Les prénoms des Hobbits

Jean-Rodolphe Turlin — 2003 (révisé en 2013)
Article de synthèseArticles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R Tolkien.
« Les prénoms des Hobbits — Comment Tolkien déclinait ses talents de poète jusque dans l’onomastique »

Article présenté oralement à Pibrac en septembre 2003 lors d’une rencontre JRRVF, publié sur Hiswelókë en novembre 2003, mis à jour et légèrement complété en février 2013.

Introduction

Le processus de création littéraire chez J. R. R. Tolkien repose sur le langage. Chaque mot et chaque nom ont leur importance dans l’univers que cet homme épris des langues a mis des années à créer. Au sein des différents peuples nés de son imagination, le patronyme était souvent le reflet de la personnalité et parfois du destin de l’être qui le portait. C’était le cas chez les Elfes, notamment, mais aussi chez les Hobbits.

Dans le cas du petit peuple des Hobbits, J. R. R. Tolkien avait tenu à préciser que de nombreux prénoms donnés aux jeunes enfants, garçons ou filles, n’avaient pas de réelles significations dans le langage quotidien de ce peuple. Toute ressemblance avec des prénoms anglais serait alors due au hasard : Ainsi, des prénoms comme Bilbo, Polo, Odo, Tanta, Dora, Nina ou Bungo ne voudraient absolument rien dire, pas plus dans le langage originel des hobbits que dans la retranscription anglaise1).

Cependant, il existe de très nombreux prénoms de Hobbits dont la signification est rapportée par l’étymologie. Une signification qui met alors en relief des personnalités, des histoires méconnues. Ces prénoms illustrent le souci permanent de Tolkien pour l’onomastique, c’est à dire l’étymologie des noms et prénoms, et l’aspect poétique et humoristique qu’il a voulu donner à cette discipline, véritable ciment du monde imaginaire.

Au travers de cet essai, nous nous intéresserons à l’application de cette conception de la poésie de l’onomastique en nous attardant sur les prénoms de quelques personnages. Tout d’abord ceux des petites gens, comme Hob, Andwise, Hamfast et certains autres ; Puis ceux des aristocrates portant des prénoms guerriers, et les exceptions que sont Gerontius, Frodo, Peregrin et Hildigard. Nous terminerons sur les prénoms à coloration celtiques des hobbits du Pays de Bouc, en nous penchant plus précisément sur les exemples de Gorhendad, Marmadoc et Meriadoc. Enfin, nous papillonnerons de temps à autre sur de charmants prénoms fleuris, pour faire honneur aux dames de la Comté.

Hob, Andwise, Hamfast et autres : des prénoms pour les petites gens

Dans une note de l’appendice F du Seigneur des Anneaux sur les problèmes de traduction, Tolkien disait de certains prénoms, en particulier les prénoms les plus courts, qu’ils étaient « dépourvus de signification » dans le langage courant des Hobbits2).

À la lumière des exemples cités par Tolkien et redonnés en introduction du présent essai, on pourrait être amené à penser que le prénom Hob, que l’on retrouve à plusieurs reprises attribué à différents personnages dans Le Seigneur des Anneaux, pourrait être de ceux-là.

Le Hob qui nous intéresse en premier lieu est celui que Frodo et Compagnie rencontrent physiquement au retour de leurs aventures. Il s’agit de Hob Gardeclôture (Hob Hayward, en anglais), le gardien de l’entrée du Pays de Bouc3).

Dans la Nomenclature du Seigneur des Anneaux rédigée à la fin des années 60 par J. R. R. Tolkien pour orienter les travaux de traduction de son célèbre roman, le terme d’official « fonctionnaire, employé » est utilisé pour désigner le statut de ce personnage4).

Cependant, si on regarde de plus près le prénom Hob, on peut l’identifier dans ce cas comme la possible contraction dialectale du mot hobbler ou hobiler un mot rare emprunté au vocabulaire guerrier moyen-anglais5) qui désigne le milicien, l’homme de main (dans le sens de mercenaire), parfois doté d’une monture.

