Cet article a été publié dans l'ouvrage Tolkien, le façonnement d'un monde, volume 1 — Botanique & Astronomie.
Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
Titre complet : « Des lettres lunaires et du nouvel an des Nains — Les Nains et le cycle métonique »
— Eh bien, joyeuses gens ! dit Bilbo, passant la tête au-dehors. Quelle heure est-il à la Lune ? Votre berceuse réveillerait un gobelin ivre ! Mais je vous en remercie.
— Et vos ronflements réveilleraient un dragon de pierre — mais on vous remercie, répliquèrent-ils en riant.
(Bilbo le Hobbit, ch. 19)
ous devons admettre que nous n’avons pratiquement aucune certitude quant à la façon dont les Nains de la Terre du Milieu appréhendaient le temps et le structuraient. Autant J. R. R. Tolkien est prolixe en détails, dans l’appendice D du Seigneur des Anneaux, au sujet des calendriers en vigueur chez les Elfes d’Imladris, les Hobbits de la Comté et les Hommes de Númenor ou du Gondor, autant les modes de calcul du temps chez les Nains y sont passés sous silence.
La logique voudrait cependant que les activités chthoniennes des Nains rendent indispensables la mesure du temps avec les moyens à leur disposition. Pour compter les heures, nous pouvons imaginer des instruments tels que les sabliers ou les clepsydres ; pour différencier les jours des nuits, notre connaissance des mines de la Moria nous permet de savoir que les Nains aménageaient des fenêtres ou des puits de lumière tournés vers l’extérieur. Nous ignorons quel degré de perfectionnement était atteint dans le percement de ces ouvertures et si elles pouvaient servir, comme les gnomons ou les cadrans solaires, à suivre le positionnement des ombres selon des repères marquant les saisons. Toutefois, la tombe de Balin, aménagée à la hâte dans la Salle des Archives (Mazarbul) — à défaut d’être correctement dissimulée comme celles des précédents seigneurs de la Moria — occupe l’emplacement d’une table de pierre très exactement éclairée par un faisceau de lumière diurne, venant d’une ouverture verticale pratiquée sur le flanc oriental de la Montagne1).
Cet article a été publié dans l'ouvrage Tolkien, le façonnement d'un monde, volume 1 — Botanique & Astronomie.
A priori, ce sont les seuls moyens simples de calcul du temps que nous pouvons imaginer, si nous écartons l’hypothèse des horloges2). Nous ne disposons d’aucun vocabulaire spécifiquement nain pour désigner les heures, les jours, les semaines ou même les mois3). S’agissant de l’observation du rythme des années, le Silmarillion nous apprend qu’à Nogrod, les Nains avaient jadis pour coutume de fêter le solstice d’été (midsummer)4). On pourrait en déduire l’existence d’un calendrier fixé sur le rythme des saisons et du Soleil. Cependant, comme nous l’expliquerons dans cette étude, le système calendaire nain était en réalité luni-solaire. Toujours est-il qu’un mode de vie majoritairement troglodytique n’était pas la seule justification du besoin que pouvaient avoir les Nains de mesurer le temps. Leurs activités commerciales avec les populations elfiques et humaines leur imposaient certainement de respecter les saisons — par exemple celles des foires ou des marchés dans leurs échanges avec les habitants de Dale ; celles des dates de récolte pour les végétaux et d’abattage pour les animaux, s’agissant des denrées qu’ils troquaient contre leur propre production, métaux, armes, bijoux, outils…
Calculer le temps est une chose ; en tenir le comput en est une autre. Or il existe, à notre connaissance, une seule trace d’une datation naine dûment consignée. Elle ne figure ni dans The Peoples of Middle-Earth, ni dans les Contes et légendes inachevés, ni même dans les appendices du Seigneur des Anneaux, textes riches au sujet des Nains5) mais ne contenant néanmoins pas un mot sur leur(s) calendrier(s). Cette seule trace de datation naine se trouve dans la numérotation des pages du livre de Mazarbul dont Gandalf donne une description précise6) : Le premier feuillet qu’il lit est numéroté « 1–3 » où le chiffre « 1 » marque l’an premier de l’installation de Balin et ses compagnons dans la Moria, tandis que le chiffre « 3 » indique qu’il s’agit de la troisième page des annales pour cet « An Un » (Gandalf présume qu’il manque les deux premières pages de la chronique). Un peu plus loin, Gandalf termine sa lecture sur une page numérotée « 5 », laquelle atteste que l’installation de la colonie naine a duré à peine un lustre. Ici encore, l’indice est isolé et nous serions bien en peine de conclure que chaque implantation naine tenait son comput local inauguré avec l’installation de la colonie. Par exemple, l’an 1999 du Troisième Âge7) est-il l’an 1 de la colonie d’Erebor ? Difficile de le certifier. Cependant, les annales de l’appendice B du Seigneur des Anneaux en font l’année durant laquelle Thráin « fonde » le Royaume sous la Montagne. À titre de comparaison, on sait que le « Comput de la Comté » débute avec l’arrivée des Hobbits dans ladite Comté…
Quoi qu’il en soit, les Nains disposaient bien de leur calendrier, sinon de leurs calendriers. Pour en connaître le fonctionnement plus précis, il faut se reporter à d’autres indices, également très minces, qui se résument à quelques allusions figurant principalement dans le récit de Bilbo le Hobbit. Comme nous allons le démontrer dans cet essai, nous pouvons néanmoins en déduire de nombreuses informations, dont l’étude se révélera riche en surprises…
out d’abord, nous étudierons l’inscription « magique » sur la carte de Thrór remise à Thorin par le mage Gandalf, inscription dissimulée qui ne peut se dévoiler au lecteur que lorsque des circonstances bien particulières sont respectées8) :
Les lettres lunaires sont des lettres runiques, mais invisibles lorsqu’on les regarde de face. On ne peut les voir que quand la lune brille par-derrière et, qui plus est, avec la sorte la plus ingénieuse, ce doit être une lune de la même forme et de la même saison que le jour où elles furent tracées.
Elrond déchiffre l’inscription « la veille du solstice d’été »9) alors que la « lune brillait en un grand croissant d’argent »10). Sa toute première explication, avec sa très vague « même saison », offre une trop grande latitude d’interprétation, mais il vient aussitôt apporter une importante précision11) qui lève toute ambiguïté :
Celles-ci ont dû être écrites il y a bien longtemps une veille de solstice d’été par une lune à son premier quartier.
Les lettres lunaires deviennent ainsi visibles lorsqu’une même phase de Lune survient exactement le même jour de l’année. Leur apparition exige de réunir une même configuration lunaire et une même configuration solaire. Quelles peuvent-être les conditions à respecter pour observer ce phénomène ? La réponse est connue des astronomes depuis l’Antiquité. Les mêmes phases de la Lune se reproduisent tous les 29,53 jours environ12). C’est ce que l’on appelle le mois synodique lunaire. De son côté, l’année tropique solaire dure approximativement 365,24 jours13). En cherchant un multiple commun, nous pouvons établir que 19 années tropiques ne diffèrent de 235 mois synodiques que d’à peine plus de deux petites heures :
235 mois synodiques lunaires ≈ 19 années tropiques solaires
En d’autres termes, après une période de dix-neuf ans, les mêmes dates de l’année correspondent avec les mêmes phases de la Lune. Cette période est le cycle métonique, du nom de l’astronome grec Méton qui l’aurait découvert vers –433, même s’il ne fut probablement pas le premier14).
