Translations dans les traductions : Proudfoots et Proudfeet

Deux Anneaux
Arden R. Smith - Juillet 2000
traduit de l’anglais par Damien Bador
Article de synthèseArticles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R Tolkien.
Cet article est issu du journal linguistique Vinyar Tengwar no 41, daté de juillet 2000 et édité par Carl F. Hostetter. Le traducteur remercie chaleureusement Arden R. Smith et Carl F. Hostetter pour avoir autorisé la parution de cette traduction.
« Mes chers Sacquet et Bophin, reprit-il ; et mes chers Touque et Brandebouc, Fouille, Boulot, Fouine, Sonnecor, Bolger, Sanglebuc, Bravet, Trougrisard et Fierpied. “ProudFEET !” cria un vieux Hobbit du fond du pavillon. Il s’appelait Fierpied, bien entendu, et il méritait bien son nom : ses pieds étaient grands, exceptionnellement velus, et ils reposaient tous deux sur la table.
Fierpied, répéta Bilbon. Et aussi mes bons Sacquet de Besace, dont le retour enfin à Cul-de-Sac est le bienvenu. Ce jour est celui de mon cent onzième anniversaire : j’ai undécante-un an aujourd’hui ! »1)

Le commentaire humoristique de Tolkien sur la pluralisation du nom Proudfoot « Fierpied » est précisément le genre de plaisanterie auquel on peut s’attendre de la part d’un philologue. Du –s régulier employé pour les noms de famille en anglais ou du pluriel irrégulier du nom commun foot « pied », lequel est correct ? Bilbo Sacquet et Odon Fierpied ne sont pas d’accord sur la réponse et je ne m’étendrai pas sur cette question ici. Mais comment la distinction entre Proudfoots et Proudfeet est-elle transposée dans les autres langues ?

Pour traduire dans la plupart des langues germaniques, il est possible de prendre avantage d’une distinction similaire entre un suffixe pluriel normal et productif d’une part et le pluriel historique avec métaphonie de foot et des termes apparentés de l’autre. En allemand, les noms de famille ont généralement des pluriels formés avec un –s, mais si le nom se termine par une sibilante, le pluriel possède le suffixe –ens. Bilbo emploie ainsi Stolzfußens. Cependant, le pluriel de Fuß est Füße, de sorte qu’Odo dit Stolzfüße2). Dans l’édition islandaise, nous avons une distinction similaire entre le Stoltfótar de Bilbo et le Stoltfætur d’Odo3). Le hollandais est une langue germanique atypique en ce que voet ne forme pas son pluriel par métaphonie. Le traducteur néerlandais profita cependant du fait que la langue hollandaise possède deux suffixes pluriels fréquents : –en et –s. Bilbo dit Trotsvoets, mais Odo emploie Trotsvoeten, qui comprend le pluriel grammaticalement correct voeten4). Le Trotsvoets de Bilbo serait cependant anormal dans tous les cas, vu que le pluriel en –s s’emploie pour des diminutifs, après -el, -en, -er, -em, -erd et après un certain nombre de voyelles, mais pas après –t5).

En-dehors de la branche germanique, on trouve aussi d’autres langues dotées de plus d’un suffixe pluriel. En arménien par exemple, la règle générale est d’ajouter –er aux monosyllabes et –ner aux mots polysyllabiques. Le cas du mot pour « pied » est un peu plus complexe, mais il permet quand même s’employer plus d’une forme plurielle. En arménien classique, le mot pour « pied » était otn, pluriel otk‘. Dans la langue moderne en revanche, on observe tant ot qu’otk‘, l’ancien pluriel, utilisés au singulier6). Le pluriel d’otk‘ est le mot formé de façon régulière otk‘er, mais le pluriel d’ot conserve le –n de l’ancien singulier et a ainsi la forme otner7). Je n’ai jamais vu la traduction arménienne de la Communauté de l’Anneau, mais il me semble que Hpartok‘er et Hpartotner pourraient représenter la distinction Proudfoots-Proudfeet de manière élégante8).

