Les influences du valarin de « Quendi et Eldar » sur les autres langues du « Legendarium »

Quatre Anneaux
Damien Bador & François Parmentier — Avril 2019
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

L’écrit « Quendi et Eldar »1), publié partiellement dans The War of the Jewels (Tolkien, 1994) puis complété dans le Vinyar Tengwar 39 (Tolkien, 1998), est un essai linguistique important de la période qui succède à la publication du Seigneur des Anneaux. Censément écrit par l’elfe Pengolodh, ce texte décrit l’origine linguistique de nombreux noms de gentilés d’Arda, à commencer par les peuples elfiques eux-mêmes, mais une de ses parties est spécifiquement consacrée à la langue des Ainur, le valarin, qui s’y trouve décrit plus largement que Tolkien l’a jamais fait par ailleurs. En particulier, Tolkien y dresse des parallèles entre certains mots ou noms dans cette langue et les emprunts qu’y firent d’autres idiomes du Legendarium. Plusieurs articles ont été rédigés sur le sujet (Fauskanger 1998 ; Bador & Parmentier 2019), articles que nous recommandons vivement de lire pour contextualiser notre travail, mais aucun ne s’intéresse en détail à l’analyse des liens entre le valarin et les autres langues d’Arda : c’est ce que nous proposons de mener à bien dans le présent article.

Quenya

Le texte de « Quendi et Eldar » met en avant une première influence du valarin sur d’autres langues du Legendarium, à savoir les adaptations et emprunts en quenya. Ces emprunts peuvent avoir des origines différentes : dès leur rencontre avec Oromë, puis lors de leur passage à Valinor, les Elfes ont pu emprunter certains mots pour évoquer les Valar et ce qui leur est associé, transmettant ces éléments au quenya. D’autre part, les Vanyar eux-mêmes ont incorporé plusieurs vocables par simple admiration pour les Puissances. Par des voix multiples, le valarin a pu pénétrer la langue quenya, et le texte « Quendi et Eldar » en témoigne avec éloquence. Pengolodh émaille en effet son texte de mots quenyarins, qu’il met en regard avec leurs ancêtres valarins, sans pour autant détailler les mutations phonologiques intermédiaires – ce qui arrive pour d’autres langues, comme le sindarin. Nous avons donc tâché de reconstituer les mutations menant du valarin au quenya, détaillées dans l’Annexe A : la plupart de ces changements figure dans l’essai « Esquisse phonologique 2) » (Tolkien 2010), qui détaille les transformations phonétiques du quenya, au cours du temps, en les agrémentant de considérations sur d’autres langues elfiques, en particulier le telerin et le sindarin.

Dans un premier temps, on peut remarquer comment les phonèmes inexistants en quenya sont adaptés depuis le valarin. Le son /χ/ devient /h/, mutation qui figure bel et bien dans l’« Esquisse » (ibid., p. 71) au titre des évolutions phonologiques entre l’ancien quenya (antérieur à l’invention de l’écriture) et la parmaquesta (quenya livresque). De la même manière, le son /ʒ/, figurant dans le nom Aʒūlēz, est supprimé, conformément à l’évolution du quenya (ibid., p. 48, 70-71). On observe aussi quelques dévoisements initiaux de la lettre d (incompatible avec la phonologie du quenya), sous l’influence de mots elfiques existants : #dellūmā > #tellūmā par rapprochement de telumë ; #Dahanigwi(h)tilgūn > #Tahanigwi(h)tillun car rapproché de tār(a)-ninqui-tiltë. Ce comportement va à l’encontre de la prédiction de l’« Esquisse », qui annonce qu’un d primitif initial donne un l en quenya (p. 32, 69) : mais l’on trouve parfois d > n (*dond(a) > q. nonda « main (fermée) » ; Tolkien 2005a, p. 23) et une occurrence de d > t (*dāra > q. tára, « sage » ; Tolkien 2007, p. 102), certainement sous l’influence des dérivés de la racine TAR. Par ailleurs, la mutation š > s est observée systématiquement (v. Oš(o)šai > p. q. Ossai e. g.), bien qu’elle ne soit pas indiquée dans l’« Esquisse », mais elle est compréhensible puisque le son /š/ n’existe ni en quenya standard, ni en elfique primitif. Enfin, d’autres adaptations de phonèmes sont opérées : b > v (Tolkien 2010, p. 32, 69), ǭ > ō (ibid., p. 53, 106).

