L’étrange Professeur Tolkien

Interview de Tolkien réalisée le 21 août 1961 par Lars Gustafsson pour le quotidien suédois Dagen Nyheter — Traduction de Mahdî Brecq

L’anglais J.R.R. Tolkien a ces dernières années attiré l’attention internationale avec le grand cycle romanesque « Le Seigneur des Anneaux » (L’Histoire de l’Anneau). L’écrivain Lars Gustafsson a rendu visite à Tolkien à Oxford et raconte ici sa rencontre avec « le dernier conteur du monde1) ».
Tolkiendil remercie l'ayant-droit du regretté Lars Gustafsson pour avoir permis la traduction et la publication de cette interview.

Un homme est assis devant moi dans une pièce à la limite d’éclater, pleine de livres, de gravures, de curiosités, de piles de manuscrits et d’ornements victoriens. Son visage est si sculpté que l’on pourrait croire que c’est un oiseau de proie, ou peut-être une sorte de troll. Comme un oiseau de proie, son regard est la seule chose qui ne vieillisse pas : il a une vigilance rapide, peut-être aussi un caractère soupçonneux ; il pérégrine timidement au loin ou pénètre soudainement dans ce qu’il considère avec la plus profonde acuité. Il parle indistinctement, parce qu’il garde tout le temps une pipe dans sa bouche ; parler avec lui rend nerveux, entendre ce qu’il dit rend inquiet. C’est un être humain absolument unique, il pourrait servir d’avertissement aux conteurs qui font un pas trop loin, qui s’enferment exagérément dans la fiction, mais il pourrait aussi servir de modèle pour ceux qui veulent créer une histoire, car dans ses histoires se devine une netteté concrète, hallucinatoire, qui les fait entrer dans les rêves du lecteur et jette une nouvelle couleur sur ce qu’il voit. Et pourtant, ce ne sont que des histoires.

John Ronald Reuel Tolkien, exception et excentrique, dernier conteur de l’Angleterre et du monde, ou peut-être le premier depuis bien longtemps, est assis devant moi dans son pavillon à l’extérieur d’Oxford, et dit2) :

« Pendant de nombreuses années, j’ai écrit sans publier un mot. Quand j’ai commencé à le faire, cela me causa seulement de l’embarras. Il y a tellement de lettres, de piles entières de lettres venant de personnes qui estiment savoir mieux que moi comment mon histoire doit être interprétée, des personnes qui veulent y voir une preuve de la foi de la réincarnation, et je ne sais pas quoi en elle. Certains essayent d’interpréter mes livres de manière allégorique. Ils croient qu’ils ont trait au conflit entre l’Est et l’Ouest, et certains viennent avec leurs propres illustrations et améliorations. C’est comme s’ils voulaient tous ensemble faire partie de cela. Oui, il est rare qu’un vieux philologue entre dans le monde littéraire. »

Un vieux philologue, oui. Tolkien est un professeur retraité en philologie celtique à Oxford, d’une famille saxonne, fils d’un banquier anglais en Afrique du Sud, un éminent érudit des mythes celtiques et islandais, des dialectes du moyen anglais et de la langue celtique. Ce qui a soudainement fait de lui une révélation littéraire émergente, à part et irritée, est le fait qu’il a publié depuis quelques années un récit épique long de plusieurs milliers de pages, « The Lord of the Rings ». Deux volumes de « L’Histoire de l’Anneau » ont déjà été traduits en suédois, et dans l’ensemble il a connu un succès pareil à une avalanche, presque comme si ce qu’il écrivait répondait à une nécessité ; il est même en cours de traduction en polonais, et la critique a oscillé de la fascination à l’aversion irritée.

L’histoire écrite par Tolkien, aussi longue et sinueuse qu’un labyrinthe géant et qui serpente à travers trois volumes épais est très étrange. C’est bizarre, sombre, violent et par endroits si doucement idyllique que l’on imagine lire de la poésie ; c’est écrit dans une prose lourde et puissante, quelque peu âgée et pédante. C’est d’une lecture facile, parce qu’il est extrêmement excitant, et que tout son caractère le rend extrêmement difficile à décrire. On pourrait dire qu’il est lié à une tradition qui n’est pas représentée dans la littérature après Beowulf ou le Kalevala, et pourtant il n’a rien du pastiche, rien d’un cabinet de curiosités littéraire historique. C’est archaïque, mais pas désuet.

Et surtout, c’est un témoignage de la plus puissante et, en partie, de la plus profonde narration.

