Les descendants d’Isildur : des noms auréolés de mystère

 Trois Anneaux
Damien Bador - Octobre 2010
Articles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R. Tolkien.

Cet article est le fruit d’une discussion commune sur le forum des Langues de Tolkiendil, que l’on peut toujours consulter ici. Je suis infiniment reconnaissant à l’ensemble des participants, dont les réflexions éclairées ont permis d’approfondir l’analyse des noms des descendants d’Elendil. Cet article n’aurait jamais atteint sa forme actuelle sans leurs contributions. Je remercie tout particulièrement Didier Willis, dont l’article sur les noms des rois d’Arnor en ar(a)- a été une source directe d’inspiration pour cet essai, et qui a aimablement accepté de nous aider à élucider la signification des noms les plus retords. Il va cependant de soi que tous les choix d’interprétation et erreurs éventuelles restent de ma seule responsabilité.

Lorsqu’une racine quendienne est donnée sans autre précision, celle-ci est tirée du texte des « Étymologies », publiées dans la Route perdue. Sauf mention contraire, toutes les dates citées dans cet article appartiennent au Troisième Âge.

Introduction

Le Royaume perdu d’Arnor reste mystérieux à bien des égards. Rien n’est connu de la période comprise entre le Désastre des Champs d’Iris et la scission de l’Arnor en trois fiefs perpétuellement en conflit. Si Tolkien mentionne que cette division eut lieu suite à des désaccords entre les fils d’Eärendur, il ne précise pas quelles circonstances auraient pu mener à un rejet du droit d’aînesse en cette occasion. Les noms des deux frères d’Amlaith qui héritèrent du Cardolan et du Rhudaur ne nous sont même pas parvenus. À part quelques anecdotes sur la mort de tel ou tel chef des Dúnedain du Nord, on ignore tout de l’histoire comprise entre la bataille de Fornost et la jeunesse d’Arathorn II. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur le système politique qui gouverna la cité de Tharbad entre 1975, date de la chute de l’Arthedain, le dernier royaume des Dúnedain du Nord, et la ruine de la cité suite aux inondations de 29121).

Le principal élément qui émerge de cette mer d’oubli est l’arbre généalogique des héritiers d’Isildur, que Tolkien publia dans l’Appendice A du Seigneur des Anneaux. Mais même celui-ci n’est pas dépourvu d’étrangetés. La deuxième édition de l’opus magnum de Tolkien intégra bon nombre de révisions du texte, dont l’une des moins remarquées était une correction de la durée de vie d’Aragorn, que Tolkien choisit de faire passer de 190 à 210 ans. Cela serait resté anecdotique, si celui-ci n’avait pas effectué une comparaison avec l’espérance de vie de ses prédécesseurs dans le même passage :

« Aragorn atteignit en effet l’âge de cent quatre-vingt-dix ans, plus que n’importe lequel de sa lignée depuis le Roi Arvegil ; mais en Aragorn Elessar était renouvelée la dignité des rois de jadis. »2)

La comparaison avec Arvegil fut en effet maintenue dans la seconde édition. Cela ne porta pas immédiatement à conséquence, vu que Tolkien n’avait pas fourni les dates de naissances des rois de la lignée du Nord. En revanche, la publication de The Peoples of Middle-earth contribua à obscurcir la situation, puisque l’on découvrit que les brouillons de l’Appendice A intégraient bien les dates en question. Il semble que revanche que Tolkien n’ait pas répercuté ce changement sur les manuscrits, puisqu’Arvegil y possède toujours une durée de vie de 190 ans (1553-1743)3). S’il fallait se fier à ces dates, Aragorn aurait en fait eu une vie plus longue que la totalité de ses ascendants royaux jusqu’à Celebrindor (1062-1272), six générations avant Arvegil4). L’observation des dates de naissance et de mort des souverains d’Arnor publiées dans PM montre toutefois une décroissance régulière et inexorable de leur espérance de vie qui interdit de corriger les informations du seul Arvegil sous peine d’ébranler tout l’édifice. Faut-il pour autant reculer de vingt ans l’ensemble des dates de naissance des descendants de Valandil, le dernier successeur d’Elendil dont la date de naissance soit confirmée par une référence contenue dans le SdA ? Il est difficile de juger aujourd’hui comment Tolkien s’y serait pris pour réparer cette incohérence.

