Compte-rendu de Vinyar Tengwar 39

La portion omise de l’appendice D de Quendi & Eldar

Compte rendu de « From Quendi and Eldar, Appendix D » in Vinyar Tengwar no 39 (fanzine), juillet 1998, p. 4-20 : texte inédit de J. R. R. Tolkien, présenté et annoté par Carl F. Hostetter.

Didier Willis, octobre 2000.
Première parution dans la Feuille de la Compagnie (Cahier d’études tolkieniennes) no 1, automne 2001, éditions L’Œil du Sphinx (ouvrage aujourd’hui épuisé).

L’essai à nature linguistique « Quendi and Eldar » — qui porte aussi le titre secondaire Essekenta Eldarinwa « Enquête sur les noms des Elfes » — fut rédigé par J. R. R. Tolkien en 1959-1960. L’auteur y expose sa conception tardive des principales langues de son monde secondaire, plusieurs années après la publication du Seigneur des Anneaux. Si les trois principales langues elfiques, quenya, sindarin et telerin, y sont abordées en détail, nous y trouvons aussi, pour la première fois, de longues discussions sur le khuzdul des Nains et sur la langue parlée par les Valar dans leur royaume de Valinor. Après le « Lhammas » et « Les Étymologies » des années 30, édités dans la Route perdue et autres textes (HoMe V), c’est à ce jour l’un des plus importants textes qu’il nous soit donné de lire sur le sujet. C’est dire toute l’importance qu’il revêt pour tous ceux qui s’intéressent un tant soit peu aux langues inventées par Tolkien. Du fait de sa complexité textuelle et des difficultés inhérentes à sa présentation, il se trouve aujourd’hui publié dans trois ouvrages. Les discussions qui constituent l’appendice C de « Quendi and Eldar », relatives aux Orques, ne possèdent pas de caractère linguistique à proprement parler, et furent par conséquent traitées par Christopher Tolkien dans Morgoth’s Ring (HoMe X), p. 415-422. Le reste de ce document majeur a été publié dans The War of the Jewels (HoMe XI), p. 359-416, à l’exception d’une portion notable de l’appendice D. Devant l’ampleur de la tâche, Christopher Tolkien justifie doublement cette omission, par des considérations éditoriales et par la nature abstraite du passage en question. Le fanzine américain Vinyar Tengwar a obtenu en 1998 l’autorisation de publier le texte omis, sous le titre « From Quendi and Eldar, Appendix D ». Nous ferons ici le compte-rendu de ce passage1).

L’appendice D porte le sous-titre « *Kwen, Quenya, and the Elvish (especially Ñoldorin) words for ‘Language’ ». Ses premières pages sont publiées dans The War of the Jewels, p. 391-395. Le passage omis par Christopher Tolkien s’insérait ici. La fin du texte principal de l’appendice est ensuite publiée p. 396-397, suivie d’une longue note sur la langue des Valar, p. 397-407. Les notes de l’auteur nos 30 à 37 couvrent les p. 415-417. Le texte omis suit la même structure que le reste de l’appendice : J. R. R. Tolkien y a intercalé bon nombre de notes ayant trait à divers points de détail et de clarification. Les éditeurs de Vinyar Tengwar ont par conséquent suivi le même choix de présentation que Christopher Tolkien, en les regroupant toutes après le texte. Ils donnent aussi, sous le titre « Appendix: Noldorin words for Language », une longue note contemporaine de la rédaction de « Quendi and Eldar » : en fait le germe de l’appendice D, que Tolkien a réécrit sous la forme d’un appendice indépendant. Le texte rétabli se présente donc de la manière suivante :

Texte Publication Notes de l’auteur
Début de l’appendice D The War of the Jewels, p. 391-395 nos 29 à 34, p. 415-416
Portion omise de l’appendice Vinyar Tengwar no 39, p. 5-10 nos 1 à 7, p. 10-11
Fin de l’appendice D The War of the Jewels, p. 396-397 (aucune note)
Note sur la langue des Valar The War of the Jewels, p. 397-407 nos 35 à 37, p. 416-417
Note sur les termes linguistiques noldorins Vinyar Tengwar no 39, p. 15-17 nos 1 et 2, p. 17

Le texte consiste principalement en considérations phonologiques et étymologiques. Sur un ton subjectif à dessein, Tolkien expose la conception que les Hauts Elfes se formaient de leur propre langue et des règles qui la régissaient. On découvrira néanmoins, par l’entremise des propos prêtés au sage Pengolodh, quelques compléments sur le code gestuel ou iglishmêk des Nains (avec même un exemple concret en note 1, p. 10), sur l’alphabet de Rúmil (p. 7) et sur la légende, sans doute surfaite, rapportant que Fëanor tiendrait sa connaissance du khuzdul d’Aulë en personne (p. 7-8 et note 2 p. 10).

