L’Esprit, la langue et le conte

Quatre Anneaux
Verlyn Flieger — Février 2012
traduit de l’anglais par Damien Bador
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
Cet article est issu du recueil d’essais de Verlyn Flieger, Green Suns and Faërie: Essays on J.R.R. Tolkien, publié en février 2012 par The Kent State University Press. Le traducteur remercie chaleureusement Verlyn Flieger et William Underwood, directeur de The Kent State University Press, pour avoir autorisé la publication de cette traduction.

Ce texte est sous la protection du droit d’auteur © 2012-2013 The Kent State University Press1)

Le Manuscrit A, premier brouillon de l’essai « Du conte de fées », que Tolkien écrivit en 1939, débute par une déclaration univoque : « La mythologie est langage et le langage est mythologie »2). Si je mettais jamais un autocollant sur le pare-choc de ma voiture, c’est ce qui y figurerait. Pas de clauses modificatives, pas d’explications, juste ces mots qui expriment la croyance première de Tolkien sur les mots et leur rôle. La mythologie n’utilise pas le langage ; elle est langage —forme, son et sens. Le langage n’exprime pas la mythologie ; il est mythologie — libre, actif, vivant et mobile. En un sens, « Du conte de fées » tout entier est une longue glose de cette proposition. La phrase suivante du brouillon : « L’esprit, la langue et le conte sont contemporains »3) ajoute ce qui est implicite sur l’autocollant : la perception liée à l’esprit humain qui constitue le lien nécessaire entre mythologie et langage. Le brouillon B de 1934, qui devint l’essai publié, abandonne notre autocollant, mais garde l’esprit, la langue et le conte (p. 221) et traite la question sous-jacente : « Demander quelle est l’origine des récits revient à demander quelle est l’origine de l’esprit et du langage »4).

Si nous prenons « le langage » comme un ensemble de mots à l’intérieur d’une structure signifiante et « la mythologie » comme la vision du monde que véhicule une culture au travers de ses histoires de dieux et de héros, nous pouvons lire ces affirmations comme des variations sur l’idée que le langage, les histoires et les narrateurs forment ensemble un système d’interdépendance mutuelle. Il n’y a pas d’histoire sans conteur, pas de conteur sans langage, pas de langage sans quelque chose à dire. Sans un monde à décrire et sans le peuple qui vit dans ce monde pour le décrire, le langage n’a aucune utilité. Le même essai illustre cette situation au travers de la description que fait Tolkien de la Faërie, qui comprend « les mers, le soleil, la lune, le ciel, ainsi que la terre et toutes les choses qu’elle contient : arbre et oiseau, eau et pierre, vin et pain, et nous-mêmes, hommes mortels »5). Les choses recensées sont les phénomènes d’un monde, arrivés à l’existence par les mots qui les nomment.

Bien que ce soit une des bases de sa méthode de création, cette idée n’a pas son origine chez Tolkien. Elle vient d’une des écoles de pensée de la linguistique, qui se développa à partir du romantisme allemand au XIXe siècle, fleurit avec la philologie et la mythologie comparatives et fut exprimée par Owen Barfield. C’était un philosophe du langage qui faisait partie d’un cercle d’amis d’Oxford auquel Tolkien prenait part : les Inklings. Le travail séminal de Barfield, Poetic Diction, est le fruit de son exploration du rôle du langage dans le développement de la conscience humaine à partir d’une unité primale où un mot peut exprimer un ensemble de perceptions entrelacées — ce que nous appellerions maintenant la métaphorique — vers un vocabulaire progressivement fragmenté, mais proportionnellement plus précis, où chaque terme spécifique raffine et isole un peu plus la signification. Un développement, pourrions-nous dire, du langage poétique vers le langage scientifique.

Barfield faisait partie d’un courant de pensée qui prit forme dans la première moitié du XXe siècle. En 1925, le philosophe allemand Ernst Cassirer postule dans Sprache und Mythos, traduit en français sous le titre Langage et mythe, que « [t]oute connaissance théorique prend son point de départ dans un monde déjà formé par le langage » (p. 45) et que « [l]a diversité des langues […] n’est donc pas une diversité d’enveloppes et de signes, mais de visions du monde » (p. 47). Chaque langue, dit-il, « tire autour du peuple auquel elle appartient un cercle dont il n’est possible de sortir qu’en entrant en même temps dans le cercle d’une autre langue » (p. 18).

