frodo devient enfin adulte et quitte définitivement son statut inférieur de hobbit, c'est en assumant ce combat contre Gollum qui le conduira à mourir symboliquement à lui-même et à son ancienne vie paisible, infantile et irresponsable. Il y a là une leçon de morale très chrétienne où le héros abandonne son ancienne identité pour en prendre une autre, plus spirituelle et plus élevée22).

Frodo et l'Anneau unique (© John Howe)

II - La pathologie de Gollum

Plusieurs exégètes ont pertinemment relevé que le personnage de Gollum empruntait à d'autres, plus illustres.

Comme celui de Caïn dans la Bible23), ou de Grendel dans la mythologie scandinave et dans Beowulf, voire du Golem, auquel Tolkien s'est peut-être inspiré pour créer son nom24). À moins que celui-ci ne provienne du vieil anglais25). Quoi qu'il en soit, Gollum est un personnage malsain, antipathique, qui s'autodétruit lentement malgré sa longévité, et parasite sans cesse les autres, notamment Frodo et Sam dans Le Seigneur des Anneaux . Cependant, le fait qu'il parle de lui à la troisième personne et s'adresse à lui comme à un autre26), en un dialogue faussé qui n'est qu'un long monologue souvent délirant ou répétitif, indique sa schizophrénie27). On ne sait si Tolkien a conçu ce personnage pathétique en songeant à cette pathologie mentale, mais les symptômes qui ressortent de son comportement et de son verbiage l'assurent et vont en ce sens. Les seuls interprètes de l’œuvre de Tolkien qui, à ma connaissance, signalent cette pathologie chez Gollum sont les chercheurs qui ont travaillé sous la direction de Vincent Ferré dans son Dictionnaire Tolkien, lequel reste, avec l'Encyclopédie du Hobbit, l'une des meilleures références en français sur ce sujet complexe. Voici ce qu'écrit F. C. Caland dans son article sur Gollum :

« C'est un drôle de guide, en fait, puisque ce qui caractérise sa monstruosité, c'est sa proximité avec la schizophrénie (au sens courant du terme) dont il manifeste les premiers signes: altération de la personnalité, troubles du langage et de la pensée, dédoublement28). »

Ces traits sont en effet caractéristiques d'une pathologie comme la schizophrénie.

Double fantomatique d'autres personnages de l’œuvre de Tolkien, Gollum est aussi un être double, à la fois dans le sens de celui qui n'est pas fiable et qui est fourbe29), mais aussi dans le sens d'une schize qui le divise en deux personnages fictifs, lesquels dialoguent et échangent entre eux à la faveur de monologues quasi théâtraux.

Ces deux personnages ou ces deux faces d'un même individu signent la présence d'une instance psychique, une conscience morale, qui a émergé dans l'esprit de Gollum juste après le meurtre de Déagol. Ce surmoi qui interdit ou conseille sagement, et de façon juste et droite, est toujours contredit par l'autre face négative, transgressive et cruelle, de Gollum. En lui dialoguent sans cesse ces deux personnes ou ces deux instances, l'une bonne et juste, l'autre fausse et mauvaise. Jusqu'à ce que cette dernière finisse par l'emporter en scellant le destin tragique de Gollum.

Ainsi, Gollum est-il prisonnier de ses doubles. De ceux qu'il porte en lui et qui le divisent et le déchirent en des schizes inconciliables, à ceux qui sont représentés par les personnages dont il est le double ou l'autre énigmatique et maléfique. Mais sans doute aussi indispensable. Car, grâce à lui, ces derniers prennent conscience de ce qu'ils sont, et ils peuvent enfin apprendre à se connaître et à combattre leur double monstrueux.

Gollum (© John Howe)

III - Risques interprétatifs et vérité de l'Anneau

Pour autant, et quel que soit le symbolisme sous-jacent aux personnages de l’œuvre de Tolkien, il ne faudrait pas concevoir ces derniers et leurs relations uniquement sur un mode ésotérique.

Ainsi, Gollum et Frodo ne sont pas la transposition romanesque ou fantastique d'instances psychiques opposées et/ou complémentaires, comme les instances masculine et féminine, ou de symboles spiritualisés, tels l'animus et l'anima, qu'il faudrait décrypter grâce à la psychologie jungienne.

En effet, les aventures fantastiques de ces personnages relèvent déjà de la légende et d'une mythologie profondément retravaillée et revisitée par Tolkien. Elles ne nécessitent donc pas d'être à nouveau interprétées par une grille de lecture mythologisante, qui surimpose des archétypes sur des caractères appartenant a priori au légendaire et au registre du mythe. Car cette surimposition inutile recouvre d'un voile mythique ce qui n'a nullement besoin de l'être. Et comme tout récit fantastique et appartenant à l'univers de la Fantasy, ceux du Hobbit et du Seigneur des Anneaux se doivent d'être démythologisés ou démystifiés pour livrer leur vérité, qu'elle soit romanesque, morale ou politique30).