Sur le plan linguistique, il s’avère impossible d’indiquer ici toutes les avancées que nous apporte la portion omise sans la paraphraser dans son intégralité. Nous n’en relèverons donc que les principales. Il nous a paru utile pour le lecteur francophone de les confronter avec le Dictionnaire des langues elfiques, volume I (Quenya) d’Édouard Kloczko. Cet ouvrage, publié par les éditions Tamise en 1995, reflète notre compréhension du quenya avant que ne soient publiés The People of Middle-earth (HoMe XII, HarperCollins Publishers, 1996) et cet important passage de l’appendice D de « Quendi and Eldar ». Nous n’en mesurerons que mieux les apports de ce dernier, tout en permettant au lecteur de corriger au besoin le texte du dictionnaire. Ce procédé n’invalide en rien la qualité du travail fourni par Édouard Kloczko, mais se positionne en complément, cinq ans après sa publication2).

Le temps que nous connaissons sous le nom de parfait en quenya s’obtient généralement en ajoutant la terminaison -ie à la base verbale, avec allongement et réduplication de la voyelle caractéristique : utúvienyes « je l’ai trouvé » (utúvie-nye-s, avec marques pronominales suffixées), avánier « ont passé » (avánie-r, avec marque plurielle). Nous savons que l’augment est un ajout tardif : la première édition du Seigneur des Anneaux (1954) donnait vánier. La rectification fut introduite dans la seconde édition (1966). Il restait à confirmer ce procédé pour les verbes en -i-, dont nous n’avions qu’un exemple plus ancien, sans augment : fírie « a expiré » (Morgoth’s Ring, p. 250, dont la datation est difficile mais ne dépasse probablement pas 1958-1959, voir p. 300).

Le texte omis de l’appendice D introduit en p. 9 le parfait iríkie « a tordu ». Sur ce modèle, il est très probable que la forme fírie, mise à l’écrit au moins un an avant « Quendi and Eldar », devrait être rectifiée en ifírie. Dans le Dictionnaire des langues elfiques, nous lisions, §46, p. 164 : « Le parfait de la base fíre-, fírie, est probablement régulier. Il n’y aurait pas de conjugaison avec augment **ifírie (que l’on confondrait avec i fírie) ». Cette thèse ne tient plus. Il reste, néanmoins, que l’augment était parfois omis en poésie, comme l’indique « Quendi and Eldar » à propos de vánie (voir The War of the Jewels, p. 366) : à cette date en effet, la correction n’avait pas encore été apportée au Seigneur des Anneaux, et Tolkien se devait de garder une certaine cohérence avec ses écrits publiés. Mais après la seconde édition, nous devons peut-être considérer que cette nécessité ne s’imposait plus, et que Tolkien aurait généralisé l’emploi de l’augment à tous les verbes.

Au §45, p. 163 du Dictionnaire, nous pouvions lire qu’« un verbe au présent ne peut se terminer au singulier que par un a ou un e. Les verbes avec une base autre que e ou a reçoivent l’une de ces voyelles ». S’ensuivait une longue description des diverses formes connues à l’époque, réparties en deux groupes verbaux.

Cette portion de la grammaire, qui opposait par exemple les verbes síla « brille » et carë « fait », doit aujourd’hui être intégralement amendée. La publication de Vinyar Tengwar no 39 nous apprend qu’il faut désormais distinguer deux formes de conjugaison distinctes, un aoriste3) et un présent continuatif. Ainsi nous pouvons maintenant en déduire que le verbe conjugué silë, pluriel silir, dans les brouillons préparatoires du Seigneur des Anneaux (in The Return of the Shadow, HoMe VI, p. 324), initialement rejeté par Édouard Kloczko comme incorrect (Dictionnaire, p. 116), est en réalité parfaitement valide : Tolkien a simplement opté pour une meilleure concordance des temps. Elen síla lúmenn’ omentielvo : l’étoile ne brille pas dans l’absolu (aoriste), mais elle est en train de briller sur la rencontre entre Gildor et Frodo (présent continuatif).