Quels qu’en soient les découvreurs, chacun aura compris l’intérêt de ce résultat dans le contexte du présent dossier : l’inscription secrète sur la carte de Thrór ne se révèle que de dix-neuf ans en dix-neuf ans, à dates bien précises.
Il nous faut déjà relever la coïncidence heureuse qui fit que Thorin montra sa carte à Elrond précisément le seul soir où l’inscription avait la moindre chance d’être visible. Gandalf ne semble pas avoir été au courant de son existence15) :
Que disent-elles ? demandèrent ensemble Gandalf et Thorin, un peu vexés peut-être qu’Elrond eût découvert la chose en premier, encore que, en vérité, il n’y en eût pas eu l’occasion jusque là et qu’il n’y en aurait pas de nouvelle avant Dieu sait quand.
En l’apprenant, il dut soudain mesurer combien les circonstances particulièrement hasardeuses qui conduisirent à la Quête d’Erebor semblèrent, tout à coup, prendre une signification plus profonde. Aurait-il croisé le chemin de Thorin Écu-de-Chêne une autre année, plus tôt ou plus tard, que l’existence de la porte secrète, dissimulée en lettres lunaires sur la carte, n’aurait pas été révélée. Mais qui plus est, il a aussi fallu qu’Elrond étudie la carte le seul soir, veille de solstice, où la magie opère. Ces conditions sont bien trop aléatoires pour être réunies sans que l’on soit tenté d’y voir ce que d’aucuns appellent la chance et d’autres une intervention de la Providence16)… C’est, en tout cas, un bel exemple de sérendipité, de découverte inattendue qui doit autant au hasard heureux qu’à l’intelligence du déchiffreur.
Nous pouvons comprendre que Thorin se fût senti vexé, car après tout, voilà qu’un seigneur Elfe semblait en savoir plus que les Nains sur leurs propres sciences et techniques. Ce ressentiment pourrait expliquer sa condescendance lorsqu’il est ensuite invité à leur rappeler ce qu’est le nouvel an des Nains (« comme chacun devrait le savoir »). Nous y reviendrons plus loin, mais si son ignorance des faits astronomiques est excusable, la position du mage Gandalf est pour le moins curieuse, d’autant que nous savons, à présent, qu’une nouvelle occasion ne se présenterait non pas « avant Dieu sait quand », mais exactement dix-neuf ans plus tard17). Quant aux occasions passées, si Gandalf obtint la carte en 2850 alors qu’il découvrit Thráin II prisonnier dans les cachots de Dol Guldur18), cela ne fait pas moins de quatre occasions manquées pour observer les lettres lunaires avant ce fameux soir de 2941 chez Elrond ! Constatant cela, sans doute a-t-il eu un sursaut de surprise, plutôt qu’un sentiment de vexation que Bilbo, moins érudit en ce domaine, aurait pris comme tel sur le moment…
Notre étonnement ne saurait néanmoins s’arrêter seulement à cela. Le nouveau rebondissement que suscitent ces premières constatations astronomiques est qu’il nous est aussi possible, en exploitant encore le cycle métonique, de dater la rédaction de la carte de Thrór, puisqu’elle nécessite elle aussi la même conjonction. En toute hypothèse, elle ne saurait avoir lieu qu’après le sac d’Erebor en 2770, puisque le dragon Smaug y est représenté. Étant donné que Thrór fut tué par un Orque dans les mines de la Moria en 2790, quelle marge de manœuvre cela nous laisse-t-il ? En fait, très peu, et c’est là un constat intéressant :
2941 – (9 × 19) = 2770
2941 – (8 × 19) = 2789
Il n’en ressort que deux possibilités. La carte n’a pu être établie que l’année même du sac d’Erebor ou dans l’année qui précéda la mort de Thrór19). Ne sachant pas si Smaug a investi Erebor avant le solstice d’été, nous ne pouvons complètement exclure la première solution, mais elle nous paraît peu probable. Nous serions plutôt tentés de croire que Thrór a dessiné (ou plus probablement complété20) sa carte dix-neuf ans plus tard, la veille du solstice d’été de l’année 2789, soit au moment où, désespéré et ruiné, il se préparait à partir pour la Moria. Il légua alors à son fils Thráin sa carte21) et la clef qui allait avec, ainsi, devait-on l’apprendre plus tard, que son Anneau de Pouvoir22). Quand bien même il n’aurait plus eu toute sa raison, il prit bien soin, avant son départ sans retour, de transmettre par écrit les secrets qu’il connaissait, afin de s’assurer que sa descendance pourrait un jour en profiter pour reconquérir leur royaume.
Les beaux calculs que nous avons effectués ne sont valables qu’en prenant les dates des annales publiées dans le Seigneur des Anneaux. Il en allait autrement dans les brouillons de Tolkien, où la prise d’Erebor par Smaug survenait initialement en 2765 et le décès de Thrór l’année d’après en 2766, tandis que la Quête d’Erebor se déroulait en 2940 (ou en 2942 dans un des textes)23). L’auteur révisa longuement ces annales avant leur version définitive, et le cycle de dix-neuf ans ne se rencontre pas dans les premières esquisses. Peut-on en déduire qu’il aurait pris conscience des conclusions qu’imposaient la lecture des lettres lunaires et aurait alors sciemment changé ces données pour permettre une explication rationnelle des observations du Hobbit, ainsi que nous l’avons fait ?
Rien n’est moins certain, évidemment, et l’exercice a ses limites, car toujours en vertu du cycle métonique, nous pouvons opposer nos données aux phases lunaires de 3019 au Troisième Âge, bien détaillées dans le Seigneur des Anneaux, et à propos desquelles nous savons par ailleurs que Tolkien, lors de ses révisions en vue de la publication, s’est appuyé, non sans difficulté, sur les almanachs de 1941–1942, en en suivant scrupuleusement les lunaisons mais en les décalant de quelques cinq jours24). L’année 2943 du Troisième Âge (soit 4×19 ans plus tôt) aurait les mêmes phases lunaires que 3019, et par conséquent l’année 2941 où se tient l’expédition d’Erebor devrait à son tour avoir les mêmes phases, décalées aussi de cinq jours, que 1940. Cette année-là, le premier quartier de juin est survenu le 13 et aurait donc eu lieu, en tenant compte du même décalage, aux environs du 18 juin en Terre du Milieu, soit presque au solstice d’été. Cela ne correspond cependant pas tout à fait aux observations du texte, car au lieu d’un « grand croissant d’argent », le solstice survient quelques jours plus tard et la lune devrait alors déjà être légèrement gibbeuse. Cela nous conduit à dire que les phases lunaires de 2941, dont nous avons quelques autres mentions (certes un peu équivoques mais aussi problématiques dans l’ensemble25) ), ne correspondent pas à ce que nous serions en droit d’attendre. Cela ne nous surprendra évidemment pas : dans la mesure où Bilbo le Hobbit a été écrit avant 1940, il est simplement impossible que Tolkien ait pu prendre cette année-là comme référence.
ans le même chapitre, une autre information est portée à notre connaissance et va nous permettre de poser les bases de ce que pourrait être le calendrier des Nains26) :
Le premier jour de la Nouvelle Année des Nains est, comme tout le monde devrait le savoir, le premier jour de la dernière lune de l’Automne au seuil de l’Hiver, dit Thorin.