Aragorn et Narsil (© Anke Eissmann)

S’il faut d’ailleurs en croire Tolkien, la situation n’était guère plus claire sur le plan lexicographique. Il écrivit ainsi à Richard Jeffery en décembre 1972 :

« Les noms de la lignée d’Arthedain sont particuliers à plusieurs égards ; et certains, bien qu’étant de forme sindarine, ne s’interprètent pas facilement. Mais il faudrait bien plus d’archives historiques et linguistiques du sindarin qu'il n’en existe (c’est-à-dire que je n’ai trouvé le temps ou le besoin d’inventer !) pour les expliquer. Ce système, dans lequel tous les noms à la suite de Malvegil sont trisyllabiques et n’ont qu’un seul élément “significatif”* (ara étant utilisé quand l’élément final n'a qu'une syllabe, contre ar dans les autres cas), est spécifique à cette liste de noms. Cet ara provient probablement des situations où aran “roi” perdit son n pour des raisons phonétiques…
« *S’il en allait bien ainsi pour tous. Certains pourraient simplement avoir été forgés conformément au style général, ou être des altérations autochtones de noms du passé… »5)

Ces difficultés tiennent probablement au fait que Tolkien inventa les noms des descendants d’Eärendur avant de modifier du tout au tout ses vues sur l’origine de la branche de style celtique de ses langues elfiques. Le texte de PM qui cite les noms des héritiers d’Isildur dit en effet que « les rois d’Arthedain usèrent de noms elfiques de forme noldorine » après la scission du Royaume du Nord6). La transformation conceptuelle du noldorin en sindarin s’accompagna d’une foule de modifications phonologiques mineures qui rendirent difficiles à expliquer beaucoup de noms déjà publiés dans les tomes précédents du Seigneur des Anneaux. Dans sa lettre à Richard Jeffery, Tolkien explique ainsi que le nom Arnor « ne peut désormais s’expliquer (bien que de façon raisonnable) […] que par une fusion du q. arnanóre / arnanor avec le sind. arn(a)dor > ardor. »7) Dans une autre lettre, il met en cause une variation dialectale du sindarin pour expliquer la phonologie irrégulière du nom Legolas8).

Néanmoins, dans le cas qui nous intéresse, Didier Willis a prouvé dans son article « D’Argeleb Ier à Aragorn II : La liste des noms de rois en “ar(a)-” » qu’il était possible de déterminer la signification des noms de la plupart des successeurs de Malvegil, même si quelque incertitude demeure pour certains d’entre eux. Restait alors à entreprendre la même tâche pour les quinze rois qui se succédèrent entre Elendil et Argeleb Ier, ce qui constituera le sujet principal de cet article9). Nous traiterons aussi des noms des quelques ancêtres d’Aragorn II n’appartenant pas à la famille royale dont nous avons connaissance. En revanche, le nom de la femme d’Arvedui, Fíriel, sera traité dans un autre article, en compagnie des autres membres de la Lignée d’Anárion.

Rois d’Arnor

Isildur (3441 DA – 2 TA)

« Serviteur de la Lune ». Nom forgé à partir du q. Isil « Lune », qui vient de la racine SIL- et du suffixe –(n)dur « serviteur d’un maître légitime ». Dans la Lettre no 297, Tolkien explicite la distinction avec le suffixe –(n)dil « ami, amoureux », tout en soulignant que les deux suffixes avaient « une signification similaire dans les noms propres ».

Les noms d’Isildur et d’Anárion « Fils du Soleil », son frère cadet, étaient manifestement conçus pour se faire pendant, et constituer un reflet de la cosmogonie elfique, dans laquelle la Lune fut effectivement créée avant le Soleil.

Valandil (10 – 249)

« Ami des Valar ». Le premier élément de ce nom est évidemment Vala « esprit angélique, Puissance », dérivé de la racine BAL-. Le suffixe –(n)dil « ami, amoureux » vient quant à lui de la « base verbale (N)DIL “aimer, être dévoué à” – décrivant l’attitude d’une personne envers quelqu’un, quelque chose, une occupation ou un objectif auquel on se consacre pour lui-même. »10) Voir aussi l’entrée pour Isildur.