Par contre, la gestion des consonnes aspirées ne se déroule absolument pas de la manière décrite dans le texte sus-cité, qui annonce les mutations ph > f, th > θ, kh > χ (ibid., p. 30, 71 cf. n. 14), puisqu’on observe au contraire une désaspiration de ces consonnes3) : v. mirubhōzē > #mirubōzē, #tulkha(n) > #tulka(n), etc. Cela laisse penser que ces adaptations pourraient avoir été plus tardives que l’évolution des aspirées de l’ancien quenya. De fait, ce même phénomène de désaspiration s’observe dans l’adaptation plus tardive des consonnes aspirées du nanesque, où le khuzdul khazâd donne q. casar (Tolkien 2007, p. 45). Par ailleurs, æ ne devient pas ē, mais a (v. Næχærra > #Naχarra), contrairement à ce qu’avance l’« Esquisse », ce que nous expliquons infra par un autre mécanisme. Un autre point important de ces mutations concerne les fréquentes suppressions. Non seulement par des syncopes v. iniðil > #inðil, #akasān > #aksān, etc.), dont les règles sont décrites p. 58 de l’« Esquisse », mais aussi une haplologie, #Māχananaskād > #Māχanaskād. À noter que ces syncopes ont déjà pu se produire en valarin, comme le suggère le nom Oš(o)šai. Des apocopes ont également lieu, touchant une seule lettre (v. aþāra > #aþār, p. q. Mánwen > q. Manwë) ou plusieurs (v. Tulukhastāz > #Tulukhas, #Mānwenūz > #Mānawen) – peut-être en plusieurs temps (ibid., p. 102–104). De manière connexe, on pourrait évoquer les raccourcissements de voyelles (v. Ezellōχar > #Ezelloχar, *Arōmē > *Aromë), qui adviennent là encore selon les règles exposés p. 58 de l’« Esquisse » – voir par contraste la conservation de la voyelle longue dans des mots comme q. máhan.

Enfin, quelques arrangements phonologiques sont à mentionner. L’assimilation peut porter sur des consonnes : #inðil > q. indil, v. delgūmā > #dellūmā (ibid., p. 93), #Ulbō > #Ulmō (ici, l’assimilation est différente de ce qu’indique l’« Esquisse » en p. 46, mais une contamination par la terminaison agentique -mo du quenya est probable). Elle peut aussi intervenir sur des voyelles, comme explicitement indiqué pour *Aromë > q. Oromë, du fait de l’influence de la racine elfique ROM, qui donne notamment le q. romba « cor, trompette » (Tolkien 1994, p. 401). L’évolution Næχærra > #Naχarra vient probablement encore d’une assimilation de ce type, expliquant un comportement non-prédit (cf. Tolkien 2010, p. 53, 106). De la même manière, quelques métathèses se produisent : #Māχanaskār > #Māχanaksār (ibid., p. 101–102) et de manière moins expliquée dans #māhallām > #māhalmā, peut-être par influence de la terminaison -ma qui désigne l’objet concret en lien avec le concept (Tolkien 2007, p. 44, 108). La réduction de diphtongue dans #Ossai > q. Ossë, quant à elle, semble être plus tardive que la plupart de ces mutations, puisque Tolkien (1989, p. 14) la mentionne comme une différence entre la parmaquesta et le quenya parlé. Enfin, deux rhotacismes sont également observés : #Māχanaskād > #Māχanaskār (Tolkien 2010, p. 52, 69–70) et #miruvózë > q. miruvórë (ibid., p. 73, 101 – rhotacisme spécifique au dialecte des Ñoldor). Seules restent, après cette énumération, quelques mutations plus obscures, comme v. Dāhan-igwiš-telgūn > #Dahanigwištilgūn et #Tanigwitil > #Taniquitil, que l’on peut encore tâcher d’expliquer par le rapprochement avec la locution eldarine tār(a)-ninqui-tiltë (Tolkien 2007, p. 186)4).

