Ainsi vous voulez apprendre l’elfique ?

(Un peu de philosophie)

Deux Anneaux
Thorsten Renk
traduit de l’anglais par Damien Bador
Note de lectureNote de lecture : En tant que présentations ou compilations, ces articles sont les plus accessibles à tous les lecteurs. Aucune connaissance sur J.R.R. Tolkien n’est requise.

Ainsi, vous avez décidé d’apprendre l’elfique ? J’aime énormément les langues elfiques, je comprends donc parfaitement cela, et je souhaite que vous en retiriez beaucoup de joie ! Mais voici une question que vous pourriez vouloir vous poser au départ – et peut-être aussi plus tard – que signifie pour vous « apprendre » ? Voulez-vous parler cette langue, écrire de la poésie, lire des récits elfiques, écrire des lettres à vos amis en elfique et l’utiliser dans des jeux de rôles ? Parce que tout cela est réellement possible – disons, d’une certaine manière, et c’est pourquoi je pose cette question. Puisque toutes ces choses demandent une sorte de forme finale de l’elfique, elles supposent que Tolkien ait fini par achever le sindarin ou le quenya et que cette langue complétée puisse désormais être utilisée.

Mais ce n’est pas ainsi que Tolkien a jamais considéré ses langues. Aussi, étudier les conceptions de Tolkien concernant ces langues est une tâche très différente que celle d’apprendre à « parler » l’une d’entre elles. Tolkien n’estima jamais que ses créations étaient terminées – il révisait et altérait constamment certaines choses – et même pour ce qu’il avait déjà publié (qu’il ne pouvait réellement modifier) il réinventait les explications sous-jacentes – un bon exemple est Gil-galad : en L, p. 279, il affirme :

« Cette variation g / k ne doit pas être confondue avec le changement grammatical ou k, c > g en gris-elfique, vu au début des mots dans les composés ou après des particules [lui étant] étroitement associées (comme l’article). Ainsi Gil-galad “étoile-lumière”. »1)

Mais en fait, en L, p. 426, il apporte une explication complètement différente :

« En s[indarin], cette absence de mutation est maintenue (a) dans les composés et (b) lorsqu’un nom est virtuellement un adjectif, comme dans Gil-galad Étoile (de) brillance. »2)

Ainsi, alors qu’il argue que galad est une forme lénifiée et se traduit par « étoile-lumière » dans sa première explication, il insiste qu’il n’est pas lénifié dans la deuxième et signifie « Étoile de brillance ». Mon exemple favori concerne les mots de quenya pour « oui / non ». Dans son article « La négation en quenya »3), Bill Welden cita deux sources : dans un essai de 1960, Tolkien avait « oui » - dans un texte de 1970 « non ». Le Vinyar Tengwar nº 43 présente six versions différentes du Notre Père en quenya, qui permettent de tracer comment Tolkien, insatisfait par les versions précédentes, altéra certaines caractéristiques de la grammaire et du vocabulaire pour parvenir à une version qui lui plairait plus – jusqu’à ce qu’il décide de réécrire aussi cette dernière. Les propres dictionnaires de Tolkien contiennent habituellement plusieurs strates d’entrées – les premières au crayon, biffées, remplacées par des entrées à l’encre, parfois biffées à nouveau et réécrites, reflétant les altérations constantes du vocabulaire et des dérivations de ses langues.

Maglor jette le Silmaril (© Ted Nasmith)

Pourquoi vous raconter tout cela ? Parce que créer un sindarin ou un quenya utilisables ne consiste pas seulement à remplir les trous avec d’habiles reconstructions – cela nécessite parfois de lourdes décisions éditoriales et l’exclusion de matériel créé par Tolkien sur la base de préférences personnelles. Voyez-vous, il n’y a pas moyen d’avoir une langue dans laquelle peut être à la fois « oui » et « non » - aussi, si vous voulez parler quenya, il faut vous décider pour l’une des options. Mais il n’existe pas de bonne ligne de conduite pour cela – devrions-nous nous ranger aux dernières décisions de Tolkien ? Alors signifie « non » en quenya, mais une bonne partie des matériaux du SdA y gagne des interprétations remarquablement malhabiles, vu que les dernières idées de Tolkien sur la grammaire sont fort différentes de celles qu’il avait lorsqu’il écrivit Namárië. Ou devrons-nous choisir ce qui est le plus proche du SdA ? Alors est « oui » - mais nous savons que Tolkien finit par rejeter cette idée. À la fin, ce choix revient à une décision éditoriale.

