Une phrase elfique dans « J. R. R. Tolkien, Artist & Illustrator »

Deux Anneaux
Didier Willis — 1999–20001)
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

La carte de Thror, dans le Hobbit, a été dessinée avec le plus grand soin par J. R. R. Tolkien. Un brouillon préliminaire de cette illustration est publié dans l’ouvrage de Wayne G. Hammond et Christina Scull, J. R. R. Tolkien, Artist & Illustrator2). Quelques mots en langue elfique y ont rapidement été griffonnés au crayon par l’auteur, et sont discutés dans la note 6, p. 150.

Il s’agit d’une inscription dans une langue inventée par Tolkien, qu’il appelait alors « noldorin ». Le terme est trompeur : entre la publication du Hobbit et celle du Seigneur des Anneaux, J. R. R. Tolkien révisa entièrement l’histoire de ses langues inventées. Un profond changement de conception devait s’opérer pendant la rédaction des appendices du Seigneur : l’émergence du sindarin comme langue des Elfes Gris ou Sindar. Jusqu’alors, cette langue était attribuée aux Elfes Noldor qui s’établirent en Terre du Milieu à la suite de Fëanor, et elle portait donc logiquement le nom de noldorin. Mais J. R. R. Tolkien décida finalement qu’une telle différence linguistique entre le dialecte des Noldor en exil et celui des Elfes restés en Eldamar ne pouvait se justifier. Il fut donc décidé que les Noldor parleraient en quenya, et la seconde langue, rebaptisée en sindarin pour l’occasion, devint génériquement celle des Sindar. La situation présentée en appendice du Seigneur des Anneaux3) est l’aboutissement de ce glissement radical de terminologie. Mais pour compliquer le tout, J. R. R. Tolkien introduisit des différences mineures entre le quenya d’Eldamar et celui des Noldor, influencé au contact du sindarin. Le terme noldorin fut réutilisé pour caractériser cette variante tardive. Nous lui préfèrerons l’écriture ñoldorin, pour le différencier du précédent4).

Pour en revenir à la phrase qui figure sur le brouillon de la carte de Thror, le texte elfique donne :

Lheben teil brann i·annon ar neledh [neledie >] neledhi gar [golda > goelden >] godrebh
inscription crayonnée sur la carte de Thror
L’inscription crayonnée sur la carte de Thror
(recopiée manuellement)

Les formes entre crochets ont été biffées. Wayne G. Hammond et Christina Scull suggèrent, sans vraiment la justifier, la traduction suivante :

« Five feet high the gate and three by three they go through together »
(« Cinq pieds de haut la porte, et trois par trois ils passent à travers ensemble »)

Analyse

Par souci de simplicité, nous continuerons dans cet article à utiliser le terme noldorin dans son ancienne acceptation (en sindarin, l’inscription serait un peu différente et commencerait vraisemblablement par leben tail brand i annon ar neled neledhio…). Certains mots nous sont connus par « Les Étymologies »5).

lheben « cinq »,
teil « pieds », pluriel de tâl,
i article défini,
annon « porte »,
ar « et »,
neledh (plus tard neled) « trois ».

Les autres mots peuvent pour la plupart être déduits :

brann : ce mot est attesté dans « Les Étymologies » avec le sens de « lofty, noble, fine » (racine *BARÁD)6). Néanmoins, son sens semble pouvoir se confondre avec « lofty, noble, high » (racine *TAȜ)7). En particulier, Gilbrennil « Dame aux étoiles » est un des noms de Varda Elentári. Par conséquent, il apparaît que brann peut très certainement signifier « haut » (en taille autant qu’en noblesse).
neledhi : Hammond et Scull comprennent ce mot comme un dérivé de neledh « trois » et traduisent neledh neledhi « trois par trois ». Bien que cela soit assez astucieux, on peut sans se tromper avancer qu’il s’agit d’une erreur d’interprétation pour un verbe neledhi « entrer », littéralement « aller dedans ». Se référer à la racine *LED des « Étymologies » :
Vieux noldorin etledie > noldorin egledhi ou egledhio8) « aller au loin, partir en exil »

Ce terme est visiblement composé de la préposition et « hors de » et d’une base verbale. Dans notre cas, le préfixe ne- n’est pas attesté seul, mais « Les Étymologies » indiquent un verbe nestegi (racine *STAK) « insérer, enfoncer ». Le mot biffé neledie concorde avec cette analyse : ce n’est rien d’autre que la forme de ce verbe en vieux noldorin.