À la fin des années 1920 et dans les deux décennies qui suivirent, cette idée est poursuivie par Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf, tous deux linguistes, anthropologistes et philosophes. Pendant cette période, ils développent ce qui finit par être connu sous le nom d’hypothèse de Sapir-Whorf : la proposition que les histoires traditionnelles d’une culture — son histoire, les percepts et les concepts qui sont encodés dans sa langue — déterminent la manière dont les locuteurs conçoivent le monde qu’ils perçoivent. Nous connaissons notre environnement aux travers des mots qui créent notre perception de celui-ci. Il s’ensuit logiquement que des langues différentes possèdent des mots différents pour les « mêmes » choses et encodent des perceptions différentes, créant ainsi des réalités différentes, des mondes différents.

Amon Sûl (© Anke Eissmann)

Barfield, Cassirer, Sapir, Whorf et Tolkien poursuivent tous la même ligne de pensée, jugeant que le langage est autant le créateur des phénomènes qu’il constitue une réponse à ceux-ci. C’est Tolkien, cependant, qui applique ces idées pour créer le monde où se trouve sa Terre du Milieu. Le travail de Barfield, le plus proche de Tolkien du point de vue géographique et temporel, a eu le plus d’influence sur lui. Tolkien affirme que le concept d’unité sémantique originelle, cher à Barfield, modifia toute sa façon d’appréhender le langage (Carpenter, Inklings, p. 42). Pas qu’il la redirigea, notons-le bien, mais la modifia, la raffina peut-être. Tolkien cheminait déjà dans la même direction, mais Barfield lui donna un élan supplémentaire. Sur la fin de sa vie, Tolkien est un philosophe du langage, comme l’indiquent ses écrits plus explicitement théoriques, postérieurs au Seigneur des Anneaux. À cette époque, il passe, pourrions-nous dire, du langage poétique au langage scientifique. Mais au cours de sa période créative, les années qui nous donnèrent le Silmarillion, le Hobbit et le Seigneur des Anneaux, il travaille sur le principe que la poésie et la science ne sont pas des « pôles opposés », mais les parties d’un tout. Ce qu’il appelle ses langues inventées « scientifiquement déduites » sont étroitement liées à sa passion pour le mythe et les contes de fées (Lettres, no 131).

Bien sûr, l’essai sur le conte de fées intervient sur le tard, car en 1939 Tolkien avait déjà mis ces principes en application dans sa fiction depuis vingt ans, en commençant par les « Contes perdus », qui devinrent le Silmarillion, et en continuant avec le Hobbit et le Seigneur des Anneaux. Il débute sur un paradigme un peu plus robuste que celui de Sapir-Whorf (mais toujours sujet à question), l’hypothèse qu’une langue proto-indo-européenne est l’ancêtre d’une famille dispersée et divergente de langues indo-européenne modernes et archaïques (à l’exception du finnois et du hongrois). Cela lui fournit un modèle pour ses Elfes et leur langue primitive proto-elfique, dont descendent approximativement une douzaine de langues elfiques, notamment le quenya et le sindarin.

Mais Tolkien ne se contente pas de prendre pour modèle la théorie de la langue indo-européenne, il la dramatise. En partant du qenya « parler » proto-elfique6), il disperse ses Quendi « Parleurs » et leurs langues au travers d’une fragmentation linguistique, géographique et finalement politique, engendrant une division en sous-groupes linguistiques et culturels-politiques. Une série de préfixes vient séparer les Quendi originaux en Calaquendi « Elfes lumineux » et Moriquendi « Elfes sombres » ; des Calaquendi descendent les Vanyar « Elfes blonds », les Noldor « Elfes sages » et les Teleri « Retardataires », tandis que les Moriquendi acquièrent une variété de sous-désignations comme les Avari « Réticents », Úmanyar « Hors d’Aman » et Sindar « Elfes gris ». Il s’agit là de noms de perceptions, de soi-même et des autres. Alors que ces perceptions grandissent et changent à la lumière de l’expérience, les noms en font autant.

Les migrations elfiques sont un exemple macroscopique plutôt que microscopique. Un examen plus détaillé de certains noms et expériences individuels parmi la multitude que Tolkien éparpilla si prodigalement dans le Seigneur des Anneaux nous montrera la manière dont il veut que fonctionne le partenariat entre nom et objet. Je citerai des exemples de diverses manières dont Tolkien voit cela fonctionner, des exemples qui décrivent une trajectoire partant d’une période préverbale et montrant le développement, le déclin et même la disparition des mots au cours du temps. Mon premier exemple illustrera comment la nature de la chose impose des limitations sur le mot. Le deuxième montrera comment l’expérience et le mot sont liés et se développent mutuellement. Le troisième démontrera qu’un changement d’expérience peut conserver un mot mais obscurcir son usage. Mon quatrième exemple montrera que le temps peut raccourcir la forme et le son et ainsi éroder la signification. Et le dernier illustrera dramatiquement la disparition de la chose, qui peut priver la langue du mot correspondant.

