Tolkien, le biopic de la Fox Searchlight - Critique détaillée

Quentin — juin 2019

Tolkien, un bon divertissement

Avant toute chose, il faut rappeler que Tolkien est un biopic, pas un documentaire sur la vie de Tolkien. Pour apprécier ce film et en mesurer la justesse, il faut donc prendre le temps de poser la question : qu’est-on en droit d’attendre d’un tel film ? Un divertissement pur et simple, sur la base d’un prétexte biographique ? Une fenêtre ouverte sur un auteur qui disparaît trop facilement derrière son œuvre, et par laquelle il apparaît dans sa complexité, avec son expérience, ses difficultés, sa profondeur ? Ou bien encore, une exploration des liens qui peuvent se nouer entre, d’une part, la vie d’un jeune étudiant anglais du début du vingtième siècle, et sa création titanesque et mondialement réputée, le Seigneur des Anneaux, permettant ainsi d’en élucider la gestation et de retracer le déploiement de son imaginaire ? Selon ses différentes attentes, l’appréciation qu’on pourra avoir de Tolkien sera, évidemment, très variable.

En tant que divertissement, Tolkien est efficace. Si les premières minutes peuvent porter à confusion, avec l’introduction de nombreux personnages (Mabel, Hilary, le Père Francis) qui ne sont pas présentés, et une succession rapide de lieux et d’événements, ce n’en est finalement que meilleur, car le film s’installe d’autant plus vite dans son sujet central : la jeunesse de Tolkien, marquée par sa relation avec Edith et son rôle actif dans le TCBS, qui constituent les deux volets essentiels du film. En ce sens, on a parfois l’impression de regarder l’adaptation de l’excellente biographie Tolkien et la Grande Guerre, de John Garth, et c’est tant mieux : la thématique est resserrée, et ce focus permet d’étoffer les événements abordés et de ne pas se perdre dans un catalogue d’épisodes et d’anecdotes jalonnant la vie de J.R.R. Tolkien. Cette perspective recentrée laisse le temps au film de rendre ses protagonistes attachants, qu’il s’agisse de Tolkien, Edith, mais plus encore, des membres du TCBS, joyeux drilles animés de rêves de refaire le monde, dont le traitement ici touche aux universaux de la jeunesse et se révèle d’autant plus pertinent pour un public plus large. On regrettera peut-être que le film s’attache à une structure scénaristique hollywoodienne canonique, avec ce moment où le héros « touche le fond » avant de remonter lentement la pente. Peu importe : le jeu des acteurs, le dynamisme de la narration, la qualité des décors et de la reconstitution, feront passer un bon moment au spectateur.

L'aspect biographique

Le film est peut-être plus problématique en ce qu’il retrace la biographie de J.R.R. Tolkien, auteur du Seigneur des Anneaux. Sans doute aurait-il été préférable d’aller un pas plus loin et de faire du TCBS et de ses quatre membres réguliers le sujet du film, et de suivre ces quatre protagonistes de manière à peu près égale. En effet, si le grand mérite du film est de ne pas écraser la vie de l’auteur Tolkien sous son œuvre monumentale, ses moments de plus criante faiblesse sont presque tous liés à cette volonté de faire le lien, d’une manière souvent artificielle et grossière, avec le Seigneur des Anneaux. Ainsi, la scène où Tolkien erre, hagard, sur un champ de bataille, et voit apparaître cavaliers, Nazgûl et un Seigneur des Ténèbres tout en fumerolles rougeoyantes, est certes l’une des plus emblématiques de la bande-annonce, mais elle jure avec le reste du film et paraît aussi maladroite que gratuite. De même, les scénaristes ont affublé Tolkien lieutenant d’un second appelé Sam Hodges, complètement inconnu au bataillon par ailleurs, ce qui donnent lieu à des scènes un peu bouffonnes où Nicolas Hoult, livide, gît dans un bas-côté, quand Sam lui dit « Vous allez y arriver Monsieur ! ». Ces revisites des scènes du Seigneur des Anneaux ne peuvent manquer de faire sourire, et affaiblissent un peu la tonalité du film, viennent en ébrécher la crédibilité. Cette « quête », qui sert d’ailleurs de fil conducteur au film, donne par ailleurs lieu à un pot-pourri de tous les périls des tranchées pendant la Guerre Mondiale : obus, attaques au gaz, lance-flammes, rats, etc. Cette revue presque exhaustive, censée se produire en seulement deux jours, frise là encore le ridicule. Enfin, Tolkien apparaît, dans ces scènes, comme un officier oublieux de ses hommes, de son devoir, prêt à courir et à faire courir des risques inconsidérés, un portrait qui, peu flatteur, ne découle que d’un parallèle postulé par les scénaristes entre son expérience des tranchées et la Quête de l’Anneau, et n’a donc que peu de rapport avec la réalité du personnage.