La connaissance de ces mutations permet de tenter la reconstruction de mots valarins dont l’usage s’est perpétué en quenya, comme par exemple le vanyarin ulban, possiblement issu du valarin #ul(l)uban, ou encore le nom des Avathar, possiblement valarin (Tolkien 1994, p. 404), qui serait alors issu du mot #ab(h)athāra. Le faible nombre de mots quenyarins dont l’origine remonte au valarin avec certitude, combiné à la rareté des mutations connues, ne permet cependant pas de se risquer à d’autres reconstructions.

Sindarin

De manière moins diserte, « Quendi et Eldar » mentionne quelques influences du valarin sur le sindarin, essentiellement pour ce qui concerne le nom des Valar que les Sindar connaissaient (Tolkien 1994, p. 400). Oromë ayant été directement en contact avec les ancêtres des Sindar lors de la Grande Marche, Tolkien explique que son nom valarin a subi les évolutions phonétiques suivantes dans les deux principales branches du sindarin parlées au Beleriand – le sindarin standard, parlé au Sud, et le mithrimin, dialecte en usage dans le Nord de cette région5).

v. Arǭmēz > *arāmē > arǫmæ > araum(a) > araum, arauv > sind. Araw
#arom(a) > #arom > mith. Arum

Le Maia Ossë rencontra aussi les Teleri en Beleriand et était bien connu des Sindar. Tolkien pose l’évolution suivante : v. Ossai > ossī > ussi > yssi. À ce nom fut alors suffixée la terminaison masculine -on, donnant ainsi le sind. Yssion. Ce Maia était aussi connu sous le nom de Gaerys, surtout dans l’intérieur des terres : cette forme venait de la préfixion de l’adjectif sind. #gaer « terrifiant, effrayant » à la forme découlant du nom originel d’Ossë.

Khuzdul

Chronologiquement, la première langue influencée par le valarin est évidemment le khuzdul, la langue des Nains, qui fut élaborée par le Vala Aulë, avant même que ce dernier n’ait connaissance des langues elfiques (Tolkien 1996, p. 295, 323 n. 26). Par conséquent, le valarin est la seule source d’influence possible pour le khuzdul. Une revue du court vocabulaire khuzdul attesté permet d’ailleurs d’identifier quelques similarités qui ne semblent pas relever du hasard6), à l’instar du nom d’Aulë en khuzdul, Mahal, qu’on peut rapprocher du nom valarin Māχan « Autorité ». De même, le kh. kheled « verre » pourrait avoir un lien avec l’élément -kelūth, qu’on retrouve dans le nom valarin pour la lune, Phanaikelūth « brillant miroir ». Enfin, le toponyme Buzundush, « Racine noire », semble comporter l’adjectif #dush « noir », qui serait à mettre en correspondance avec le premier élément de Dušamanūðān « Arda marrie ». Dans ce dernier cas, le concept valarin de dégradation suggérerait que le terme khuzdul ait aussi une connotation négative. Sur le plan phonétique, la labilité des voyelles et la présence d’aspirées sont des traits communs aux deux langues, même si la distribution fréquentielle des phonèmes diffère entre le khuzdul et le valarin (cf. Annexe B). Malheureusement, le faible nombre d’exemples pertinents rend illusoire l’établissement de correspondances phonétiques systématiques entre celles-ci. Au demeurant, Tolkien semble s’être abstenu de donner trop de détails sur la formation du khuzdul.

Parler noir

Un autre Ainu semble s’être inspiré du valarin pour élaborer une langue destinée à ses propres créatures : Sauron. Ce dernier inventa le parler noir au Deuxième Âge afin de donner aux différentes tribus orques une langue qui leur permette de communiquer entre eux. Il avait en effet observé que la dispersion des créatures de Morgoth suite à la chute du Thangorodrim avait généré une rapide divergence des parlers orquiens, à tel point que les différentes tribus ne parvenaient plus à se comprendre. Là encore, Tolkien n’a pas voulu explorer la façon dont Sauron a procédé pour créer cette langue. Un parallèle frappant avec le valarin a toutefois été relevé par Fauskanger (2002), car le mot nazg, signifiant « anneau » en parler noir, semble dérivé du mot valarin équivalent #(a)naškad attesté dans le toponyme māχananaškād « Anneau du Jugement »7). Il faudrait y rajouter la forme orquienne tardive ghâsh « feu », assez proche du valarin #(i)gas « chaleur », extrapolé à partir du nom que les Valar donnèrent au Soleil, Aþāraigas « Chaleur établie », comme le notaient déjà Édouard Kloczko (2002, p. 20, 24) et Didier Willis (2003—2007, n. 18)8). En outre, les brouillons du Seigneur des Anneaux contiennent également le toponyme Dushgoi, nom orquien de Minas Morgul. Ici aussi, un parallèle avec Dušamanūðān « Arda marrie » serait envisageable, sans qu’on puisse préciser les rapports entre ces deux termes9). Enfin, la distribution des fréquences de phonèmes en parler noir diffère elle aussi de celle du valarin, mais de façon moins marquée pour le khuzdul (cf. Annexe B), ce qui confirme implicitement l’influence du valarin sur le parler noir.