Né à Imladris en 3430 DA pendant le rassemblement des troupes de la Dernière Alliance, Valandil resta sur place avec sa mère pendant toute la guerre. Après la mort d’Isildur, il semble qu’Elrond ait exercé la régence sur le royaume du Nord, puisque Valandil n’accéda au trône qu’arrivé à sa majorité (21 ans) en 10 TA, date à laquelle il quitta Imladris pour s’installer à Annuminas11). On ignore en revanche tout des institutions qui géraient la régence en l’absence d’un souverain au royaume du Nord.

Eldacar (249 – 339)

« Heaume elfique ». Le premier élément est tiré du q. et eld. com. Eldă « formation adjectivale “lié ou concerné par les étoiles”, utilisé comme description des *kwendī », dérivé d’ELE12). Le second vient de KAS- « tête », qui donna le q. pr. kāzā « heaume », devenant -kār(ă) dans les composés. Curieusement, il semble que ce nom ait été employés par les Elfes eux-mêmes, puisque Tolkien cite la forme primitive Eldă|kāzā13), à moins qu’il ne faille y voir une reconstruction « savante » des linguistes númenóriens.

Il s’agit clairement un nom populaire dans le Légendaire, puisque ce sera aussi celui d’un roi de Gondor et qu’un Maréchal des Rohirrim portera le nom d’Elfhelm, de même signification. C’est ici un choix logique pour le fils d’un roi qui bénéficia de la protection d’Imladris dans ses jeunes années.

Arantar (339 – 435)

« Seigneur des rois » ou « Roi éminent », lit. « Roi-seigneur », composé du q. aran « roi », d’AR(A), « bon, excellent, noble »14) et d’un élément -tar qui peut provenir de tár (-tar- dans les composés) « roi légitime de tribu complète, #seigneur suprême », dérivant de la forme primitive *tāro (TĀ-, TAȜ-) ou être un simple suffixe honorifique, doté de la même dérivation.

Le choix d’un tel nom paraît clairement être l’expression d’un désir politique de réaffirmer la prépondérance du roi d’Arnor sur celui de Gondor. Mais puisque l’Appendice A et les brouillons de celui-ci qui furent publiés dans PM ne disent rien d’Arantar ou d’Eärendil, le roi de Gondor qui régnait alors que celui-ci monta sur le trône, il est impossible de dire quel fut le résultat de cette initiative.

Tarcil (435 - 515)

« Númenórien », lit. « Seigneur des Hommes ». Le premier élément de ce nom, vient du q. tára « élevé, noble » (TĀ-, TAȜ-). Le suffixe –cil (ou –kil, selon son orthographe alternative) vient de hildi « suivants = hommes mortels », qui dérive de KHIL- « suivre (derrière) ». L’eld. com. *tāra-khil donna tarakhildī > q. tarkildi, qui vint à désigner spécialement les Atani qui s’installèrent à Númenor15).

Tarondor (515 – 602)

« Seigneur de la terre », selon l’explication la plus probable. Le préfixe tar- est expliqué dans l’entrée Arantar. L’élément –ondor doit vraisemblablement être rapproché du q. pr. *ndore « la terre dure, sèche, par opposition à l’eau ou au marais », qui vint à signifier « une terre (une région spécifique avec des frontières plus ou moins définies) » (*DORO)16), auquel aurait été préfixée la sundóma.

Selon cette interprétation, le nom de ce roi aurait ainsi des résonances comparables à celle de son aïeul Arantar, bien qu’on ne dispose pas de plus d’informations à ce sujet. Une autre explication de ce nom serait « Seigneur du roc », le second élément correspondant alors à #ondor « roc », qu’on retrouve dans le nom quenya Ondolindë17). Il n’est pas impossible que Tarondor ait jadis été réputé comme bâtisseur, même si l’histoire n’en n’a pas gardé trace.

Valandur (602 – 652 †)

« Serviteur des Valar ». Voir l’entrée Valandil pour le premier élément de ce nom et Isildur pour le second.

C’est le seul roi d’Arnor à avoir péri de mort violente après Isildur (mais beaucoup de rois d’Arthedain subirent le même sort). On ignore cependant tout des circonstances de ce décès.