Toutefois, de nombreuses langues ne disposent que d’un suffixe pluriel et pour celles-ci le traducteur doit recourir à d’autres méthodes pour créer une distinction entre Proudfoots et Proudfeet. En finnois, par exemple, tous les noms au nominatif et à l’accusatif pluriels se terminent par –t. Toutefois, le traducteur finnois fut en mesure de se servir des règles régulières des mutations consonantiques. Le mot pour « pied » est jalka, mais lorsque la syllabe finale se termine par le suffixe pluriel –t, le groupe lk est lénifié en l. Aussi lorsque Bilbo donne Jalojalkat comme pluriel de Jalojalka, il est naturellement contré par un Jalojalat correctement lénifié9).

L’espéranto lui aussi ne possède qu’un suffixe pluriel et tous les noms pluriels au nominatif se terminent par –oj. Dans la traduction de la Communauté de l’Anneau en espéranto, tant Proudfoots que Proudfeet doivent donc se terminer par –oj. Et c’est bien le cas : le premier est rendu par Fierfutoj, le second par Fierpiedoj10). Je ne trouve pas cette traduction entièrement satisfaisante. En premier lieu, je ne saisis pas comment quiconque – en particulier un hobbit – pourrait mutiler à ce point le nom d’un parent proche (dans le cas présent, un cousin germain). De plus, si piedo signifie « pied », la partie du corps, futo veut dire « pied », l’unité de mesure ! Je l’admets, la régularité de la morphologie de l’espéranto pose ici un problème de traduction particulièrement difficile, mais je pense avoir une meilleure solution. Dans les composés espérantos, les terminaisons grammaticales des éléments non-finaux sont habituellement omises, mais elles peuvent être conservées. On peut le faire pour trois raisons : (1) pour l’euphonie ; (2) pour la clarté ; et (3) si le composé semble avoir une signification différente quand on applique la règle classique11). Nous pourrions profiter de cette faille morphologique pour créer deux formes de ce nom : Fierpiedoj, sans terminaison ajoutée à la racine fier-, et Fierapiedoj, conservant la terminaison adjectivale. Une autre solution pourrait être Fieropiedoj, litt. « Fiertépieds ». Ce ne sont que des suggestions.

Cul-de-sac (© John Howe)

Dans la traduction espagnole, nous tombons sur un problème différent. Bien que l’espagnol possède le suffixe –s, il n’est pas utilisé pour les noms de famille, aussi voyons-nous Mis queridos Bolsón y Boffin pour My dear Bagginses and Boffins « Mes chers Sacquet et Bophin » et ainsi de suite. Comment le traducteur espagnol fait-il la différence Proudfoots-Proudfeet si ces noms sont au singulier ? Très simplement : quand Bilbo dit Ganapié, Odo le corrige en répondant Ganapiés12). De la sorte, le nom de famille prononcé par Bilbo signifie Proudfoot, mais Odo le donne sous la forme Proudfeet. Néanmoins, c’est la version de Bilbo qui figure dans les arbres généalogiques de l’Appendice C13). Le même problème est traité de façon très différente dans la traduction française. Comme en espagnol, les noms de famille y ont une forme au singulier. Si le traducteur français avait suivi la même stratégie que l’espagnol, Odo aurait contré le Fierpied de Bilbo par Fierpieds. À la place, l’Odo français dit « ProudFEET » - en anglais14) ! La plaisanterie est expliquée dans une note de bas de page : « Proudfoot signifie Fierpied ; c’est un nom, donc invariable, mais le pluriel de foot est feet. »15) La juxtaposition de Fierpied et de Proudfeet est néanmoins assez maladroite.

Murav’yov, dans sa traduction russe, différencie Proudfoots et Proudfeet d’une autre manière encore. Le Шерстопалы de Bilbo est le résultat d’une métathèse du l et du p ; son erreur ne semble être rien d’autre qu’un lapsus verbal. Lorsqu’Odo crie la forme correcte, Шерстолапы, Bilbo accepte la correction16). Ivan Derzhanski m’a indiqué que Шерстопалы signifie « (Personnes) aux orteils velus », « un nom assez probable pour un clan hobbit, bien qu’il ne sonne pas aussi fièrement que Шерстолапы, “Pattes-velues”, qui implique une plus grande pilosité pédestre. » Il note encore : « Cela n’était pas non plus un simple lapsus, mais était certainement dû à une confusion avec le vrai mot шестопалы, “(personne) ayant une main ou un pied doté de six doigts”. Dans l’ensemble, j’estime qu’il s’agit d’un excellent choix (bien que Bilbo n’eût pas dû accepter la correction). » Matorina adopte la même solution pour sa traduction de ces noms17).