Le Pays de Bouc est une région comptée à part dans l’ordonnancement de la Comté et il ne bénéficie pas de la présence d’un corps organisé de shirriffs et de frontaliers comme les quartiers de la Comté. Le gardien de clôture-hobiler remplit donc cette fonction de surveillance pour le compte des maîtres du Pays de Bouc. Nous pouvons noter ici que dans l’Angleterre médiévale, le Hayward, était l’homme de confiance du seigneur du manoir dont il dépendait. C’est très certainement comme une allusion à cette situation particulière issue de la société traditionnelle anglaise que Tolkien a voulu ajouter par le truchement du prénom Hob, un petit côté « mercenaire » à son employé-gardien de clôture.

Parmi la foule des Hobbits du Légendaire, un deuxième Hob se présente à nous. il s’agit de Hob Gammidge le Cordier, un ancêtre de Sam. Dans le contexte familial évoqué à la fois dans les arbres généalogiques6) de la famille Gamegie et dans les pages du Seigneur des Anneaux7), le terme hob pourrait ici être éventuellement le diminutif d’un autre mot anglais désuet : Hobbler (ou hobler)8). En effet ce terme désignait autrefois les hommes chargés de tirer les navires avec de longues cordes depuis les chemins de halage des rivières et des canaux d’Angleterre. Nous n’imaginerons pas Hob Gammidge à la tête d’un groupe de bateliers tirant à la bricole un improbable chaland d’eau sur une petite rivière de la Comté, mais nous pourrions cependant noter qu’il n’y a qu’un pas de la longue corde de halage à l’activité familiale de cordier, dont Hob est un des premiers représentants. Un pas que Tolkien aurait pu s’amuser à franchir…

Cette allusion capillotractée au métier de Hob Gammidge permet une habile transition vers le second prénom qui attire notre attention dans cet essai : celui de son petit fils Andwise.

Andwise était lui aussi un cordier résidant au village de Champtoron (Tighfield)9). Tolkien n’avait, on le devine, pas pris le temps d’écrire des pages et des pages sur ce personnage plus que secondaire. Aussi résuma-t-il tout ce que nous avons besoin de savoir sur cet artisan en lui donnant un prénom inspiré du terme vieil anglais andwīs (qui signifie « habile, expert »). L’oncle de Sam Gamegie était donc visiblement un cordier de talent.

En restant dans l’arbre généalogique des Gamegie, nous allons nous attarder un peu sur le prénom Hamfast qui revient à trois reprises. Hamfast est aussi un prénom vieil anglais (Hámfœst). Tolkien ne l’a pas choisi au hasard puisqu’il signifie littéralement « En sécurité à la maison »10). Quand on regarde l’arbre des Gamegie, on constate ainsi que le premier Hamfast est le fondateur de la famille. Celui-ci resta bien à l’abri dans son village de Gamwich tandis que son fils Wiseman Gamwich (devenu Gamwich le Prud’homme dans la traduction par Tina Jolas) partait s’établir à Champtoron.

Le second Hamfast est le père de Sam. Il est connu pour ses grandes connaissances dans le domaine des pommes de terre, mais aussi pour ses éternelles remarques sur l’absurdité des grands voyages, qu’il appelle des « vagabondages »11). Celui que la tradition a retenu comme étant l’Ancien (The Gaffer, c’est-à-dire le compère, ou le grand-père)12) est donc également un Hamfast avec lequel on est bien mieux à la maison… À moins qu’à la fin de sa vie, confié aux petits soins de la veuve Grogne (Widow Rumble)13), dont le nom suggère une dame aux charmes grondants et grommelants, l’Ancien se prit à aspirer à une soudaine vie d’errance…

Être mieux à la maison, c’était peut-être aussi la devise assumée du dernier Hamfast signalé par l’arbre généalogique des Gamegie, le septième enfant de Sam qui, parmi toute la marmaille de maître Gamegie, n’est pas celui qui a fait grand chose de particulier.

De Hamfast le casanier dérivent aussi toute une série de prénoms au sens voisin : Halfast et Holfast, « à l’abri dans son trou » ; Hamson « le fils de maison » ; Holman, « l’homme du trou »14), autant de prénoms d’origine anglo-saxonne qui mettent en valeur le caractère douillet et frileux de ces braves hobbits du petit peuple, des gens simples qui sont pourtant, pour ce qui concerne cette famille des Gamegie, originaires d’un lointain village appelé Gamwich, situé aux confins aventureux de la Comté15). Quel beau contraste mêlant humour et poésie des mots.