Bombadil (© Anke Eissmann)

Je commencerai par quelques lignes de dialogue que tout le monde reconnaîtra sans doute. Au chapitre 7 du Livre I du Seigneur des Anneaux, « Dans la demeure de Tom Bombadil », Frodo, s’excusant pour ce qu’il estime être une question « stupide », demande à Baie d’Or : « qui est Tom Bombadil ? »7). Il ne s’agit absolument pas d’une question stupide. C’est en fait une excellente question, aussi bien au sein de la fiction, où il est compréhensible que les Hobbits soient éberlués par l’apparence de cette extraordinaire personne, qu’à l’extérieur de celle-ci, où les lecteurs sont en droit d’être surpris. C’est une des questions les plus fréquemment posées sur les clavardoirs et les forums en ligne qui traitent du Seigneur des Anneaux, une que mes étudiants me posent depuis une trentaine d’années. La réponse de Baie d’Or à la question de Frodo, « Il est »8), a induit beaucoup de lecteurs à rapprocher ces deux mots du « Je suis »9) biblique et à croire qu’il s’agit là d’une allusion à Dieu. Une lecture attentive et la présence d’une virgule après « is » montre qu’il n’en est rien. Baie d’Or poursuit sa phrase et donne ce que Tolkien explique être « la bonne réponse » dans une de ses lettres : « C’est lui, tel que vous l’avez vu »10). Tom est sui generis. Il est un nom qui n’accepte pas de qualificatif. Baie d’Or ajoute (« comme une concession », dit Tolkien ; cf. Lettres, no 153) une explication de ce que Tom est. « C’est le Maître de la forêt, de l’eau et de la colline. »11) Le mot de Tolkien, « concession », suggère que Baie d’Or comprend que Frodo n’est pas tout à fait à même de saisir la métaphysique d’une existence unique.

Qui plus est, il se méprend sur la signification du mot « Maître » et la confond avec la domination et la possession. « Ainsi, toute cet étrange pays lui appartient ? »12) demande-t-il. « Non, certes ! », répond-elle avec emphase. « Les arbres, les herbes et toutes les choses qui poussent ou vivent dans cette terre n’appartiennent qu’à eux-mêmes. Tom Bombadil est le Maître. »13) Elle n’explique pas ce qu’elle veut dire et répète simplement le mot-clef, Maître. Pour plus d’explication, nous devons retourner aux Lettres de Tolkien, où il écrit : « Il [Tom] est [le] maître d’une manière toute particulière : il n’éprouve nulle peur, et nul désir de posséder ou de dominer »14). Il semble clair que Tolkien utilise ce mot dans le sens d’« autorité » ou de « précepteur », son usage latin originel (voir la définition no 10 de l’Oxford English Dictionary : « un enseignant, un tuteur, un précepteur »15)). C’est une explication de ce que Tom est mais non de qui il est et cela ne répond pas à la question de Frodo.

Quelques pages plus loin, dans le même chapitre, Frodo, s’efforçant à nouveau d’obtenir une réponse claire, interroge directement Tom : « Qui êtes-vous, maître ? »16) Comme beaucoup de bons enseignants, Tom répond par une question : « Ne connaissez-vous pas encore mon nom ? C’est la seule réponse. »17) Tolkien précise dans une lettre que « Baie d’Or et Tom font référence au mystère des noms »18), bien qu’il nous faille avouer que parler de quelque chose comme d’un « mystère » ne constitue guère une explication. L’énigme redouble au Conseil d’Elrond, où Tom est affublé de noms supplémentaires qui disent aussi ce qu’il est mais non qui il est (SdA, II/2). Elrond l’appelle Iarwain Ben-adar, le plus vieux et le sans-père, une traduction littérale du noldorin / sindarin iarwain « vieux-jeune » (Hammond & Scull, p. 128) et pen / ben « sans » + adar « père ». Les Nains le nomment Forn, ce qui est un authentique mot islandais : forn signifie « vieux » dans le sens d’un passé ancien (An Icelandic-English Dictionary). Les Hommes du Nord l’appellent Orald ; voir l’allemand uralt « immémorial, chenu, très ancien ». Dans son « Guide des Noms du Seigneur des Anneaux » (d’abord publié dans A Tolkien Compass, de Jared Lobdell, et republié en 2005 dans The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, de Hammond et Scull), Tolkien note que « Forn est en fait le mot scand[inave] pour “(appartenant à l’) ancien (temps)”. […] Orald est un mot v[ieil] a[nglais] pour “très ancien” »19).

