Du détail culinaire : Le fromage rouge d'Ithilien

Article pour Hiswelókë et JRRVF.
© 2007 Didier Willis pour le texte
(en reconnaissant fort volontiers l'usage indirect de l'encyclopédie libre Wikipédia).

16/12/2007

Avertissement : L'abus de fromage n'est pas dangereux, mais consommez-les quand même avec modération. Hiswelókë ne s'engage ni sur le sérieux de cet article, ni sur la prise de poids qui pourrait résulter de votre consommation de fromage après cette lecture.
(…) the evening meal seemed a feast to the hobbits: to drink pale yellow wine, cool and fragrant, and eat bread and butter, and salted meats, and dried fruits, and good red cheese, with clean hands and clean knives and plates.
(…) le repas du soir sembla un festin aux Hobbits : boire du vin doré pâle, frais et bouqueté, manger du pain beurré, des viandes salées, des fruits secs et du bon fromage rouge, les mains propres, et avec des couteaux et des assiettes propres !

Or doncques, lorsque nos valeureux Hobbits Sam et Frodon purent prendre un bon repas en Ithilien, dans la cache secrète du seigneur Faramir en Henneth Annûn, ils mangèrent notamment un « bon fromage rouge ».

À n'en point douter, en esprits curieux1), vous vous êtes tous posés, comme moi-même, cette question cruciale : mais qu'est-ce donc qu'un fromage rouge ? La question n'est pas si anodine qu'il y paraît, car c'est là l'une des rares occasions où Tolkien nous décrit un repas par le menu. Le reste du temps, à quelques exceptions près dont celle-ci fait bien sûr partie, il se contente souvent de nous indiquer simplement que les protagonistes mangent… mais sans préciser vraiment ce qu'ils mangent.

N'étant point, naturellement, versé dans l'art de la fromagerie, je me suis permis quelques recherches. C'est que j'ai, voyez-vous, le souci du détail.

Gouda - Jon Sullivan, Public domain, via Wikimedia Commons

Pour nous autres, habitants d'un pays de haute culture culinaire, l'expression « fromage rouge », à ce qu'il me semble du moins, ne saurait renvoyer, de prime abord, qu'à ces fromages dans une coque de cire rouge, tels le gouda2), l'edam… ou même le babybel. Je doute pourtant qu'il s'agisse de cela ici. En effet, le fromage d'Ithilien est non seulement « rouge », mais aussi — fait particulièrement notable — « bon ». D'abord, pourra-t-on arguer, quand bien même nos Hobbits seraient particulièrement affamés, une coque en cire rouge ne garantit évidemment pas la qualité d'un fromage. Enfin, à l'exception peut-être de certaines variétés d'edam, les fromages en question ont généralement une pâte blanche.

Edam - Yvwv, CC BY-SA 3.0 <http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/>, via Wikimedia Commons

Il devrait donc s'agir, en toute bonne mesure, d'une autre sorte de rouge. Faisons fi, déjà, des colorants de synthèse, supposant tout un arsenal de chimie probablement trop moderne pour les peuples libres de la Terre du Milieu. (Quant à savoir de quelle couleur sont les fromages des orques, et par quels procédés ces délicates couleurs seraient obtenues, je préfère vous en faire grâce.)

Munster - Raimond Spekking, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

La couleur orangée de la croûte du livarot provient soit du brevibacterium linens, une bactérie au nom commun de « ferment du rouge », soit du rocou (ou annatto, ou encore achiote), un colorant naturel, fruit du rocouyer, lui-même arbuste d'Amérique tropicale.

Livarot – Coyau / Wikimedia Commons

La pâte de la mimolette, de l'edam, du cheddar ou du leicester rouge tiennent aussi leur couleur orangée du brevibacterium linens, de même que le munster géromé. A noter à cette occasion, pour la petite histoire, que les bactéries du genre brevibacterium comprend notamment le brevibacterium epidermidis, responsable de l'odeur des pieds mal lavés.

Mimolette – Pierre-Yves Beaudouin / Wikimedia Commons

L'époisses, bien qu'affiné au marc de bourgogne, doit aussi sa coloration orangée aux bactéries qui se développent à sa surface.

Époisses – Edsel Little, CC BY-SA 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0>, via Wikimedia Commons

Dans les fromages anglais, outre le cheddar et le leicester rouge (Red Leicester cheese) déjà cités, le cheshire rouge (Red Cheshire cheese) tient sa teinte du rocou. Le gloucester (Gloucester cheese) est coloré avec de la carotte, du safran ou encore, de nos jours surtout, avec du rocou.

Red Leicester – Pierre-Yves Beaudouin / Wikimedia Commons

Le windsor rouge (Red Windsor cheese) est teinté avec du vin — soit du Bordeaux, soit un mélange de Porto et d'un « Brandy » quelconque, mais peu nous importe, car la réponse n'est probablement pas là : le résultat donne un fromage à l'allure marbrée, ce dont nos hobbits ne se font pas l'écho.

Red Windsor – Jon Sullivan, Public domain, via Wikimedia Commons

Bref… Au final, à en croire les fromagers qui ont bien voulu me livrer quelques-uns de leurs secrets, la teinte du fromage d'Ithilien tiendrait soit du rocou, soit de la carotte, soit du safran, soit enfin d'un brevibacterium.