Parmi les autres prénoms qui reviennent souvent dans l’arbre des Gamegie, et dans celui qui lui est lié, l’arbre des Cotton, nous trouvons à plusieurs reprises (trois fois) le prénom féminin Rose16). La plus fameuse d’entre elles est Rosie, la femme de Sam. La rose, riche de symboles attachés à l’amour, est aujourd’hui encore la fleur emblématique de l’Angleterre, depuis l’époque d’Henri VII, fondateur de la dynastie des Tudor. La présence de ces roses serait-elle une allusion poétique de la part de Tolkien pour marquer son attachement au peuple des Hobbits, et particulièrement le fait qu’ils soient liés, d’une manière ou d’une autre, à l’Angleterre ?

Des aristocrates aux prénoms guerriers. Gerontius, Frodo et Peregrin : des exceptions. Le cas d’Hildigard : garçon ou fille ?

Une autre forme d’approche poétique pourrait être révélée par l’étude des prénoms des Hobbits des grandes familles d’aristocrates comme les Touque et les Bolger. En effet, Tolkien a semble-t-il voulu préserver un contraste entre les noms de famille très courts et à consonance comique et des prénoms pompeux et complexes d’origine germanique17) qui ne révèlent pas forcément le caractère caché des personnages. Ce contraste, qui pourrait se lire comme une forme d’humour poétique, est représenté chez les Bolger (dont le nom pourrait se traduire par « bedonnant ») par des prénoms comme Rudigar « Lance glorieuse » (un oncle de Bilbo) ; Wilibald « Audacieux volontaire » (le mari d’une cousine éloignée de Bilbo) ; Fredegar « Lance protectrice » (Le gros Bolger) ; Gundabald « Audacieux à la guerre » (un ancêtre de Frodo)…

On retrouve bien sûr le même processus de contraste poétique et humoristique dans les prénoms grandiloquents de la famille Touque, avec par exemple Hildigrim « masque de bataille » ; Ferdinand « Courage armé » ; Isengrim « Masque de fer » ; Adalgrim « Masque noble » ; Bandobras « Étendard armé » ou encore Isengar « Lance de fer ».

Tout comme chez les Bolger, il y a une telle dissemblance entre la force et la longueur du prénom18) et la modestie du nom de famille, qu’on ne peut pas manquer la nette intention humoristique, assumée de la part de Tolkien19).

Au milieu de ces prénoms sortis tout droit de l’époque des invasions barbares ou des légendes germaniques, Gerontius fait figure de surprenante exception.

Ce prénom n’est pas d’origine germanique mais d’origine grecque : il vient du mot gerôn/gerontos qui signifie « vieillard ». Le sens de ce prénom ne nous apprend rien de spécial sur ce personnage car on sait déjà qu’il était surnommé le « Vieux Touque » à cause de sa longévité hors-norme. Si on veut en savoir un peu plus sur son caractère, il faut farfouiller dans les brouillons du Seigneur des Anneaux publiés dans le vol 6 de HoME. On y apprend qu’à l’origine, Tolkien avait donné à celui qui devait devenir le Vieux Touque, le prénom de Frodo. Frodo est un prénom germanique qui lui aussi est une curieuse exception car il ne s’agit pas d’un prénom d’inspiration guerrière20). En vieil anglais, le mot fród signifie « sage, prudent » et freodo signifie « paix, sécurité ». Nous avons ainsi une idée un peu plus précise de la personnalité du Vieux Touque tel que Tolkien devait se le représenter dans les premiers jets du Seigneur des Anneaux : quelqu’un de sage et de pacifique.

Nous savons que ce prénom de Frodo sera, par la suite, donné au héros de la Quête de l’Anneau en remplacement de Bingo21), le premier prénom choisi par Tolkien.

À l’origine, il y avait un autre Frodo : l’arrière petit-fils de Frodo le vieux Touque que Tolkien avait alors baptisé Frodo le second. À l’occasion de l’écriture du roman, lorsque Bingo Baggins devint Frodo Baggins, Frodo le second fut rebaptisé Peregrin. Il perdit du coup toute la sagesse que lui conférait son prénom d’origine.