La maison de Tom Bombadil (© Anke Eissmann)

Puisque tous ces mots expriment essentiellement la même idée, il semble clair que les noms supplémentaires de Tom ajoutent seulement une reconnaissance commune de l’ancienneté de notre connaissance de lui, de qui il est. Mais « est », comme dans l’affirmation initiale de Baie d’Or, est le mot qui opère. Étant le plus ancien des êtres, Tom précède l’histoire et ne peut donc être lié ou associé à quoique ce soit en-dehors de lui-même et de sa propre existence. Tom est antérieur au langage et ne peut donc pas être formé par le langage ; il dit de lui : « Tom était ici avant la rivière et les arbres, Tom se souvient de la première goutte de pluie et du premier gland. Il a tracé des sentiers avant les Grandes Gens, et il a vu arriver les Petites Personnes. […] Il a connu l’obscurité sous les étoiles quand elle était sans appréhension avant que le Seigneur Ténébreux [pas Sauron, mais Melkor] ne vînt de l’extérieur »20). Comme Väinämoinen, le « chanteur éternel » du Kalevala finnois, Tom est le plus vieil être conscient de son monde. Il est sans père, né de lui-même, préexistant. Il « est », tout simplement.

Ayant donné une réponse qui pénètre le mystère, mais ne l’explique pas, Tom retourne alors la question de Frodo vers lui : « Dites-moi qui vous êtes, vous-même, seul et anonyme ? »21) Privé de son nom, Frodo est « seul », solitaire, sans point de référence. Nous pouvons opposer sa situation à la manière dont Bilbo se présente à Smaug dans le Hobbit, récitant les multiples noms qui lui confèrent son identité : donneur de réponses, pourfendeur de toiles, mouche qui darde, puis (passant aux majuscules) Gagnant de l’Anneau, Porteur de Chance et Enfourcheur de Tonneaux (Hobbit, chap. 12). Pour le lecteur, il semble clair que Bilbo estime avoir considérablement changé depuis que Glóin le décrivait comme un « petit bonhomme qui soufflait et frétillait sur le tapis »22) jadis à Cul-de-sac. Ces noms sont performatifs, décrivant des actions qui découlent de situations spécifiques. Les nouveaux noms de Bilbo sont ce qu’il est et non qui il était avant. Ils sont ce qu’il fait. Tandis que Smaug met en garde le hobbit fanfaron et hâbleur de ne pas lâcher la bride à son imagination (nous pourrions dire son ego en voie de développement), l’idée semble être qu’il existe une connexion ombilicale entre le mot et la chose (ou la personne), et que chacun crée l’autre, en un sens.

Mon deuxième exemple vient de Sylvebarbe l’Ent, l’un des commentateurs les plus sagaces du langage dans l’œuvre de Tolkien, qui porte l’interconnexion entre nom et expérience à un degré bien supérieur. Il avertit d’abord Merry et Pippin d’être plus précautionneux avant de dévoiler leurs vrais noms propres (SdA, III/4). Cela renvoie à l’ancienne notion selon laquelle le lien entre nom et chose implique que la possession de l’un procure un pouvoir sur l’autre (ce qui est la vraie raison pour laquelle Bilbo emploie toutes ces épithètes à rallonge dans sa conversation avec Smaug). Le vieil Ent annonce ensuite qu’il ne dira pas aux hobbits son nom, parce que cela prendrait trop longtemps. Son nom « s’allonge sans cesse », dit-il, parce qu’il est « comme une histoire » (SdA, III/4). En fait, c’est une histoire et en tant que telle c’est une illustration parfaite de l’idée que le langage, l’esprit et la narration font partie du même tout. La langue entique est agglutinative, ce qui signifie que les mots, qui sont en fait de longues expressions et des phrases complètes, peuvent être formés en ajoutant un ensemble d’affixe au terme de base. Nous n’avons que peu d’exemples, l’un étant a-lalla-lalla-rumba-kamanda-lind-or-burúmë, que Sylvebarbe explique (ce n’est pas vraiment une traduction) comme étant : « vous savez, ce sur quoi nous sommes, où je me tiens et d’où je contemple les beaux matins, où je pense au Soleil, et à l’herbe au-delà de la forêt, aux chevaux, aux nuages et au déroulement du monde »23).

