L’énigme de l’absence de religion dans le chef-d’œuvre de Tolkien

Bruno Delorme — 2018
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Bruno Delorme est l'auteur d'un ouvrage Le Christ grec (Paris, Bayard, 2009) portant sur l'influence de la rhétorique grecque sur la constitution de la figure du Christ et la rédaction des Évangiles. Il a publié plusieurs articles concernant les religions antiques et orientales, consultables sur le site de la bsa de l'Université de Lille III, son site personnel ; ainsi que plusieurs articles disponibles sur notre site.

Introduction: un constat étonnant

Peu de commentateurs ont remarqué que la religion, en tant que telle, chez Tolkien, que ce soit dans des livres comme Le Hobbit ou Le Seigneur des Anneaux, était totalement absente1).

Pour un auteur reconnu pour sa grande piété, ainsi que pour sa foi catholique qu’il ne cachait pas, cette absence, non pas du religieux, mais bien de la religion, pose une vraie question2). Prophéties, rituels, cérémonies, serments, mariages, funérailles, apparitions semi- divines ou démoniaques, interventions miraculeuses ou surnaturelles, émergent et se succèdent sans cesse dans toute l’œuvre tolkienienne. Le sacré et le religieux, en tant que catégories, sont aussi présents et parfois saturent l’œuvre elle-même3). Mais de religion à proprement parler, il n’en est guère question.

Certes, Tolkien met régulièrement dans la bouche de ses personnages des paroles exaltant les vertus chrétiennes, dont l’espoir ou l’espérance forme le modèle parfait. Mais ces vertus, aussi morales soient-elles, ne sauraient tenir lieu de théologie, encore moins de religion. Pourquoi donc cette absence étonnante, et de quoi est-elle révélatrice ?

Existe-t-il un représentant d’une religion dans le chef-d’œuvre de Tolkien ?

La problématique qui a préoccupé Tolkien, notamment dans Le Seigneur des Anneaux, semble s’être surtout articulée autour de la question du pouvoir, et plus particulièrement du pouvoir royal et de sa légitimité4).

Les conflits entre les différents prétendants qui se rencontrent dans cette œuvre montrent à quel point est complexe cette question de la légitimité royale. Mais, autour de ces prétendants, on ne constate guère de prêtres. C’est ainsi que le religieux chez Tolkien a revêtu les atours du sacré, et d’un sacré qui s’étend de la question du pouvoir royal à celle de la quête négative de l’Anneau. Mais, en ne laissant apparemment aucune place à une religion.

De fait, aucun des personnages de cette épopée fantastique ne pourrait prétendre incarner une figure religieuse à proprement parler, ou même se prévaloir de représenter une religion établie ou instituée. Ainsi, les Elfes ne sont que des demi-dieux, ou des anges en voie de disparition, et dont les pouvoirs divins commencent à décliner, à l’instar de leur monde féérique. Celui-ci contient bien des demeures éthérées et ou des lieux sublimes, comme la Lorien, mais rien qui fasse songer à des temples sacrés ou à des cultes religieux. Saroumane et Gandalf appartiennent bien à un ordre ou à une confrérie5), mais celle-ci ne regroupe que des magiciens essentiellement destinés à combattre les forces du mal représentés par Sauron et le Mordor. Ils peuvent avoir foi en des divinités, faire usage de formules magiques et revêtir des habits spécifiques. Mais ils ressemblent plus à des sorciers, habitués à voyager cachés et à cultiver des secrets ésotériques, qu’à des prêtres, et n’ont pas de credo religieux en commun ou qu’ils partageraient avec d’autres. Et même lorsqu’ils renieront leurs engagements ou leurs croyances, comme c’est le cas de Saroumane, ils apparaîtront plus comme des traîtres que comme des hérétiques ou des schismatiques.

Les hommes sont répartis selon une classification sociale hiérarchisée où la place du chef ou du roi prédomine largement. Ce schéma politique, inspiré des régimes monarchiques et aristocratiques qui ont toujours eu les faveurs de Tolkien, perdure tout au long de son œuvre. Les rois peuvent être assistés de mages ou de conseillers, parfois malins ou perfides, ou être entourés d’une cour ou de guerriers — classe ou caste sociale à laquelle ils appartiennent —, on ne voit cependant pas de prêtres dans leur entourage ou qui officie à leur côté. Et eux-mêmes ne participent à aucun culte religieux digne de ce nom. D’ailleurs, dans le Seigneur des Anneaux il n’existe ni Bible, ni Livres sacrés ou religieux porteurs d’une révélation religieuse, et ceux que Gandalf est parfois amené à consulter ne sont que des grimoires contenant des formules magiques ou encore des livres relatant des histoires antiques.