Notons pour terminer que Peregrin représente aussi une exception dans l’onomastique guerrière des Touque : c’est un nom d’origine latine qui signifie « étranger, voyageur » et qui a aussi donné le mot pèlerin. Il est ainsi curieux de constater que ces personnages de la famille Touque touchés à un moment ou à un autre par le prénom Frodo sont sortis également de la norme des prénoms germaniques guerriers.

Parmi les 12 enfants de Gerontius le Vieux Touque se trouvait un personnage prénommé Hildigard qui est dit, dans la version originale, « Died young » (mort ou morte jeune)22). La traductrice des appendices du Seigneur des Anneaux, Tina Jolas, a choisi de voir derrière ce prénom un personnage féminin, qui serait donc « morte jeune ».

Hildigard est un prénom germanique guerrier d’un style et d’une origine identique à ceux que nous avons déjà évoqué plus haut. Il signifie « champ de bataille » en vieil anglais. Il s’inscrit sans problème dans la série des prénoms Isengrim, Hildigrim, Hildibrand, Isengar que portent tous les enfants mâles du vieux Touque. Les filles du Vieux Touque portent quant à elles des prénoms qui respectent la tradition de donner aux jeunes filles hobbites des prénoms de plantes ou de pierres précieuses23) : C’est la cas de Mirabella, qui rappelle le nom donné à une variété de prune, et de Belladonna, dont le nom évoque une plante à baies toxiques aux propriétés réputées magiques24)

À la lumière de ces premiers éléments, nous pourrions donc penser que Hildigard était un garçon et que Tina Jolas pourrait s’être trompée dans sa traduction…

Cependant, en se penchant une fois de plus dans les premières ébauches du Seigneur des Anneaux et en particulier dans les premières versions des arbres généalogiques, on apprend que Tolkien avait choisi de glisser après l’aîné du Vieux Touque, Isengrim III, une fille appelée Gloriana. Il confia finalement ce prénom à une fille de la famille Bolger et Gloriana Touque fut rebaptisée Hildigunda25). Enfin, pour la version finale, c’est le nom d’Hildigard, inspiré au même titre que les prénoms masculins, d’une onomastique germanique martiale ancienne, qui fut choisi.

Mais pour Christopher Tolkien, il ne fait aucun doute qu’Hildigunda/Hildigard est une fille puisqu’il féminise sa prose lorsqu’il parle de ce personnage26). Ce point de vue pourrait être confirmé par les personnages historiques féminins célèbres qui ont porté ce nom, parmi lesquelles Hildegarde (803-860), fille de Louis le Pieux, ou sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179) une célèbre religieuse et femme de lettre franconienne, béatifiée au Moyen Âge et canonisée très récemment (mai 2012).

Hildigard n’est pas le seul prénom d’origine germanique à être porté par des femmes chez les Hobbits : on trouve une Rosamunda (mariée à un Bolger) chez les Touque et une Adaldrida (née Bolger) et une Hilda (née Sanglebuc) dans la famille Brandebouc, et dans les premières esquisses des arbres généalogiques publiés dans l’ouvrage Peoples of Middle-earth (1996), on trouve aussi une Bertha Baggins (devenue Belba), une Matilda Goold (devenue Menegilda, autre prénom germanique)…

Cependant, le prénom aux consonances « wagneriennes » d’Hildigard n’a pas conféré à cette demoiselle Touque la force et la vitalité d’une walkyrie, puisque comme on le sait, elle mourut dans sa jeunesse.

Gorhendad, Marmadoc, Meriadoc : des Gallois au Pays de Bouc.

Au pays de Bouc, Les prénoms sont marqués par une approche différente de la part de Tolkien. Si les femmes restent dans la tradition (Primula, Asphodel, Celandine, Mentha…), il a tenu à donner une tonalité particulière aux noms de ses personnages masculins, comme une sorte de traduction de vieux restes des langages propres au peuple des Hobbits de la branche des Forts27).

Ainsi, les prénoms des membres de la grande famille des Brandebouc sont inventés dans un style qui pourrait sembler « vaguement celtique », pour reprendre les propres termes de Tolkien. En d’autres termes, un style inspiré de l’onomastique des langues galloises et bretonnes. Cette homogénéité linguistique se démarque des procédés évoqués dans le cas des petites gens de la Comté ou des familles d’aristocrates.

Certains de ces noms « celtiques » ont une signification facilement reconstituable, mais ce n’est pas le cas de tous.