Elendur (652 – 777)

« Serviteur des étoiles » ou « Serviteur des Elfes ». Le q. elen « étoile », dérivait de la racine *EL, d’où provenait aussi le terme Elda18). Au sens propre, ce nom signifiait donc bien « Serviteur des étoiles » (voir Isildur pour le suffixe –ndur). Tolkien précise toutefois que les Edain, ayant une compréhension limitée du quenya, estimaient généralement que le nom Elendil signifiait « Ami des Elfes ». Le premier élément était alors considéré venir d’eled(o) « quelqu’un qui marche, voyageur, migrant », par extension « Elfe de la Grande Marche » (dérivant de *DEL par dissimilation)19). Selon Tolkien, Eldandil aurait été un terme plus exact pour « Ami des Elfes »20) (comparer avec Eldacar). Il ne fait guère de doute que le nom Elendur était lui aussi supposé être en rapport avec les Elfes, ne serait-ce que par analogie avec Elendil.

Du point de vue externe, la succession Valandur-Elendur reproduit la paire disparue Valandil-Elendil. En effet, Tolkien hésita longtemps sur le nom du père d’Elendil et appela celui-ci Valandil jusque dans les brouillons de l’Appendice A, avant de se décider finalement en faveur d’Amandil21).

Eärendur (777, 861)

« Marin (professionnel) », lit. « Serviteur de la Mer ». Le premier élément de ce nom correspond au q. eär « mer », dérivé d’*AYAR, désignant principalement « la Grande Mer de l’Ouest ». Pour le second élément de ce nom, voir Isildur22).

Rois d’Arthedain

Amlaith (861 – 946)

Le nom d’Amlaith demeure la principale inconnue de cette liste et il faut ici avoir recours à des suppositions, le suffixe –aith étant particulièrement obscur. Il existe cinq autres noms se terminant par –aith en sindarin (six si l’on compte l’un des noms sindarins que Tolkien donna tardivement à la rivière Limeclaire : Limlaith) :

  • belaith « puissant » < #mbelekta < #mbelek-ta23)
  • edraith « sauvetage, sauvegarde » < et-rekti(e)24), dérivé de ET-25) « en avant, dehors » + REK « se rétablir, parvenir à (s’en) sortir, sauver de la ruine / du péril / de la perte »26)
  • Lalaith « Rire », surnom que Túrin avait donné à sa sœur Urwen27), dérivé du radical eld. com. #(g)lada-28). Dans de nombreux textes, ce nom est toutefois donné sous l’orthographe Lalaeth29), qui est peut-être la forme sindarine correcte. Dans le manuscrit des « Rivières et Collines des feux de Gondor », Tolkien souligne en effet, qu’il avait longtemps négligé la différence entre les diphtongues sindarines ai et ae et donne comme exemple la correction de Dairon en Daeron < *daira30).
  • Limlaith « Limeclaire » [angl. Limlight]31). Aucune étymologie attestée ne permet néanmoins de relier ce terme à une racine en rapport avec la lumière ou la clarté et la validité de ce nom peut être mise en doute, puisque dans un texte contemporain, Tolkien utilisa à la place le sind. Limlíht ou Limlich32), tandis qu’un texte légèrement postérieur sous-entend que le nom originel était en fait Limhîr33). Voir l’article « Musings on Limlight » d’Helios de Rosario Martínez et Javier Lorenzo Merino pour plus de détails à ce propos.
  • naith < neith « angle »34), également attesté dans le composé dírnaith « homme-pointe de lance »35), qui semble être une fusion de deux dérivations différentes, puisque le premier descend du q. pr. nek-tē, tandis que le second correspond au q. nernehta. Ces termes descendent de la racine NEK « étroit » et servent en fait à désigner « toute formation ou projection s’effilant en pointe : une pointe de lance, un angle, coin, promontoire étroit »36).