La traduction à la va-vite de Pippin, « colline » et les suggestions de Merry, « marche » et « corniche », font rire dans le cadre de la scène, mais elles soulignent la différence de perception qui est, selon Tolkien, la base des différences entre les langues. Les hobbits sont un peuple « hâtif », de petite stature, à la parole prompte et leur langue reflète leur personnalité, malgré toutes les explications de Tolkien à propos de leur vocabulaire sensé traduire le parler commun. « [T]erriblement remplie par les arbres » est la description de Merry pour décrire la forêt de Fangorn. Le mot étendu qu’utilise Sylvebarbe renferme un monde de perception au cours du temps, ses expériences de la colline, du temps, sa réponse au soleil, à l’herbe, aux chevaux, aux nuages et au « déroulement du monde » sous ses yeux perspicaces. Nous pouvons raisonnablement dire que les Ents et les hobbits vivent dans des mondes différents ou que le monde se « déroule » à leurs yeux de manière différente. La langue des Ents, comme les arbres eux-mêmes, grandit lentement, se développe au cours du temps ; elle a un cœur semblable à celui d’un arbre, auquel se rajoute des cernes année après année à mesure que l’arbre grandit.

Sylvebarbe (© Anke Eissmann)

Mais ce processus trouve son contraire dans l’histoire de la Terre du Milieu, car le langage peut diminuer aussi bien que grandir, il peut rejeter comme accumuler. Cela m’amène, ainsi que Sylvebarbe, à mon troisième exemple, qui se fonde sur le nom complet d’origine de ce que les lecteurs du Seigneur des Anneaux connaissent comme la Lórien ou la Lothlórien, Laurelindórenan lindelorendor malinornélion ornemalin (SdA, IV/4). Le traitement linguistique de Tolkien pour ce nom et sa relation avec son référent, la forteresse elfique de Galadriel et Celeborn, illustre aussi bien le principe linguistique agglutinatif que son inverse, un abrègement progressif et une limitation de l’expression, une soustraction plutôt qu’une accrétion. Le nom complet signifie : « La vallée où les arbres sous une lumière dorée chantent harmonieusement, une terre de musique et de rêves ; il y a des arbres jaunes, c’est une terre d’arbres jaunes »24). Contrairement au mot pour « colline », il est entique seulement par sa structure et sa perception ; les mots eux-mêmes sont en quenya. La forme raccourcie, Laurelindórenan, signifie « Terre de la Vallée de l’Or Chantant »25), tandis que le nom hybride quenya-sindarin Lothlórien, plus laconique encore, se traduit par Dreamflower en anglais, « Fleur de rêve ». Lórien, le nom le plus connu et le plus souvent utilisé dans le Seigneur des Anneaux est encore plus bref. Il signifie simplement Dream « Rêve », le nom propre de Lórien, le Vala des rêves, et en tant que tel il est inévitablement opposé au « réveil », que nous pouvons comprendre comme la « réalité ».

Cet abrègement progressif du nom est une indication que la Lórien entretient une relation régressivement rétractive avec le Temps et le Changement. La Lórien est hors du temps dans les deux sens de cette expression. Son temps est passé de sorte qu’au cours de l’histoire normale elle se serait corrompue. Mais ce n’est pas le cas ; elle est hors du Temps, préservée artificiellement, l’expérience du temps s’est ralentie presque jusqu’à l’arrêt grâce à l’anneau elfique de Galadriel. « Peut-être ont-ils raison », dit Sylvebarbe, « peut-être disparaît-elle progressivement au lieu de croître. »26) Il ajoute : « Ils retardent un peu sur le monde là-dedans, j'ai l'impression »27). Il a raison. La Lórien est en retard par rapport au temps, glisse en arrière dans le passé. De sa perspective sur la Grande Rivière du temps, Frodo la voit « comme un brillant navire mâté d'arbres enchantés »28), une « vision vivante de ce que le cours incessant du Temps a déjà laissé loin derrière lui »29).

En regardant en avant plutôt qu’en arrière, l’Appendice F du Seigneur des Anneaux fournit une traduction littérale d’un autre nom que Sylvebarbe attribue à la Lórien : le quenya Taurelilómëa-tumbalemorna Tumbaletaurëa Lómëanor30), que Tolkien traduit littéralement par « Fort-ombreuseforêt-fortprofondevalléenoire Combe-valboisé Terred’effroi »31) et paraphrase approximativement par : « Il y a une ombre noire dans les profondes ravines de la forêt »32). Ici, le processus de dénomination devient presque prédictif, un pressentiment de ce qui arrivera à la Lórien dans le futur. Il convient de noter ici les commentaires que Tolkien fit dans ses lettres à propos des Elfes et de la Lórien. Il disait des Elfes qu’ils étaient des « embaumeurs » s’efforçant d’arrêter le changement (Lettres, no 154), « comme si un homme devait détester un très long livre interminable, et souhaitait se fixer dans le chapitre qu’il préfère »33).

