Un nom pour le Seigneur des Ténèbres

 Trois Anneaux
Helge Kåre Fauskanger — Septembre 2009
traduit de l’anglais par Julien Mansencal
Article de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R. Tolkien.

« L’invention des langues est la fondation », écrit Tolkien en parlant de son œuvre dans une lettre de 1955. « Chez moi, le nom vient en premier, et l’histoire suit »1). Gardons cette affirmation remarquable en tête et interrogeons-nous sur le ou les noms du « Seigneur des Anneaux » lui-même : Sauron. En règle générale, les deux principales langues elfiques que sont le quenya et le sindarin sont aisées à différencier, possédant des styles et des phonologies très différentes. Considéré comme un terme elfique, le nom Sauron est assez exceptionnel en ce qu’il pourrait aussi bien être quenya que « noldorin » (sindarin). Tolkien lui-même nota que ce nom était « utilisé en sindarin de la fin du 3ème âge et pourrait être une authentique formation sindarine […] mais provient probablement du quenya »2).

Toutefois, Sauron ne fut pas toujours appelé ainsi, que ce soit dans le monde réel ou au sein du Légendaire. Nous nous pencherons en premier lieu sur la perspective « interne ».

Mairon l’Admirable

Comme nous le verrons plus loin, Tolkien eut plusieurs idées concernant l’origine première du nom Sauron, mais les significations qui lui sont associées sont systématiquement déplaisantes. « Sauron » est donc un nom dépréciatif, appliqué au personnage sous sa forme corrompue, et il ne saurait s’agir de son nom original. Les notes de Tolkien publiées dans Morgoth’s Ring en 1993, nous ont explicitement confirmé que « Sauron » n’était rien d’autre que le nom sous lequel ce Maia fut « connu par la suite »3) ; sans rien dire toutefois, de son nom original.

Il fallut attendre encore quatorze années avant d’apprendre que Sauron était auparavant appelé Mairon (qui rime avec Byron, si l’on articule correctement la dernière syllabe, qui doit être prononcée comme la préposition on). En 2007, l’information suivante est apparue dans le numéro 17 du journal de linguistique tolkienienne Parma Eldalamberon :

Le nom original de Sauron était Mairon, mais celui-ci fut modifié après qu’il ait été suborné par Melkor. Mais il continua à s’appeler lui-même Mairon l’Admirable, ou Tar-mairon « Roi excellent », jusqu’après la chute de Númenor4).

Le nom Mairon signifie donc « individu admirable / excellent », nom masculin dérivé de l’adjectif maira « admirable, excellent, précieux » ou « splendide, sublime » – « uniquement [employé] pour des choses grandioses, augustes ou splendides »5). Le nom maia lui est apparenté, bien que ce nom désignant les parents moindres des Valar fût par la suite appliqué à tous ces esprits sans distinction morale : L’exemple « Sauron le Maia » témoigne bien qu’ils ne conservèrent pas tous leur état « excellent » d’origine.

Sauron forge l’Unique (© Ted Nasmith)

Mairon est un terme quenya (haut-elfique), ce qui nous pose une énigme chronologique : d’après le Silmarillion, Sauron était déjà le lieutenant de Melkor lorsque les Elfes s’éveillèrent au monde, si bien que lorsque les Elfes entendirent parler de lui pour la première fois, il était déjà bien engagé dans sa carrière « maléfique ». Dans ces conditions, comment a-t-il pu jamais exister de nom elfique le qualifiant d’Admirable ? En fait, comment son nom « originel » peut-il même être elfique, alors qu’il entra dans le monde bien avant qu’il n’existe un seul elfe ?

Tolkien envisagea diverses versions des débuts de carrière de Sauron. Dans l’une d’entre elles, il ne s’était pas définitivement rangé aux côtés de Melkor longtemps avant l’éveil des Elfes ; au contraire, c’était un citoyen du Royaume Béni qui suivit Melkor-Morgoth en Terre du Milieu après que ce dernier eut détruit les Deux Arbres (voir les commentaires de Christopher Tolkien en LRW, p. 290). Dans ces conditions, « Mairon » vécut bel et bien en Valinor en même temps que les Elfes, qui purent lui donner ce nom avant qu’il ne devienne maléfique.