Le premier problème posé par cette description est que nous ne savons pas comment interpréter les saisons qui y sont évoquées. Il n’y a aucune raison pour que leur définition s’accorde exactement à la nôtre. Après tout, nous savons que les Elfes ont adopté, dans leur calendrier d’Imladris, un système à six saisons de durées variables de 54 ou 72 jours27). Encore aujourd’hui, dans les régions arctiques, les Inuits divisent leur année en six ou huit périodes saisonnières28). Au Soudan, la tribu Shilluk distingue jusqu’à neuf saisons29). L’Indonésie n’en reconnaît que deux, la saison de la mousson humide et celle de la mousson sèche. Quant au calendrier antique égyptien (ou « calendrier nilotique »), il comprenait trois saisons agricoles rythmées par le niveau du Nil, la deuxième saison démarrant mi-juillet avec le lever héliaque de l’étoile Sirius dans la constellation du Chien30) — nous en avons hérité le mot « canicule »31).
Bien que Thorin soit chez Elrond, nous devons supposer qu’il se réfère cependant à un système à quatre saisons sensiblement égales, tel que celui des Hommes (Comput du Roi) ou des Hobbits (Comput de la Comté)32).
Mais même dans ce cas, la notion de saison reste assez arbitraire selon les cultures. Sans prétendre pour autant à l’exhaustivité, nous pourrions donner plusieurs définitions d’une saison, selon que le concept est perçu sous un angle astronomique (rapport au mouvement de la Terre autour du Soleil, apparition d’une étoile…), météorologique (conditions climatiques d’un lieu donné), calendaire (arbitrairement aligné sur les divisions d’un calendrier donné), ou encore conventionnel, en rapport avec les us et coutumes d’un peuple — ses fêtes, ses croyances — selon qu’il est agricole, nomade ou sédentaire, ou encore selon son implantation géographique (sous une latitude plus ou moins proche du pôle ou de l’équateur)…
Sur le plan astronomique d’abord, la saison d’hiver se définit par rapport au solstice d’hiver qui en marque théoriquement le milieu. Son début se situe alors autour du 7 novembre.
Sur le plan météorologique, l’hiver peut aussi se définir comme comprenant les mois les plus froids de l’année. Dans l’hémisphère nord, il pourrait alors à peu près correspondre aux trois mois de décembre, janvier et février.
Dans nos contrées, nous le faisons débuter, par convention, au jour même du solstice d’hiver, soit le 21 ou 22 décembre.
Les pays celtiques placent quant à eux le début de l’hiver le 1er novembre, au jour de la fête de Samain ou à la Toussaint. Plusieurs pays d’Europe continentale le placent le jour de la Saint Martin, soit le 11 novembre, qui correspondait approximativement au jour central entre l’équinoxe d’automne et le solstice d’hiver dans l’ancien calendrier julien.
Dans les pays scandinaves, le début de l’hiver est fixé au 14 octobre, c’est la « nuit d’hiver » (vinternettene, vinternatt) ou le « premier jour d’hiver » (første vinterdag). La face hivernale des anciens calendriers runiques, gravés sur un bâton à section carrée ou sur une réglette à deux faces (primstav), débute généralement par ce jour33) :
Enfin, l’astronomie chinoise et les calendriers traditionnels d’Asie orientale s’appuient sur un système luni-solaire, c’est-à-dire basé sur les phases de la Lune mais régulièrement corrigé par rapport au cycle solaire. Puisque le cycle lunaire ne permet pas de respecter les saisons de l’année solaire, un système complémentaire de vingt-quatre périodes solaires (en mandarin jiéqi) est aussi appliqué au calendrier, pour que les fermiers puissent décider quand planter ou récolter.34)
Ainsi que nous le constatons, définir l’hiver n’est pas aussi aisé que nous aurions pu le penser de prime abord. On ne sait d’ailleurs pas quel éphéméride permet à Thorin de dire « Ce sera demain le début de la dernière semaine d’automne »35). Dans ces conditions, quelle pouvait être son interprétation ?
À défaut d’indications plus précises et d’une meilleure connaissance des habitudes des peuples de la Terre du Milieu36), nous pouvons en présumer deux, l’une purement calendaire et l’autre astronomique, que nous allons examiner tour à tour.
Le calendrier de la Comté comprend un mois d’octobre dont le nom « réel » est traduit par Winterfilth, suivant l’usage adopté par Tolkien de rendre les termes de la « langue commune » en anglais ou vieil-anglais, selon leur ancienneté. Dans le dialecte propre à Bree, on le nommait Wintring et on plaisantait facilement d’un jeu de mot avec le terme filth (« crasse ») dans la « boueuse Comté »37). Il s’agit, évidemment, d’une fausse étymologie populaire, comme l’auteur le précise en note. Tolkien s’est inspiré, en le « modernisant », de l’ancien calendrier anglo-saxon primitivement à deux saisons semestrielles (été et hiver),où le terme exact était Winterfylleth. Selon Bède le vénérable, fylleth faisait plutôt référence à la première pleine lune du mois (Winter-full-moon), mais nous pourrions aussi l’interpréter, ainsi que semble le faire Tolkien, comme désignant la fin de l’année au seuil de l’hiver38), au temps où l’année se terminait alors après la moisson (harvest). Dans le calendrier de la Comté, le mois compte trente jours, et ceci pourrait alors placer l’hiver au lendemain du 30 Winterfilth39). Le nom Wintring à Bree pourrait évoquer le « tournant de l’hiver » et s’accorderait aussi avec cette interprétation d’un tout dernier mois d’automne menant progressivement à l’hiver. Il nous reste à remarquer que le calendrier de la Comté est décalé par rapport au nôtre. Bien que Tolkien ait utilisé nos noms de mois dans le corps de son récit, son « octobre » ou Winterfilth ne coïncide pas exactement avec le nôtre. Ainsi que l’on pourra le constater sur le tableau comparatif dressé ci-après, le 30 Winterfilth correspond en fait à notre 22 octobre, ce qui placerait le début de l’hiver au 23 octobre.
En mettant de côté ces constatations calendaires, nous pourrions tout aussi bien décider de laisser le début de l’hiver à sa juste place astronomique. Comme on l’a vu plus haut, il tomberait autour du 7 novembre — c’est-à-dire, dans le calendrier de la Comté, autour du 16 « novembre » Blomath40). Nos raisons pour cela tiendraient à plusieurs éléments. Tout d’abord, le raisonnement purement calendaire que nous avons suivi ne vaudrait pas pour les autres saisons, qui tomberaient sur des mois dont le nom n’apporte rien à leur définition. Ensuite, les marqueurs astronomiques semblent avoir été importants en Terre du Milieu. Les trois jours du milieu de l’année (Lithe) se situent au lendemain du solstice d’été et les deux jours de Yule, dont le second marque le début de l’année, tombent au lendemain du solstice d’hiver. Enfin, Tolkien nous indique que les « saisons avaient des contours imprécis »41). Certes, cet élément lui sert principalement à nous expliquer qu’outre les quatre noms de saisons tuilë « printemps », lairë « été », yavië « automne (ou moisson) » et hrivë « hiver », un autre terme, quellë « étiolement », servait aussi communément à designer la dernière partie de l’automne et le début de l’hiver. Ainsi que nous la comprenons, cette mention pourrait néanmoins contredire une définition strictement calendaire de l’hiver, où ce type d’indication imprécise, avec maintes circonvolutions alambiquées, n’aurait pas de nécessité.D’ailleurs, le mois de Winterfilth commence le 23 septembre, soit peu ou prou après l’équinoxe d’automne (tout comme le qiūfēn chinois « division de l’automne »). S’il fallait vraiment chercher un lien entre le calendrier des Hobbits et l’interprétation météorologique du nom, celui-ci ferait aussi bien l’affaire, le « tournant de l’hiver » étant alors exactement la seconde moitié de l’automne — ainsi, le mois ne tiendrait pas son nom parce qu’il termine l’automne comme nous avions initialement pu le croire, mais parce qu’il en commence la seconde partie42).