Le terme important — et damnant — est bien sûr « embaumeurs », avec sa connotation claire de préservation des apparences de la vie face à la mort, s’attachant à quelque chose alors que son temps est passé. Il est significatif, je pense, que ces explications ne figurent pas à l’intérieur de l’œuvre elle-même, mais lui soient externes. Bien qu’elles en dérivent, elles lui sont postérieures et dans un mode complètement différent. Elles ne peuvent en faire partie, car elles détruiraient ce qu’elles expliquent. Je considère que la manière la plus dramatique de montrer ce que le temps inflige à la Lórien vient de la succession des mots que Tolkien emploie pour la décrire et non pour l’expliquer — des mots désignés à montrer un processus, à représenter le temps en action.

Frodo & Gandalf (© Anke Eissmann)

Mon quatrième exemple implique l’épisode relativement intrigant où Gandalf se méprend sur l’inscription des Portes de la Moria, pedo mellon a minno, et croit qu’elle signifie « Parlez, ami, et entrez » (SdA, II/4). Après avoir fidèlement et inutilement suivi ces instructions, il arrive soudainement à la lecture correcte, « Dites “Ami” et entrez », sans le moindre indice visible, sa seule explication étant que « Merry, qui l’eût cru ? était sur la bonne piste »34). Merry était le seul de la compagnie à avoir demandé ce que signifiaient ces mots et la clef est que la même phrase peut avoir différentes significations, une perception qui anticipe Derrida et le déconstructionnisme de plusieurs décennies. Dans les deux traductions successives de Gandalf en parler commun (anglais), la différence est indiquée par des changements de ponctuation. Les virgules entourant le mot friend « ami » dans la première traduction suggèrent qu’il s’agit d’une adresse directe ; leur absence dans la seconde transforment le mot « ami » en mot de passe. Le changement concomitant de Speak « Parlez » à Say « Dites » (des mots souvent interchangeables) souligne la nature glissante du langage et de sa dépendance sur le contexte pour établir une signification. « C’étaient alors des jours plus heureux », dit Gandalf, comparant le passé, quand ces mots furent inscrits et les Nains et les Elfes en meilleurs termes, avec les « temps de méfiance » où le récit se déroule (SdA, II/4).

Mon exemple final vient du Hobbit et nous donne une autre illustration de la philosophie du langage de Tolkien, selon laquelle la disparition de la chose ne permet plus de l’expérimenter, ce qui conduit à la perte des mots désignant la chose et son expérience. Tolkien se référait en fait à cet exemple (à nouveau de manière oblique et sans explication) dans une lettre à C.A. Furth d’Allen & Unwin. « La seule remarque philologique (je pense) dans Bilbo le Hobbit […] : une étrange manière mythologique de faire référence à la philosophie linguistique, et un point qui échappera (heureusement) à quiconque n’a pas lu Barfield (peu l’ont fait), et probablement à ceux qui l’ont lu »35). Il renvoie en fait au chapitre 12 du Hobbit, « Information interne », qui décrit la réaction de Bilbo, émotionnelle et physique, à sa première vue du dragon. « Dire que Bilbo en eut le souffle coupé ne saurait rendre compte de son ébahissement. Les mots pour le décrire n’existent plus, depuis que les Hommes ont changé la langue apprise des elfes aux jours où le monde entier était merveilleux. »36)

La référence à Barfield est une preuve explicite que Tolkien avait pris les idées de Barfield à cœur et les avait mises sur papier. De plus, il est bon de noter que Tolkien a dû inventer un nouveau mot, staggerment, pour exprimer ce pour quoi « [l]es mots pour le décrire n’existent plus ». Aussi bien le hapax que la déficience linguistique qu’il ne peut compenser résultent de ce qui fit disparaître les mots — le choc viscéral engendré par la vision d’un dragon dans toute sa terrible splendeur, qui n’est plus disponible pour une expérience humaine dépourvue de dragons en ces temps modernes dégénérés.

