« Concernant… Le Trésor » ou comment une lettre transforme Le Silmarillion

Vivien Stocker — juillet 2022

Le 16 juillet 2022, une vente aux enchères de l'une des nombreuses lettres que Tolkien a pu écrire au cours de sa vie s'est tenue sur le site Heritage Auctions. Cette information pourrait s'arrêter là, la lettre n'être qu'une n-ième lettre sans intérêt ; pourtant, c'est ici tout l'inverse. Dans cette lettre se trouve un texte qui pourrait régler l'une des questions sur lesquelles Christopher Tolkien a buté lorsqu'il dut éditer Le Silmarillion à la place de son père : la manière dont le personnage de Húrin ramena le trésor de Nargothrond au Doriath, suivie de la création du Nauglamír qui entraina la ruine du Doriath et la mort du roi elfe Thingol. Mais avant de poursuivre par le contenu de cette lettre, revenons sur le contenu et la rédaction de ce chapitre 22 du Silmarillion intitulé « De la ruine du Doriath ».

Chapitre 22 — « De la ruine du Doriath »

Résumé du chapitre

Le chapitre 21 intitulé Túrin Turambar nous racontait comment à la suite de la captivité de Húrin par Morgoth, ses enfants Túrin et Nienor furent poursuivis par le mauvais sort jusqu'à en mourir. Au cours des évènements qui amenèrent à ces morts, le dragon Glaurung prit la ville de Nargothrond et fit sien son trésor, qui comportait notamment le Nauglamír, ou Collier des Nains. Glaurung finit par être tué par Túrin et le Petit-Nain Mîm prit temporairement possession du trésor. Le chapitre 22 s'ouvre donc sur la mort de Túrin et Nienor. Morgoth, loin d'en avoir terminé avec Húrin, décide de le libérer et de se servir de lui. Il avait en partie corrompu ses pensées en tordant la vérité des évènements, rendant Húrin fou de rage envers Thingol. À peine libéré, Húrin commença ses errances en Terre du Milieu, parcourant les lieux de sa précédente vie et de celles de ses enfants. Ainsi, il voulut retrouver Gondolin et ce faisant, il indiqua malgré lui la position à Morgoth. Ensuite, il alla sur la tombe de ses enfants, où il retrouva sa femme Morwen juste à temps pour lui dire adieu avant sa mort. À partir de cet instant, Húrin décida de chercher vengeance ; il se dirigea vers Nargothrond où il retrouva et tua Mîm, pour venger sa traitrise envers son fils. Il entra ensuite dans les ruines et s'appropria le Nauglamír. Il l'emporta au Doriath où il le jeta avec mépris aux pieds de Thingol comme prix de la mauvaise aide qu'il avait apporté à sa femme et sa fille. Cependant, Melian réussit à lui faire comprendre que c'était Morgoth qui avait distordu la vérité et que ni Thingol ni elle ne méritaient les reproches qu'Húrin avait formulés. Húrin ramassa alors le Collier et le tendit alors Thingol avec respect, en souvenir de lui. Il s'en fut alors et se jeta dans la mer.