Dans un article scientifique sur Beowulf de 1939, Tolkien fait valoir que l’absurde et le bizarre de cette légende ne sont pas dus à l’ignorance ou à la barbarie de l’auteur inconnu, mais tout simplement à un artifice, un style efficace. Beowulf, avec sa technique narrative étrange, où des événements historiques apparemment essentiels sont poussés à la périphérie et des combats pleins d’imagination avec des dragons occupent l’espace central, où les monstres s’entassent sur les monstres, selon Tolkien, est une œuvre d’art extrêmement consciente et sa structure en fait un instrument efficace pour illustrer l’essentiel moral, le courage, l’hésitation, la solitude, la lutte entre le mal et le bien.

Ce point de vue est au plus haut degré applicable à la propre histoire de Tolkien. Il est situé dans un monde archaïque lointain et inconnu, avec d’autres pays, chaînes de montagnes, mers et continents que ceux connus. La perspective est gigantesque, historique ; l’événement central est une grande bataille de pouvoir entre les peuples et les pays, où un anneau perdu avec de fabuleux pouvoirs magiques joue un rôle clé. Les créatures qui y figurent sont aussi étranges et fascinantes que les paysages, et sont représentées avec la même netteté hallucinatoire. Il y a des humains, des chevaliers et des guerriers, mais ils ont la même finition que les pièces d’un jeu d’échecs gothique. Les acteurs réels avec des traits individuels sont toutes sortes de créatures féériques, mauvaises ou bonnes ; il y a des trolls, des nains, un peuple de créatures aimables à deux pattes et adorablement idylliques, qui sont appelés hobbits, il y a des sortes d’antiques arbres géants, et il y a d’abominables créatures mangeurs d’hommes et des démons fantomatiques qui flottent dans l’air de la nuit et répandent un froid sur tous les vivants. Leur seigneur est une créature de mal condensé, qui a en vue de s’emparer du monde.

Le centre de l’histoire est un petit hobbit insignifiant, sur lequel toute la responsabilité de la victoire du bien va reposer. C’est une histoire de responsabilité, de quelqu’un qui est mis à une épreuve extraordinaire, un message dans un temps archaïque indéterminé dans un monde bizarre, dépeint avec tant de transparence et de netteté que nous percevons sa validité ; l’impossibilité de porter une responsabilité, d’être un héros.

L’histoire est effrayante et pathologiquement cruelle dans certaines de ses parties, et l’histoire est tout le temps si captivante, en ce que chaque scène est d’une incroyable clarté. Montagnes et villes, forêts et lacs apparaissent aux yeux du lecteur comme par magie. On ressent comment les pierres pressent contre les pieds le long des routes dans le monde de cette histoire, et on a le sentiment d’entendre le vent dans des arbres qui n’ont jamais existé. Tolkien réussit même à évoquer l’impression d’un passé ; dans chaque mot qui est prononcé, il y a le poids d’un passé sombre et fatidique, une histoire ou un temps préhistorique emplis de contes assombris et captivants comme on en lit, pleins de la lutte incessante entre le mal et la bravoure, également chargé de grandes épreuves et d’échecs. Et comme l’histoire se poursuit avec des aventures, des étrangetés et des combats, on a le sentiment d’une sorte d’infini ; il n’est pas de fin. C’est un tour de force de l’imagination, et cela montre quel pouvoir dangereux, presque extrahumain peut être une imagination.

Ce qu’il y a de plus fascinant avec l’histoire est sa cohérence manifeste. Tout est réfléchi, toutes les parties de l’histoire pointe vers le même centre : l’expérience de porter une responsabilité déraisonnable. Cette caractéristique que les acteurs fassent partie de la situation dans laquelle ils sont enfermés : on semble à la fin avoir assisté davantage à un jeu qu’à une histoire. Tout ce que Tolkien écrit semble imprégné d’un pessimisme fondamental, son idée du pouvoir et de la fourberie est convaincante, l’homme est pris dans un filet de cohérences déraisonnables.

Et le vieux monsieur, avec ses yeux perçants et ses sourcils touffus me regarde avec suspicion avant de se décider à dire autre chose.

« Tout est question de pouvoir, bien sûr, et comment la vertu se bat contre le pouvoir. L’histoire dépeint une créature insignifiante qui est mise à l’épreuve en surpassant ses capacités, et sur la façon dont elle le transforme, comment elle fait ressortir la force qui est en lui. »

Et après un autre moment de réflexion, avec beaucoup de succion sur sa pipe :

« Bien sûr, c’est une histoire pessimiste. J’ai essayé de la rendre intemporelle, afin de montrer que le mal est intemporel, qu’il gagne aussi souvent que le bien. »

Quand Tolkien a-t-il commencé à écrire ? Et comment a-t-il eu une idée aussi étrange ?