Dans la Comté, les Hobbits peuvent accueillir des sages ou des mages, comme Gandalf, venus les divertir ou les conseiller. Mais il n’y a ni prêtre, ni église, ni lieu de culte. Et aucun temple ou monument sacré dédié à une divinité n’apparaît dans cette région située presque hors du temps. Les Nains sont des êtres qui habitent dans les montagnes et qui fréquentent les mondes souterrains, comme la Moria. Ils sont regroupés en communautés avec à leur tête un chef ou un roi, mais eux non plus ne sont dotés d’aucun clergé. Il en est de même des autres êtres qui peuplent tous les lieux de la géographie fantastique de Tolkien comme la Terre du Milieu, le Gondor, le Rohan, le Mordor… Aussi, se repose la question : pourquoi cette absence de religion dans une œuvre propre à un auteur réputé pour sa foi, et qui la revendiquait ouvertement ?

Premier élément de réponse

Un premier élément de réponse apparaît grâce à un courrier envoyé par Tolkien lui- même à un ami jésuite, et dans lequel il a donné une explication sur cette absence remarquable :

Le Seigneur des Anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique, de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillée.
C’est pour cette raison que je n’ai pratiquement pas ajouté, ou que j’ai supprimé, les références à ce qui s’approcherait d’une « religion ». Car l’élément religieux est absorbé dans l’histoire ou dans le symbolisme6).

Et de fait. Ainsi, les thèmes mythiques et mythologiques sont omniprésents. De même, les thèmes évangéliques et chrétiens abondent, et même surabondent si j’ose dire, dans son œuvre, depuis au moins Le Hobbit7), comme celui de la communauté chrétienne unie dans la ferveur d’une foi commune et d’une espérance partagée. Ou bien celui d’un messianisme porté par des antihéros comme Frodon, à l’instar du Christ8). Mais aussi le thème du sacrifice de soi, de la lutte contre la tentation et le mal, ou encore du péché, du salut, de la rédemption… Mais l’aveu même de Tolkien reste pourtant insuffisant pour nous éclairer sur cette absence et l’explication qu’il en donne est insatisfaisante ; notamment d’un point de vue religieux.

Tentatives d’éclaircissements

Car cette censure de la religion de la part d’un auteur aussi religieux, et qui affirme faire œuvre religieuse et catholique de surcroît, ainsi qu’il l’écrit9), ne laisse pas d’interroger. Gommer la religion pour la noyer dans l’histoire ou l’infuser de manière implicite dans l’intrigue, c’est faire de celle-ci une histoire religieuse, quoique dépourvue de toute religion. Ce qui est assez paradoxal !

En effet, pourquoi se priver des références à une religion, notamment celle à laquelle Tolkien a pleinement adhéré, la faire disparaître en quelque sorte, si c’est pour la retrouver ensuite de manière diffuse dans une histoire marquée au sceau même du religieux et de cette même religion? Quel gain épique ou narratif cette opération de dissolution de la religion apporte-telle à l’intrigue, elle-même religieuse? Et en quoi celle-ci s’en trouve-t-elle enrichie ou sublimée ? Ce geste d’effacement, puis de réintégration de la religion, est-il un geste d’autocensure ? Mais pourquoi et à quelle fin exactement ? Est-ce par respect à l’égard de ce même religieux qui imprègne cependant toute l’œuvre de Tolkien ? Ou est-ce un acte de modestie envers une religion dont il n’a pourtant pas hésité à s’inspirer largement pour écrire tous ses ouvrages ? C’est ce que Tolkien ne dit pas. Sans doute faut-il chercher la réponse ailleurs et interroger de nouveau l’œuvre.

Redisons-le encore une fois. Dans la longue route qu’est amenée à emprunter la Communauté de l’Anneau, on croise toutes sortes d’êtres extraordinaires : des Nains, des Elfes, des Ents, des dragons, des Orques, des démons, des sorciers, des Hobbits, des fantômes, des âmes damnées, des princesses, des chevaliers et des rois. Mais on ne rencontre aucun prêtre ni aucun clerc. Pas de moine ni de religieux non plus, et, par conséquent, pas de monastère ni de couvent. Et il n’y a ni église, ni temple, ni monument religieux qui viennent habiller le paysage. Dans ces terres, parfois désolées, qui constituent ou entourent la Terre du Milieu, on ignore la religion, comme on ignore l’argent ou encore le commerce, au moins au sens moderne. N’est-ce pas le signe indéniable que le lecteur ne se trouve pas dans ce monde qui est le nôtre, mais dans un univers différent de celui-ci ? Mais lequel exactement ?