Très vite, Thingol vit le potentiel du Nauglamír et envisagea d'y faire sertir le Silmaril ramené en dot par Beren pour sa fille Lúthien. Il demanda alors aux Nains de Nogrod qui travaillaient pour lui de se pencher sur cette œuvre. Les Nains acceptèrent, mais furent immédiatement possédés par le désir de s'approprier le Collier forgé par leurs ancêtres pour Finrod et le Silmaril, par la même occasion. Lorsque le travail fut accompli, Thingol voulu le passer à son cou, mais les Nains refusèrent de le lui donner. Thingol voulu les chasser, mais les Nains le tuèrent, puis fuirent en emportant le Nauglamír. Ils furent rattrapés et abattus sauf deux qui portèrent la nouvelle du massacre à Nogrod, prétendant que c'était Thingol qui avait ordonné cette tuerie pour éviter de payer leur travail. Les Nains de Nogrod levèrent alors une armée pour assiéger le Doriath. Pendant ce temps, le Nauglamír avait été rapporté à Melian, mais celle-ci avait pressenti la chute du Doriath ; elle légua le Nauglamír à Mablung, pour qu'il l'apporte à Lúthien, avant d'elle-même retourner en Valinor. Le Doriath n'étant plus protégée par le pouvoir de Melian, l'armée naine put pénétrer dans le palais et s'ensuivit une bataille et un pillage du palais elfe. Mablung n'eut pas le temps d'emporter le Nauglamír ; il fut tué et le Collier pris par les Nains. Beren et Lúthien furent prévenus du sac du Doriath et du vol du Silmaril ; Beren leva alors une troupe d'Elfes Verts et d'Ents, et prit l'armée naine en embuscade. Beren récupéra le Collier, mais laissa le reste du trésor volé dans la rivière, car celui-ci était désormais maudit. Lúthien passa le reste de sa vie à porter le Silmaril. Son fils Dior, en temps qu'héritier du trône du Doriath, tenta de restaurer la grandeur du royaume. À la mort de ses parents, il hérita du Nauglamír serti du Silmaril, mais il refusa de s'en séparer lorsque les fils de Fëanor le lui ordonnèrent. Les troupes des fils de Fëanor assaillirent alors le Doriath menant à sa chute finale et assassinèrent Dior. Pourtant, le Silmaril ne leur revint pas, car Dior réussit à le léguer à sa fille Elwing qui put s'enfuir.

Histoire de la rédaction de ce chapitre

Dès l'avant-propos du Silmarillion, le lecteur est prévenu du caractère en partie remanié du texte de Tolkien (ou plutôt des textes), par Christopher Tolkien. Ainsi, c'est en particulier le cas des « derniers chapitres (après la mort de Túrin Turambar) [qui] soulevaient des difficultés particulières puisque, n'ayant pas été retouchés depuis de nombreuses années, ils étaient sous certains aspects en profond désaccord avec les conceptions plus amplement développées des autres parties du livre. ». Le chapitre 22 est à ce titre un exemple concret du travail éditorial et auctorial de Christopher Tolkien, puisqu'ainsi qu'il l'explique dans la citation ci-dessus, cette histoire n'avait pas été retouchée depuis longtemps par son père ; divers éléments étaient donc en contradiction les uns avec les autres et Christopher Tolkien dut alors modifier, voire inventer, certains détails. Il en fait le résumé dans The War of the Jewels (ci-après HoMe XI), p. 354-356.

La toute première version de ce passage fut écrite par Tolkien vers 1918-1919, dans les Contes perdus « Turambar et la Foalókë » (Le Livre des Contes Perdus, p. 402-404) et « Le Nauglafring » (Le Livre des Contes Perdus, p. 517-537). Dans cette version, après que Melko l'a libéré, Úrin rassemble une troupe d'Elfes sauvages et la mène aux cavernes de Rodothlim, la Nargothrond primitive, où il trouve Mîm sur le trésor. Mîm est tué et le trésor emporté au palais de Tinwelint (la première version de Thingol) et jeté à ses pieds. Úrin s'en va pour mourir. Sa troupe d'Elfes ne veut pas partir sans le trésor, alors il s'ensuit un affrontement entre les Elfes de Tinwelint et eux. Gwenniel, ou l'équivalent de Melian, prévient Tinwelint que le trésor est maudit ; cependant, ce dernier captivé par le trésor choisit de ne pas s'en séparer. Sur les conseils d'un elfe, Ufedhin, il fait sertir le Silmaril sur un collier qu'il fait forger par les Nains, alors appelé Nauglafring. S'ensuit une querelle entre les Nains et Tinwelint, qui refuse de les payer à la hauteur de leurs attentes ; ces derniers repartent à Nogrod. Là, une armée de Nains et d'Orques mercenaires est levée et, guidée par un elfe traître, réussit à franchir la magie de Gwenniel et à entrer dans le palais de Tinwelint. Tinwelint est tué et le Nauglafring pris, ainsi que le trésor emporté vers Nogrod. Dans le même temps, le chien Huan part prévenir Beren et Lúthien des derniers évènements. Beren lève une troupe d'Elfes Verts et prend les Nains en embuscade, récupère le Silmaril. La fin du conte est similaire à celle du Silmarillion.