D’anciennes versions du scénario linguistique de Tolkien présupposaient également que la famille des langues elfiques trouvait son origine première dans le valarin, la langue même des « Dieux »6). Ainsi, « Mairon » pourrait être la forme quenya d’un nom qui avait existé en valarin bien avant la venue des Elfes sur la scène du monde.

Toutefois, d’après les idées tardives de Tolkien telles que les reflète l’essai « Quendi and Eldar » (publié dans WJ, p. 357-417), le valarin ne présentait aucune parenté avec la famille des langues elfiques : les Elfes pouvaient même trouver ses sonorités déplaisantes7). Il est dit que les Valar encouragèrent les Elfes à ne pas emprunter des mots au valarin, mais au contraire à « traduire le sens des noms sous de belles formes eldarines [= elfiques]8) ». Ainsi, lorsque Mairon est dit être le nom « originel » de Sauron, peut-être faut-il comprendre qu’il possédait un nom valarin inconnu signifiant L’Admirable, et que ce nom fut ensuite traduit en quenya par Mairon lorsque les Elfes apprirent son existence par les Valar (à une époque où il n’avait plus grand-chose d’admirable). Si tel est le cas, il n’est plus besoin de considérer que Sauron et les Elfes vécurent jamais en même temps au Royaume Béni, pas plus qu’il ne nous faut reprendre l’idée abandonnée selon laquelle l’elfique dérivait de la langue des Valar.

Un nom aux nombreuses significations

Nous pouvons à présent nous pencher sur le nom que nous connaissons le mieux : Sauron. D’où provient-il ? Que signifie-t-il ?

Les langues de Tolkien furent toujours dans un état fluctuant : le professeur trouvait sans cesse de nouvelles idées qu’il voulait y intégrer. Produire quoi que ce soit pouvant ressembler de près ou de loin à une description définitive de leur structure ou de leur grammaire lui était psychologiquement impossible. Son fils observe : « Il semble en effet que la simple tentative d’écrire un compte-rendu définitif produisait une insatisfaction immédiate et un désir pour de nouvelles constructions. »9) » Si l’on tente de se focaliser sur les particularités philologiques, on verra rapidement qu’au-delà d’un certain niveau de détails, il n’y a pas de « faits » concrets à recouvrer ou reconstruire. Vouloir jeter un regard dans l’esprit de Tolkien n’offre qu’une vision d’un chaudron d’idées mouvantes en ébullition.

Le nom Sauron peut justement servir à illustrer ce processus. Si l’on se fonde uniquement sur le Silmarillion de 1978, édité à titre posthume par Christopher Tolkien et Guy Kay, tout paraît des plus simples. Lorsqu’on cherche Sauron dans l’index, il est dit que ce nom signifie « L’Abhorré », correspondant au sindarin Gorthaur. En outre, l’appendice linguistique comporte une entrée thaur « abominable, détestable », cet élément donnant le nom Sauron (« dérivé de Thauron ») et la forme sindarine Gorthaur. Mais comme Christopher Tolkien prévient avec honnêteté dans l’introduction de cet appendice, il est présenté sous une forme très compressée, lui donnant « une apparence de certitude et d’achèvement qui n’est pas entièrement justifiée ». C’est un euphémisme bien britannique s’il y en eut jamais.

L’Appendice du Silmarillion présente l’idée selon laquelle le s de Sauron était à l’origine un th (une spirante, comme dans l’anglais thing, bien que dans la plus ancienne forme d’elfique il se soit agit d’une aspirée, plus ou moins comme dans l’anglais outhouse). Le passage du th (þ) au s en quenya est en fait une modification fort célèbre, et Tolkien put développer tout un récit autour de celle-ci ; voir « The Shibboleth of Fëanor »10) pour un excellent exemple de l’entrelacement entre les langues et les récits de Tolkien.