Dans son essai pionnier, « Beowulf : les monstres et les critiques », Tolkien écrivit : « Il n’est pas facile de coucher sur papier la signification d’un mythe obtenue par raisonnement analytique [quoi qu’en disent Sapir, Whorf, Cassirer et même Barfield]. Elle apparaît sous ses meilleurs aspects lorsqu’elle est présentée par un poète qui ressent, plutôt qu’il n’explique, ce que son thème laisse présager ; qui présente le mythe incarné dans le monde de l’histoire et de la géographie, comme l’a fait notre poète »37). Ce que Tolkien admirait chez le poète de Beowulf, il l’a lui-même fait dans le Seigneur des Anneaux et le Hobbit. Plutôt que de le rendre explicite, il l’a ressenti et ce faisant a amené son audience à percevoir la signification du mythe, l’illustrant plutôt qu’expliquant ce que son thème présage et le présentant incarné avec sa propre histoire et géographie dans son monde de la Terre du Milieu.

Pour résumer : dans l’œuvre de Tolkien, la mythologie est langage et le langage mythologie ; les deux sont des processus dynamiques et continus. Il était un pratiquant, non un théoricien. Tom Bombadil, Sylvebarbe l’Ent, Lórien / Lothlórien, Merry Brandebouc et Bilbo Bessac, chacun à sa manière pratique le langage comme processus, montrant : (1) comment la chose impose ses limitations sur le mot (Tom) ; (2) comment le mot et ses significations s’assemblent au cours du temps (Sylvebarbe) ; (3) comment le mot et sa signification peuvent se désassembler progressivement, s’étiolant alors que les choses changent (ou, dans le cas de la Lórien, résistent au changement) ; (4) comment les mêmes mots dans le même ordre peuvent signifier des choses différentes (Merry) ; et (5) comment la perte de la chose engendre une perte du mot (Bilbo). De nombreux exemples supplémentaires peuvent être trouvés dans les livres de Tolkien, mais j’espère que ceux-ci auront fourni une preuve qu’au final, la philosophie de Tolkien était ancrée dans sa pratique, dans ses mots, de même que sa pratique, ses mots, étaient le véhicule de sa philosophie.