godrebh : un mot difficile, que Tolkien semble avoir inventé sur le moment. Les diverses tentatives contiennent toutes le préfixe go- « ensemble » (racine *WO). La graphie /bh/ n’est pas commune, et doit probablement être lue comme /f/ (qui se prononce [v] en finale en sindarin, pour rappel)9). Nous nous retrouvons donc à présent avec godref… Peut-être s’agit-il à l’origine d’un adverbe complexe formé des particules go « ensemble », tre « à travers » (racine *TER) et d’un suffixe adverbial semblable au -ve que l’on trouve en quenya (cf. andave « longtemps », basé sur anda « long »). D’où la reconstruction hypothétique suivante : v. nold. *wotrebe > nold. godref « ensemble à travers »

Reste le mot gar, qui pose quelques difficultés. On le retrouve dans un autre texte de J. R. R. Tolkien — l’essai « Un vice secret » — sans qu’il soit réellement possible d’en analyser la fonction10) :

Damrod dir hanach dalath benn ven Sirion gar meilien

Tolkien traduit: « Damrod (a hunter) through the valley, down slopes to (the river) Sirion went laughing » (Damrod, un chasseur, à travers la vallée, dévalant vers la rivière Sirion, s’en allait en riant).

Conclusion

W. G. Hammond et C. Scull donnent une traduction superficielle de cette phrase elfique. Bien qu’archaïque, elle se déchiffre relativement bien à la lumière des ouvrages actuellement publiés, et peut être interprétée beaucoup plus finement qu’ils ne l’ont fait :

Lheben teil brann i·annon ar neledh neledhi [gar] godrebh
« Cinq pieds de haut la porte, et trois entrent à travers ensemble »

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Article initialement issu de Hiswelókë, Troisième Feuillet, p. 75–78, et révisé en janvier 2013 pour sa mise en ligne sur Tolkiendil
2) Wayne G. Hammond et Christina Scull, J. R. R. Tolkien, Artist & Illustrator, HarperCollins Publishers, 1995, illustration no 85, p. 92 (trad. fr. J. R. R. Tolkien: Artiste & Illustrateur, Bourgois, 1996). La lecture de Wayne G. Hammond et Christina Scull est contestée et diffère, paraît-il, d’une lecture précédemment effectuée par Rhona Beare. En attendant que de plus amples informations soient publiées, nous partirons néanmoins de cette base.
3) Le Seigneur des Anneaux, Appendice F « Des Elfes ».
4) Nous n’avons pas la prétention de traiter exhaustivement ce sujet ici. Cette introduction n’a d’autre but que de replacer la phrase elfique de J. R. R. Tolkien, Artist & Illustrator dans son contexte.
5) The Lost Road, Unwin Hyman, 1987, p. 341–400 (trad. fr. la Route perdue, Bourgois, 2008, p. 381–461).
6) Daniel Lauzon traduit « élevé, noble, excellent » dans la Route perdue, op. cit.
7) Daniel Lauzon, ibid., traduit « élevé, noble, haut ».
8) En fait « Les Étymologies » donnent la forme eglehio, mais il s’agit très vraisemblablement d’une petite erreur de la part de Tolkien. David Salo et David Kiltz me rejoignent sur ce point et rectifient aussi egledhio. Bien après la rédaction initiale de cet article, les « Addenda and Corrigenda to the Etymologies — Part One », publiés en 2003 dans Vinyar Tengwar no 45, confirment la lecture correcte du manuscrit en p. 27. Ce n’est donc pas une coquille d’impression, mais les éditeurs reconnaissent eux aussi qu’il s’agit à l’évidence d’une erreur de l’auteur.
9) David Salo et David Kiltz sont tous deux arrivés indépendamment à cette conclusion. L’interprétation de godref par la suite est entièrement due à David Salo. Je n’aurais rien pu trouver d’aussi savant !
10) The Monsters & the Critics, and other essays, HarperCollins Publishers, 1997, « A Secret Vice », p. 217 (trad. fr. les Monstres et les critiques et autres essais, Bourgois, 2006). Il s’agit peut être du verbe « aller », bien que nous soyons ici en présence d’un état de la langue encore plus ancien, proche du « goldogrin » présenté en annexe dans The Book of Lost Tales, Allen & Unwin, 1983–1984 (deux volumes, trad. fr. le Livre des contes perdus, Bourgois, 1995–1998). Un dictionnaire complet de cette « langue des Gnomes » ébauchée par J. R. R. Tolkien autour de 1917 a été publié en 1995 dans un fanzine américain, Parma Eldamberon no 11, sous le titre I Lam na Ngoldathon.
 
langues/langues_elfiques/noldorin/phrase_noldorin_tai.txt · Dernière modification: 14/05/2021 20:17 par Elendil
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