Adûnaïque et langues humaines

Il n’y eut guère de contacts directs entre le Valar et les Hommes. Toutefois, Fauskanger (ibid.) a constaté une similitude étonnante entre le mot quenya indil « lys, fleur isolée de grande taille » et l’adûnaïque #inzil « fleur », notamment attesté dans les noms propres Inziladûn « Fleur de l’Ouest » et Rôthinzil « Fleur d’écume ». Or il s’avère que cette similarité ne peut s’expliquer par une influence du quendien primitif sur l’ancêtre de l’adûnaïque, puisque ce mot quenya est précisément un emprunt au valarin iniðil, de même sens. Dans ce dernier cas, l’hypothèse la plus vraisemblable est de postuler un emprunt direct de l’adûnaïque au quenya, faisant ainsi passer un mot valarin dans une langue humaine. Cet emprunt pourrait avoir eu lieu pendant les guerres de Beleriand ou plus vraisemblablement lors des visites des Elfes de Valinor à Númenor. Par ailleurs, les termes ad. Amân « Manwë » et Amatthâni « Aman », lit. « Pays de Manwë » devraient quant à eux être rapprochés du val. (a)man « saint, béni, libre de tout mal » et du nom valarin de Manwë, Mānawenūz. Là encore, un emprunt direct au quenya semble d’autant plus probable qu’à l’époque de l’arrivée des Edain en Beleriand, ces derniers n’avaient que des notions très vagues sur les Terres Immortelles, comme en témoigne le dialogue philosophique de l’« Athrabeth Finrod ah Andreth » (Tolkien 1993, p. 303–366). Ils ne devaient donc pas disposer d’un nom autochtone pour désigner Manwë.

D’autres ressemblances sont évoquées sans plus de détails et sans qu’on puisse déterminer si elles procèdent du hasard ou d’une suite d’emprunts, comme en témoigne l’Elfe Pengolodh : « Mais nous qui avons demeuré parmi les Hommes savons que (aussi étrange que cela puisse paraître à certains) les Valar les aiment tout autant. Et pour ma part je perçois une ressemblance non moindre, et peut-être plus grande, entre le valarin et les langues des Hommes, notablement celle des Dúnedain et des Enfants de Marach (c.-à-d. l’adunaïque). »10)

Annexes

Annexe A : Mutations valarin-quenya

Le croisillon # indique que les formes données ne sont pas attestées. Les mutations sont ordonnées, autant que possible, dans un ordre chronologique, essentiellement grâce aux informations de l’« Esquisse » (Tolkien 2010). Les termes valarins sont issus de Bador & Parmentier (2019), où le lecteur pourra en retrouver les références bibliographiques correspondantes. Les termes sont rangés dans l’ordre alphabétique valarin.

Légende : v. = valarin ; p. q. = quendien primitif ; q. = quenya ; tarq. = tarquesta, « quenya ayant cessé d’être une langue maternelle, utilisé comme langue noble pour les cérémonies et les chants » (Tolkien 2010, p. 29) ; ñold. = ñoldorin, dialecte quenya vernaculaire de la tribu des Ñoldor ; exil. = exilique, quenya vernaculaire des Ñoldor après leur Exil en Terre du Milieu.