Cheddar – GeoTrinity, CC BY-SA 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0>, via Wikimedia Commons

Et c'est là, camarades, que les choses deviennent ardues…

Le rocou, avons-nous établi plus haut, est originaire d'Amérique du Sud. Même en supposant que les Númenoréens aient jamais pu atteindre ces terres lointaines, imaginer un tel commerce d'épice semble pour le moins hasardeux3).

Achiote – Jimmy Gómez N, CC BY-SA 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0>, via Wikimedia Commons

Le safran est tiré d'une espèce de crocus (Crocus sativus) qui serait originaire du Népal. On le trouve aujourd'hui dans tout le bassin méditerranéen grâce, selon la légende, aux botanistes qui accompagnaient Alexandre le Grand dans ses voyages. Seulement voilà, des échanges avec les peuples de Rhûn, nous ne connaissons que le vin de Dorwinion dont les Nains faisaient commerce.

Safran — Hubertl, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons

Nos Hobbits ne sauraient, quoiqu'on en dise par ailleurs dans certains vilaines traductions, être des lapins. La carotte, certes, peut colorer un fromage, mais elle n'en altère pas vraiment le goût. Or ce fromage est « bon », insisterons-nous.

Ma foi, réflexion faite, je ne vois plus qu'une seule alternative. La couleur de ce fromage proviendrait bien d'une bactérie cousine de celle qui s'installe entre nos orteils. S'il fallait encore en douter : nous avons plus d'une preuve que certains Hobbits sont particulièrement fiers de leurs pieds.

Bien sûr, J. R. R. Tolkien, en bon anglais — à savoir un brin francophobe aux dires de certains — ne se sera pas étendu davantage sur la question… Mais nos Hobbits, j'ose maintenant l'affirmer, aiment les fromages forts en caractère. Un bon fromage, disons-le sans ambages, est un fromage qui pue. En l'occurrence, il n'est point nécessaire qu'il s'agisse d'un fromage semblable à ceux de nos contrées. Nos voisins italiens, eux aussi experts dans l'art de la table, ne sont pas en reste à cet égard. Or Minas Tirith, nous indique Tolkien, se situait aux environs de l'actuelle Florence. On comprend mieux ainsi comment le repas frugal offert par Faramir, que nous découvrons fin gourmet, aura pu satisfaire les papilles de Sam et Frodon. Les Gondoriens, j'ose aussi le prétendre, aiment tout autant les fromages forts en caractère.

« Tout est affaire de bon goût », me direz-vous. Soit… Peut-être aurez-vous une autre idée4), finalement, de ce que devrait être un bon fromage rouge ?

Voir aussi sur Tolkiendil

1) La charmante et discrète Nathalie « Eva », nous apprend ainsi que cela fait vingt-huit ans qu'elle se demande à quoi ce fameux fromage ressemble. Bigre ! Elle relève aussi, au passage, que « dans sa lettre no 321 à P. Rorke, Tolkien évoque les Gorges de Cheddar (à propos des cavernes du Gouffre de Helm) : « Vous serez peut-être intéressé d'apprendre que ce passage doit son origine aux Cavernes des Gorges de Cheddar, et a été écrit juste après une nouvelle visite que j'ai faite en 1940, mais était encore illuminé par un souvenir bien plus ancien que j'en avais, avant qu'elles ne deviennent aussi touristiques. J'y avais été pendant ma lune de miel, près de trente ans plus tôt. » — Henneth Annûn, en Ithilien, est aussi une caverne. Remplacez les soldats par de jeunes mariés, vous obtenez un lieu très romantique pour … manger du fromage … de Cheddar, évidemment. »
2) Depuis sa Belgique natale, l'amie Michèle « Lambertine », experte ès-fromages autant que de tout ce qui touche de près aux Hobbits, nous indique que le gouda n'est pas un fromage « à coque de cire rouge » comme l'edam, mais un fromage à croûte jaune. Sa pâte est d'ailleurs jaune et non blanche (d'où l'appellation « fromage jaune » qu'elle lui donne depuis son plus jeune âge pour le différencier des camembert, brie, etc…), d'autant que cette pâte jaunit de plus en plus en vieillissant. Admettons, cet article ne prétend pas à une parfaite rigueur. Cela dit, les quelques photographies dénichées ici ou là nous montrent aussi des edams à croûte jaune et des goudas à croûte rouge… Alors bon. Votant de son côté pour le Red Windsor marbré, elle nous rappelle aussi, après tout, qu'un stilton ou un roquefort sont bien appelés « fromages bleus » alors qu'ils sont loin d'être bleus partout…
3) Le sieur Guillaume « Gurth », lui aussi exilé en contrée belge (cf. note précédente) et qui, depuis, abuse sans aucun doute de bière, ne manque pas de chercher la petite bête en nous rappelant que le tabac et la pomme de terre sont tous deux bien attestés en Terre du Milieu. Fichtre, à la réflexion, il est vrai que l'herbe à pipe et la patate contredisent notre réflexion. Qu'à cela ne tienne, malgré l'estime en laquelle nous tenons notre camarade, nous maintiendrons nos positions avec une parfaite mauvaise foi.
4) Mathias « Matrok » voudrait faire retomber notre enthousiasme : par expérience, nous dit-il, quand un anglais parle de red cheese sans autre précision, c'est bien le Leicester, à pâte rouge orangée, qu'il évoque. Ma foi, qui sait si Tolkien n'aurait pas répondu à cela « les deux [fromages] sont [rouges], et c'est là leur seule ressemblance. »