À devoir choisir, la seconde option nous semble donc la meilleure, et par la suite, nous prendrons notre 7 novembre (soit le 16 novembre dans le calendrier de la Comté) comme début de l’hiver communément admis par les peuples de la Terre du Milieu dans leurs échanges43).
Ceci étant fait, nous pouvons en revenir à la définition donnée par Thorin. Le nouvel an des Nains est « le premier jour de la dernière lune d’Automne au seuil de l’Hiver ». Ainsi que le récit en témoigne par la suite, il s’agit de la dernière nouvelle lune44).
Construire des éphémérides fiables n’a rien d’aisé et a toujours été un défi pour les astronomes. Les premières tables s’appuyaient sur des observations qu’elles extrapolaient empiriquement. Même en disposant des bons modèles cosmologiques et des théories nécessaires pour leurs calculs, les éphémérides d’un corps céleste restent difficiles à établir avec précision. Nous pouvons noter, bien entendu, qu’après avoir dressé, par observation ou par calcul, des éphémérides lunaires pour dix-neuf années, nous pourrions connaître les lunaisons suivantes en appliquant le cycle métonique évoqué au début de ce dossier, mais même dans ce cas, la précision demeure toute relative sur le long terme et doit, de temps à autre, être confrontée à l’observation pour apporter les rectifications nécessaires45). De nos jours, évidemment, la situation est bien différente et les calculs peuvent être effectués par ordinateur avec toute la précision utile. Nous pouvons ainsi aisément obtenir les dates des dernières nouvelles lunes d’automne, par exemple46) :
Année | Hiver ~ 7 nov. | Hiver ~ 23 oct. |
---|---|---|
2001 | 16 octobre | 16 octobre |
2002 | 4 novembre | 6 octobre |
2003 | 25 octobre | 26 septembre |
2004 | 14 octobre P | 14 octobre P |
2005 | 2 novembre | 3 octobre A |
2006 | 22 octobre | 22 septembre A |
2007 | 11 octobre | 11 octobre |
2008 | 28 octobre | 29 septembre |
2009 | 18 octobre | 18 octobre |
2010 | 7 octobre47) | 7 octobre |
2011 | 26 octobre | 27 septembre |
Quelques dernières nouvelles lunes d’automne (dates grégoriennes)
La dernière colonne est celle proposée sur le site The Encyclopedia of Arda, accompagnée du bref commentaire suivant48) :
Sélection de jours du nouvel an des Nains modernes (…). Le jeudi 14 octobre 2004 était définitivement un Jour de Durin ; non seulement le Soleil et la Lune apparaissent en même temps dans le ciel, mais une éclipse partielle se produit. L’occurrence d’autres Jours de Durin dépend de la longitude.
Pour commencer, il apparaît que cette encyclopédie en ligne a choisi le 22 octobre, soit le dernier jour du mois de Winterfilth, comme fin de l’automne. Nous avons déjà donné plus haut nos raisons de lui préférer le 7 novembre49). Quoi qu’il en soit, le commentaire adjoint à cette table contient plusieurs erreurs importantes. D’abord, les dates données sont celles des dernières nouvelles lunes et non celles du nouvel an des Nains. En effet, Thorin précise bien que la Lune doit être visible50) :
Nous l’appelons encore le Jour de Durin quand la dernière lune d’Automne et le soleil sont en même temps dans le ciel.
Au moment d’une nouvelle lune, par définition même, celle-ci n’est jamais visible, sauf en négatif dans le cas d’une éclipse. Nous verrons un peu plus loin comment résoudre cette question.
Ensuite, même si l’on outrepassait cette erreur, l’interprétation pour 2004 est plus que spécieuse. Certes, les éclipses solaires ne peuvent se produire que lors d’une nouvelle lune et les Nains ont donc déjà dû observer des éclipses juste avant leur nouvel an, mais encore faudrait-il que cette éclipse soit visible depuis leur zone d’observation.
Si nous considérons que le nord-ouest de la Terre du Milieu, où se déroule le récit, coïncide globalement avec l’Europe occidentale, alors l’éclipse de 2004 n’aurait pas été observable, car seuls le nord-est de l’Asie, l’océan Pacifique et une portion de l’Alaska sont tombés dans la pénombre de la Lune.
Pour finir, l’indication selon laquelle les autres Jours de Durin dépendraient de la longitude est elle aussi douteuse, sans autre forme de justification. Nous allons voir plus loin que l’observation d’un nouvel an des Nains, Jour de Durin inclus, dépend en réalité autant de la latitude que de la longitude…
Le dossier est donc à reprendre en abandonnant dans leur intégralité les explications insatisfaisantes, sinon erronées, de The Encyclopedia of Arda. Abordons les points dans l’ordre. Dans la définition du nouvel an des Nains, il est en fait implicite que l’on ne considère pas la nouvelle lune elle-même, mais plutôt le moment où son fin croissant redevient observable à l’œil nu. Cela nous est confirmé dans le récit, plus tard, lorsque l’événement tant attendu se produit52) :
Bientôt, [Bilbo] vit la boule orange du soleil descendre au niveau des ses yeux. Il alla à l’ouverture et là, pâle et à peine visible, une mince nouvelle lune dominait l’horizon de la Terre.
Le problème de la visibilité d’un croissant de nouvelle lune est en fait celui déjà rencontrée par tous les peuples dont le calendrier repose sur les phases de la Lune53). À titre d’exemple, les calendriers babylonien, hébreu et musulman sont basés sur ce principe, ainsi que le calendrier traditionnel chinois.
En règle générale, nous pouvons estimer que le croissant d’une jeune lune montante est souvent visible deux jours calendaires après la nouvelle lune. Dans les faits, c’est beaucoup plus variable, car nombre d’autres facteurs demandent à être réunis pour une bonne visibilité. Le croissant est parfois observable le lendemain de la nouvelle lune, mais parfois invisible sans assistance optique, même deux jours après.54)
Le procédé reste empirique et d’autres facteurs peuvent intervenir, tels que la proximité du passage de la Lune au périgée (impliquant une Lune plus grosse et plus lumineuse), sa séparation angulaire avec le Soleil, son altitude au coucher du Soleil, etc. À tout cela, sans même parler de la bonne acuité de l’observateur, il faut en outre ajouter les conditions locales du lieu d’observation, telles que sa propre altitude, ses conditions météorologiques, la transparence de son atmosphère, un horizon dégagé, etc.
Tout d’abord, quelques constatations générales s’imposent. Les heures de coucher de la Lune et du Soleil sont dépendantes du lieu d’observation — et donc autant de sa latitude que de sa longitude, pour en revenir à l’article de The Encyclopedia of Arda. Pour déterminer la date du nouvel an chinois, la référence prise est celle de l’observatoire de la Montagne Pourpre à Nankin. En revanche, les musulmans se réfèrent uniquement à l’observation locale, sans s’accorder sur un lieu de référence commun, de sorte que le mois du ramadan, par exemple, ne débute et ne se termine pas le même jour pour tous les musulmans du monde. Dans le cas qui nous occupe, nous ne savons pas si les Nains avaient choisi un lieu d’observation défini, ce qui aurait pourtant son importance étant donné l’éloignement de leurs demeures entre les Montagnes Bleues à l’Ouest et les Monts de Fer à l’Est. Peut-être que la Tour de Durin au sommet du Celebdil, où l’on accédait depuis les profondeurs des Mines de la Moria par un long et tortueux Escalier sans Fin55), aurait jadis pu constituer un bon observatoire céleste, au-dessus des nuages, tel notre Pic du Midi ? Toujours est-il que les Mines de la Moria furent abandonnées… Nous devons peut-être présumer que les Nains, comme les musulmans, effectuaient alors leurs observations localement, étant donné que la conjonction astronomique décrite dans Bilbo le Hobbit doit être réalisée parfaitement à Erebor, au seuil même de la porte secrète du Royaume sous la Montagne.