Le second élément de tous les termes qu’il est possible d’analyser possède ainsi une forme –Caith, ce qui va dans le sens d’une décomposition Am|laith. De plus, les termes belaith, edraith et (dír)naith proviennent tous d’un groupe consonantique -ektV- apparu lors de la suffixation d’une terminaison en –ta, –tē ou –tie37). À l’inverse, on peut constater que les agglomérats primitifs -aktV- donnent quant à eux un suffixe –aeth38). Cela suggère donc une dérivation –laith < *–leith < *-lekt- pour le second élément de ce nom. On pourrait ainsi le rapprocher du radical LEK « relâcher, détacher, laisser, permettre »39), qui donna notamment le nom leithian « délivrance »40). Le préfixe am- soulignait « le haut degré auquel la qualité exprimée était présente, comparée avec une autre chose, personne ou mesure, spécifiée ou sous-entendue par le contexte », dérivé de AMA par l’intermédiaire de amba. Il était généralement confondu avec un homonyme signifiant « en haut, vers le haut » (comme dans amrûn « [terre] du levant »), dérivé de (A)NA41). Par conséquent, Amlaith pourrait venir d’une forme primitive #amba-lekt-, signifiant « Libérateur par excellence », bien qu’il ne soit pas possible d’écarter l’hypothèse d’une forme elliptique #Am[rûn] laith « Libérateur (des terres) de l’Est ».

La seule chose de certaine au sujet du nom d’Amlaith est le lien qu’il entretient avec l’un des plus catastrophiques événements du Royaume du Nord : la tripartition de l’Arnor suite à la mésentente des trois fils d’Eärendur. Si l’Appendice A du Seigneur des Anneaux ne fournit guère de détails à ce sujet, le texte de PM précise : « Dès lors les noms officiels des rois ne furent plus attribués, selon la coutume de Númenor, sous forme haut-elfique ou “quenya”, mais les rois d’Arthedain utilisèrent des noms elfiques de forme noldorine [lire : sindarine]… »42) Il semble donc qu’Amlaith ait changé son nom43) lorsqu’il monta sur le trône, ce qui pourrait renforcer la vraisemblance d’une signification en rapport avec l’émancipation des territoires orientaux et méridionaux de l’Arnor. Les éléments historiques restent toutefois trop minces pour aboutir en l’état à une conclusion solide.

Beleg (946 – 1059)

« Grand, puissant, fort », nom commun venant de mbelek-, terme dérivé de la racine MELEK- ou (M)BEL-44).

C’était aussi le nom d’un célèbre héros du Premier Âge, Beleg Cúthalion. Ce nom fut plus tard repris par deux autres rois d’Arthedain, qui le firent précéder du préfixe ar- « roi » : Arveleg Ier et Arveleg II (dans lesquels on observe la lénition régulière b > v après r).

Mallor (1059 – 1110)

« Lumière d’or » est l’interprétation la plus vraisemblable. L’élément mal- doit venir du sind. malt « or (en tant que métal) », dérivé de *smaldā (SMAL-). Il est probable que –lor soit une forme lénifiée de glaur « or (lumière de l’Arbre doré Laurelin) », dérivé de (G)LÁWAR- par l’intermédiaire de *laurē, avec réduction régulière de la diphtongue au > o dans les polysyllabes, comme pour glaur > Inglor.

Il est toutefois possible que le second élément de ce nom vienne de or « au-dessus », signifiant aussi « supérieur, éminent » en tant que préfixe (racine ORO-), ce qui donnerait la signification « Doré éminent ». On observerait alors une évolution semblable à celle du mot mallorn > malt + or > #malh-or > mallor45).

Celepharn (1110 – 1191)

« Pierre d'argent ». Le premier élément vient du sind. celeb « argent », dérivé de KYÉLEP-. Le second correspond à sarn « petite pierre », de SAR-. Le v. sind. kelepe + sarn donna celepharn par lénition du s en h, comme dans le nom Edhelharn « Pierre Elfique », attesté dans la Lettre du Roi46).

Celebrindor (1191 – 1272)

« Puissant argenté » ou « Noble argenté », dont le premier élément est le sind. celebrin « comme l’argent, argent[é] »47), aussi attesté dans les noms Celebrimbor et Celebrindal, qui est un adjectif bâti sur celeb et dérive de KYÉLEP-. Le suffixe –dor vient de taur « vaste, puissant, écrasant, terrible – aussi haut, sublime », dérivé de *taurā (TUR-), qui est lénifié en daur avec une réduction de la diphtongue similaire à celle qu’on observe dans le nom Mallor (q.v.).