Le premier prénom qui nous intéresse, Gorhendad, est le seul dont Tolkien donne la traduction du gallois. Il signifie « arrière-arrière Grand-père », littéralement : gour / hen / Tad : « homme/ancien/père ». Gorhendad est le fondateur de la famille des Brandebouc, celui qui le premier posa le pied sur ce qui allait devenir le Pays de Bouc. Le sens du prénom que lui a choisi Tolkien confirme ainsi son statut d’ancêtre.

Parmi ses descendants se trouvent d’autres personnages dont le prénom peut-être reconstitué. Ainsi de Marmadoc, celui qui est connu dans l’arbre généalogique des Brandebouc sous le surnom de l’« Impérieux ». Son surnom donne déjà un trait important de son caractère. La signification de son prénom ajoute d’autres éléments à la connaissance du personnage : mawr signifie « grand » en gallois et madoc veut dire « riche » cf le breton madec). Marmadoc était donc probablement quelqu’un de physiquement imposant et de particulièrement fortuné. Cette richesse n’a rien de surprenant puisque son père s’appelait Madoc (le riche), son oncle était un Marroc (en breton : marrec signifie « chevalier ») et son grand père était lui même quelqu’un de prospère car il s’appelait Gormadoc, c’est à dire l’ « homme riche » (voir le breton Gour + madec).

D’autres noms de la grande famille des Brandebouc n’ont en apparence pas de signification particulière, et selon l’aveu de Tolkien lui-même dans les appendices du Seigneur des Anneaux, ils n’ont été choisis que pour leur apparence « celtique ». C’est le cas de Dodinas et Berilac, qui semblent directement inspirés de prénoms de personnages du cycle de la Table Ronde, les chevaliers Dodynas le Sauvage et Bertilak de Haut Désert28). Cependant, si on se penche sur l’évolution des arbres généalogiques29) ont peut constater que certains prénoms avaient à l’origine un sens bien précis. Par exemple, un personnage comme Doderic (Un cousin de Meriadoc Brandebouc) aurait du s’appeler originellement Roderic, d’un prénom germanique bien attesté signifiant « roi glorieux » ; Gorbadoc le fils de Marmadoc aurait du s’appeler Gorboduc ce qui signifie en gallois « le contraignant » et enfin Saradoc, le père de Meriadoc, aurait du s’appeler Caradoc, c’est à dire « le chéri, le bien aimé »30).

Le cas de Meriadoc, justement, mérite que l’on s’y arrête un peu. C’est un prénom bien connu des gallois et des bretons31). Son étymologie reste obscure. On peut y retrouver la racine mawr « grand », ce qui n’est pas complètement certain mais qui resterait cohérent avec le destin que nous connaissons de ce compagnon de Frodo Sacquet. Dans les appendices du Seigneur des Anneaux, Tolkien explique qu’il a en fait choisi ce prénom pour ce personnage important de l’histoire non pas à cause d’une règle d’onomastique sibylline, mais simplement à cause de la possibilité d’associer à son prénom l’abréviation Merry qui serait l’équivalant du surnom Kali, qui signifie « joyeux, gai » en hobbitais32).

Meriadoc est donc une exception notable dans l’onomastique des Brandebouc. Le choix de nommer le personnage de cette manière et la démarche que l’auteur y a appliquée démontre ici aussi un grand soin et une certaine approche poétique de la part de Tolkien33).

Conclusion

Cette étude succincte, et bien entendu non exhaustive, a souhaité montrer comment Tolkien déclinait ses talents de poète jusque dans la science de l’onomastique, la rendant au passage particulièrement séduisante pour le néophyte. Là où le temps lui manquait pour de longues formules descriptives, le sens caché du nom suffisait. Là où le temps lui manquait pour évoquer une unité sociale ou linguistique, une homogénéisation des prénoms dans un même style suffisait. Mais tout est volontairement tourné de façon poétique et humoristique vers un objectif narratif, soit par l’étymologie même du nom, soit par le contraste entre le nom et le prénom, soit par la volonté d’apporter une coloration particulière à un ensemble de prénoms issus d’une même famille. Bref, à part quelques prénoms courts que Tolkien lui-même cite dans l’appendice F du Seigneur des Anneaux et qui sont censés ne pas avoir de sens dans la langue des Hobbits, un très grand nombre de prénoms, même s’ils sont attribués à des personnages sans aucune utilité pour le récit, ne sont pas choisis au hasard et forment à leur façon, en suscitant leur histoire propre, une pierre supplémentaire au complexe édifice qu’est le « monde secondaire » imaginé par J. R. R. Tolkien.