Les principales différences entre la première version des Contes perdus et la version de Christopher Tolkien dans le Silmarillion sont la présence d'une troupe pour aider Úrin, tandis qu'il est seul dans le Silmarillion ; par extension, le combat entre cette même troupe et les elfes de Tinwelint ; la personne qui a l'idée de sertir le Silmaril sur le Collier, qui n'est pas Tinwelint, mais un autre elfe. Plus important, la version des Contes diverge sur les raisons de l'affrontement entre Tinwelint et les Nains : ici, c'est le refus de Tinwelint de les payer à hauteur de leur travail qui en est la cause, quand c'est le désir pour le Collier et le Silmaril qui les rend inamicaux dans le Silmarillion. Dans ce dernier, Thingol est tué sur-le-champ, alors que Tinwelint n'est abattu qu'au retour de l'armée naine. Le rôle de Melian est également différent : dans le Silmarillion, elle quitte le Doriath et de ce fait, sa Ceinture de protection tombe, laissant passer les Nains, quand dans le conte, elle reste au palais, mais la présence d'un elfe traître permet aux Nains de pénétrer la barrière.

Quelques années plus tard, en 1926, Tolkien retourne à ce chapitre dans l'Esquisse de la Mythologie (La Formation de la Terre du Milieu, ci-après HoMe IV, p. 44-46). Si le texte est beaucoup plus court que le Conte, il comporte des différences importantes, malgré un schéma général identique. D'abord, ce ne sont plus des Elfes que Húrin réunit autour de lui, mais des hors-la-loi et, bien que cela ne soit pas écrit textuellement, le texte semble suggérer qu'ils l'aident à réunir l'or de Nargothrond et à l'amener à Thingol. Húrin fait ses reproches avant d'être chassé par Thingol, mais il n'y a pas d'affrontement avec la troupe de Húrin. Thingol commence à avoir l'esprit corrompu par le trésor et fait venir des Nains de Nogrod et Belegost pour qu'ils créent un collier spécifiquement pour le Silmaril. Les Nains vont pour trahir Thingol et celui-ci refuse de les payer avant de les chasser. Ils reviennent avec une armée et, aidés d'Elfes, tuent Thingol et saccagent le palais. Melian fuit chez Beren et Lúthien ; Beren réunit des Elfes, embusque les Nains et récupère le Nauglafring. La suite est similaire. Pour un parallèle plus détaillé entre le conte et l'Esquisse, voir le compte-rendu qu'en fait Christopher Tolkien dans HoMe IV, p. 73-77.

À la suite de l'Esquisse, Tolkien en écrit une « refonte et une expansion » sous la forme de la Quenta, HoMe IV p. 150-154 (et dans une moindre mesure, dans les Premières Annales du Beleriand, HoMe IV p. 333-334 et leur réécriture de 1937, les Nouvelles Annales du Beleriand, La Route Perdue, ci-après HoMe V, p. 165). Dans ce texte, Húrin rassemble toujours un groupe de hors-la-loi qu'il guide jusqu'à Nargothrond où ils trouvent Mîm avec d'autres nains et le trésor maudit. Les hors-la-loi les tuent (bien qu'Húrin tente de l'éviter), mais ensuite la malédiction du trésor les fait s'entretuer. Húrin reste seul et se rend donc chez Thingol pour lui demander de l'aide pour réunir et rapporter le trésor. Là encore, Húrin répand le trésor et insulte Thingol, qui reste stoïque. Húrin s'en va et erre avant de se jeter dans la mer. Thingol reste à admirer le trésor qui commence à le corrompre. Il invite des Nains et les emploie à forger l'or et l'argent, en particulier sur un collier serti du Silmaril. Les Nains sont peu à peu corrompus à leur tour et veulent s'approprier le Silmaril ; de son côté, Thingol refuse de les payer à leur juste valeur. Cela provoque des affrontements entre Elfes et Nains, dont une partie de ces derniers est chassée et revient avec une armée. Toujours aidés d'Elfes traîtres, les Nains pénètrent le Doriath, Thingol est tué et le palais pillé. Melian reste intouchable et part prévenir Beren et Lúthien. Il tend une embuscade aux Nains avec l'aide d'Elfes Verts et récupère le Nauglafring, le collier des Nains, qu'il donne à Lúthien. À sa mort, celui-ci va à Dior, puis à Elwing lorsque le Doriath est assailli par les fils de Fëanor. Ici, la principale différence, c'est l'aide que Húrin doit demander à Thingol pour rapporter le trésor au Doriath, vu que ses compagnons hors-la-loi ont disparu auparavant. Là encore, Christopher Tolkien étudie en longueur les différences apportées à ce passage, HoMe IV, p. 208-212 pour la Quenta et p. 352 s.v. Annales 201 et 202.