Il mérite de noter qu’il existe un autre mot sindarin s’écrivant taur, avec la signification « forêt », mais il est peu probable que ç’ait été la signification recherchée. On peut mettre en rapport le premier élément du nom de Celebrindor avec celui de son père Celepharn.

Malvegil (1272 – 1349)

« Épée d’or », composé du sind. mal- (cf. Mallor) et megil « épée », dérivé de MAK- par l’intermédiaire de la forme primitive *makla, avec lénition régulière m > v.

De nombreux rois d’ascendance númenórienne prirent des noms dont le second élément signifiait « épée », depuis Tar-Calmacil au Deuxième Âge aux rois Narmacil et Calmacil de Gondor, en passant bien sûr par Arvegil, l’un des rois d’Arthedain qui descendaient de Malvegil. C’est en l’occurrence un nom qui semble prémonitoire, puisqu’au début de son règne le chef des Nazgûl fonda le royaume d’Angmar afin de détruire les Dúnedain d’Arnor48).

Autres membres de la famille royale ou ancêtres d’Aragorn II

Elendur

« Serviteur des étoiles » ou « Serviteur des Elfes », nom manifestement forgé à partir de ceux de son père et de son grand-père. Voir le roi homonyme pour l’étymologie de ce nom.

Elendur était le fils aîné et héritier désigné d’Isildur, mais périt lors de la bataille des Champs d’Iris en compagnie de ses deux frères cadets. Le récit des CLI précise qu’Elendur fut le dernier des trois à tomber. Vu qu’on ignore l’heure exacte de la mort d’Isildur, on ne peut écarter qu’Elendur ait été un bref moment roi de jure d’Arnor avant de succomber sous les coups des Orques. Il est en revanche certain qu’il n’en sut jamais rien.

Aratan

« Noble homme », selon l’interprétation étymologique de ce terme, mais peut-être « Roi humain » ou « Roi des hommes » par extension. En quenya, ar / ari / aran sont des « préfixes d’excellence en particulier dans les noms royaux » descendant au final de la racine AR(A), ARI- (voir aussi Arantar)49). L’élément atan « homme », lit. « second », nom attribué aux Hommes à Valinor, avant que les Elfes ne les rencontrent, est dérivé de AT(A)- « re- », AT-TA « 2 »50).

Second des fils d’Isildur, le fait qu’il n’était pas destiné à lui succéder rend plus vraisemblable la première interprétation de ce nom. Toutefois, Aratan étant né au Gondor51), Isildur aurait pu envisager de lui confier un jour la couronne du Royaume du Sud ou tout au moins la responsabilité de l’Ithilien, le territoire qui lui revenait en propre.

Ciryon

« Matelot », lit. « Homme de navire ». Le premier élément de ce nom vient manifestement du q. cirya « navire », qui dérive de KIR-. La terminaison masculine –on est notamment attestée dans le nom Sauron, qui dérive d’une forme archaïque þaurond-, substantivation de l’adjectif þaura52).

Troisième fils d’Isildur, né à Minas Ithil, on ne voit guère pourquoi ce nom lui fut attribué. Il est fort possible que ç’ait été un nom populaire à Númenor, dont les habitants étaient passionnés par la chose maritime.

Gilraen

« Parée d'un tréçoire serti de petites gemmes »53), lit. « Étoile(s) maillée(s) », dont le premier élément correspond au sind. gil « éclat argenté, étincelle, étoile », dérivé de ÑGIL par l’intermédiaire des formes g̃illĭ, g̃illē)54), « souvent utilisé pour les étoiles du ciel à la place du radical plus ancien et plus noble el-, elen- ». L’élément -raen « maillé, enlacé » est dérivé de la base eld. com. RAY « mailler, nouer, tresser un réseau ou une dentelle »55).

Tolkien précise que le nom de la mère d’Aragorn aurait pu n’être qu’un surnom qu’on lui aurait attribué après qu’elle eut atteint l’âge adulte, mais qu’il était plus vraisemblable qu’il s’agisse de son nom véritable, attesté parmi les femmes nobles des Dúnedain du Nord. Si de tels ornements étaient fréquents chez les femmes des Eldar, seules les femmes de haut rang des « Rôdeurs » en portaient chez les mortels56).

