Arden R. Smith — Mai 1993 traduit de l’anglais par Damien Bador |
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Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
Cet article est issu du journal linguistique Vinyar Tengwar nº 29, daté de mai 1993 et édité par Carl F. Hostetter. Le traducteur remercie chaleureusement Arden R. Smith et Carl F. Hostetter pour avoir autorisé la parution de cette traduction. |
ien que l’elfique soit supposé s’écrire en tengwar ou en cirth, nous avons tous l’habitude de le voir transcrit en caractères latins. Ceux d’entre nous qui grandirent avec l’alphabet latin trouveront bien sûr plus facile de comprendre l’elfique latinisé et il en allait apparemment de même pour Tolkien, puisque la vaste majorité du corpus elfique fut écrite en caractères latins, y compris des documents comme le « Gnomish Lexicon », le « Qenya Lexicon » et « Les Étymologies ». Bien sûr, l’orthographe latine de l’elfique ne reflète pas la prononciation des sons elfiques, mais est plutôt une application spécialisée de l’alphabet latin, que Tolkien explique en grand détail dans l’Appendice E du Seigneur des Anneaux.
Mais qu’arrive-t-il lorsque les œuvres de Tolkien sont traduites dans une langue qui n’emploie pas un alphabet basé sur celui des Romains ? Il existe deux options, qui sont toutes deux employées dans la traduction grecque du Seigneur des Anneaux. Dans les plus longs extraits d’elfique (i.e. les phrases et les chants), l’orthographe originale en caractères latins est conservée, tandis que les mots individuels et les noms sont écrits en caractères grecs. Dans les versions russes, d’un autre côté, tout l’elfique est rédigé en lettres cyrilliques. Comme on l’a noté (e.g. Nathalie Kotowski dans le VT 12, p. 19-20), certains alphabets sont incapables d’exprimer certains sons et des substitutions comme [t] pour [θ] s’avèrent nécessaires. Certains systèmes d’écriture sont donc moins appropriés que d’autres pour écrire l’elfique.
Gardant cela à l’esprit, examinons le système d’écriture japonais. Le japonais s’écrit au moyen de trois types de caractères : (1) kanji ou idéogrammes chinois ; (2) hiragana, un syllabaire principalement utilisé pour des mots fonctionnels et des terminaisons grammaticales ; et (3) katakana, un syllabaire essentiellement employé pour les mots empruntés, en particulier à l’anglais. Les mots elfiques des éditions japonaises des œuvres de Tolkien sont écrits en katakana. Un problème subsiste cependant, comme le note Masayoshi Shibatani dans son article sur le japonais dans The World’s Major Languages, édité par Bernard Comrie (Oxford University Press, 1990, p. 862) :
[L]orsque des mots étrangers empruntés sont transcrits en katakana, la prononciation originale est très souvent grossièrement altérée. Puisque tous les katakana à l’exception de [n] se terminent par une voyelle, les groupes consonantiques et la consonne finale des mots empruntés sont changés en séquences composées d’une consonne et d’une voyelle. Ainsi, une monosyllabe comme strike devient le mot à cinq mores sutoraiku.
Après avoir subi une telle transformation, le poème suivant (de Yubiwa Monogatari, traduit par Seta Teiji, Hyoron Sha, 1977, vol. 2, p. 46-47) ressemble plus à du japonais qu’à du sindarin :
â eruberesu girusonieru,
shiruburen penna mirieru
ô meneru agurâru erenasu !
na-kaeredo paran-deirieru
ô garazuremin enorasu,
fuanuirosu, re rinason
nefu aiâ, shî nefu aiaron !
Et ce poème quenya bien connu (de Yubiwa Monogatari, vol. 2, p. 312-313) n’est plus si familier :
ai ! raurie rantaaru rashi suurinen,
ieni unoteime ve raamaru arudaron !1)
ieni ve rinte yurudaaru avanieru
mi oromarudei rise-miruvoreva
andeyune pera, varudo terumaaru
nu ruini yasen teinteiraaru i ereni
omario airetaari-riirinen,
shi man i yuruma nin enkuuantouva ?
an shii teintaare varuda oioroseo
ve fuanyaaru maruato erentaari orutaane
aru irie teiea undouraave runbuure,
aru shindanoriero kaita morunie
i fuarumarinnaru imube meto, aru hishie
untoupa karakirio miiri oiare,
shi vanwa na, romero vanwa, varimaaru !
namaarie ! nai hiruvarie varimaaru,
nai erie hiruva, namaarie !
Il faudrait mentionner quelques détails sur la valeur des lettres de cette transcription. Dans les katakana, la longueur vocalique est marquée par un trait (indiqué ici par un accent circonflexe sur la voyelle) ou par une lettre vocalique supplémentaire. En elfique japonais, cette voyelle excédentaire est parfois grande, parfois petite (comme dans Namárië) et la longueur vocalique de la version japonaise n’a parfois aucun rapport avec la longueur des voyelles elfiques (comme dans lantar et yéni). Les petits caractères sont aussi employés pour dénoter la voyelle correcte dans une combinaison consonne-voyelle qui ne peut être exprimée en katakana. Nous avons par conséquent <tei> dans unótime au lieu de <ti>, parce que la combinaison phonétique /ti/ se prononce en fait [tʃi], tandis que /te/ est [te]. De même, /tu/ se prononce [tsu], /di/ [dʒi], /du/ [dzu] et /hu/ [fu] (je transcris ce dernier caractère par <fu>). La combinaison /si/ est prononcée [ʃi], mais fut laissée telle quelle, donnant <shi> pour le quenya sí. De plus, le japonais ne possède pas certains sons elfiques, aussi [l] est-il transcrit par <r>, [θ] par <s>, [ð] par <z>, [x] par <k> et [v] est représenté soit par <bu> (comme dans silivren), soit par un <u> avec diacritique voisant (représenté par <v> dans la transcription ci-dessus de la Lamentation de Galadriel). Techniquement parlant, quelques-uns de ces caractères ont en fait des valeurs phonétiques encore plus éloignées de l’elfique : <f> est en fait [ɸ], une fricative sourde bilabiale2) et <u> est [ɯ], une voyelle postérieure fermée non-labialisée.