Monde fantastique et monde onirique

Les mythologies, les contes et les légendes nous le disent clairement. Ce type de géographie, inconnue de notre monde mais qui lui emprunte parfois des traits, est le signe de l’Autre Monde10). Celui des dieux, des esprits, des démons, des âmes défuntes, des revenants, des fantômes et qui peuplent les écrits de Tolkien. Dans cet univers, pas de trace d’argent, ni d’économie marchande. C’est ce même monde aux contours aussi flous que ceux de la Terre du Milieu que nous retrouvons dans nos rêves ou nos cauchemars. Et c’est sans doute pourquoi la géographie de la Terre du Milieu et des autres continents inventés par Tolkien a eu autant d’importance, surtout au regard d’une histoire dont les époques ont toujours été difficiles à articuler ensemble11). En effet, si la géographie, selon moi, a plus d’importance dans Le Seigneur des Anneaux ou Le Hobbit que la temporalité et l’histoire chronologique12) — toujours compliquée à suivre ou à resituer dans le fil des événements, et qui d’ailleurs n’éclaire guère les données essentielles des intrigues — c’est que parce que celle-ci se situe dans l’imagination et en est l’une de ses créations13). Un monde de rêves protéiformes, parfois merveilleux, parfois cauchemardesque, toujours imprécis et ambigu, difficile à localiser, enveloppé de brumes, situé dans une temporalité hors du temps, peuplé de personnages mi-réels mi-fantastiques, tel est l’univers créé par Tolkien, et qui peut s’apparenter à un univers onirique.

C’est l’une des raisons pour laquelle, dans cet univers imaginaire, les réalités que nous connaissons sont relativisées, ou n’existent tout simplement pas. Au nombre de ces réalités se trouvent l’argent, l’économie marchande, la politique au sens moderne, l’éducation, le travail14), mais aussi la religion, comme ensemble d’institutions et de traditions.

De fait, il est très rarement question d’argent dans les rêves, ou de pouvoir politique, comme de commerce ou de religion. En revanche, dans le rêve, l’imagination peut prendre aisément des formes souvent magiques, les souvenirs et les peurs devenir tour à tour sublimes ou cauchemardesques, les fantasmes atteindre leur pleine puissance, les désirs devenir réalité, et l’histoire suivre une temporalité qui n’est pas celle du temps physique ou celui du monde conscient. Un travail du rêve existe d’ailleurs bel et bien, reconnu depuis longtemps par la psychanalyse, mais qui ne suit pas les opérations mentales de la conscience éveillée15). C’est pourquoi les créations oniriques frappent souvent par leur puissance d’évocation et par leur charge affective ou émotive. Il en est de même des créations littéraires du fantastique qui reposent sur des processus souvent similaires. Tel est l’un des moteurs créatifs des œuvres de Tolkien16).

Certains auteurs ont insisté sur le travail d’écriture de la fiction pour expliquer la vision du temps et de l’histoire chez Tolkien17) et à raison sans doute. Mais cela ne suffit pas, selon moi, à en expliquer la teneur singulière ni à comprendre pourquoi la religion n’a pas sa place dans cette œuvre exceptionnelle. Émettre l’hypothèse d’un travail du rêve à l’œuvre et au cœur même de l’œuvre tolkienienne, me paraît donc plus pertinent et permet d’expliquer cette absence si étonnante de la religion. Mais alors, si cette hypothèse pouvait se vérifier, se poserait une autre question, tout aussi cruciale à propos de l’œuvre de Tolkien : celle de sa pertinence. Non pas littéraire ou fantastique, qui, elle, est indéniable. Mais de sa pertinence sapientielle, c’est-à-dire philosophique, et existentielle. Celle que nombre de commentateurs et d’admirateurs n’ont cessé d’affirmer depuis la parution des grands ouvrages18). Car si cette œuvre se déploie essentiellement dans l’imaginaire et par l’acte d’imagination, en quoi serait-elle apte à nous parler de nous-même et du monde dans lequel nous vivons ?