Vers le milieu des années 1930, Tolkien révise une nouvelle fois la Quenta, sous la forme de la Quenta Silmarillion, qu'il enverra avec un ensemble de textes à son éditeur Allen & Unwin à la suite du succès du Hobbit. Malheureusement, cette Quenta Silmarillion reste inachevée : « les parties manquantes du récit […] sont : la majeure partie du conte de Túrin, la destruction du Doriath, la chute de Gondolin, et la première partie du conte d'Eärendil. Mais mon père n'a jamais repris ces contes (dans la tradition du “Silmarillion”, s'entend […]) » (commentaire de Christopher Tolkien, HoMe V, p. 362-363). Tolkien ne retouchera pas à ces passages avant les années 1950-1951, après qu'il eut terminé l'écriture du Seigneur des Anneaux, et même alors, cela reste limité à quelques notes.

Ainsi, dans le Conte des Années (HoMe XI, p. 342-356), une série d'annales en plusieurs versions accompagnant les Annales Grises, Tolkien revient sur les évènements du Doriath. Dans la première version, l'histoire est sensiblement celle de la Quenta (probablement écrite à la même époque que cette dernière) : c'est Thingol qui demande à faire forger le Collier, il y a querelle avec les Nains, invasion du Doriath et assassinat de Thingol, Melian retourne en Valinor et Beren reprend le collier. Dans les deuxième et troisième versions datant des années 1950, certaines différences importantes sont introduites : après l'invasion du Doriath et la mort de Thingol, le Nauglamír n'est pas pris par les Nains, mais par Melian, qui l'apporte en mains propres à Beren et Lúthien ; l'armée naine n'est alors plus détruite par ce dernier, mais par deux fils de Fëanor, Celegorm et Curufin, qui espèrent récupérer le Silmaril dans le trésor pillé. Le Nauglamír étant au cou de Lúthien, ils n'osent pas l'attaquer, et retardent donc leur assaut après sa mort, lorsque Dior a hérité du collier et pris la royauté au Doriath. Dans la dernière version, Tolkien introduit le fait que Húrin récupère lui-même le trésor à Nargothrond et le jette au pied de Thingol. En même temps, en face de l'entrée concernant l'invasion des Nains, il griffonne un grand X et un « ne peuvent pas » que Christopher Tolkien interprète comme « les Nains ne peuvent pas passer la Ceinture de Melian ». C'est en effet un sujet sur lequel Tolkien évolue beaucoup à travers les différentes versions ; une note griffonnée que Christopher Tolkien pense dater de la même époque indique :

Une armée hostile ne peut pas entrer au Doriath ! D'une manière ou d'une autre, il faut s'arranger pour que Thingol soit attiré à l'extérieur ou incité à partir en guerre au-delà de ses frontières et qu'il y soit tué par les Nains. Puis Melian s'en va, et la ceinture étant supprimée le Doriath est ravagé par les Nains.

La toute dernière fois où Tolkien revient sur ces évènements (du moins, jusqu'au fameux essai retrouvé récemment), c'est en 1963 dans une lettre à un lecteur (Lettres, p. 469), dans laquelle Tolkien aborde le fait que les Ents accompagnaient Beren lorsqu'il intercepta l'armée naine après le sac du Doriath et qu'il récupéra le Collier serti du Silmaril, revenant en cela sur la conception antérieure au Conte des Années.

Húrin et Morwen à la Pierre des Infortunés (© Ted Nasmith)

À la fin du chapitre sur le Conte des Années (HoMe XI, p. 354-356), Christopher Tolkien revient sur la conception du chapitre 22 du Silmarillion, à partir de toutes ces versions divergentes. En effet, en 1974, lorsqu'il commence le travail de réunion et d'édition des textes destinés à devenir le Silmarillion, il se trouve confronté à de nombreuses divergences incompatibles les unes avec les autres :

  • Comment le trésor parvient-il jusqu'au Doriath ? Porté par une troupe guidée par Húrin, par les Elfes de Thingol sur la demande de ce dernier, ou encore apporté par Húrin en totalité ou en partie ?
  • Quelle est la raison de l'inimitié entre Thingol et les Nains ? Le refus de les payer à leur juste valeur et leur avidité pour le trésor et le Silmaril ?
  • Comment l'armée naine pénètre-t-elle le Doriath, si la Ceinture de Melian est toujours là ?
  • Enfin, le Nauglamír est-il pris par les Nains au Doriath puis récupéré par Beren lors de l'embuscade ou bien le collier est-il apporté par Melian à Beren, tandis que ce sont les fils de Fëanor qui abattent l'armée naine ?