Bibliographie

  • An Anglo-Saxon Dictionary, basé sur la collection de manuscrits de Joseph Bosworth, éd. de T. Northcote Toller, Oxford University Press, 1980, 1 302 p.
  • Barfield Owen, Poetic Diction, Faber & Gwyer Ltd., 1928, 256 p.
  • Carpenter Humphrey, The Inklings, Houghton Mifflin, 1987, 287 p.
  • Cassirer Ernst, Sprache und Mythos—Ein Beitrag zum Problem der Götternamen, Studien der Bibliothek Warburg 6, B.G. Teubner, 1925, 87 p.
    Traduction française : Langage et mythe, Minuit, 1973, 128 p.
  • Hammond Wayne & Scull Christina, The Lord of the Rings: A Reader’s Companion, Houghton Mifflin, 2005, 894 p.
  • Lobdell Jared, dir., A Tolkien Compass, Open Court, 1975, 201 p.
  • Oxford English Dictionary, 2e éd., J.A. Simpson & E.S.C. Weiner dir., 20 vol., Clarendon Press, 1989, 21 728 p.
  • Tolkien J.R.R., The Hobbit, or, There and Back Again, Houghton Mifflin, 1966, 317 p.
    Traduction française : Le Hobbit, Christian Bourgois, 2012, 390 p.
  • Tolkien J.R.R., The Letters of J.R.R. Tolkien, éd. de Humphrey Carpenter, Houghton Mifflin, 1981, 463 p.
    Traduction française : Lettres, Christian Bourgois, 2005, 709 p.
  • Tolkien J.R.R., The Lord of the Rings, HarperCollins, 1991, 1 200 p.
    Traduction française : Le Seigneur des Anneaux, Christian Bourgois, 2003, 1 280 p.
  • Tolkien J.R.R., The Monsters and the Critics and Other Essays, éd. de Christopher Tolkien, George Allen & Unwin, 1983, 240 p.
    Traduction française : Les Monstres et les critiques et autres essais, Christian Bourgois, 2006, 294 p.
  • Tolkien J.R.R., The Silmarillion, éd. de Christopher Tolkien, 2e éd., HarperCollins, 1999, 480 p.
    Traduction française : Le Silmarillion, 2e éd., Christian Bourgois, 2004, 380 p.
  • Tolkien J.R.R., Tolkien on Fairy-stories, éd. de Verlyn Flieger & Douglas Anderson, HarperCollins, 2008, 320 p.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Copyright © 2012 by The Kent State University Press. Reprinted with permission.
2) Version originale : « Mythology is language and language is mythology. » TOFS, p. 181, ma traduction.
3) Version originale : « The mind, and the tongue, and the tale, are coeval. » Op. cit., p. 181, ma traduction.
4) Version originale : « To ask what is the origin of stories, is to ask what is the origin of the mind, and of language. » Op. cit., p. 218, ma traduction.
5) Version originale : « the seas, the sun, the moon, the sky; and the earth, and all things that are in it: tree and bird, water and stone, wine and bread, and ourselves, mortal men. » Op. cit., p. 32, ma traduction.
6) N.d.T. : Le qenya est « proto-elfique » uniquement au sens externe du terme, puisqu’il appartient à une conception des Elfes antérieure à celle du Seigneur des Anneaux.
7) Version originale : « who is Tom Bombadil? » SdA, I/7.
8) Version originale : « He is », ma traduction.
9) Version originale : « I am », ma traduction.
10) Version originale: « He is, as you have seen him. »
N.d.T. : La traduction française ne comporte pas cette ambiguïté, puisqu’elle adopte une formulation différente.
11) Version originale : « He is the Master of wood, water, and hill. »
12) Version originale : « Then all this strange land belongs to him? »
13) Version originale : « The trees and the grasses and all things growing or living in the land belong each to themselves. Tom Bombadil is the Master. »
14) Version originale : « He is master in a peculiar way: he has no fear and no desire of possession or domination at all. » L, no 153.
15) Version originale : « a teacher, a tutor, preceptor », ma traduction.
16) Version originale : « Who are you, Master? »
17) Version originale : « Don’t you know my name yet? That’s the only answer. »
18) Version originale : « Goldberry and Tom are referring to the mystery of names. » L, no 153.
19) Version originale : « Forn is actually the Scand. word for “belonging to) ancient (days)”. […] Orald is an OE word for “very ancient” » ; Lobdell, p. 171 ; Hammond & Scull, p. 761, ma traduction.
20) Version originale : « Tom was here before the river and the trees ; Tom remembers the first raindrop and the first acorn. He made paths before the Big People, and saw the little People arriving. […] He knew the dark under the stars when it was fearless—before the Dark Lord came from Outside. » SdA, I/7.
21) Version originale : « Tell me, who are you, alone, yourself and nameless? » Ibid.
22) Version originale : « little fellow bobbing and puffing on the mat » ; le Hobbit, chap. 1.
23) Version originale : « the thing we are on, where I stand and look out on fine mornings, and think about the Sun, and the grass beyond the wood, and the horses, and the clouds, and the unfolding of the world. » SdA, III/4.
24) Version originale : « the valley where the trees in a golden light sing musically, a land of music and dreams, there are yellow trees there, it is a tree-yellow land. » L, no 230.
25) Version originale : « Land of the Valley of the Singing Gold ».
26) Version originale : « Maybe it is fading, not growing. »
27) Version originale : « They are falling rather behind the world in there, I guess. » SdA, III/4.
28) Version originale : « like a bright ship masted with enchanted trees » ; SdA, II/8.
29) Version originale : « living vision of that which has already been left far behind by the flowing streams of Time. » Ibid.
30) On m’a indiqué que le brouillon qui figure dans The Treason of Isengard semble se référer à la forêt de Fangorn plutôt qu’à la Lórien. C’est moins évident dans la version publiée, où il n’y a pas de transition entre le discours de Sylvebarbe sur la Lórien et la phrase en question. Il n’est toutefois pas possible d’écarter cette possibilité.
31) Version originale : « Forestmanyshadowed-deepvalleyblack Deepvalleyforested Gloomyland ».
32) Version originale : « there is a black shadow in the deep dales of the forest. » SdA, App. F.
33) Version originale : « as if a man were to hate a very long book still going on, and wished to settle down in a favourite chapter. » L, no 181.
34) Version originale : « Merry, of all people, was on the right track. » SdA, II/4.
35) Version originale : « The only philological remark (I think) in The Hobbit is […] an odd mythological way of referring to linguistic philosophy, and a point that will (happily) be missed by any who have not read Barfield (few have) and probably by those who have. » L, no 15.
36) Version originale : « To say that Bilbo’s breath was taken away is no description at all. There are no words left to express his staggerment, since Men changed the language that they learned of Elves in the days when all the world was wonderful. »
N.d.T. : Le traducteur a employé un mot attesté, ébahissement, pour traduire le néologisme de Tolkien.
37) Version originale : « The significance of a myth is not easily pinned on paper by analytical reasoning. It is at its best when it is presented by a poet who feels rather than makes explicit what his theme portends; who presents it incarnate in the world of history and geography, as our poet has done. » M&C, p. 27 ; MC, p. 15.
 
langues/textes/esprit_langue_conte.txt · Dernière modification: 02/05/2021 13:46 par Elendil
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