Dírhael

« Homme sage ». Ce nom semble composé du sind. † dîr « mâle adulte, homme (elfe, mortel ou d’une autre race douée de parole », dérivé de DER- survivant principalement dans des noms propres, et de -hael forme lénifiée de #sael « sage », qui apparaît aussi dans le nom Saelind « Sage-cœur »57).

L’histoire montra la justesse du nom de ce descendant d’Aranarth, puisque le « Conte d’Aragorn et d’Arwen »58) mentionne comment se vérifièrent ses prédictions de la mort prématurée d’Arador et d’Arathorn II. On ignore en revanche ce qu’il advint de lui et d’Ivorwen sa femme après la naissance de leur petit-fils Aragorn II.

Ivorwen

« Jeune fille cristalline ». Le premier élément correspond probablement au sind. #ivor « cristal », de la forme primitive *imre, forme augmentée de mîr « joyau », dérivé de MIR-. Le suffixe -wen « jeune fille » est bien attesté dans de nombreux noms féminins (WEN-, WENED-).

Peut-être faut-il voir dans l’élément #ivor une allusion aux talents de devineresse de la grand-mère d’Aragorn, première à avoir prophétisé l’espoir dont ce dernier serait porteur.

Gilbarad

« Tour d’étoiles ». Ce nom vient des sind. gil « éclat argenté, étincelle, étoile » (cf. Gilraen) et barad « tour, forteresse » (BARAT-).

Si le nom du père d’Ivorwen n’apparaît qu’en PM, p. 263, il semblerait que l’élément barad ait été fréquent dans les noms propres en sindarin des Dúnedain du Nord, puisqu’on le retrouve dans l’un des deux seuls autres noms attestés, Halbarad. Les hommes des Dúnedain dispersés en Eriador constituaient effectivement le seul rempart de leur peuple contre les créatures de Sauron.

Conclusion

Si les noms des Rois de Númenor et de Gondor mettent souvent l’accent sur un élément significatif du règne de leur possesseur, il ne semble pas en aller de même dans les noms recensés ici. Bien entendu, le manque cruel d’informations sur la vie politique et personnelle des Rois d’Arnor ne nous facilite souvent pas la tâche. La situation est quelque peu différente pour les successeurs de Malvegil. Le premier élément de leur nom était systématiquement ar(a)- « roi » et symbolisait leur revendication de la royauté sur l’ensemble des territoires de l’ancien État d’Arnor. Mais même pour ces derniers, la raison du choix d’un titre spécifique nous échappe fréquemment, comme le souligne Didier Willis dans son essai. Les détails glanés ici et là au travers des commentaires de Tolkien permettent toutefois de faire ressurgir coutumes et traditions des Dúnedain du Nord et donnent une plus grande profondeur au tableau de ce royaume disparu.

La lignée des Rois d’Arnor constitue en fait un saisissant résumé du Légendaire de Tolkien, ensemble complexe de grands contes rattachés les uns aux autres par des esquisses qui font allusion à d’autres histoires encore. Les quinze noms qui se succèdent d’Isildur à Malvegil sont une parfaite introduction à la beauté et à la complexité des langues elfiques. L’abandon des noms en quenya au profit du sindarin fait office de parallèle à la situation linguistique du Beleriand au Premier Âge, quand les Ñoldor furent amené à abandonner leur langue maternelle et à adopter au quotidien celle des Elfes-gris. Les difficultés d’interprétation de ces noms sindarins rappelle aussi que les langues de Tolkien évoluèrent tout au long de la vie de Tolkien, du « Qenya Lexicon » des années 1915-1920 aux derniers textes écrits l’année de sa mort et rassemblés par son fils dans The Peoples of Middle-earth.