L’explication donnée dans le Silmarillion publié est assurément cohérente avec une analyse tardive (et donc, pour certains, virtuellement « canonique ») du nom Sauron proposée dans un brouillon de lettre de 1967. Tolkien y considère avec dédain l’idée, émise par certains critiques, selon laquelle le mot grec saura « lézard » était la véritable source du nom Sauron. (Ce nom grec constitue la syllabe finale de dinosaure, ce qui nous offre une association avec les dragons, symboles traditionnels de Satan – et Tolkien ayant lui-même évoqué la « rébellion satanique de Morgoth et de Sauron, son satellite »11), la boucle de connexions sémantiques semblerait bouclée d’une façon fort satisfaisante !) Mais Tolkien, dans son brouillon, offre une explication purement « interne » de ce nom : sa source ultime est la racine elfique THAW, qui donna comme dérivé préhistorique l’adjectif θaurâ « détestable » (la lettre grecque θ représente ici un th aspiré). Le nom Sauron est dit être une forme contemporaine (du Troisième Âge ?) de θaurond-, une ancienne formation nominale se fondant sur cet adjectif12). En quenya, l’adjectif serait apparu sous la forme saura (archaïque thaura), et le nom Sauron serait une prononciation tardive de Thauron, exactement comme l’indique l’Appendice du Silmarillion.

Les Nazgûl et Barad-dûr (© Ted Nasmith)

Si l’on remonte de trois décennies dans le temps, jusqu’aux notes linguistiques rédigées par Tolkien lorsqu’il entama la rédaction du Seigneur des Anneaux, ses conceptions ne sont pas radicalement différentes, mais restent néanmoins distinctes. Dans « Les Étymologies », une liste de centaines de racines elfiques et de leurs dérivés dans les langues elfiques ultérieures, Tolkien mentionne une base THÛ « haleter, souffler », qui donne les termes quenyarins pour « respiration, respirer », ainsi que l’auguste titre Súlimo, le surnom de Manwë en tant que « dieu du vent » (il nous faut comprendre que l’ancienne prononciation était Thúlimo). Et suit :

« THUS- (apparenté à THÛ ?) *thausâ: q[uenya] saura infect, nauséabond, putride. N[oldorin] thaw corrompu, pourri ; thû puanteur, comme nom propre Thû principal serviteur de Morgoth, aussi appelé Mor-thu, q[uenya] Sauro ou Sauron ou Súro = Thû. »13)

Les variations peuvent paraître assez triviales (notez cependant que le sindarin est encore du « noldorin »). La racine de base est ici THUS au lieu de THAW, et l’adjectif préhistorique n’est pas θaura (soit thaura), mais plutôt thausâ. Cette forme peut découler de la base THUS par la sporadique infixation en A survenant dans l’elfique de Tolkien (thus- devenant thaus-, et puisque les s situés entre deux voyelles deviennent z, puis r dans le quenya ultérieur, l’adjectif quenya reste thaura > saura). Dans cette conception, Sauron serait la prononciation tardive d’un nom qui se prononçait auparavant Thauzon. La terminaison -on est fréquemment employée pour dériver des noms masculins à partir d’adjectifs (ainsi l’un des rois númenóriens est appelé Ancalimon, cf. l’adjectif superlatif ancalima « le plus brillant »). Cette terminaison implique peut-être quelque chose de grand ou d’imposant, comme en quenya andon « grande porte » (vs. le simple ando « porte ») ou mindon « tour élevée » (vs. mindo « tour »). Au vu des significations données pour les dérivés de la racine THUS, il serait tentant de traduire le nom Sauron par « Gros Puant ».