Hormis ces scènes de tranchées décevantes, et qui ne constituent heureusement qu’une partie congrue du film, Tolkien apparaît comme un personnage à part entière, avec ses rêves, ses difficultés, ses traits de caractère. Surtout, les scénaristes se sont attachés à étoffer le caractère d’Edith, autrement mal connu. Ici, on touche à la balance délicate entre la nécessité de procurer au public un film engageant, avec des protagonistes attachantes, et un réalisme attendu dans un biopic. Le personnage d’Edith est, très vraisemblablement, une invention complète des scénaristes, qui vient pallier le manque de données biographiques la concernant. Dans le film, Edith apparaît ainsi volontaire, audacieuse, mutine, vive d’esprit. C’est un choix qui fait sens, une licence artistique assumée, qui permet au spectateur de s’investir dans la relation romantique entre les deux jeunes orphelins.

Quelques erreurs embarrassantes

Mentionnons cependant quelques difficultés. D’une part, des entorses assez sévères à la chronologie réelle des événements donnent lieu, pour renouer avec la réalité des faits, à des scènes qui ne peuvent en aucun cas passer pour crédibles ; notamment, on verra Edith, alors fiancée, se promener seule et sans compagnie, comme entièrement libre de ses faits et gestes, sur un port d’embarcation de soldats, ce qui aurait été absolument impossible compte tenu des normes sociales de l’époque. D’ailleurs, la scène autre figure féminine de ces scènes est une prostituée, signe que la présence d’Edith n’est dû qu’à un ressort narratif qu’on a ici trop forcé. D’autre part, le film est absolument dépourvu de repères chronologiques, la Première Guerre Mondiale servant ici de bouée de secours au spectateur pour situer les faits dans la trame de l’Histoire. La chronologie est d’ailleurs quelquefois embrouillée ; ainsi, la dernière partie du film se passe des années après la fin de la Guerre, proche du début de la rédaction du Hobbit, donc se situant dans l’Oxford du tout début des années 1930. Or, dans cette partie, s’insère une scène qui, en toute logique, devrait immédiatement suivre la fin de la guerre… Il en découle une impression globale de confusion et d’imprécision qui aurait pu être facilement levée, moyennant un suivi plus précis et plus explicite de la chronologie réelle.

Ajoutons d’autre part que le film se permet quelques additions des plus curieuses. La première, c’est le goût prononcé d’Edith pour la tétralogie de Wagner, qui prend d’ailleurs une importance prépondérante dans le récit. Ce choix est d’autant plus saugrenu qu’il est établi que Tolkien affectait dans sa jeunesse un dédain envers l'œuvre de cet auteur, et qu'il ne l'a finalement découverte à l'opéra qu'à l'instigation de C.S. Lewis, des décennies plus tard. En outre, rien ne laisse suggérer qu’Edith l’appréciait, et on peut donc s'interroger sur ce choix ; mais nous en reparlerons. Une autre addition étrange est la suggestion, répétée, d’un amour homosexuel de GB Smith envers Tolkien. Rien ne vient étayer cette hypothèse dans les données biographiques dont nous disposons, et il semble qu’il s’agisse, là encore, d’une licence artistique.

Premier verdict

Malgré tout, on peut considérer que le film remplit son office, et de ce point de vue, je le recommanderai volontiers à des proches qui ignorent tout de Tolkien hormis qu’il est l’auteur du Hobbit et du Seigneur des Anneaux. Le film est d’autant plus efficace dans sa fonction biographique lorsqu’il oublie ces deux œuvres, et le plus souvent, il parvient sans effort à les faire oublier, à faire en sorte que le spectateur s’intéresse bel et bien à Tolkien, à Edith, au TCBS, et non à ce que le principal protagoniste a écrit. De ce point de vue, et en dépit de défauts parfois sévères, le film est une vraie réussite.

Les années de jeunesse de Tolkien, inspiration du Seigneur des Anneaux ?

Abordons maintenant le second volet de la critique. Car en effet, il ne s’agit pas du biopic d’un jeune anglais amoureux du début du vingtième siècle, mais bien de l’auteur de l’une des œuvres centrales du vingtième siècle, ayant transformé la littérature et le rapport à l’invention des mondes. Or l’une des ambitions de ce biopic est bien de montrer en quoi l’expérience vécue par Tolkien a pu informer le Seigneur des Anneaux. Il s’agit en quelque sorte de la prémisse du film : les années de jeunesse de Tolkien, son expérience de la Guerre, ont forgé son imaginaire pour donner lieu au futur Seigneur des Anneaux. Cette prémisse est d’autant plus curieuse que près d’une dizaine d’années sépare les derniers événements de jeunesse retracés dans le film des premières réactions balbutiantes du Hobbit, et huit encore de l’écriture des premiers chapitres encore incertains du Seigneur des Anneaux, en 1938.