Reste encore à effectuer le même type d’analyse avec les noms des Rois de Gondor, dont on sait que beaucoup d’entre eux furent choisis pour des motifs politiques. Cela serait l’occasion d’une brève incursion dans le domaine gotique à la faveur du mariage de Valacar avec la princesse du Rhovanion Vidumavi. On pourrait même aller plus loin et aborder la lignée des Surintendants du Royaume du Sud ou celle des Princes de Dol Amroth, qui nous emmènerait cette fois sur les terres de l’adûnaïque. « La Route va toujours de l’avant depuis la porte où elle commence. »59)

Bibliographie

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) SdA, App. B.
2) Version originale : « Aragorn indeed lived to be one hundred and ninety years old, longer than any of his line since King Arvegil; but in Aragorn Elessar the dignity of the kings of old was renewed. »
3) PM, p. 194.
4) , 6) PM, p. 193.
5) Version originale : « The names in the line of the Arthedain are peculiar in several ways; and several, though Sindarin in form, are not readily interpretable. But it would need more historical records and linguistic records of Sindarin than exist (sc. than I have found time or need to invent!) to explain them. The system by which all the names from Malvegil onwards are trisyllabic, and have only one “significant” element* (ara being used where the final element was of one syllable; but ar in other cases) is peculiar to this line of names. The ara is probably derived from cases where aran “king” lost its n phonetically…
*If indeed all were so; some may have been merely coinages in the general style; or alterations of old names arising domestically…
 » Lettre no 347.
7) Version originale : « can now only (though reasonably) be explained after invention as due to a blending of Q. arnanóre / arnanor with S. arn(a)dor > ardor. »
8) Lettre no 211.
9) Étant donné l’incertitude sur les dates de naissance de la plupart des ancêtres d’Aragorn II, les dates données seront celles des règnes.
10) Version originale : « verbal base (N)DIL, “to love, be devoted to” – describing the attitude of one to a person, thing, course or occupation to which one is devoted for its own sake. » Lettre no 297.
11) PM, p. 192.
12) WJ, p. 360.
13) PE 17, p. 114.
14) PE 17, p. 118, 147.
15) LRW, p. 364 ; PE 17, p. 101.
16) WJ, p. 413.
17) WJ, p. 201.
18) WJ, p. 362.
19) Lettre no 297 ; WJ, p. 360, 363.
20) WJ, p. 410.
21) PM, p. 156, 163, 175, 191-192.
22) Lettre no 297.
23) , 44) PE 17, p. 115.
24) PE 17, p. 38.
25) , 26) LRW, p. 356.
27) Silm., App. ; EdH, App.
28) PM, p. 359 n. 29.
29) MR, p. 374 ; WJ, p. 234.
30) , 53) , 55) , 56) VT 42, p. 11.
31) , 32) UT, p. 364.
33) WJ, p. 337
34) SdA, Livre II, chap. 6 ; PE 17, p. 55.
35) UT, p. 365.
36) UT, p. 365 ; PE 17, p. 365.
37) Comme le suggère Didier Willis, il est possible qu’il s’agisse d’ailleurs d’une même dérivation, respectivement infléchie adjectivalement, nominalement et verbalement.
38) Cf. maeth < *maktā (MAK-), naeth < nakt- (NAK- ; NAY-), taetho < #tak-tā (TAK-), iaeth < *yakta- (YAK-).
39) LRW, p. 368 ; VT 41, p. 6 ; VT 45, p. 27 ; PE 17, p. 159.
40) Silm., chap. 19, App. ; LB, p. 107, 120-121, 154 ; SM, p. 138 ; LRW, p. 368.
41) PE 17, p. 91-92.
42) Version originale : « From this time on the official names of the kings were no longer given, after the manner of Númenor, in High-elven or “Quenya” form; but the kings of Arthedain used Elvish names of Noldorin form » ; PM, p. 193.
43) Les premiers descendants d’Elendil portaient en effet des noms en quenya dès leur naissance, comme le montrent les noms Elendur, Aratan et Ciryon.
45) PE 17, p. 50-51.
46) SD, p. 128-131.
47) PM, p. 179, cf. LRW, p. 366 ; VT 45, p. 25.
48) , 58) SdA, App. A.
49) PE 17, p. 147.
50) PE 17, p. 18, 148.
51) PM, p. 190.
52) Lettre no 297.
54) PE 17, p. 23.
57) MR, p. 305.
59) Version originale : « The Road goes ever on and on Down from the door where it began. » SdA, Livre I chap. 1.
 
langues/textes/descendants_isildur.txt · Dernière modification: 23/11/2021 10:51 par Elendil
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