Mais il n’est guère difficile de trouver des variations conceptuelles ultérieures. Dans des notes rédigées après le Seigneur des Anneaux concernant les éléments linguistiques présents dans le roman, la racine à la base du nom devient subitement SAWA « dégoûtant, infect, vil », qui donne à nouveau l’adjectif quenya saura de signification proche, qui devient à son tour l’origine du nom Sauron14). La notion faisant du s initial l’évolution d’un th passe par la fenêtre : il s’agissait tout le temps d’un s, et les dérivés quenyarins apparentés sont plutôt en rapport avec la saleté et à la corruption morale qu’avec la « puanteur » : le quenya gagne ici un nom soa « saleté », représentant l’elfique antérieur sawa, et il était également supposé y avoir un préfixe sau- comme dans saucare « faire ou fabriquer quelque chose très mal. Pas employé comme préfixe en sindarin, mais l’adjectif saur apparaît dans le sens « mauvais » en parlant de nourriture, etc., putride, également le substantif saw saleté, putrescence. »15) (On peut noter que dans « Les Étymologies » des années 1930, saw était un nom elfique totalement différent, avec le sens assez innocent de « jus » !)

Dans d’autres notes, Tolkien discute les formes sindarines du nom Sauron. La forme Gorthaur, connue par le Silmarillion publié, y apparaît avec les alternatives Gorthu et Thû. Ici, la racine est censée être THUS, comme dans « Les Étymologies », mais elle signifie à présent « brume maléfique, brouillard, Ténèbres », plutôt que de produire une série de mots liés à la puanteur et la pourriture. Puis Tolkien écrit en face de cela : « Non. THAW-, cruel. Saura, cruel. Gorthaur. »16)

Cette affirmation lapidaire témoigne probablement de l’émergence de la racine THAW, que l’on retrouve dans le brouillon de lettre de 1967 discuté ci-dessus, mais THAW a ici la signification « cruel » plutôt que « détestable ». (Le Silmarillion publié se réfère également à « Gorthaur le Cruel » vers la fin de la « Valaquenta », mais rien n’indique que « le Cruel » est supposé être une traduction de l’épithète elfique auquel il est accolé). Dans d’autres notes encore, la racine SAWA réapparaît, avec désormais les sens « mauvais, malsain, souffrant, misérable »17).

Destruction du Morannon (© Ted Nasmith)

Et l’on peut encore trouver d’autres variations sur cette énigme philologique. Dans une source18), le nom sindarin de Sauron n’est pas Gorthaur / Gorthu, mais Gorsodh. Si l’on applique les lois phonologiques de Tolkien à l’envers sur la dernière syllabe pour remonter à sa source, il apparaît que sodh représente vraisemblablement un saud- antérieur, ce qui semble impliquer que le nom de Sauron apparaissait sous la forme Saudon(d)- en elfique archaïque. En quenya, les d intervocaliques deviennent des z, puis des r, si bien que le résultat final en quenya tardif serait toujours Sauron (antérieurement Sauzon). Il est caractéristique que Tolkien ait décidé de la forme « finale » d’un mot ou d’un nom, puis ait expérimenté toutes les dérivations susceptibles d’y conduire, testant les racines primitives les unes après les autres.

En résumé, le nom Sauron correspond à la prononciation du Troisième Âge de quelque chose en elfique ancien. Peut-être le s initial était-il à l’origine th, ou peut-être a-t-il toujours été un s ; le au représente peut-être le aw d’une racine primitive, ou bien cette diphtongue provient d’une infixation en A dans une racine qui ne présentait qu’un u ; le r était peut-être auparavant un z, qui à son tour pouvait être à l’origine soit un s, soit un d, à moins que le r n’ait été un r dès l’origine ; quoiqu’il en soit, la terminaison en -on semble représenter un -ond- antérieur (le tiret final indique une voyelle finale disparue). La racine à l’origine du nom pourrait être SAWA, THU / THUS ou peut-être THAW (faites votre choix). Sa signification est à chercher dans un ensemble de gloses qui se recoupent en partie et se contredisent ailleurs, parmi lesquelles infect, nauséabond, corrompu, détestable, abhorré, malsain, souffrant, misérable, ou peut-être même cruel. Une chose au moins est sûre : le premier à avoir appelé Mairon par le nom de Sauron ne cherchait certainement pas à le complimenter.