J’ai écris un cours de sindarin et un de quenya, et j’ai donc pris un bon nombre de décisions éditoriales de ce genre, juste pour offrir une version plus simple à apprendre pour les débutants. Je pense que ce n’est pas un problème, parce que je l’indique clairement dans ce cours et m’efforce de m’écarter aussi peu que possible des idées de Tolkien et essaie seulement de clarifier les contradictions. Mais voyez-vous, les problèmes commencent lorsque vous avez appris le sindarin à partir du cours d’Helge Fauskanger ou du mien et vous efforcez de l’expliquer à quelqu’un d’autre. Si vous ne faites pas attention, ce qu’a réellement écrit Tolkien finit par se perdre dans le processus, parce qu’il existe ce qu’on peut appeler une vérité par répétition. Par exemple, Helge Fauskanger écrit dans « Sindarin, the Noble Tongue » :

« En sindarin, les adjectifs (y compris les participes) qui suivent le nom qu’ils décrivent sont habituellement lénifiés […] Il existe cependant bon nombre de cas attestés où la mutation douce n’apparaît pas dans de telles combinaisons. […] Cependant, je suggérerais aux gens qui écrivent en sindarin de lénifier les adjectifs dans cette position, puisqu’il semble s’agir de la règle principale. »

Il le formule en fait prudemment, et mentionne des exceptions. Cependant, les gens le citant simplifient habituellement cette affirmation en « En sindarin, les adjectifs suivent le nom et sont lénifiés » (c’est ce que j’ai appris lorsque j’ai débuté). Cela a été répété si fréquemment que vous pouvez fréquemment trouver des gens indiquant que laisser un adjectif non lénifié est faux. Maintenant, si l’on observe les vraies attestations, je pourrais trouver huit exemples sans lénition, neuf avec, un avec mutation nasale et dix où il n’est pas possible de trancher (voir « The Consonant Mutations » de Helge Fauskanger). Donc en fait, la règle principale se base juste sur un petit avantage de neuf à huit. Ou, pour prendre le problème par un autre bout, vous pourriez être tentés d’expliquer à quelqu’un que la terminaison de la deuxième personne est –ch en sindarin. C’est certainement ce que j’ai écris dans une version antérieure de mon cours de sindarin. Vous pouvez même être au courant de son attestation (si vous avez étudié Ardalambion), où Helge cite :

Arphent Rían Tuorna, Man agorech ?, signifiant probablement « #Et Rían dit à Tuor, “Qu’as-tu fait ?” »

Maintenant, Helge le formule à nouveau de façon très prudente, et la « vérité par répétition » qui en découle n’est que partiellement sa faute. Mais en réalité, cette phrase n’est traduite nulle part. Si vous y réfléchissez, quand Rían était encore vivante, Tuor était un nouveau-né – qu’avait-il donc pu faire ? Souillé ses langes ? Ce n’est guère un incident sur lequel Tolkien s’étendrait. En fait, l’interprétation « canonique » n’a guère de sens. David Salo (qui fut le premier à la mentionner) argua pour la sauvegarder que Tolkien pourrait avoir eu en tête des Rían et Tuor différents. Soit – si les noms se répètent parfois, c’est peu probable ici. Carl Hostetter (qui a accès au manuscrit original) dit dans une discussion sur I‧lam Arth4) :

« David présente ici sélectivement les faits, négligeant de mentionner que la phrase qu’il a vue apparaît dans un contexte – c’est-à-dire une “feuille de couverture”, en l’occurrence pour la suite du travail de Tolkien sur le Narn – et que cet extrait de dialogue se poursuit par la suite. Il ne s’agit donc pas simplement d’une note isolée et gratuite n’ayant pas de lien avec le personnage bien connu dans le légendaire et d’une question sans connexion discernable avec celui-ci. »

Tuor,Gelmir et Arminas (© Ted Nasmith)

Ainsi, ce que l’on sait réellement de la phrase implique que la probabilité que –ch signifie « tu / vous » est proche de zéro. Nous n’avons que trois vraies indications : 1) un tableau de pronoms noldorins présentant –g et –ch comme terminaisons de la deuxième personne (non publiée, mentionnée dans diverses discussions) ; 2) un tableau de pronoms noldorins présentant –ch comme terminaison de la première personne du pluriel (non publiée, mentionnée dans diverses discussions) ; et 3) l’apparente similarité entre les systèmes pronominaux sindarin et quenya, qui si elle est valable permet d’arguer en faveur de –ch comme terminaison de la deuxième personne (voir « Vues eldarines communes sur le système pronominal sindarin » pour une tentative de ce type). Mais comme il s’est avéré grâce à un tableau publié dans le PE 17, la terminaison pronominale que Tolkien avait à l’esprit pour la deuxième personne du singulier en sindarin à une période proche de la publication du SdA est –g. Comme pour les autres formes, il n’y a pas de raison de supposer qu’il s’agirait de la dernière ou de la seule – mais elle semble être ce que nous disposons de plus proche du sindarin du SdA, c’est pourquoi je la recommande dans les versions les plus récentes de mon cours.