Sur la base de ces questions, Christopher prit ainsi le parti d'écrire une version quelque peu alternative de l'histoire :

Dans l'histoire qui apparaît dans le Silmarillion, les hors-la-loi qui vinrent avec Húrin à Nargothrond furent éliminés, tout comme la malédiction de Mîm ; et le seul trésor que Húrin prit à Nargothrond était le Nauglamír — qui est ici supposé avoir été créé par les Nains pour Finrod Felagund, et qui était ce qu'il prisait le plus dans tout le trésor de Nargothrond. Húrin était représenté comme finalement libéré des illusions inspirées par Morgoth lors de sa rencontre avec Melian à Menegroth. Les Nains qui sertirent le Silmaril sur le Nauglamír étaient déjà à Menegroth, occupés à d'autres ouvrages, et ce sont eux qui tuèrent Thingol ; à ce moment le pouvoir de Melian est retiré de Neldoreth et de Region, et elle disparaît de la Terre du Milieu, laissant le Doriath sans protection. L'embuscade et la destruction des Nains à Sarn Athrad sont redonnés à Beren et aux Elfes Verts (suivant la lettre de mon père en 1963 […], bien qu'il dise alors que « Beren n'avait pas d'armée »), et de la même source les Ents, « Bergers des Arbres », furent introduits.
Cette histoire ne fut pas conçue à la légère ou facilement, mais fut le résultat de longues expérimentations parmi les conceptions alternatives. […] Il est, et était, évident qu'une étape fut franchie d'un ordre différent des autres « manipulations » des écrits de mon père, au cours du livre. […] Il semblait alors qu'il y avait des éléments inhérents à l'histoire de la Ruine du Doriath telle qu'elle existait qui étaient radicalement incompatible avec « Le Silmarillion » tel qu'envisagé, et qu'il y avait un choix inéluctable à faire : soit abandonner cette conception, soit altérer l'histoire. Je crois désormais que ce fut un point de vue erroné, que les difficultés indubitables auraient pu, et auraient dû, être surmontées sans pour autant dépasser les limites de la fonction éditoriale.

Ce que Christopher Tolkien ne savait alors pas, c'est qu'il existait une autre version plus récente de l'histoire écrite par son père, laquelle réglait, au moins en partie, les difficultés en question. C'est cette fameuse lettre évoquée en introduction de cet article, comportant un essai intitulé « Concernant… Le Trésor ».

« Concernant… Le Trésor »

En 1964, Tolkien écrivit une lettre en réponse à une certaine Mrs Elgar qui lui demandait des informations complémentaires sur le poème « Le Trésor » publié dans les Aventures de Tom Bombadil et qui raconte comment un ancien trésor passe de propriétaire en propriétaire (un nain, puis un dragon et enfin un homme) et comment chacun l'un après l'autre trouve la mort à cause de la malédiction qui pèse sur l'or. Ce poème est selon Tolkien, censé être un rappel des évènements tragiques du Premier Âge de la Terre du Milieu, en particulier de la légende du trésor de Nargothrond qui passe entre les mains de Glaurung, puis Mîm, puis Húrin. Dans cette lettre, Tolkien s'étend durant neuf pages sur un résumé de la fin des évènements du Premier Âge ; sur trois d'entre-elles, il s'attarde notamment sur la chute du Doriath.