Il est dit que tout au long du Deuxième Âge et jusqu’à la chute de Númenor, Sauron tenta de maintenir en usage son ancien nom19). En séduisant les Elfes d’Eregion, il prit bien entendu des noms entièrement neufs, comme Annatar « Seigneur des Dons, le Dispensateur » et Aulendil « Ami d’Aulë » (il savait bien que les exilés noldorins avaient une haute estime pour ce Vala)20). En adûnaïque (la langue númenórienne), il semble avoir été connu sous le nom de Zigûr, le Magicien21). Un terme quenya pour « magicien » est sairon22), et j’ai lu une suggestion selon laquelle Sairon était le véritable nom de ce Maia, sur lequel ses adversaires formèrent le jeu de mots Sauron lorsqu’il rallia Morgoth. Cette théorie séduisante semble avoir été réduite à néant par la publication du nom Mairon en 2007.

Histoire externe du nom

Dans le cadre du monde réel, les origines du nom Sauron sont à chercher aux alentours du milieu des années 1930, lorsque Tolkien entreprit son roman inachevé sur l’Atlantide, « La Route perdue », qui prenait place à Númenor (Atalantë). Dans les plus anciens brouillons de l’histoire de « la Chute de Númenor », il est dit comment Thû « vient à Atalantë [et] annonça la venue de Morgoth »23). Un second brouillon indique que « il vint à passer que Sûr (que les Gnomes nommaient Thû) vint à Númenor sous l’apparence d’un grand oiseau »24). Les idées restent encore très immatures comparées au poli de l’Akallabêth qui émergea par la suite, mais Sûr semble être une forme quenya (quelque peu inhabituelle) correspondant au noldorin Thû : d’après les lois phonologiques de Tolkien, les deux noms peuvent provenir d’une forme commune thus- en elfique ancien. Les « Gnomes » sont les Ñoldor, et le noldorin est de facto (à l’époque) la langue elfique d’inspiration celtique dont Tolkien fit ultérieurement le sindarin. La forme Thû apparaît également dans l’entrée THUS des « Étymologies » citée plus haut, accompagnée d’une forme quenya (plus conventionnelle) Súro.

Le nom familier (à nos oreilles) apparaît lors de la réécriture suivante de « La Chute de Númenor » : « Il vint à passer que Sauron, serviteur de Morgoth, devint puissant en Terre du Milieu. […] »25) » – et c’est à présent Sauron qui se rend à Númenor et incite son peuple à vénérer Morgoth. Par la suite, la Dernière Alliance part « vers Mordor le Pays Noir, où Sauron, qui est nommé Thû dans la langue gnomique, avait rebâti ses forteresses »26) ». Christopher Tolkien commente l’abandon du nom Sûr : « En toute probabilité le nom Sauron […] apparaît pour la première fois ici ou dans le passage étroitement associé de La Route perdue »27) » – c’est-à-dire, le passage qui relate comment « Sauron vint » à Númenor28).

C’est donc ici qu’émerge le nom du grand antagoniste du Légendaire, qui allait devenir si fameux par la suite. Une référence clairement datable pour ce nom est une lettre de 1937 à Stanley Unwin, où Tolkien explique comment Bilbo le Hobbit a été entraîné au bord de la mythologie du Silmarillion « si bien que même Sauron le terrible jeta un œil par-dessus la haie »29) sous la forme du Nécromancien.

Si nous nous intéressons aux premiers brouillons de La Communauté de l’Anneau, publiés dans The Return of the Shadow, le nom Sauron y fait son apparition relativement tard. Lorsque Gandalf explique à « Bingo » (qui fut heureusement rebaptisé Frodo par la suite) l’origine de l’Anneau, il appelle son créateur « le Seigneur de l’Anneau (ou des Anneaux) », ou simplement « le Seigneur ». Il emploie également divers titres, comme « le sombre maître » et bien entendu « le Nécromancien »30). Il faut attendre que les hobbits arrivent à Fondcombe pour qu’Elrond fasse référence à « Sauron le Magicien » dans un brouillon, et qu’il raconte à « Bingo » la façon dont il se rendit avec Gilgalad « en Mordor, le Pays Noir, où Sauron avait rebâti sa forteresse »31). Notez combien la formulation est proche d’un des passages cité plus haut, provenant des textes même où Christopher Tolkien estime que le nom est apparu.