Celle qui court tout au long de l'aventure de Gollum et de ses doubles peut aussi s'appuyer sur les travaux des mythologues qui mettent en avant le thème d'une confrontation toujours mortelle entre des frères ennemis qu'aucune réconciliation ne saurait rapprocher ou apaiser. C'est d'ailleurs lorsqu'ils sont trop proches et pas assez différents l'un de l'autre que tous deux souffrent et se mettent à se détester mutuellement, en détestant l'autre pour ce qu'il est ou paraît être : un alter ego, un autre soi-même. Malheureusement, celui-ci est encore plus soi qu'il n'est autre. Cette trop grande proximité et cette trop grande similitude les poussent inexorablement l'un contre l'autre dans une lutte fratricide31). Cette lutte, dans l’œuvre de Tolkien, prend la forme d'une quête pour un objet fantasmatique : l'Anneau.

Dans une interprétation de type girardienne, il serait possible de montrer que l'Anneau n'est rien d'autre que ce que désirent, inconsciemment ou non, tous les protagonistes essentiels du Hobbit et du Seigneur des Anneaux. Sans cesse, il est désigné par différents personnages32) - Sauron, Isildur, les Elfes, Gandalf, Gollum… - comme étant à la fois un bien infiniment désirable et un objet exécrable entre tous. Cette ambivalence marque l'Anneau du sceau du sacré, c'est-à-dire de ce qui est la fois saint et maudit. Et il est ensuite désigné aux autres, qui ne le voient pas au début, puis, se mettent fébrilement à sa recherche, avant de le prendre pour l'objet de tous leurs désirs33).

Ainsi, l'Anneau est d'abord le symbole d'un pouvoir hors norme, détenu par Sauron, avant d'être dérobé par Isildur, lequel en fait un objet incomparable et unique. Le premier l'a désigné au second, qui l'aurait ignoré sans ce geste de possession jalouse. Puis, il est désigné à Gollum par son ami Déagol, et la jalousie l'enflamme à son tour, le poussant au meurtre. Ensuite, Gollum le désigne à Bilbo, qui le conserve comme un trésor précieux, au détriment de sa vie et de celle des autres. Cette passion néfaste contaminera en partie ensuite Frodo, et même Sam. Sauron et son entourage sont littéralement obsédés par lui, et tous les personnages finissent par le désirer. Gandalf lui-même, dans sa lucidité, sait qu'il ne pourrait résister à sa puissante attraction34). Et tous restent fascinés par ce pouvoir magique de l'Anneau.

Pourtant celui-ci ne provient pas de l'Anneau lui-même, contrairement à ce que l'on pourrait croire. Mais de ce qu'il est sans cesse désiré avidement par tous ceux qui le désignent comme étant le bien suprême à acquérir et à posséder, quoique toujours au détriment de ceux qui en viennent à le posséder. Car, à l'instar de tout objet désirable, l'Anneau perd aussitôt de son mystérieux attrait dès qu'il est possédé.

En effet, c'est lorsqu'on ne possède pas l'Anneau que celui-ci apparaît comme particulièrement fascinant et irrésistible. Mais dès qu'on le détient, il révèle sa négativité et détruit son porteur.

En ce sens, on peut affirmer que l'Anneau est essentiellement l'objet fantasmatique représentant le désir ultime des personnages qui peuplent l’œuvre principale de Tolkien35). Celui-ci, en tant que créateur omnipotent, l'a subtilement glissé dans son récit comme, jadis et dans un autre mythe non moins célèbre, Dieu a introduit le fruit interdit dans l'Eden36). Et accompagné cet avertissement : malheur à celui qui en goûte et tente de le posséder égoïstement. Il est toujours plus facile de succomber à la tentation que de savoir y résister. Gollum, comme tant d'autres personnages, jusqu'à Sauron lui-même, l'apprendront à leurs dépens.

On pourrait d'ailleurs se demander ce que serait au juste l'Anneau sans tous ceux qui le cherchent obstinément et se lancent à sa poursuite, au péril même de leur vie. Quelle valeur pourrait-il avoir et que représenterait-il exactement ? Sans chercheurs et sans porteurs de l'Anneau, existerait-il seulement quelque chose comme un Anneau de pouvoir ? Et à quoi ressemblerait-il ? De plus, l'Anneau, lui aussi, possède ou secrète des doubles37).