Bibliographie

  • J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1995. 1278 p. = SdA
  • J. R. R. Tolkien, « Nomenclature of The Lord of the Rings », in W. G. Hammond et C. Scull, The Lord of the Rings : A Reader’s Companion, Londres, HarperCollins Publishers, 2005 = Nomenclature
  • Humphrey Carpenter et Christopher Tolkien (dir.), Lettres, traduction par Delphine Martin et Vincent Ferré, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005.
  • C. Tolkien, History of Middle Earth, vol.6, The Return of the Shadow, Unwin Hyman, 1988 = HoMe 6
  • C. Tolkien, History of Middle Earth, vol.12, The Peoples of Middle-Earth, Harper Collins, 1996 = HoMe 12
  • John R. Clark Hall, A Concise anglo-saxon Dictionary, Cambridge University Press, 1969.
  • Edouard Kloczko, Encyclopédie de la Terre du Milieu, Dictionnaire des langues des Hobbits, des Nains, des Orques, ARDA, Argenteuil 2002.
  • Ruth S. Noël, The Mythology of Middle Earth, HMCP, Boston 1977.
  • Paula Marmor, « An Etymological Excursion among the Shire Folk », Mythlore no 7 (1971).
  • Jim Allan, « The queer Brandybuck Names », Parma Eldalamberon no 3 (1973).
  • Dorota Kotowicz, « Les noms propres dans le Seigneur des Anneaux », in Leo Carruthers (dir.), Tolkien et le Moyen Âge, Paris, CNRS Editions, 2007.
  • Dinah Hazell, The Plants of Middle-earth : Botany and Sub-creation, Kent State University Press, 2007.
  • Jean-Rodolphe Turlin, Promenades au Pays des Hobbits, Terre de Brume, 2012.
  • Mark T. Hooker, Tolkien and Welsh, Llyfrawr, 2012.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