Dans la version polonaise, le traducteur a conservé les noms anglais originaux des hobbits, mais en leur attachant des terminaisons grammaticales polonaises. Par conséquent, les noms du discours de Bilbo donnent Bagginsowie, Boffinowie, et ainsi de suite. Que pourrait-on faire avec un nom anglais et un suffixe pluriel polonais invariable ? Maria Skibniewska a trouvé une solution ingénieuse à ce problème : L’erreur de Bilbo devient une omission. En accueillant les membres des différentes familles, il oublie par inadvertance de mentionner les Fierpied, une méprise que le colérique Odo signale à son attention : I Proudfootowie « Et Fierpied »18). Grigoryeva et Grushetskiy emploient la même stratégie dans leur traduction russe et Odo fournit le Большеноги manquant dans la liste19).

Il y a ensuite la traduction japonaise. Puisque le japonais n’a pas de morphème pluriel, il n’est pas possible de distinguer Proudfoots et Proudfeet en utilisant des formes plurielles20). Le rendu japonais de Proudfoots est Ashidaka, et celui de Proudfeet est Ageashi21). Les deux noms ont en commun l’élément ashi « pied » ; le premier peut être traduit par « pied-haut », le second par « haut-pied ». Le plus gros problème que cela pose est que, comme pour la version en espéranto, les deux noms sont si différents que Bilbo n’aurait jamais pu employer à tort l’un pour l’autre. À mon sens, les stratégies utilisées dans les traductions russes et polonaise auraient été préférables. À moins que quelqu’un d’ici ait une meilleure idée encore ?