Quoi qu’il en soit, on aura compris que la prédiction de la visibilité à l’œil nu d’un croissant de lune repose sur tant de paramètres que sa modélisation mathématique reste, encore aujourd’hui, un véritable défi pour les astronomes. Les modèles les plus souvent cités sont ceux du South African Astronomical Observatory (SAAO), de Bernard Yallop et de Mohammad Odeh. L’outil informatique peut nous permettre de prédire, pour un lieu donné (choisi ici arbitrairement), disons Londres, les jours où la visibilité du croissant lunaire sera possible56) :
Nouvelle lune | Visibilité du croissant | |
---|---|---|
N+1 | N+2 | |
14/10/2004 P | ? | O |
02/11/2005 | — | O |
22/10/2006 | — | ? |
11/10/2007 | — | ? |
28/10/2008 | — | — |
18/10/2009 | — | O |
07/10/2010 | — | ? |
26/10/2011 | — | O |
15/10/2012 | — | O |
03/11/2013 H | ? | O |
23/10/2014 P | — | O |
13/10/2015 | ? | O |
30/10/2016 | — | O |
19/10/2017 | — | O |
09/10/2018 | O | O |
28/10/2019 | O | O |
16/10/2020 | — | O |
04/11/2021 | — | O |
25/10/2022 P | — | O |
14/10/2023 A | — | ? |
01/11/2024 | — | ? |
21/10/2025 | — | — |
Quelques prédictions de jours du nouvel an des Nains à Londres
Légende: — non visible, O visible à l’œil nu, ? visibilité incertaine
Ces données appellent quelques commentaires. Dans la majorité des cas, le nouvel an des Nains survient le surlendemain de la nouvelle lune (par exemple en 2011). Pour quelques années, il survient le lendemain même (par exemple en 2018 et 2019). Il existe néanmoins des années où la visibilité au lendemain de la nouvelle lune demeure incertaine57), présupposant d’excellentes conditions d’observation. Ces années-là (par exemple en 2015), nous ne savons dire quand tombera le nouvel an nain, lendemain ou surlendemain selon que l’observation sera favorable ou non. Nous avons aussi des années où la visibilité du croissant même le surlendemain est incertaine (par exemple en 2010), sinon impossible (par exemple en 2025). Malheureusement, Thorin ne nous en dit pas assez sur les habitudes des Nains pour que nous puissions interpréter ces cas. Le nouvel an nain pourrait alors tomber avec certitude le troisième jour après la nouvelle lune, à moins que les Nains n’aient considéré le surlendemain comme date ultime58).
Enfin, seule l’éclipse du 3 novembre 2013 sera visible en Europe, mais il nous paraît de toute façon vraisemblable que cela n’entre pas en considération pour la détermination d’un nouvel an nain, car dans ce type de système calendaire déjà complexe, les années à éclipse ne font normalement pas l’objet d’un traitement particulier et seul le critère du croissant de lune suivant la nouvelle lune doit s’appliquer59).
our la beauté de l’exercice, nous pouvons essayer de décrire la structure d’une année dans le calendrier des Nains. Commençons par l’exemple, avant de généraliser. Repartant des prédictions précédentes, faisons le choix de prendre le troisième jour après la nouvelle lune pour les rares cas où la visibilité du croissant au surlendemain est impossible et le surlendemain de la nouvelle lune pour tous les cas où la visibilité du croissant au lendemain est incertaine. Calculons alors les durées des années et leur répartition en mois lunaires de 29 ou 30 jours :
Nouvel an | Cycle 19 ans | Jours | Mois | 29 j. | 30 j. | Type | |
---|---|---|---|---|---|---|---|
+2 | 16/10/2004 | 6939 | 384 | 13 | 6 | 7 | Er |
+2 | 04/11/2005 | 6939 | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr |
+2 | 24/10/2006 | 6940 | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr |
+2 | 13/10/2007 | 6940 | 384 | 13 | 6 | 7 | Er |
+3 | 31/10/2008 | … | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr |
+2 | 20/10/2009 | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr | |
+2 | 09/10/2010 | 384 | 13 | 6 | 7 | Er | |
+2 | 28/10/2011 | 355 | 12 | 5 | 7 | Ca | |
+2 | 17/10/2012 | 384 | 13 | 6 | 7 | Er | |
+2 | 05/11/2013 | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr | |
+2 | 25/10/2014 | 355 | 12 | 5 | 7 | Ca | |
+2 | 15/10/2015 | 383 | 13 | 7 | 6 | Ed | |
+2 | 01/11/2016 | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr | |
+2 | 21/10/2017 | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr | |
+1 | 10/10/2018 | 384 | 13 | 6 | 7 | Er | |
+1 | 29/10/2019 | 355 | 12 | 5 | 7 | Ca | |
+2 | 18/10/2020 | 384 | 13 | 6 | 7 | Er | |
+2 | 06/11/2021 | 355 | 12 | 5 | 7 | Ca | |
+2 | 27/10/2022 | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr | |
+2 | 16/10/2023 | 384 | 13 | 6 | 7 | Er | |
+2 | 03/11/2024 | 355 | 12 | 5 | 7 | Ca | |
+3 | 24/10/2025 | 354 | 12 | 6 | 6 | Cr |
Projection possible des prochaines années du calendrier nain à Londres
Le calendrier musulman (ou « hégirien ») est toujours constitué de douze mois. Les années dites régulières alternent autant de mois à 29 jours et à 30 jours, pour un total de 354 jours. Afin de solder le léger écart avec la durée réelle du mois synodique lunaire60), certaines années, alors dites abondantes, comportent cinq mois de 29 jours et sept de 30 jours, totalisant 355 jours. Sur un cycle de trente ans, dix-neuf années sont régulières et onze abondantes. Le Coran interdit toute addition de mois intercalaires61), de sorte que ce calendrier reste strictement lunaire et se décale en permanence d’une dizaine de jours environ par rapport au cycle des saisons solaires. Cela en fait un système peu adapté à l’agriculture. Les calendriers luni-solaires ont résolu ce problème en exploitant les propriétés du cycle métonique. Il leur suffit d’ajouter, de temps en temps, un treizième mois pour compenser le décalage. Sur les dix-neufs ans que dure un cycle métonique, sept années comportent un tel mois additionnel, que l’on dit intercalaire ou embolismique. Le cycle métonique varie entre 6939 et 6940 jours62), aussi faut-il que certains mois durent tantôt 29 ou 30 jours. Sur le plan théorique, cela peut conduire jusqu’à six types possibles d’années :
Commune | régulière | Cr | 354 | 6 × 29j. et 6 × 30j. |
défective | Cd | 353 | 7 × 29j. et 5 × 30j. | |
abondante | Ca | 355 | 5 × 29j. et 7 × 30j. | |
Embolismique | régulière | Cr | 384 | 6 × 29j. et 7 × 30j. |
défective | Ed | 383 | 7 × 29j. et 6 × 30j. | |
abondante | Ea | 385 | 5 × 29j. et 8 × 30j. |
Types d’années dans les calendriers luni-solaires métoniques
Dans la pratique, néanmoins, seuls quatre types différents d’années sont nécessaires au système63). Nous semblons observer un tel phénomène avec le calendrier nain64), qui est évidemment luni-solaire par définition, puisqu’il impose une corrélation entre un événement lunaire (nouvelle lune) et un événement solaire (fin de l’automne).