En réalité, l'Anneau n'a de pouvoir qu'à proportion des désirs que l'on projette sur lui. Et sans le faisceau dense et sans cesse réactivé des désirs des personnages de l’œuvre de Tolkien, il est à parier que celui-ci disparaîtrait de lui-même. C'est sans doute ainsi qu'il faudrait interpréter son pouvoir d'invisibilité. Celui qui le possède peut devenir invisible, mais l'Anneau lui-même ne devient visible que parce qu'il est au cœur des désirs des personnages, ou encore de leurs peurs et de leurs angoisses, c'est-à-dire de leurs fantasmes, qu'il cristallise en lui. C'est cela le véritable pouvoir de l'Anneau, lequel, en vérité, ne possède pas de pouvoir intrinsèque. Et c'est pourquoi il est aussi imaginaire que maléfique.

Tenter de le détruire revient à vouloir détruire son propre désir, comme le constatent amèrement des personnages comme Bilbo ou Frodo. Et lorsque ceux-ci parviennent enfin à se détacher de cet objet qui, comme tous les autres Anneaux mais à un degré encore supérieur, a pour finalité d'attacher ceux qui le possèdent38), il disparaît aussitôt avec eux.

Merveille du fantastique qui fait disparaître les êtres et les choses comme il les a fait apparaître! Mais toujours pour en retirer une leçon fondamentale.

L'Anneau Unique (© John Howe)

En conclusion

Cette leçon est celle de l'histoire tragique de Gollum, de ses doubles et de leur vérité.

Et cette vérité, au sujet d'une relation de doubles — autrement dit de frères ennemis — réside dans sa fonction réversible.

En effet, dans ce type de relations duelles, ce qui est valable pour l'un l'est aussi pour l'autre. Et inversement. Ce jeu de miroirs inversés, où il devient de plus en plus difficile de distinguer les différences propres à chacun, aggrave le caractère tragique des relations fraternelles qui en deviennent fratricides. La similitude l'emportant sur les différences, elle fait basculer les rapports fraternels dans une indifférenciation mortifère, c'est-à-dire criminelle.

Tous les couples de frères ennemis ou de jumeaux célèbres — de Caïn et Abel à Romulus et Remus et tant d'autres — se heurtent à ce destin fatal qui engloutit, à leur tour, Gollum, Bilbo et Frodo.

Le premier, après une vie d'esclavage, où l'Anneau a représenté pour lui une chaîne ou des fers, périra dans un châtiment infernal. Le second, fasciné par un objet dont il ne sait que faire et qui l'enferme dans un égoïsme possessif, se retirera dans une retraite ambiguë où son déclin physique ne fera que s'accélérer39). Le dernier, après un temps d'épreuves, connaîtra une héroïsation céleste, mais sans retour possible chez lui.

Tous finissent ainsi happés par la mort, qu'elle soit glorieuse ou infâme, en entraînant leur double, ou en ayant été entraîné par lui. Et tous laissent quelque chose d'irréconciliable derrière eux. Et cela pour une raison simple que l'aventure et le caractère de Gollum révèlent. À savoir qu'en tant que double, et prisonnier de cette fonction, celui-ci est incapable de s'en défaire et d'accéder à une individualité autonome.

L'autre — qu'il soit l'inconnu, le frère, l'ennemi, l'ami… — lui est indispensable pour nourrir sa haine inexpiable et alimenter sa jalousie infinie. En ce sens, et malgré ce que Tolkien a tenté de faire après la parution de son oeuvre40), Gollum se révèle incapable d'accéder au pardon, à l'amour pur, à la reconnaissance de l'autre et au désintéressement. Ayant fait le choix d'une existence immorale, Gollum se repaît de sa haine et de son ressentiment dans un narcissisme total. L'autre, qu'il prenne la figure de l'ami ou de l'ennemi, n'existe que pour le conforter dans son délire. Ce sont ces passions néfastes et morbides qui l'ont fait régresser, et qui finiront par avoir raison de lui.

Passions qui tenteront aussi Frodo, mais auxquelles celui-ci ne succombera pas ou peu. Cette voie vertueuse, de sainteté, à laquelle il se tiendra tout au long de sa pénible quête, le conduira vers un sort opposé à celui de Gollum, et fera de lui une sorte de « bienheureux » chrétien dans un monde fantastique quoique, en fin de compte, fort peu christianisé.