« Cela a commencé avec les langues. J’étais alité à l’hôpital pendant la Première Guerre mondiale et j’ai passé mon temps à lire le Kalevala. Puis j’ai eu l’idée d’essayer de tout faire, vous comprenez, d’écrire ma propre histoire. Mais cela aurait une atmosphère différente, un état d’esprit tout autre que celui donné par les noms finnois. J’ai inventé de nouveaux noms de personnes avec l’aide d’une langue que j’ai découverte moi-même ; écrire des histoires et inventer des langues étaient mes deux passe-temps préférés quand j’étais enfant. Les noms m’ont donné des idées et des visions. Depuis lors, j’ai continué. »
« Je travaille comme suit : »

Et il jette des classeurs sur le sol devant mes pieds, des cartes, des dessins, une photographie de la dernière éruption d’Hekla (« Ce genre de choses m’intéresse »), des aquarelles talentueuses, des tableaux qui l’ont aidé à suivre la multitude confuse de personnages et d’événements de l’histoire, des esquisses des mouvements des armées sur un champ de bataille.

« L’histoire n’est pas terminée, et elle est plus longue que vous ne le croyez, beaucoup plus longue. Vous devez avoir à l’esprit que j’y suis occupé depuis 1917. »

Et il montre dans un coin de la pièce une énorme pile de manuscrits dans des dossiers, que je n’avais pas remarquée auparavant. Ce qui a été publié jusqu’ici est d’environ trois mille pages. Dans cette pièce il en garde environ cinquante mille ! Et pendant un moment, je sens grandir toute ma capacité à comprendre : comment est-ce possible ? En réalité, le professeur Tolkien erre-t-il dans un monde par ses propres histoires depuis 1917, muet et aveuglé par une imagination qui s’apparente à une force de la nature ? Ou bien ai-je mal compris ?

Je n’avais pas mal compris.

« Vous comprenez, ce que j’ai publié n’est seulement qu’une partie d’une histoire beaucoup plus grande. C’est très long, cela couvre environ un millier d’années. Et il y a tellement d’histoires. J’ai pensé à publier la plus grande partie avant ma mort, si quelqu’un est intéressé par cela. Ensemble, c’est une sorte d’écriture historique. J’ai essayé de faire avancer l’histoire dans le temps aussi, mais cela n’a pas abouti. »

Pourquoi cela ?

« Elle est devenue si sombre que cela m’a terrifié. »

Je me demande vraiment à quoi l’histoire peut ressembler. Déjà, ce que j’ai lu est parfois terriblement effrayant et sombre. Et il me raconte un peu de l’histoire inédite, et il modifie le personnage pendant qu’il parle. Ses yeux deviennent plus amicaux, presque fermés. Il s’arrête aussi soudainement qu’il a commencé :

« Oui, il y en a tellement, des histoires. »

« Il y en a », il parle tout le temps à l’indicatif, comme si cela était vraiment arrivé. Pour lui, l’histoire n’est pas de la littérature, c’est la vie, elle grandit à travers lui comme un arbre à travers un bloc de pierre.

Et je soupçonne qu’il la considère comme plus réelle que ce qu’il ne veut vraiment admettre. M. Tolkien est vraiment un homme étrange. Ce qui me fait le plus peur, c’est le sentiment de la profondeur, qu’il a une profondeur illimitée des histoires à épuiser, ou semble l’avoir. Son problème ne semble pas être celui d’autres auteurs, pour trouver une histoire. Il se bat évidemment pour ne pas être submergé par elles, pris dans cette variété absurde.

« Quelqu’un a voulu dire que je suis une sorte d’évasion, que je suis resté dans une sorte de stade d’enfance prolongée. Mais pour écrire ainsi, n’est-ce pas seulement le résultat d’un simple manque d’amour ordinaire ? »

Enfin, il m’amena à la fenêtre et me montra un grand arbre, un bouleau. À un moment donné, au cours de sa croissance, un mur de la maison l’avait forcé à bifurquer. Le tronc a ensuite décrit une courbe étrange, déformée et inclinée.

Sur Tolkiendil

1) Légende du portrait de Tolkien accompagnant l'article original.
2) Ndr : Pour des raisons pratiques, nous avons choisi de distinguer les réponses de Tolkien en les mettant en italiques ; distinction absente de la version originale.
 
tolkien/interviews/interviews_tolkien/l_etrange_professeur_tolkien.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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