Notons qu’une fois assimilé le principe du cycle métonique de dix-neuf ans, peu importe en fait la répartition des sept mois intercalaires. Elle pourrait tout aussi bien être fixée une fois pour toutes arbitrairement, et répétée à l’identique de cycle en cycle. C’est ce que fit le calendrier babylonien à partir d’une certaine époque, de même que le calendrier hébreu65), en considérant systématiquement comme embolismiques les 3e, 6e, 8e, 11e, 14e, 17e et 19e années d’un cycle de dix-neuf. Le calendrier nain, qui exige, dans sa définition du jour du nouvel an, une corrélation annuelle, se révèle plus complexe, en ce qu’il ne cherche pas à définir à l’avance les alternances entre les années communes et les années embolismiques. Cela pourrait nous conduire à penser que les Nains n’avaient pas suffisamment exploré la question ou pas voulu exploiter à leur maximum les implications du système métonique. Si cela leur permet de mieux respecter à la fois les phases lunaires et le cycle solaire saisonnier, leur système a cependant le défaut de rendre plus difficile la prévision des années à venir.
ce stade de l’étude, il est impossible de pousser plus avant nos hypothèses sur l’architecture du calendrier nain. En résumé, nous en retenons la définition suivante : le calendrier des Nains est un calendrier luni-solaire, fondé à la fois sur le cycle annuel du Soleil et sur le cycle régulier des phases de la Lune. Son nouvel an se détermine en fonction d’une nouvelle lune, laquelle ne se répète à la même date grégorienne qu’une fois tous les 19 ans en moyenne. En fonction des lunaisons, l’année naine peut avoir quatre durées différentes que les Nains auraient pu diviser en 12 ou 13 mois lunaires alternant des durées de 29 ou 30 jours (les années à 13 mois survenant sept fois dans un cycle de 19 ans), mais l’absence de toute référence à ces mois dans les écrits de Tolkien confirmerait qu’à la fin du Troisième Âge, même chez les Nains, le souvenir précis n’en avait pas été conservé, ni celui de leurs durées variables ou de leurs combinaisons savantes, sans doute si complexes qu’elles nécessitaient des éphémérides et des vérifications régulières par l’observation du ciel. Seule subsiste alors dans la mémoire la définition, relativement simple en apparence, du nouvel an… celle, selon Thorin, « que tout le monde devrait savoir ! »
Partant de là, il serait extrêmement audacieux d’imaginer que le nombre des années embolismiques ne serait pas, une fois de plus, un simple hasard. Hélas, le manque d’indices nous interdit de suivre la piste séduisante, mais vraiment trop hypothétique, qui associerait chacune de ces sept années à l’un des Sept Pères des Nains…
Cependant, comme nous allons l’étudier pour conclure ce dossier, il existe au moins un cas très particulier associant le calendrier nain au plus illustre de ces Sept Pères : le premier d’entre-eux, Durin Trompe-la-Mort.
À la détermination du nouvel an des Nains s’ajoute en effet une condition supplémentaire, que nous avons déjà citée plus haut, pour que ce soit aussi ce que les Nains appellent un « Jour de Durin » : il faut que la Lune et le Soleil soient visibles66) en même temps dans le ciel.
Ceci pose un problème d’une autre ampleur. Les techniques pour prédire la visibilité d’un fin croissant lunaire, sur lesquelles nous nous sommes sommairement basés précédemment, s’appuient toutes sur une observation idéale après le coucher du Soleil, en introduisant souvent un concept de « meilleur moment » après ce dernier, établi de diverses manières selon les époques et les théories67). Nous avons vu combien les modèles théoriques restent incertains, au point d’ailleurs que la plupart des musulmans en reviennent généralement à l’observation visuelle recommandée par le Prophète, ne prenant les indices de visibilité théorique que comme une aide, précieuse pour savoir quand effectuer les observations, mais pas fiable pour autant, dans l’absolu, pour déterminer le début d’un mois lunaire. S’il est si difficile d’établir un critère universel de visibilité à l’œil nu d’un fin croissant lunaire après le coucher du Soleil, on pourra aisément comprendre qu’un critère de visibilité avant le coucher du Soleil est encore plus délicat à formuler. Certes, ainsi que chacun aura pu le remarquer, la Lune est parfois visible en pleine journée, par ciel clair, notamment à ses premiers et derniers quartiers où elle se situe assez loin du Soleil et en vient même, parfois, à se trouver au zénith alors que la nuit tombe ou que le jour se lève. Quelques jours après la nouvelle lune, cependant, les deux astres sont encore très proches l’un de l’autre dans le ciel et la lumière de la Lune a alors toutes les chances d’être complètement noyée dans celle du Soleil même à son couchant, d’autant qu’il s’agit alors d’un très fin croissant déjà difficile à observer une fois la nuit tombée, et non d’une belle demi-lune ! Au demeurant, nous avons eu beau chercher dans la littérature scientifique, il ne semble pas que des potentiels critères de visibilité de la Lune en plein jour aient été étudiés aussi précisément que pour une observation de nuit — peut-être parce que le sujet a moins d’intérêt tant pour les astronomes que pour les religieux. Nous ne disposons donc pas de modèles sur lesquels nous pourrions nous appuyer pour les besoins de cet essai68)… Tout au plus pouvons-nous hasarder que ces critères de visibilité de jour seraient encore plus stricts que ceux valables pour une observation nocturne, de sorte que les Jours de Durin, confirmés de visu, seraient relativement peu fréquents.
Andreas Moehn, dans un article où il s’essaie à rétablir (à partir du texte et de calculs plus personnels) les phases lunaires pour l’année de l’expédition d’Erebor, note l’incapacité de Thorin à prévoir le Jour de Durin et en formule une bien curieuse interprétation69) :
À la veille du solstice d’été, Thorin Écu-de-Chêne se déclare tout à fait incapable de prédire le Jour de Durin : « Nous l’appelons encore le Jour de Durin quand la dernière lune d’Automne et le soleil sont en même temps dans le ciel. Mais cela ne nous servira pas à grand-chose, je le crains, car il est au-dessus de notre compétence actuelle de deviner quand pareil moment se reproduira. » (Bilbo le Hobbit, ch. 3)
Gandalf et Elrond ont dû s’efforcer de réprimer un sourire. Un simple éphéméride lunaire — sans doute disponible à Fondcombe — aurait précisément indiqué au Nain quand espérer la nouvelle lune, de sorte qu’il aurait su quand se mettre en observation à Erebor et attendre un ciel clair pour observer l’apparition d’une jeune lune (…). La réponse de Gandalf — « Cela reste à voir » (ibid.) — a donc probablement été donnée avec la plus grande des réserves, afin de ne pas insulter l’honorable Nain. Pire encore : Le commentaire de ses compagnons quelques jours plus tard à propos de « la toute prochaine lune d’automne » — « Et peut-être aussi sera-ce le Jour de Durin » (ch. 4) — témoigne d’une ignorance des faits astronomiques d’une telle immensité qu’elle ne saurait s’excuser, pas même en vivant sous terre. Nous pouvons présumer des raisons pour lesquelles « Seul Gandalf avait hoché la tête sans mot dire » (ibid.)…
Il va sans dire que cette analyse, qui se veut probablement un brin humoristique, ne rencontrera pas notre adhésion. Le problème pour Thorin n’est pas tant de disposer d’éphémérides afin de savoir quand tombe le nouvel an des Nains, mais uniquement de savoir si, ce jour là, le fin croissant lunaire pourrait être visible alors même que le Soleil se couche. Ne disposant pas nous-mêmes, malgré toute la science moderne, d’un critère effectif à proposer, nous devons reconnaître que la détermination certaine d’un Jour de Durin nous est impossible.