Le nom « noldorin » (sindarin) Thû apparaît en fait dans The Return of the Shadow sous sa forme longue Morthu, « Thû le Noir ». Au Mont Venteux, lorsque « Bingo » est attaqué par les Spectres de l’Anneau, il s’entend « crier à haute voix (bien qu’il ne sache pas pourquoi) : Elbereth ! Gilthoniel ! Gurth i Morthu ! »32). Elbereth Gilthoniel est bien sûr une invocation de Varda, l’Enflammeuse d’Étoiles, bien connue dans le livre publié. L’expression Gurth i Morthu ! n’est traduite nulle part, mais doit signifier quelque chose comme « Mort [à] Thû le Noir ! »

Orodruin (© Ted Nasmith)

On peut se demander pourquoi Tolkien choisit finalement le nom Sauron (généralement donné comme forme quenya) comme désignation usuelle de l’antagoniste. Après tout, l’essentiel de la nomenclature de sa trilogie provient du sindarin. Le Seigneur des Anneaux aurait-il été vraiment le même livre si le méchant s’était appelé Thû (ou Morthu, Gorthu, Gorthaur, ou même Gorsodh) au lieu de Sauron ? Les variations sur Thû restent en tant que telles techniquement valides : dans des notes postérieures au Seigneur des Anneaux, Tolkien mentionne encore Gorthu comme nom alternatif de Sauron, où il signifie « Brume de Peur », tandis que dans la même source thû est dit être un mot sindarin pour « ténèbres horribles, brume noire »33).

Si l’on remonte aux manuscrits de ce que Christopher Tolkien appelle « le premier Silmarillion », écrits vers ou en 1930, on voit que le nom Thû est employé librement dans la narration. Dans un brouillon, « Thû le chasseur » (espérons qu’il ne s’agisse pas encore d’une nouvelle signification de ce nom !) réduit Beren en esclavage34). En tant que « sorcier au pouvoir redoutable » et « principal serviteur de Morgoth », Thû s’empare de la tour de guet du Sirion35). L’histoire de la défaite de « Thû » face à Lúthien et Huan le Chien de chasse correspond dans les grandes lignes aux versions ultérieures (SM, p. 110-111, cf. chap. 19 du Silmarillion publié). Thû, le « grand seigneur » de Morgoth, fuit la Dernière Bataille « et hante encore les lieux obscurs », pervertissant les Hommes qui lui vouent un « culte effrayant »36) ». Avant même que quoi que ce soit ne fût écrit concernant les Deuxième et Troisième Âges, Tolkien avait déjà établi l’idée selon laquelle le grand serviteur de Morgoth avait survécu à la Guerre de la Colère et continuait à semer le trouble après la chute du premier Seigneur Ténébreux. Par la suite, le Professeur préféra toutefois une autre forme de son nom. Il n’abandonna jamais totalement les variations sur Thû, mais le nom quenya Sauron dut lui sembler être la meilleure forme à employer dans les récits mêmes.

Pour conclure, on peut noter que si l’on remonte encore plus avant dans l’histoire externe de Sauron, un personnage nommé Tevildo apparaît dans le Livre des Contes perdus (rédigé durant la Première Guerre mondiale). Dans la version originale de l’histoire de Beren et Lúthien, ce « Tevildo » (également appelé « Prince des Chats » ou « Seigneur des Chats ») occupe le rôle qui sera par la suite celui de Sauron. Il « est » donc d’une certaine façon le prototype conceptuel de Sauron. Dans le « Qenya Lexicon » contemporain, le nom de Tevildo est dérivé de la racine TEFE (relativement proche de THAW, l’une des racines ayant pu donner le nom Sauron). Son sens de base est lié à la haine ; en plus du nom même de Tevildo, elle donne des noms « qenyarins » comme teve- « haïr, exécrer » et le nom tévie « haine »37).