Sur Tolkiendil

1) J'avais déjà traité, dans un précédent article, de la question des doubles dans certains personnages du Seigneur des Anneaux, comme Arwen et Éowyn, sans doute d'anciennes divinités de l'Aurore celtique muées en personnages, ou les rapports entre les rois Aragorn et Théoden, ainsi que la transformation de Gandalf qui connaît une forme de résurrection après un passage aux Enfers et la traversée de la mort. Ici, j'aborde cette question plus directement et je l'analyse en profondeur.
2) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, Paris, Christian Bourgois, 2012, p.80. Comme beaucoup de personnages de Tolkien, Gollum n'a apparemment pas de sexualité, ce qui le situe dans un genre infrahumain.
3) Cf. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, Paris, Le Pré aux clercs, 2013, art. « Gollum », p. 59-62. D. Day, Tolkien. L'encyclopédie illustrée, Paris, Octopus France/Hachette, 2002, art. « Gollum », p. 252. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, Paris, CNRS Éditions, 2012, art. « Gollum », p. 249-251.
4) Cf. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 59. D. Day, Tolkien. L'encyclopédie illustrée, op. cit., p. 252.
5) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, op. cit., p.77, 91-92. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 31.
6) Cf. F. Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 2000, art. « persona: masque de l'acteur, rôle, caractère, personne ».
7) Cf. R. Doron et F. Parot, Dictionnaire de psychologie, Paris, P.U.F., 2007, art. « Paranoïa », « Paranoïde », « Schizophrénie ». E. Roudinesco et M. Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, art. « Paranoïa », « Schizophrénie ».
8) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, op. cit., p. 94. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op., cit., p. 250
9) Appelé aussi « Anneau Unique ». Voir, D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 172-174. Et V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op., cit., p. 51-53.
10) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Paris Christian Bourgois, 1992, p. 69-72.
11) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, op. cit., ch. V. Le mensonge accompagne le vol de l'Anneau, un fait que Bilbo nie énergiquement dans Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 49.
12) Cf. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 173. En fait, chronologiquement, le premier porteur de l'Anneau est Sauron. Voir, J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 68-69. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Anneau, porteurs de l' ».
13) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 64.
14) Ibid., p. 47-49.
15) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Sauron ».
16) Cf. R. Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, Paris, P.U.F., 2000, p. 22, 60.
17) Péché originel qu'il faut distinguer du péché des origines, celui commis par Adam et Ève. Voir, J. Bur, Le péché originel, Paris, Le Cerf, 1988, p.17: « Le “péché des origines” (…), est celui que la Bible appelle le péché d'Adam. C'est (…) l'acte peccamineux qui a inauguré l'histoire de notre humanité pécheresse. Le “péché originel en nous” (…) a un tout autre sens. Il n'est pas un acte personnel dont l'homme se rend coupable. Il désigne notre condition native en tant qu'elle ne comporte pas en elle-même la participation à la vie amicale de Dieu. » Dit autrement, c'est un péché: « contracté par chacun de nous, dès le premier instant de notre existence. » (p.17).
18) Cf. V. Ferré, Tolkien: sur les rivages de la terre du milieu, Paris, Christian Bourgois, 2001, p. 244-245.
19) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 1009.
20) Une semblable castration est intervenue auparavant lorsque Isildur a coupé le doigt de Sauron qui portait l'Anneau. Voir, J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 69. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Sauron », p. 530.
21) C'est-à-dire un être désexualisé.
22) Selon le schéma paulinien de la conversion, où le croyant laisse derrière lui le « vieil homme », son ancienne identité païenne pour trouver son âme chrétienne. Voir, Épître aux Romains 6,6.
23) On peut aussi songer à Romulus qui tua Remus.
24) Cf. D. Bador, C. Potot, V. Stocker et D. Vigot (dirs.), L'Encyclopédie du Hobbit, op. cit., p. 62.
25) V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., p. 250.
26) Ibid., p. 250.
27) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 660-663, 680-681, 737-738. J.R.R. Tolkien, Le Hobbit, op. cit., p. 91-92.
28) p.250.
29) Cf. D. Day, Tolkien. L'encyclopédie illustrée, op. cit., p. 252.
30) Cf. V. Ferré, Tolkien: sur les rivages de la terre du milieu, op. cit., notamment ch. III.
31) Cf. R. Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette, 1990, ch. VI: « Du désir mimétique au double monstrueux ».
32) Lesquels jouent le rôle essentiel de médiateurs.
33) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., p. 52-53.
34) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, op. cit., p. 78-79.
35) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., p. 52 : « Véhicule du Mal, l'anneau exerce un pouvoir sur ceux qui le portent (…). Mais l'Anneau est d'abord la Tentation incarnée en un objet : il suscite la convoitise, il provoque chez ceux qui ne le possèdent pas encore le désir de s'emparer de lui, et, au-delà, de s'emparer d'un pouvoir à la mesure de leur personnalité. »
36) Cf. Genèse, ch.3.
37) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Anneaux de pouvoir ».
38) Ibid., p. 50.
39) p. 54.
40) p. 250.
 
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