À bien écouter, néanmoins, ce que nous dit Thorin à mots couverts, cela dépasserait la « compétence actuelle »70) des Nains, formule qui pourrait laisser à penser qu’ils ont peut-être, jadis, su comment le prévoir. La science s’en serait perdue — ou en est inconnue même d’un Nain aussi important que Thorin, mais nous ne saurions alors l’en blâmer71). Chaque peuple se dote, au cours de son Histoire, des sciences et techniques qui lui sont utiles, et c’est souvent ainsi que la connaissance scientifique évolue. Il se pourrait, finalement, que les Nains, pour qui cette conjonction astronomique particulière semble importante, eussent disposé des outils pour la prévoir, de même que les astronomes arabes ont longuement étudié les critères utiles à la détermination de leurs débuts de mois. Comme l’entend Thorin, nous ne sommes pas loin de penser qu’il y avait jadis des Nains savants et des spécialistes à même de calculer les Jours de Durin. Dans le Légendaire, les Nains sont nés sous la Lune et avant le Soleil. Leurs chants s’en souviennent encore, preuve, s’il en est, qu’ils ont comme les Elfes regardé très tôt vers le ciel et que la Lune comptait déjà beaucoup pour eux72) :
Le monde était jeune et les montagnes vertes,
Aucune tache encore sur la Lune ne se voyait
Ils auraient alors fait de bien meilleurs astronomes que ne semble le présumer Andreas Moehn. Mais l’histoire de la diaspora des Nains est pleine de heurts et de chaos, les savants d’Erebor et de la Moria ont pu être exterminés lorsque leurs cités tombèrent en mains ennemies ; leurs outils, écrits et éphémérides ont pu être détruits ou dispersés. Ils sont peut-être aussi tout simplement inaccessibles, perdus parmi les trésors de Smaug ou abandonnés dans les tréfonds des mines de la Moria. Sans ces sages astronomes nains et leurs objets de connaissance, personne ensuite n’aurait été capable de prédire les occurrences des Jours de Durin.
Les réserves de Gandalf, évidemment, nous interpellent. S’il se doute que les Jours de Durin sont particulièrement rares, peut-être veut-il simplement éviter de briser l’espoir naissant des Nains que la porte secrète puisse se révéler à eux cette année précisément, de peur qu’ils ne repoussent encore leur expédition. Ce serait certes une coïncidence bien heureuse, sur laquelle son plan initial ne tablait probablement pas, mais elle ne suffirait néanmoins pas à garantir seule la réussite de cette délicate entreprise…
D’autres informations importantes, mais souvent omises par les commentateurs du Jour de Durin, sont données par Elrond dans sa lecture des lettres lunaires73) :
« Tenez-vous auprès de la pierre grise quand la grive frappera, lut Elrond, et le soleil couchant, avec la dernière lumière du Jour de Durin, brillera sur la serrure. »
D’abord, nous oublions souvent qu’un personnage sait quand le Jour de Durin va se produire : la grive ! Peut-être pouvons-nous supposer que l’animal, plus sensible aux changements de saisons et aux cycles lunaires et solaires, saurait, par quelque instinct naturel, ressentir ce moment particulier, si complexe à calculer pour nous74)…
Mais surtout, le texte parle de « la dernière lumière du Jour de Durin », ce qui nous donne deux informations capitales.
D’une part, sans astronomes à même de le prévoir, seule l’observation au soleil couchant permet de savoir qu’un Jour de Durin s’achève dans ses dernières lueurs, ce qui signifie, selon cette définition, que nous ne pouvons le connaître qu’au moment même où il se termine ! C’est un peu comme si, au lieu de décompter les douze coups de minuit le 31 décembre, nous attendions le coucher du Soleil le premier janvier pour attester du passage du nouvel an et s’échanger des vœux…
D’autre part, aussi étrange que puisse nous paraître cette bizarrerie du calendrier des Nains, nous pourrions en déduire que l’année naine, et de même la journée naine, commence avec le lever du Soleil. En effet, le texte dit clairement que le Jour de Durin s’achève au moment où le Soleil se couche, puisque c’est sa « dernière lumière ». Dans un autre de ses articles sur les calendriers, Andreas Moehn interprétait les faits différemment75) :
Le Jour de Durin était célébré à la fin de l’automne, au soir de la première observation de « la dernière lune de l’Automne au seuil de l’Hiver » (…). Ceci pourrait constituer la preuve que les Nains, comme les Elfes, comptaient les jours du coucher du Soleil au coucher du Soleil [suivant].
Il nous semble que nous pouvons affirmer, maintenant sans risque, qu’il se trompe, ayant omis les indications contenues dans l’inscription runique76).
Nous donnons, ci-après, une table de correspondance, pour les années non bissextiles, entre le calendrier de la Comté et notre calendrier grégorien. Pour les années bissextiles, nous ajoutons un jour en février tandis que les Hobbits doublent le Mitan de l’Année ; il en découle que la seconde partie de la table reste valable.
Cette table a été dressée sur le postulat décrit dans l’appendice D du Seigneur des Anneaux, où Tolkien explique qu’en théorie, notre nouvel an moderne coïnciderait aujourd’hui avec le 9 janvier (Afteryule) du Comput de la Comté.
Le choix de cette table nous est imposé par deux règles contradictoires entre-elles, rédigées par Tolkien et figurant dans l’appendice D, règles entre lesquelles l’auteur n’aurait jamais tranché étant pressé par son éditeur de rendre enfin le manuscrit des appendices. C’est en tout cas l’explication qu’en suggère Christopher Tolkien77), rappelant que cette impatience de l’éditeur — déjà avancée à propos de l’urgence à remettre le manuscrit de l’appendice F — était un argument qui devait être répété avec plus de force encore dans le cas de l’appendice D.
Tolkien s’en excusait presque par anticipation en écrivant, à propos des Hobbits78) :
Ils allèrent même jusqu’à établir des tables de concordance fort complexes afin de mettre en évidence les rapports de leur propre système avec tel ou tel autre. En ces choses, je ne suis guère versé, et j’ai pu commettre bien des erreurs ; reste que la chronologie des années cruciales C.C. (Comput de la Comté) 1418–1419 est consignée avec une telle minutie dans le Livre Rouge que, pour cette époque tout au moins, il n’y a vraiment pas à douter de l’exactitude des jours et les dates dont il est fait mention.
Le lecteur est donc prévenu : la chronologie du récit est exacte mais les tentatives de corrélation avec d’autres calendriers restent des entreprises hasardeuses… Ceci étant dit, Tolkien ajoute le commentaire suivant79) :
Les Hobbits ayant cherché semble-t-il, à faire correspondre le plus étroitement possible le Mitan de l’Année avec le solstice d’été, les dates de la Comté se trouvent toutes, en fait, en avance de quelque dix jours sur les nôtres, de sorte que notre Nouvel An coïnciderait à peu près avec le 9 janvier de leur Comput.