Bien que le corpus de phrases soit assez mince, nous disposons aujourd’hui de plusieurs exemples indiquant sans équivoque que le participe passé quenya prend la terminaison -(i)na au singulier : par exemple rákina « brisé » (voir The Monsters & the Critics, p. 222-223). Jusqu’à présent, nous n’avions pas la certitude que ce participe s’accordait en nombre avec le nom qu’il détermine. Devions-nous supposer, sur les bases grammaticales connues, qu’une expression comme rákina telco « une jambe cassée » donnerait rákine telqui au pluriel ?

Cette hypothèse nous est enfin confirmée en p. 6 de Vinyar Tengwar, avec le verbe que nous venons de prendre pour exemple, dans un de ses sens secondaires : rakine tengwi « signes dépouillés ou dépossédés » (à propos des syllabes où la consonne demeure seule, après qu’une voyelle a été perdue)4). Sur ce point, le Dictionnaire des langues elfiques, §54, p. 167, indiquait : « Le participe passé est habituellement terminé en -na ». Il convient à présent de rectifier en -(i)na, pluriel -(i)ne.

Ces trois exemples, parmi les six ou sept que nous aurions pu relever sans effort, ne constituent qu’un rapide tour d’horizon, démontrant combien un texte comme celui-ci pouvait être attendu des linguistes.

Au final, la présentation de cet inédit de Tolkien est très soignée et mérite amplement nos louanges. L’ensemble du vocabulaire elfique est repris et commenté à la suite du texte5). Les notes éditoriales de Carl F. Hostetter sont instructives et n’hésitent pas, le cas échéant, à faire appel à d’autres passages inédits pour éclairer le propos de l’auteur. En p. 14, Vinyar Tengwar donne ainsi une note contemporaine à la rédaction de « Quendi and Eldar » qui vient expliciter l’usage privatif de la particule ú. Une seconde note, sur le sens des mots ëa et ilu, ajoutée très tardivement (apparemment après 1968), est aussi reprise en p. 20. On regrettera simplement, pour la bonne forme, que l’éditeur ne fasse pas état des quelques erreurs casuelles qui semblent s’être glissées dans ce texte. Tolkien les aurait probablement rectifiées en vue d’une publication. À titre d’illustration, nous attendrions logiquement rákine en lieu et place de rakine, tandis que dans le groupe nominal lehta tengwi (« signes libres »), l’adjectif devrait en tout état de cause être au pluriel, lehte.

Enfin, la publication de la portion omise de l’appendice D de « Quendi and Eldar » s’adresse de toute évidence en premier lieu aux lecteurs épris de linguistique ou passionnés par la démarche littéraire de J.R.R. Tolkien. On pourra craindre en revanche que ceux qui chercheraient à y dénicher un peu de la magie et du merveilleux de la Terre du Milieu n’y trouveront pas leur compte.

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Pour l’Ósanwe-kenta ou « enquête sur la communication de la pensée », texte indépendant mais intrinsèquement relié à l’Essekenta et aussi publié dans Vinyar Tengwar no 39, voir le compte rendu de Michaël Devaux dans la Feuille de la Compagnie no 1, op. cit., p. 103.
2) Nous ne viserons pas à l’exhaustivité, mais uniquement à illustrer l’intérêt du passage omis de « Quendi and Eldar » pour l’étude des langues inventées par J. R. R. Tolkien. Le lecteur souhaitant, plus généralement, rectifier le dictionnaire d’Édouard Kloczko pourra déjà consulter avec profit nos deux corrigenda, publiés dans Hiswelókë (fanzine), Premier Feuillet, avril 2000, p. 23-29, et Troisième Feuillet, juin 2000, p. 93-94.
3) Le terme « aoriste » n’est pas utilisé dans ce texte, mais est confirmé par les « Notes on Óre », un autre inédit de Tolkien publié dans Vinyar Tengwar no 41, juillet 2000, p. 11-19.
4) L’absence d’accent sur la première voyelle de rakine est vraisemblablement une coquille, voir infra.
5) Il en va de même pour le vocabulaire de l’Ósanwe-kenta, p. 32-33.
 
langues/compte_rendu/cr_vt39.txt · Dernière modification: 10/05/2021 16:39 par Elendil
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