On sait que l’une des caractéristiques de l‘imaginaire, lorsque la psyché humaine n’est pas atteinte d’une pathologie grave19), c’est de croire et de faire croire au sujet qu’il est possible de contenir le mal, notamment grâce à la présence et à l’action du bien. Encore faut-il entendre le verbe « contenir » dans les deux sens du terme : à la fois dans le sens de ce qui contient, c'est-à-dire de ce qui retient ou repousse ce qui est autre ou dangereux, ici le mal repoussé hors des frontières du bien et dans le sens de ce qui contient, c'est-à-dire de ce qui détient en lui-même l’autre ou le danger, à savoir le bien détenant en lui la puissance du mal. Et c’est bien ainsi que l’univers tolkienien a été construit, sans doute en réaction à la réalité très banale de l’existence, où le bien l’emporte aussi rarement que difficilement sur le mal. Que ce soit Sauron et ses agents malfaisants, Saroumane et sa magie noire, ou encore la puissance maléfique et destructrice de l’Anneau, tous ses symboles littéraires du mal déploient leur puissance dans un monde qui parfois vacille, ou se dilate, mais finit par détruire et contenir le mal.

Un happy end est donc parfaitement envisageable dans ces conditions, et selon l’enseignement de l’espoir, qui revient de façon récurrente dans l’œuvre de Tolkien20). Mais un espoir aux teintes de la vertu théologale de l’espérance chrétienne, qui ne dit malheureusement pas grand-chose de notre monde dans lequel nous sommes plongés, lequel n’obéit ni aux règles de la Fantasy ni aux fantasmes de l’imaginaire.

Une épopée inspirée par un imaginaire sombre ?

Une autre hypothèse se doit d’être soulevée à cet égard, qui fait signe vers une face plus sombre de la personnalité de Tolkien et de son œuvre, rarement mise en avant par les commentaires, toujours élogieux. Celle d’un fantastique plus dur, plus noir, qui traverserait l’œuvre de Tolkien et apparaîtrait dans certains traits spécifiques. La fascination, presque obsessionnelle, pour des personnages comme ceux de Sauron, des Cavaliers noirs, de Saroumane, des Orques et de tout ce monde infernal et provenant des Enfers, et qui peuplent l’œuvre, doit avoir aussi une autre explication que celle, littéraire et narrative, de contrebalancer, dans le récit, la progression des puissances du bien et les aventures de principaux héros. Cette dimension sombre du fantastique tolkienien aurait-elle un rapport avec cette immense entreprise d’écriture fictionnelle21) ? On pourrait ainsi établir un lien entre cette prétention littéraire et un aspect de la structure de la perversion en psychanalyse :

La psychanalyse nous le montre: créativité et perversion sont guidées par une même dynamique. L'une et l'autre relèvent d'une même entreprise de dépassement de l'inacceptable réalité de la différence sexuelle et de la peur de la castration qui en découle22).

La foi chrétienne a dû aussi jouer un rôle majeur dans cette production littéraire inégalée, où, d’un côté, elle est ardemment défendue et toujours reconnue par Tolkien lui-même, et, de l’autre, n’est plus qu’une ombre spirituelle au royaume des Ombres du Fantastique. C’est ainsi que l’œuvre de Tolkien peut se lire comme une gigantesque tentative de réécriture de l’Histoire, ou comme une réorganisation voire une recréation du monde lui-même. Non pas simple traduction, comme on l’a vu, d’un monde vers un autre, mais bien refondation totale selon des critères imaginaires.

Cette réécriture pourrait aussi avoir eu comme motivation un refus de la société occidentale telle qu’elle était, et qui n’a jamais convenu à Tolkien, ainsi qu’un profond désir de réenchantement du monde. Cet acte de réenchantement a servi une forme de révisionnisme historique dans laquelle la veine fantastique a fleuri et a été le maître d’œuvre. Et avec ce Fantastique, et l’accompagnant comme son ombre, tout un romantisme auquel Tolkien a spontanément adhéré, et qui le confortait pleinement dans sa vision antimoderne, monarchiste et réactionnaire du monde et de la vie23). Ainsi en est-il de l’occultisme, de l’ésotérisme, de la magie, blanche ou noire, de l’imagination, toujours au pouvoir, et des fantasmes provenant d’un Autre Monde, qui sont omniprésents dans l’œuvre de Tolkien dans laquelle le monde humain, le nôtre, perce difficilement, voire n’existe pas.