Des Contes Perdus introuvables

En fait, le film fait l’impasse sur l’immense processus de genèse du légendaire tolkienien, de l’univers de la Terre du Milieu, processus qui a été magistralement décrit par Christopher Tolkien dans cette folle aventure éditoriale que sont les douze volumes de l’Histoire de la Terre du Milieu. Tout bonnement, le film fait l’impasse sur le développement du Silmarillion, et en particulier sur l’émergence et l’écriture des Contes Perdus. Il devient dès lors difficile pour le spectateur de comprendre comment des événements ayant eu lieu entre 1905 et 1917 ont pu inspirer une œuvre écrite deux décennies plus tard, et on saisit mieux la nécessité de garder le flou sur une chronologie qui rend l’ensemble inexplicable.

Outre l’entorse faite au réalisme des effets, ce choix scénaristique donne lieu à nombre d’occasions manquées, qui ne peuvent que laisser déçu le connaisseur de l’œuvre tolkienienne. En effet, ses années de jeunesse ont été marquées par des événements forts, en particulier en ce qui concernent sa relation avec Edith Bratt, qui se sont retrouvés transposés et transmués dans les Contes Perdus. Au chef de ceux-ci, on ne peut manquer de citer Edith dansant et inspirant à Tolkien la figure de Tinuviel - laquelle n’est mentionnée qu’à la toute fin, dans le paratexte du film – et cette scène clef du légendaire où Beren, simple mortel, la surprend dansant dans une clairière, et tombant éperdument amoureux d’elle. Aucune mention non plus de la Chaumière du Jeu Perdu, poème d’amour qu’il rédige pour Edith et qui structurera les futurs Contes Perdus. Et surtout, aucune mention de la Chute de Gondolin, paru dans une nouvelle édition il y a quelque mois aux éditions Bourgois et qui constitue le premier texte en prose de Tolkien s’inscrivant dans l’univers de la Terre du Milieu. Pourtant, c’est bien dans la Chute de Gondolin que se lisent le plus clairement les traumatismes de la Guerre.

Pourquoi ces omissions ? On ne peut manquer de s’interroger. Certes, le public est familier du Hobbit et du Seigneur des Anneaux, et ne l’est pas des Contes Perdus ; mais le Silmarillion est aujourd’hui de plus en plus connu, sinon de plus en plus lu, et les Contes Perdus le préfigurent directement. Occulter ce pan monumental de l’œuvre de Tolkien, qu’il aura cherché à faire publier à plusieurs reprises sans succès, qui a occupé l’essentiel de sa vie d’écrivain, ce n’est certes pas lui faire honneur.

Ce biais systématique est également visible dans les illustrations, nombreuses, qui tapissent les cahiers de Tolkien et les murs des diverses chambres qu’il occupe. Celles-ci, en effet, représentent des Nazgûl, des Gollum, la tour d’Orthanc… D’un côté, on apprécie que l’enracinement visuel très puissant de l’imaginaire tolkienien soit ainsi mis en avant, d’autant qu’il est méconnu. D’un autre côté, on regrettera qu’aucune de ces illustrations de Tolkien n’est authentique (ce qui se comprend bien, étant donné que le Tolkien Estate n’a pas donné son approbation pour le film), et plus encore, qu’elles ne soient fidèles à celles-ci ni d’un point de vue stylistique, ni d’un point de vue thématique. On est loin en effet des étranges et flottantes aquarelles des Ishnesses, ou du dessin méticuleux et coloré, qui s’exprimeront quelques années plus tard dans le Hobbit.