Pourquoi le texte est-il intéressant ? Eh bien, selon la date, il a été envoyé en 1964 par Tolkien ; or la version de l'histoire du trésor de Nargothrond et du pillage du Doriath est sensiblement différente de la dernière version, qui remonte aux années 1950 dans le Conte des Années, ou même encore de la version intermédiaire de la Quenta des années 1930. Ici, il semble plutôt que Tolkien écrive la lettre en se fondant de mémoire sur les versions des Contes perdus et de l'Esquisse, près de trente ans après leur écriture. Malheureusement, Tolkien ne fit pas de copie de cette lettre pour lui-même ou ses héritiers ; des extraits seront publiés en 1984, dans le catalogue Sotheby’s English Literature and English History, du 6-7 décembre 1984, mais qui n'auront pas trait à notre sujet. Lors de cette vente, la lettre est vendue à un libraire privé sans doute pour le compte d'un collectionneur et la lettre disparaitra de la circulation sans que son contenu ne soit connu jusqu'en 2022 et cette vente aux enchères, pour laquelle le site Heritage Auctions propose des images de l'intégralité du texte, permettant ainsi d'en prendre connaissance.

Dans cette lettre, Tolkien réintroduit « une grande compagnie de violents hors-la-loi » qu'il avait finalement mise de côté dans la Quenta, mais qu'il avait réinséré dans les Errances de Húrin, publié dans HoMe XI, et dans lequel on suit Húrin entre le moment où il est libéré par Morgoth et sa venue à Nargothrond. On le verra dans quelques instants, celle-ci va servir à régler le point le plus problématique de ce chapitre.

Comme auparavant, la troupe parvient à Nargothrond et tue Mîm, avant de récupérer le trésor et de l'apporter à Thingol. Húrin insulte ce dernier, mais celui-ci reste patient et courtois, allant même jusqu'à affirmer que c'est lui, les Elfes et les Hommes qui sont redevables à Húrin pour « sa grande valeur lors de la dernière Grande Bataille ». Húrin n'en a que faire et repart libre, mais seul. Sa troupe reste au palais, mais la malédiction du trésor commence son action sur les hommes ainsi que sur Thingol. À nouveau, comme dans le conte perdu, les hors-la-loi affirment avoir la possession du trésor, ce que Thingol refuse ; il s'ensuit alors un combat acharné entre ses troupes et les hors-la-loi, dans lequel ces derniers sont tous abattus.

Thingol, de plus en plus obsédé par le trésor, fait venir les Nains de Belegost et Nogrod (comme dans l'Esquisse), et leur demande de forger l'or et l'argent. En passant, Tolkien introduit une soif particulière de Thingol pour l'argent, caractéristique qu'il avait déjà évoquée dans le Hobbit (« Si le Roi elfe avait une faiblesse, c’était la convoitise des biens précieux, surtout l’argent et les pierres blanches », chapitre 8), mais absente des versions principales de l'histoire. Contre paiement, les Nains acceptent de venir. Ils forgent notamment le Collier pour le Silmaril, mais plus le travail avance et plus Thingol commence à regretter l'accord. En particulier, et c'est tout à fait nouveau, Thingol souhaite faire faire « un double trône d'argent et de gemmes pour lui-même et Melian la Reine » (encore un accent mis sur l'argent), qu'il ne pourra pas avoir s'il paye les Nains à la hauteur de l'accord passé. Thingol leur propose moins que prévu, ce qui provoque leur colère, amplifiée par la malédiction du trésor qui commence aussi à agir sur eux. Les Nains osent alors demander la totalité du reste du trésor en paiement, mais repartent finalement les mains vides. Ayant levé une armée, ils reviennent envahir le Doriath.

Toutefois, dans toutes les versions précédentes, Tolkien se trouvait dans un certain inconfort pour justifier la manière dont les Nains pouvaient pénétrer le Doriath, alors protégé par la Ceinture de Melian. Il utilise généralement des Elfes traîtres pour faire entrer les Nains. Vers les années 1950, il suggère même à un moment qu'« il faut s'arranger pour que Thingol soit attiré à l'extérieur ou incité à partir en guerre au-delà de ses frontières et qu'il y soit tué par les Nains. Puis Melian s'en va, et la ceinture étant supprimée le Doriath est ravagé par les Nains. ». Pourtant, dans « Concernant… Le Trésor », c'est une autre solution ingénieuse que Tolkien utilise :