Comment rendre compte d’un tel acharnement à écrire une telle épopée totalement imaginaire, et à la consolider par tant d’autres ouvrages pendant quasiment toute une vie, sinon en soupçonnant, par-delà les motivations classiques et les justifications habituelles propres à tout écrivain, un ressort psychique caché et qui se serait alimenté à une source qui ressemblerait moins aux eaux pures de la Nimrodel, qu’à celles, plus troubles et plus inquiétantes, du lac entourant les portes de la Moria ?

En guise conclusion : du Fantastique à l’imaginaire

A la différence de la plupart des analyses de l’œuvre de Tolkien, et au risque même de contredire les inconditionnels du Seigneur des Anneaux, je pense que le monde décrit par Tolkien, et que celui-ci a investi de son génie d’écrivain, n’est pas d’abord un monde mythique et régit par la mythologie, où se mêle un religieux sublimé ou caché24), ni même un univers fictionnel dominé par des règles narratives propres au genre fantastique25). C’est d’abord et avant tout un monde imaginaire, entièrement régi par l’imagination et qui se déploie dans le champ des rêves. Ceux de Tolkien, notamment. Cet univers est bel et bien celui de la Fantasy, mot qu’il faut entendre non comme le genre littéraire « fantastique26) », mais bien plutôt de ce qui relève, psychologiquement, du « fantasmatique », c’est-à-dire du fantasme et donc de l’imaginaire27). Autrement dit, de ce que l’on voudrait que le monde soit ou devienne, mais qu’en vérité il n’est pas et ne se sera vraisemblablement jamais.

Ainsi, on aimerait assurément voir ou avoir vu des rois qui eussent été des héros de légende dignes de ce nom, à la fois modestes et courageux, bienveillants et humains, capables de conquérir ou de reconquérir le pouvoir par un juste combat, et non par une violence arbitraire, et ainsi mériter pleinement leur trône. On aimerait croire qu’il puisse exister des êtres simples, sages et naïfs, aux défauts puérils et charmants, qui entreprendraient des voyages extraordinaires, et détiendraient dans leurs mains ou dans leur cœur toujours purs, le destin du monde et l’avenir de l’humanité. On aimerait adhérer à la vision d’un monde épuré, où les hommes parleraient un langage noble et châtié, ou encore un langage par énigmes et en créant spontanément des Lais épiques. Monde où les injures et la médiocrité seraient bannies, où le commerce ne serait qu’une activité accessoire et sans dommages, où l’argent n’existerait pas et ne pourrait donc corrompre rien ni personne. On aimerait croire qu’après une lutte juste et droite contre les forces du mal, menée par des êtres parfaitement intègres et toujours prêts à se sacrifier pour une noble cause, le bien finisse par l’emporter sur le mal, et la lumière sur les ténèbres. On aimerait toujours entendre des récits valeureux, édifiants, construits comme des épopées glorieuses et qui reflèteraient avec exactitude la réalité historique de notre monde, racontant l’histoire d’êtres purs et bons, animés des meilleures intentions et aux vertus intactes, traverser de terribles épreuves et parvenir à la fois à une victoire éclatante et à une gloire éternelle cent fois méritée. Oui, on aimerait tant accorder foi à de tels récits qui honorent de si grandes figures héroïques, être incessamment saisi par le souffle miraculeux du surnaturel, et être emporté dans ce royaume du merveilleux où l’on serait assuré que le mal, la maladie, la souffrance et la mort ne l’emporteront pas, et que seul un mince « rideau » d‘apparences nous séparerait des purs « rivages blancs du pays verdoyant28) ».

Telles sont les promesses, malheureusement jamais tenues, car impossibles à tenir, du genre fantastique et des récits qui le mettent en scène. Ceux-ci relèvent aussi du génie littéraire, celui dont Tolkien fit assurément preuve, mais qui, même s’il a enchanté des générations de lecteurs et de spectateurs, n’est toujours pas parvenu à transformer notre monde en un monde magique et merveilleux, ni à faire advenir le règne du fantastique dans ce monde encore ordinaire.