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Version originale : « My dear Bagginses and Boffins, he began again; and my dear Tooks and Brandybucks, and Grubbs, and Chubbs, and Burrowses, and Hornblowers, and Bolgers, Bracegirdles, Goodbodies, Brockhouses and Proudfoots. ‘ProudFEET!’ shouted an elderly hobbit from the back of the pavilion. His name, of course, was Proudfoot, and well merited; his feet were large, exceptionally furry, and both were on the table.
Proudfoots, repeated Bilbo. Also my good Sackville-Bagginses that I welcome back at last to Bag End. Today is my one hundred and eleventh birthday: I am eleventy-one today! » SdA, Livre I, chap. 1, traduction de Francis Ledoux.
2) Der Herr der Ringe. Trad. Margaret Carroux. 2e éd. Stuttgart : Klett-Cotta, 1992, p. 43.
3) Hringadróttinssaga. 1. Föruneyti hringsins. Trad. Þorsteinn Thorarensen. Reykjavík : Fjölvi, 1993, p. 39. Curieusement, Bilbo n’emploie Stoltfótar que lorsqu’il répète le nom. La première fois qu’il le prononce, il utilise Stólfótar, qui signifierait littéralement « Chaisepieds » plutôt que « Fierpieds ».
4) In de Ban van de Ring. Trad. Max Schuchart. Utrecht / Anvers : Het Spectrum, 1980, p. 49.
5) Merci à Nelleke Van Deusen-Scholl du Dutch Studies Program de l’Université de Californie à Berkeley pour m’avoir instruit des règles concernant la formation du pluriel en hollandais.
6) Le o initial se prononce [vo] en arménien moderne. Les mots transcrits par ot et otk‘ se prononcent [vot] et [voth] dans le dialecte oriental, mais [vod] et [vodk] dans le dialecte occidental.
7) Ararad Gharibyan, Hayots‘ lezu. Dasagirk‘ V-VII dasaranneri hamar. Erevan : Haypetusmank‘hrat, 1962, p. 94-96.
8) Je me suis procuré depuis une copie de la Communauté de l’Anneau en arménien (Pahapannerĕ. Trad. Emma Makaryan. Erevan : Arevik, 1989, p. 22.) et les formes proposées dans ce livre sont très différentes de mes suggestions. Bilbo dit Mazt‘ap‘ner, qu’Odo contre par Mazt‘at‘ner. L’élément en commun, maz, signifie « cheveu ». La version de Bilbo contient t’ap’, qui veut dire « impétus », tandis que celle d’Odo comprend t‘at‘ « patte », qui est beaucoup plus approprié. Quoi qu’il en soit, je pense que Mazt‘at‘ « Velue-patte » traduirait bien mieux Harfoot « Pieds-velus » que Proudfoot « Fierpied ». Mais puisque la version arménienne est basée sur la traduction russe de Murav’yov's plutôt que sur le texte original de Tolkien, ce rendu n’est pas surprenant. (Communication personnelle de l’auteur, 2011.)
9) Taru sormusten herrasta. Trad. Kersti Juva. Porvoo / Helsinki / Juva : Werner Söderström, 1988, p. 38.
10) La Kunularo de l’ Ringo: La unua parto de La Mastro de l’ Ringoj. Trad. William Auld. Iekaterinbourg : Sezonoj, 1995, p. 48.
11) K. Kalocsay & G. Waringhien, Plena analiza gramatiko de Esperanto. 4e éd. Rotterdam : Universala Esperanto-Asocio, 1980, p. 416-419 §309.
12) El Señor de los Anillos. I: La Comunidad del Anillo. Trad. Luis Domènech. Barcelone : Minotauro, 1978, p. 47.
13) El Señor de los Anillos. Apéndices. Trad. Rubén Masera. Barcelone : Minotauro, 1987, p. 117.
14) Le Seigneur des Anneaux. Tome I : La Communauté de l’Anneau. Trad. F[rancis] Ledoux. Paris : Le Livre de Poche, 1980, p. 49.
15) N.d.T. : Il convient de noter qu’en français, le –s final de « pied » étant muet, la solution trouvée par le traducteur espagnol ne pouvait guère être mise en œuvre par Ledoux, vu qu’Odo n’aurait eu aucune raison audible de corriger Bilbo, à moins de vociférer : « Avec un S ! » La solution adoptée par le traducteur restant il est vrai très insatisfaisante, on aurait pu souhaiter qu’il ait adopté une solution similaire à celle qu’Arden Smith suggère pour l’espéranto. Par exemple, on pourrait suggérer de traduire Proudfoot par « Fierapied », bâti sur le modèle de « fier-à-bras » et donc potentiellement péjoratif. Cela constituerait une raison valable pour qu’Odo insiste en faveur d’une prononciation « Fier’pied ».
16) Хранители. Летопись первая из эпопеи « Властелин Колец ». Trad. V. Murav’yov. Moscou : Raduga, 1988, p. 61.
17) Властелин Колец: Летопись первая; Содружество Кольца. Trad. V. A. M[atorina]. Khabarovsk : Amur, 1991, p. 43.
18) Wyprawa. Trad. Maria Skibniewska. Varsovie : Czytelnik, 1990, p. 50.
19) Властелин Колец. Trad. N. V. Grigoryeva et V. I. Grushetskiy. Léningrad : Severo-Zapad, 1991, p. 34.
20) Plus précisément, le pluriel n’est habituellement pas marqué en japonais, bien qu’il existe des manières de l’indiquer dans certains contextes limités. Les mots hito « personne » et hi « jour », par exemple, peuvent être pluralisés par réduplication (hitobito « gens », hibi « jours »), mais cette méthode est limitée à un nombre très restreint de noms et n’est aucunement productive. Les suffixes -tachi et -ra sont employés pour former les pluriels collectifs des noms et pronoms désignant des animés (généralement humains), mais la signification du « pluriel » résultant est en fait « X et d’autres du même groupe ». De la sorte, si l’on ajoutait -tachi à une traduction japonaise de Proudfoot, le lecteur japonais l’interpréterait presque à coup sûr par « Fierpied et Compagnie » ou « Fierpied et al. » (Communication personnelle de l’auteur, 2011.)
21) Tabi No Nakama, I: Yubiwa Monogatari, 1. Trad. Seta Teiji. Tokyo : Hyoronsha, 1977, p. 48.
 
langues/traductions/proudfoots_proudfeet.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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