Comme on l’a vu, les noms que reçut par la suite ce « même » personnage auraient eu (beaucoup !) d’autres significations, mais au fil des décennies, reste une constante : le nom de Tevildo-Thû-Sauron n’a jamais eu de signification positive. Mairon l’Admirable a perdu à jamais son nom plaisant lorsqu’il fit le choix fatal de rallier Morgoth. En termes externes, son nom « positif » originel ne fut en réalité rien de plus qu’une brève idée après-coup de Tolkien, griffonnée sur une note tardive et nulle part ailleurs à ma connaissance.

Peut-être que pour Tolkien, le « nom » venait d’abord et « l’histoire » suivait. Mais ce processus fonctionnait certainement dans les deux sens, et au fil des révisions infinies des histoires, le « nom » qui les avait inspirées pouvait lui aussi changer et être réinterprété.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) L, p. 219
2) , 19) , 33) PE 17, p. 183
3) MR, p. 147
4) Version originale : « Sauron’s original name was Mairon, but this was altered after he was suborned by Melkor. But he continued to call himself Mairon the Admirable, or Tar-mairon “King Excellent”, until after the downfall of Númenor. » PE 17, p. 183
5) Version originale : « only [used] of great, august or splendid things » ; PE 17, p. 163
6) LRW, p. 168
7) WJ, p. 396
8) Version originale : « translate the meanings of names into fair Eldarin [= Elvish] forms » ; WJ, p. 405
9) Version originale : « It seems indeed that the very attempt to write a definitive account produced immediate dissatisfaction and the desire for new constructions. » LRW, p. 342
10) PM, p. 331-339
11) Version originale : « Satanic rebellion of Morgoth and his satellite Sauron » ; L, p. 202
12) L, p. 380
13) Version originale : « THUS- (related to THÛ?) *thausâ: Q[uenya] saura foul, evil-smelling, putrid. N[oldorin] thaw corrupt, rotten; thû stench, as proper name Thû chief servant of Morgoth, also called Mor-thu, Q[uenya] Sauro or Sauron or Súro = Thû. » LRW, p. 392
14) PE 17, p. 182
15) Version originale : « doing or making a thing very badly. Not used in Sindarin as prefix; but the adjective saur occurs in sense ‘bad’ of food, etc., putrid, also substantive saw, filth, putrescence. »
16) Version originale : « No. THAW-, cruel. Saura, cruel. Gorthaur. »
17) PE 17, p. 184
18) WJ, p. 54
20) N.d.T. : Fauskanger oublie le nom Artamo « Grand Forgeron ». En outre, il n’était pas entièrement illogique pour Sauron de se parer du nom d’Aulendil, puisqu’il avait fait partie de la suite de ce Vala avant que Melkor ne le corrompe.
21) SD, p. 247, 250, cf. 437
22) LRW, p. 385
23) Version originale : « comes to Atalantë [and] heralded the approach of Morgoth » ; LRW, p. 11
24) Version originale : « it came to pass that Sûr (whom the Gnomes called Thû) came in the likeness of a great bird to Númenor » ; LRW, p. 15
25) Version originale : « It came to pass that Sauron, servant of Morgoth, grew mighty in Middle-earth. […] LRW, p. 26
26) Version originale : « to Mordor the Black Country, where Sauron, that is in the Gnomish tongue named Thû, had rebuilt his fortresses » ; LRW, p. 28
27) Version originale : « In all probability the name Sauron […] first appears here or in the closely related passage in The Lost Road » ; LRW, p. 30
28) LRW, p. 66
29) Version originale : « so that even Sauron the terrible peeped over the edge » ; L, p. 26
30) RS, p. 74, 78, 80, 81
31) Version originale : « to Mordor, the Black Country, where Sauron had rebuilt his fortress » ; RS, p. 215-216
32) Version originale : « crying aloud (though he did not know why): Elbereth! Gilthoniel! Gurth i Morthu! » ; RS, p. 186
34) SM, p. 25
35) SM, p. 106
36) SM, p. 40
37) PE 12, p. 90
 
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