Auparavant [envahir le Doriath] aurait été impossible, grâce à la Ceinture de Melian, une clôture invisible maintenue par son pouvoir et sa volonté à travers laquelle quiconque ayant de mauvaises intentions ne pouvait passer. Mais soit la clôture avait été dépouillé de son pouvoir par le mal à l'intérieur, soit Melian l'avait enlevée dans son chagrin et horreur devant les actes qui avaient été perpétrés. L'armée naine entra au Doriath et la plupart des guerriers de Thingol périrent. Ses halles furent violées et lui-même fut tué. (nous soulignons)

En d'autres termes, du fait du sang des hors-la-loi et des Elfes Gris versé dans le palais lors du combat précédent, la Ceinture de Melian tombe, soit par la corruption due aux actes eux-mêmes, soit par la culpabilité de Melian de n'avoir pas pu empêcher ce massacre, laissant le champ libre aux Nains d'entrer au Doriath et de faire leur office. Ainsi, très simplement, par la réintroduction des hors-la-loi, Tolkien règle deux problèmes : comment le trésor arrive au Doriath et comment les Nains y pénètrent. Une solution qui aurait, s'il l'avait connue, évité à Christopher Tolkien l'invention de 1) la création du Collier pour Finrod, 2) le fait, par extension, que Húrin ne rapporte que celui-ci du trésor de Nargothrond à Thingol, 3) que seuls les Nains soient responsables du chaos en refusant de rendre le Collier à Thingol et 4) que ça soit la mort de Thingol par les forgerons qui provoque la chute de la Ceinture de Melian, laissant le champ libre à l'armée naine de revenir piller le palais. La solution de Christopher Tolkien, bien que séduisante, est de plus en contradiction avec le récit du chapitre 8 du Hobbit où il est raconté, en cohérence avec les versions des années 1930, que

Au temps jadis, [les elfes] avaient fait la guerre à certains nains, qu’ils accusaient d’avoir volé leur trésor. Il faut dire, en toute justice, que les nains ne le voyaient pas de cet œil, disant qu’ils n’avaient fait que reprendre leur dû, car le Roi elfe avait fait appel à eux pour façonner son or et son argent bruts, puis avait refusé de les rémunérer. (nous soulignons)

Dans la suite de « Concernant… Le Trésor », Tolkien continue d'insérer des éléments nouveaux. Ainsi, il introduit l'idée, incongrue après l'invasion et le meurtre de Thingol, d'un certain honneur de l'armée naine :

Selon l'honnêteté naine, cependant, rien ne fut pris de tous ses trésors, sauf le trésor de Nargothrond. Ce que les Nains prétendaient désormais : une part en paiement du marché, une part comme récompense pour la promesse rompue et pour le besoin de faire appel à une grande expédition pour obtenir réparation. De même (exhortaient-ils maintenant) le trésor avait été pris avec violence et meurtre à un Nain (bien que Mîm ne soit en fait pas apparenté aux Nains des montagnes orientales).

Toutefois, malgré les « avertissements des plus sages d'entre eux », ils se détournent de leur honneur et s'accaparent le Collier des Nains sur la dépouille de Thingol, prétendant être les seuls à pouvoir retirer le Silmaril du Collier, pour se l'approprier. Des messagers ayant réussi à fuir le Doriath parviennent à alerter Beren, qui comme auparavant, tend une embuscade aux Nains sur le chemin du retour et récupère Collier et Silmaril, qu'il transmet à Lúthien. Cette dernière le porte toute sa vie, puis le lègue à leur fils Dior, puis à Elwing à la mort de celui-ci.

Conclusion

On l'a vu, dans le Silmarillion, Christopher prévenait le lecteur du caractère partiellement artificiel du chapitre 22 ; d'ailleurs ce chapitre en particulier « fournit un exemple frappant des qualités d'écrivain de Christopher Tolkien », ainsi que le remarque Vincent Ferré dans The Great Tales Never End ; un passage qui par le passé a d'ailleurs pu être loué par des commentateurs comme Tom Shippey, croyant y voir la main de Tolkien lui-même. Pour autant, cela reste un travail d'invention de Christopher Tolkien afin de rendre l'histoire de la chute du Doriath compatible avec la structure du Silmarillion. En effet, les principaux écueils du chapitre 22 proviennent de la manière dont le trésor maudit de Nargothrond parvient au Doriath et comment l'armée naine y pénètre par la suite. Christopher Tolkien choisit de supprimer ces écueils en resserrant temporellement l'intrigue : il intègre la création du Nauglamír et le meurtre de Thingol bien plus tôt, et explique la disparition de la Ceinture par le départ de Melian, ce qui permet à l'armée naine d'entrer et de piller le Doriath.