J’espère que vous voyez désormais pourquoi il est faux de dire à quelqu’un que –ch (ou même –g)est la terminaison de la deuxième personne du pluriel en sindarin. En fait, se contenter de dire à quelqu’un que je pense que –g est la terminaison de la deuxième personne en sindarin (et j’ai bien écrit cela dans mon cours, d’autant que Tolkien l’a certainement mis par écrit dans un tableau) n’est pas entièrement correct – parce que je pense réellement qu’à un certain point Tolkien envisageait que –g était la terminaison de la deuxième personne familière du singulier – et qu’il a révisé cela à de multiples reprises. En conséquence, la vraie raison pour laquelle je recommande –g dans mon cours n’est pas qu’il s’agit de la forme correcte, mais qu’il s’agit d’une forme correcte qui est la meilleure au vu du critère suivant lequel j’édite différentes étapes conceptuelles pour obtenir une forme cohérente de sindarin. Et j’espère que vous pouvez comprendre pourquoi je ne suis vraiment pas à l’aise lorsque je vois quelqu’un affirmer que –ch ou –g est la terminaison de la deuxième personne en sindarin juste parce que je l’ai dit (ou parce Helge le dit, d’ailleurs) – parce que cela obscurcit complètement ce que Tolkien a à dire à ce sujet.

Fingon combat Gothmog (© Ted Nasmith)

Voyez-vous, une autre difficulté surgit lorsque l’on « standardise » le sindarin – j’ai une idée différente de Ryszard Derdziński ou Helge Fauskanger sur ce qui est plus probablement correct – mais il m’est facile de lire leurs textes parce que je sais ce que Tolkien a écrit et quelles autres conclusions il est possible d’en tirer (parce que je les ai rejetées lorsque j’ai pris mes décisions éditoriales – mais je ne les ai jamais oubliées). Mais si vous ne connaissez le sindarin qu’à travers une source secondaire, vous risquez de vous poser beaucoup de questions au sujet d’un aspect grammatical qui ne vous sera pas familier. Ainsi, cela finit par payer de connaître différentes interprétations même si vous voulez seulement utiliser cette langue. (Mais il y a un caveat – même s’il existe souvent différentes interprétations possibles cela ne sous-entend pas que « n’importe quoi fonctionne » – souvent, il se peut nous ne sachions pas ce qui est correct, mais nous pouvons le réduire à deux ou trois possibilités, et tout le reste est nécessairement faux.

Quel est le but de ces réflexions ? Je voudrais vous demander d’être extrêmement prudents sur la manière dont vous expliquez l’elfique à quelqu’un si vous ne connaissez vous-même que par des sources secondaires. En affirmant que c’est comme ci et comme ça vous déformez souvent la vérité par rapport à ce que Tolkien avait réellement à l’esprit – même si vous avez les meilleures intentions du monde en souhaitant aider quelqu’un. Gardez simplement cette distinction en précisant Helge pense que… et ce sera bien mieux, ou insérez à l’occasion je pense… Cherchez à savoir ce que Tolkien a écrit – c’est l’essentiel. Mais au final, vous ne serez guère en mesure d’expliquer comment est bâtie la grammaire elfique à moins que vous n’ayez étudié Tolkien lui-même.

Ne faire qu’utiliser ces langues pour les fanfictions est très bien, et cela peut être amusant (ça l’a été pour moi…) – vous n’aurez pas à étudier tous les détails et interprétations conflictuelles pour cela. Mais si vous voulez réellement comprendre les conceptions de Tolkien et la manière dont il voyait la grammaire elfique, j’ai bien peur qu’aucune source secondaire ne soit suffisante et que cela vous demande bien plus de travail. C’est donc à vous de décider ce que signifie apprendre l’elfique – certains se satisfont d’utiliser ces langues, d’autres se contentent de les étudier à un niveau formel sans jamais écrire un bout de texte – j’ai fait et j’ai apprécié les deux. Mais quoi que vous décidiez, prenez-y plaisir (c’est un passe-temps, après tout) et reconnaissez les limites afférentes (je pense qu’aucun d’entre nous n’a véritablement envie de répandre des erreurs gratuitement).

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Version originale : « This variation g/k is not to be confused with the grammatical change or k, c > g in Grey-elven, seen in the initials of words in composition or after closely connected particles (like the article). So Gil-galad ‘star-light’. »
2) Version originale : « In S. this absence of mutation is maintained (a) in compounds and (b) when a noun is actually virtually an adjective, as in Gil-galad Star (of) brilliance. »
3) VT 42, p. 32
4) N.d.T. : Thorsten Renk fait ici référence au forum de discussion d’I‧lam Arth, hélas disparu.
 
langues/textes/apprendre_elfique.txt · Dernière modification: 08/03/2022 12:44 par Elendil
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