1) On peut tout de même signaler que dans certains cas, la ressemblance entre cette catégorie de prénoms hobbits et des mots issus de langues connues de Tolkien peuvent se faire jour. Par exemple Bungo est très proche du mot anglais bung signifiant « bonde de tonneau », et Odo pourrait être relié au prénom historique porté par de nombreux princes européens et dont la racine germanique -od signifie « richesse ».
2) , 17) , 23) SdA, appendice F, II, « Des problèmes de traduction », p. 1230.
3) SdA, VI, chapitre 8, p. 1063.
4) Nomenclature, p. 759.
5) On trouve aussi hobelier et le vieux français hobelour, du latin médiéval hobellarius. Le cheval conduit par ce type de milicien était appelé hobby en anglais et hobin en français.
6) SdA, appendice C, « Le grand arbre aux aïeux de Maître Samsagace », p. 1187.
7) SdA, IV, chapitre 1, p. 658.
8) « Hobbler : A man employed in towing vessels by a rope on the land or in a small boat with oars », définition de The Century dictionary and cyclopedia, par W. D. Whitney et Benjamin E. Smith, New York, 1901. Disponible en ligne : http://www.global-language.com/century/
9) Sur l’étude du nom Champtoron/Tighfield, voir J.-R. Turlin, Promenades au Pays des Hobbits, p.94-95. Également disponible en ligne : http://www.jrrvf.com/essais/promenade/hauts.html
10) SdA, appendice F, II, « Des problèmes de traduction », p. 1231. Tolkien y propose « casanier » (stay-at-home).
11) SdA, VI, chapitre 8, p. 1079.
12) « Gaffer : An old man : originally a rustic term of respect, used as a title », définition de The Century dictionary and cyclopedia, op. cit.
13) SdA, VI, chapitre 9, p. 1091.
14) Audacieusement traduit en Troglon par Francis Ledoux dans le premier chapitre du roman.
15) La traduction en français du mot game, qui forme la première partie de Gamwich, est sujet à débat. Tina Jolas propose « jeu » (SdA, appendice F, II, p. 1233), ce que suggèrent également W. G. Hammond et C. Scull (dans The Lord of the Rings : A Reader’s Companion, p. 55-56). Édouard Kloczko préfère « gibier » (voir Édouard Kloczko, l’Encyclopédie de la Terre du Milieu, tome IV, Dictionnaire des langues des Hobbits, des Nains, des Orques) qui semble plus cohérent avec le fait que certains membres de la famille soient des chasseurs. Le Terme gam, quant à lui se traduit par « courage, cran », mais il n’est pas attesté par Tolkien comme un étymon possible de Gamwich.
16) Nous trouverons aussi une Rosa dans l’arbre généalogique des Sacquet : mariée à Hildigrim Touque, elle est l’ancêtre de Merry et Pippin. Voir SdA, appendice C, p. 1184, 1185 et 1186.
18) Ibid., Tolkien les qualifie lui-même de « flamboyants »
19) Ibid.
20) Lettres, no 168 p. 318. Tolkien y cite le prénom Fróda comme l’équivalent en vieil anglais de Frodo.
21) Voir HoMe 6, p. 221
22) SdA, appendice C, « Les Touque des Grands Smials », p. 1185
24) Voir J.-R. Turlin, op. cit., p. 55-56, et également l’ouvrage de Dinah Hazell, The Plants of Middle-earth: Botany and Sub-creation (2007), p.19. On peut noter ici que le nom de Donnamira, née entre Belladonna et Mirabella, est sans doute un jeu de mot de la part de Tolkien, reprenant la fin du nom d’une sœur (donna) et le début de l’autre (mira) pour composer le nom d’une troisième (donna+mira), encadrée par deux bella. Il s’agit certainement d’une forme complémentaire de poésie ludique introduite dans l’art très sérieux de la généalogie hobbitique.
25) HoMe 12 p. 107
26) Ibid. : « Hildigunda had a brief life, her dates on the first copy being 1235-1255; on subsequent copies no dates were given, but she is said to have ‘died young’ ».
27) SdA, appendice F, II, « Des problèmes de traduction », p. 1231.
28) Voir Sire Gauvain et le Chevalier vert (anonyme), Geoffrey de Monmouth, Historia Regum Britanniae (Histoire des Rois de Bretagne) et Chrétien de Troyes, Erec et Enide. Bertilak (parfois écrit Bercilak) est le personnage transformé en Chevalier vert par la fée Morgane. Dynodas est le chevalier Dodin (ou Dodinel) le Sauvage, compté parmi les chevaliers de la Table Ronde chez Chrétien de Troyes. Si on en croit l’étude assez ancienne de Jim Allan sur les prénoms des Brandebouc (publiée dans un article de la revue Parma Eldalamberon en 1973) la majorité des noms des habitants du Pays de Bouc sont tirés ou dérivés des patronymes présents dans la Matière de Bretagne.
29) HoMe 12 p. 99 et suivantes.
30) Édouard Kloczko, op. cit., précise que Tolkien corrigea après coup un certain nombre de prénoms d’origine germanique chez les Brandebouc. Quelques noms germaniques ont toutefois subsisté, tel Ilberic (une variante de Alberic « roi des Elfes », nom bien connu dans la mythologie germanique (voir le nain Alberich dans la Chanson des Nibelungen) dont on note qu’il est le fils de dame Hilda, porteuse d’un prénom germanique et déjà citée supra.
31) Un certain Conan Meriadec est dit être le fondateur semi-légendaire de la maison de Bretagne (fin IVe siècle). De même, une tradition ecclésiastique du pays vannetais rappelle que Saint Meriadoc était évêque de Vannes au VIIe siècle et qu’il portait le surnom de Caradoc. Enfin, Jim Allan note la présence de trois Meriadoc possibles dans les traditions arthuriennes, notamment dans une Historia Meriadoci (XIIIe siècle). Il propose par ailleurs une étymologie liée à la mer, d’après un toponyme du comté gallois de Denbigh : Meiriadog (« protection de la mer »).
32) On peut noter qu’en gallois, meri signifie également « joyeux ».
33) Mark T. Hooker, dans son récent ouvrage Tolkien and Welsh (2012) pousse plus loin la réflexion et met en avant l’influence profonde de la langue galloise dans les choix onomastiques et toponymiques de Tolkien.
 
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