Pourtant s'il avait eu connaissance de « Concernant… Le Trésor », il n'aurait pas eu à en passer par là, car dans ce texte Tolkien règle de lui-même ces incompatibilités. Ainsi, au fil des versions, il semble que Tolkien ait été sûr d'une chose : c'est l'intégralité du trésor qui doit aller au Doriath pour que la malédiction fasse son office et que Thingol soit amené à faire forger le Nauglamír pour le Silmaril, provoquant ainsi à son corps défendant l'enchaînement des évènements funestes qui mènent à la chute du Doriath. Dans « Concernant… Le Trésor », en 1964, c'est toujours ainsi qu'il l'envisage. Ce trésor doit être apporté par une troupe (la version de la Quenta où Húrin demande de l'aide à Thingol avant de l'insulter n'est pas satisfaisante d'un point de vue moral, et celle où il apporte seul la totalité du trésor, peu vraisemblable). Là encore, « Concernant… Le Trésor » règle la question en rappelant la troupe de hors-la-loi comme artefact temporaire, dont il se débarrasse immédiatement dans le combat entre elle et les Elfes. Ce massacre va plus tard servir de raison à Tolkien pour justifier la chute de la Ceinture de Melian et permettre l'invasion de l'armée naine, un point qui l'a semble-t-il toujours gêné. Par la présence du trésor maudit, Thingol est amené à faire forger le collier pour le Silmaril par les Nains, mais à la fois par son avarice et parce que les Nains sont eux aussi tombés sous le coup de la malédiction, ceux-ci sont chassés de Doriath, ce qui entraîne la levée de leur armée, l'assaut du Doriath et la mort de Thingol. Ici, les torts sont ainsi partagés entre Thingol et les Nains, plutôt que portés seulement par ces derniers dans la version de Christopher Tolkien.

Ainsi, d'une simple lettre réapparue au détour d'une vente aux enchères, on prend connaissance d'une nouvelle version d'une partie du Silmarillion.

Bibliographie

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  • Ferré Vincent, « The son behind the father », in The Great Tales Never End, édité et dirigé par Richard Ovenden & Catherine McIlwaine, Bodleian Library Publishing, 2022, p. 53-69.
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  • Piétrus Cédric, Of the ruin of Doriath – Autopsie d’un chapitre, site de JRRVF, 2006.
  • Scull Christina & Wayne Hammond, 'Of the Ruin of Doriath', The J.R.R. Tolkien Companion and Guide, Reader's Guide Part II, HarperCollinsPublishers, 2017, p. 1119-1125.
  • Concerning ... 'The Hoard', Tolkien Gateway, (consulté le 17 juillet 2022).
  • Tolkien J.R.R., La Formation de la Terre du Milieu, L'Histoire de la Terre du Milieu vol. 4, édité par Christopher Tolkien, traduit par Daniel Lauzon, Christian Bourgois éditeur, 2007.
  • —, La Route Perdue, L'Histoire de la Terre du Milieu vol. 5, édité par Christopher Tolkien, traduit par Daniel Lauzon, Christian Bourgois éditeur, 2008.
  • —, Le Hobbit, traduit par Daniel Lauzon, Christian Bourgois éditeur, 2022.
  • —, Le Livre des Contes Perdus, L'Histoire de la Terre du Milieu vol. 1 et 2 en édition compacte, édité par Christopher Tolkien, traduit par Adam Tolkien, Christian Bourgois éditeur, 2001.
  • —, Le Silmarillion, édité par Christopher Tolkien, traduit par Daniel Lauzon, Christian Bourgois éditeur, 2021.
  • —, Lettres, édité par Humphrey Carpenter avec l'aide de Christopher Tolkien, traduit par Delphine Martin et Vincent Ferré, Christian Bourgois éditeur, 2005.
  • —, The War of the Jewels, The History of Middle-earth vol. 11, édité par Christopher Tolkien, HarperCollinsPublishers, 2002.

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tolkien/etudes/concernant_le_tresor.txt · Dernière modification: 02/04/2024 16:30 par Druss
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