Nous notons immédiatement que ce postulat fixe un écart moyen de 8 jours (et non d’une « dizaine ») et qu’il reconnaît être approximatif. Cette affirmation, selon laquelle notre nouvel an équivaudrait au 9 janvier hobbit, sera désignée comme la « Règle no 1 ».
Dans la table de correspondance initialement mise au point par Tolkien (voir note 24 supra), la date en regard de notre 1er janvier grégorien est le 7 Afteryule (janvier) au lieu du 9 Afteryule qu’on s’attendrait logiquement à trouver en application de la Règle no 1. Cette table, destinée à faciliter le calage des lunes du Seigneur des Anneaux en se basant sur les calendriers grégoriens de 1941–1942 décalés de 5 jours, pourrait représenter la « règle 0 ». Faut-il simplement imaginer que Tolkien a omis de la prendre en considération au moment de rédiger l’appendice D ? Non, car sa préoccupation était toute autre. Sans revenir dans le détail sur les différentes étapes de rédaction de cet appendice80), Tolkien désirait initialement (a) d’une part, que la période du Mitan de l’Année soit calée sur le solstice d’été (cette première décision figure toujours dans l’appendice D publié) ; (b) d’autre part, que les deux jours de Yule soient les plus proches possible du Solstice d’Hiver, variant entre le 21 et le 22 décembre dans le calendrier grégorien. Cette seconde contrainte, qui figurait dans la première édition du Seigneur des Anneaux au Royaume-Uni, a hélas disparu dans les éditions suivantes ; pourtant, la Règle no 1 fonctionne parfaitement du côté de l’hiver puisque le 1 Yule correspond au 22 décembre grégorien. Curieusement, c’est du côté du Mitan de l’Année que la Règle no 1 présente quelques faiblesses en le faisant coïncider avec le 23 juin grégorien alors que, généralement, le solstice d’été intervient vers le 21 juin81). Le choix du 9 janvier (Afteryule) comme point d’ancrage des éventuelles corrélations résulte donc probablement d’un compromis respectant la proximité des deux solstices. Quoi qu’il en soit, cette référence aux solstices explique que Tolkien ne se soit pas contenté de conserver la grille de concordance entre le Comput de la Comté et le calendrier grégorien des années 1941–1942 que Hammond et Scull ont exposée en introduction à leur Reader’s Companion. L’almanach de 1941–42 ne servit à Tolkien que de grille de calcul où il fallait prioritairement que la pleine lune du 7/8 mars (dans le Comput de la Comté, soit Rethe) soit la date cardinale82) de l'année 3019 TA (1419 CC) autour de laquelle se répartiraient toutes les autres lunaisons83) du récit. Cette grille fut ensuite abandonnée aux archives, tandis qu’une autre équivalence, fondée sur les solstices — plus pertinente aux yeux de l’auteur — était décrite dans l’Appendice D dont la charnière serait dorénavant la concordance entre notre 1erjanvier grégorien et le 9 Afteryule (janvier) des Hobbits. L’écart s’en trouve creusé un peu plus avec l’almanach de 1941–42. En résumé, Tolkien avait d’abord suivi cet almanach, puis — pour faciliter le déroulement du récit — il avait ajouté un décalage arbitraire de 5 jours qu’il porta finalement à 8 jours dans l’appendice D. La différence est relativement marginale et ce n’est pas là que le bât blesse vraiment mais dans ce que nous appellerons la « Règle no 2 » car, plus loin dans l’appendice D, après quelques considérations sur les noms des mois et des jours, Tolkien revient à nouveau sur la question des concordances84) :
Les seuls points où les différences entre ce Calendrier et le nôtre influent sur le récit à une période cruciale la fin de 3018 et le début de 3019 (C.C. 1418, 1419) sont les suivants : octobre n’a que 30 jours, le 1er janvier est le second jour de 1419 et février a 30 jours, si bien que le 25 mars, date de la chute de Barad‑dûr, correspondrait chez nous au 27 mars, à supposer que notre année commençât au même repère saisonnier.
En vertu de la Règle no 1, le 25 mars de la Comté coïnciderait avec le 18 mars grégorien, ce qui nous éloigne fâcheusement du 27 mars prévu dans cette Règle no 2. Autrement dit, Tolkien nous fournit deux postulats contradictoires. Plus on respecte l’un plus on s’éloigne de l’autre et, à notre connaissance, il n’existe aucun moyen de résoudre cette contradiction. Tous les commentateurs semblent s’y être heurtés.
La Règle no 2 étant la plus fragile — elle est conditionnelle, « à supposer que notre année commençât au même repère saisonnier » — nous préférons ne tenir compte que de la Règle no 1.
Les deux tables qui précèdent proposent une projection sur un calendrier de deux des tentatives de Tolkien, vers 1960, pour ajuster les phases lunaires du Hobbit. Elles amènent une remarque qui semble échapper à Rateliff quand il commente les notes de l’auteur : La première tentative88) considère un cycle lunaire de 28 jours ; quant à la seconde, selon comment nous l’interprétons, elle considère au mieux89) un cycle de 29 jours. Les calculs de Tolkien manquent curieusement de précision, étant donné que des lunaisons normales devraient être de 29,5 jours environ90). Non seulement Rateliff ne semble pas relever ces approximations, mais il les prolonge même un peu plus loin en note91) :
Ici, je pense que Tolkien se remémore la terminologie plutôt confuse selon laquelle un « quartier » désigne une demi-lune (parce que c’est au quart de sa course au cours de son cycle de vingt-huit jours [sic]) (…).
C’est étonnant, mais pour autant, nous ne pensons pas que ces approximations soient véritablement critiquables92). Au demeurant, les phases de la Lune dans le Seigneur des Anneaux sont, sauf exception, globalement correctes, ce qui tendrait à montrer que Tolkien, quand il le voulait, savait y mettre toute la précision utile. Les dates rapidement jetées par l’auteur sur le papier en 1960 semblent surtout avoir servi à vérifier s’il était possible d’arriver à un résultat acceptable. Si Tolkien chercha comment faire coïncider le calendrier de la Comté avec les mentions de la Lune dans le texte du Hobbit, aucun manuscrit ne montre une quelconque interrogation de sa part à propos du Jour de Durin. Les éléments gênants pour lui concernent plutôt deux délais de voyage problématiques, (1) entre la rencontre avec les trolls et l’arrivée à Fondcombe, et (2) entre la bataille des Cinq Armées et la célébration de Noël (Yule-tide) chez Beorn. En tentant de résoudre ces deux nœuds, Tolkien a envisagé de rétablir — mais hélas sans s’en expliquer — le Jour de Durin vers la fin octobre, soit au début de l’automne « conventionnel » pour nous, plutôt qu’à la fin.
Quoi qu’il en soit, ce problème reste marginal et n’affecte pas la détermination du Jour de Durin telle que nous l’avons exposée dans notre article. Car, en définitive, ces tentatives de révision ne purent aboutir de manière satisfaisante et Tolkien renonça à appliquer le Calendrier de la Comté au Hobbit et à en rationaliser les phases lunaires. Le texte resta donc inchangé et le Jour de Durin continuera encore longtemps à tomber peu après la dernière nouvelle lune précédant l’hiver — quoi que cela ait voulu dire. L’analyse que nous avons proposée reste donc pertinente, tentant de faire au mieux avec un texte sur lequel Tolkien lui-même devait vainement buter.