L'imagination vient d'ailleurs

Un autre regret de ce film vient de ce que l’essentiel de l’inspiration de Tolkien semble lui venir d’ailleurs. Parfois, ces suggestions ne sont pas sans pertinence ; le contraste entre la résidence de campagne de Sarehole Mill, dans laquelle Tolkien grandit, et la cité industrielle de Birmingham, suggère l’opposition entre le Comté et l’Isengard de Saruman d’une manière qui ne paraît pas hors de propos. Cependant, le film va parfois un peu trop loin dans ces allusions, dans deux exemples en particulier. D’abord, de nombreux éléments laissent lourdement entendre que l’idée de l’Anneau est empruntée à la tétralogie de Wagner consacrée à l’Anneau des Nibelungen — une source d’inspiration dont on sait pourtant qu’elle est fausse, même si Wagner et Tolkien se sont tous deux inspirés du même corps de légende germanique, mais en en faisant tout autre chose l’un et l’autre. C’est sans doute ce qui a conduit les scénaristes à faire d’Edith une passionnée de ces opéras, ainsi qu’on l’a relevé plus haut. Ensuite, l’idée que les langues ont besoin de mythes pour les sous-tendre, pour être réellement vivantes, idée chère à Tolkien et qu’il a développée tout au long de sa vie d’écrivain et de philologue, lui vient des suggestions explicites d’Edith d’abord, de Joseph Wright.

C’est une belle idée de donner un tel rôle à Edith, et cela participe de cette mise en relief d’un personnage qui serait autrement apparu bien pâlot, mais il n’en demeure pas moins que cela soulève une difficulté majeure. En effet, le film en vient parfois à suggérer, malgré lui sans doute, une certaine défaite de l’imagination : on n’imagine rien que ce que l’on vit, on n’invente rien, on transpose ce que l’on expérimente. Or, Tolkien a souvent insisté sur le caractère spontané, presque incontrôlable et comme organique, de son inspiration. Certes, ces artifices permettent de faire d’une gestation intérieure, qui passerait mal à l’écran, quelque chose de dynamique et de prenant. On peut donc, dans une certaine mesure, les excuser.

L'esthétique de la guerre dans le Seigneur des Anneaux : une transposition de la guerre des tranchées ?

Un dernier point nous paraît autrement plus problématique. En effet, Tolkien, dans le film, alors qu’il titube sur les champs de bataille de la Somme, hallucine, et voit, dans l’horreur des combats, émerger des Nazgûl munis d’une longue épée, des cavaliers s’affrontant, des scènes de bataille qui, finalement, évoquent le Seigneur des Anneaux et son atmosphère médiévale. Or Tolkien, précisément, a été critiqué pour avoir écrit une épopée qui finalement magnifie la guerre, en lui donnant de la grandeur, un éclat noble et grandiose dans ses affrontements, et surtout, une signification, un enjeu très clair, contrastant avec une Grande Guerre qui a été perçue par de nombreux autres écrivains comme un vaste charnier sinistre et sans raison d’être. Les batailles du Seigneur des Anneaux, les cavaliers radiants de lumière qui s’opposent aux forces des ténèbres, sont donc comme l’antithèse des combats sinistres de la Grande Guerre ; en même temps, une telle esthétique de la guerre a pu sembler conforter une propagande qui aurait visé à grimer l’horreur de la vie dans les tranchées. Il faut donc, et c’est une nécessité, chercher l’inspiration des grandes batailles chevaleresques du Seigneur des Anneaux ailleurs que dans la Grande Guerre, ou comme un contre-pied à ses tragédies. Et là encore, c’est bien plutôt dans le Silmarillion, avec sa Bataille de la Flamme Subite ou sa Bataille des Larmes Innombrables, qu’on peut lire l’influence des combats de la Grande Guerre, précisément parce que, dans ses batailles, la bravoure, le courage, l’épée, ne servent de rien face à la cruauté aveugle de l’arsenal meurtrier de l’ennemi.

En traçant un parallèle grossier et qui n’a pas lieu d’être, le film Tolkien se rend donc coupable d’occulter la complexité de la portée de l’œuvre de Tolkien, et mystifie complètement les relations qu’elle entretient avec la réalité de la Grande Guerre. Une fois encore, on comprend l’intention de l’équipe créatrice, de vouloir parler à ce que le public connaît de l’œuvre tolkienienne, à savoir le Seigneur des Anneaux ; mais c’est poser des parallèles qui ne tiennent que dans le jeu étroit de la fiction du film, et ne survivent à un examen approfondi ni des données biographiques, ni de la signification du légendaire.

Second verdict

En ce sens, le film échoue à remplir sa seconde mission de biopic, à savoir éclairer les rapports pourtant étroits entre l’œuvre si spéciale de Tolkien, et les événements tumultueux de sa jeunesse ; par souci de facilité et de toucher à une audience large, il perd l’occasion de proposer un contenu réellement éclairant.

Conclusion finale

On regardera donc Tolkien pour ce qu’il est, à savoir un film plaisant, efficace, d’une certaine façon réussi, mais qui, finalement, échoue à toucher l’essentiel de l’œuvre littéraire dont il tire pourtant sa notoriété.

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divertissements/adaptations/biopic_tolkien_fox/critique.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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