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Cf. V. Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, Paris, Ch. Bourgois Éditeur, 2001, p.260. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, Paris, CNRS Éd., 2012, art. « Religion dans l’œuvre de Tolkien (La) » et« Sacrifice ». T.A. Shippey, J.R.R. Tolkien. Auteur du siècle, Paris, Bragelonne, 2016, pp.264-274.
2) J’entends par « religion » un système social constitué de textes sacrés, de traditions établies et d’institutions aisément reconnaissables, et distinctes d’autres institutions, plus politiques ou économiques par exemple. Ainsi en est-il des religions comme le Christianisme, le Judaïsme, le Bouddhisme…
3) Cf. V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Sacré dans Le Seigneur des Anneaux, Le ».
4) Ibid., art. « Sacré dans Le Seigneur des Anneaux, Le ».
5) L’ordre des Istari dont Saroumane est le chef. Voir, V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Saruman ». Et l’article sur le site Tolkiendil Gandalf.
6) Cf. T.A. Shippey, J.R.R. Tolkien. Auteur du siècle, op. cit., p.264.
8) Cf. V. Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, Paris, Ch. Bourgois Éditeur, 2001, p. 261.
9) J’insiste sur la catholicité de Tolkien, car l’Église catholique a toujours infiniment plus tenu aux rites, à la Tradition et au culte, comme aux édifices cultuels, que le protestantisme. En ce sens, elle est beaucoup plus « religieuse » que son homologue réformée, ce qui lui sera d’ailleurs souvent reproché.
10) Cf. L. Guyénot, La mort féérique. Anthropologie du merveilleux. XIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, 2011.
11) Cf. V. Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, op. cit., ch. III : « Fantasy et fiction. », pp. 89-91. C. Bouttier-Couqueberg, Clés pour Le Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien, Paris, Pocket, 2002, pp. 17-82.
12) Cf. C. Bouttier-Couqueberg, Clés pour Le Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien, op. cit., p. 48.
13) Cf. I. Pantin, Tolkien et ses légendes, Paris, CNRS Éditions, 2009, Ch. III : « La vie, antérieure. Aspects d’un temps et de la mémoire ». V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Seigneur des Anneaux (Le) », pp. 536-537.
14) Il faudrait y ajouter la sexualité qui n’apparaît qu’en filigrane. Voir, V. Ferré (dir.), Dictionnaire Tolkien, op. cit., art. « Sexualité ».
15) Cf. R. Doron et F. Parot, Dictionnaire de psychologie, Paris, P.U.F., 2007, art. « Rêve ».
16) Cf. C. Bouttier-Couqueberg, Clés pour Le Seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien, op. cit., pp. 216-219.
17) Cf. I. Pantin, Tolkien et ses légendes, op. cit., ch. III, IV et V.
18) Cf. V. Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, op. cit., pp. 293-295.
19) Comme dans le cas des psychoses graves, telles la schizophrénie ou la paranoïa.
20) J’ai relevé plus 300 occurrences de ce mot uniquement dans Le Seigneur des Anneaux.
21) Cf. Ph. Rigaut, More than life. Du romantisme aux subcultures, Ed. Rouge Profond, 2015, pp. 84-87.
22) Cf. Ph. Rigaut, More than life, op. cit., p. 14.
23) Ibid., pp. 22-23 : « D'une façon générale, des origines à son apogée, tout le romantisme proclame une vision sacerdotale du poète et de l'artiste mêlée de représentations rénovatrices du monde, elles-mêmes nourries de socialisme utopiste et d'une certaine hérésie néo-chrétienne affirmant la Femme comme figure centrale de la rédemption à venir. Durant les années 1830, Franz Liszt se fera ainsi le propagateur d'une forme de religion romantique aux contenus baroques (…). La notion de Dichter, de médium de l'Absolu, de poète-voyant, est le corollaire d'un autre idéal légué par le romantisme à la postérité underground: celui de l'œuvre d'art totale, à travers lequel l'art est appréhendé comme devant être à l'image de cette cosmologie synesthésique révélée par la Naturphilosophie. »
24) En ce sens, je m’inscris aussi quelque peu en faux à l’égard de mes premières analyses sur Tolkien, très orientées vers le champ de la mythologie.
25) Cf. V. Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, Paris, Ch. Bourgois Éditeur, 2001, Ch. III.
26) Cf. J. Baudou, La Fantasy, Paris, P.U.F., 2005. V. Ferré, Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, op. cit., Ch. III : « Fantasy et fiction. ».
27) Cf. R. Doron et F. Parot, Dictionnaire de psychologie, op. cit., art. « Fantasme », « Imaginaire », « Imagination ».
28) Cf. J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, [trad. F. Ledoux], Paris, Ch. Bourgois Éditeur, 1992, p. 1097.
 
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