v. Aʒūlēz > #Aʒūlē > #Aūlē > q. Aulë

v. akašān > #akasān > #aksān > q. #aksan, noté axan

v. (a)man > q. aman

v. Arǭmēz > #Arǭmē > *Arōmē > *Aromë > q. Oromë

v. aþāra > #aþār > p. q. #aþar, noté athar

v. ayanūz > #ayanū > *ayanu > q. Ainu 11)

v. Dāhan-igwiš-telgūn > Dahanigwištilgūn > #Dahanigwihtilgūn > #Tahanigwihtillun > #Tānigwītil > #Tanigwitil > #Taniquitil > q. Taniquetil ou v. Dāhan-igwiš-telgūn > Dahanigwištilgūn > #Dahanigwistilgūn > #Tahanigwistillun > #Tānigwistil > #Tanigwitil > #Taniquitil > q. Taniquetil 12)

v. delgūmā > #dellūmā > #tellūmā > q. telluma

v. Ezellōχar > tarq. #Ezelloχar > q. tard. Ezellohar

v. iniðil > #inðil > q. indil

v. Mānawenūz > #Mānawen > #Mānwen > p. q. Mánwen > q. Manwë

v. maχallām > #maχalmā > p. q. #maχalma > tarq. mahalma

v. Māχananaškād > #Māχananaskād > #Māχanaskād > #Māχanaskār > #Māχanaksār > p. q. #Máχanaksar > q. tard. Máhanaxar

v. māχanāz > v. māχan > tarq. #máχan > q. tardif máhan

v. mirubhōzē̆13) > #mirubōzē̆ > #miruvōzē̆ > p. q. #miruvózë > q. ñold. miruvórë > q. ex. miruvor

v. Næχærra > #Naχarra > p. q. #Naχar > q. Nahar

v. Oš(o)šai > p. q. Ossai > tarq. Ossë

v. tulukha(n) > #tulkha(n) > #tulka(n) > q. tulka v. Tulukhastāz > #Tulukhas > #Tulkhas > q. Tulkas

v. Ul(l)ubōz > #Ulubō > #Ulbō > #Ulmō > q. Ulmo

Annexe B : Analyse statistique phonologique comparée

La présente annexe décrit la démarche suivie pour comparer statistiquement la distribution fréquentielle des phonèmes dans les langues suivantes : le valarin d’une part, le parler noir et le khuzdul, de l’autre. De fait, ces deux dernières langues sont censées être les langues les plus étroitement apparentées au valarin.

Tout d’abord, un corpus a été constitué pour chacun de ces idiomes : le lexique valarin a été extrait par nos soins pour un article précédent (Bador & Parmentier 2019) ; celui du parler noir est emprunté à l’article de Fauskanger (2002) ; le lexique khuzdul provient de l’article d’Åberg (2009). Les mots récurrents (l’expression hai en parler noir, par ex.) ont été supprimés, afin de ne pas obtenir des fréquences artificiellement déformées par ces redondances.

Pour ces trois langues, nous avons ensuite listé les phonèmes utilisés et compté le nombre de leurs occurrences dans chaque langue : ainsi, par exemple, le phonème /ɣ/, noté par le signe ʒ, apparaît une fois dans le corpus attesté du valarin, trois fois en parler noir, et jamais en nanesque. Le tableau suivant a pu être obtenu :

Valarin NP Khuzdul
a 48 18 55
ā/â 19 1 10
æ 2 0 0
e 14 0 7
ē/ê 3 0 2
i 18 6 26
ī/î 3 0 3
o 4 5 2
ō/ô 4 0 1
ǭ 1 0 0
u 23 15 41
ū/û 10 8 8
w 3 0 0
y 1 0 1
m 15 3 10
p 3 1 0
b 5 10 17
f 0 0 2
ð 3 0 0
þ 3 1 0
n 25 3 29
t 14 6 6
d 6 2 20
s 3 2 5
z 12 6 20
š/sh 15 6 4
l 25 7 25
r 14 14 27
k 7 11 19
g 7 7 18
ʒ 1 3 0
χ/kh 7 0 0
h 15 12 25

Les paires valarin-khuzdul et valarin-parler noir ont alors pu être constituées, afin de compléter le tableau d’occurrences totales pour chaque comparaison :

Valarin Parler noir Somme ligne
a 48 18 66
ā/â 19 1 20
n m n+m
Somme colonne 48+19+n 18+1+m Total

Ces données ont permis l’élaboration d’un deuxième tableau pour les effectifs théoriques, calculés pour chaque cellule à partir de la formule suivante : Effectifthéorique = Sommeligne × Sommecolonne ÷ Total.

On avait alors pour la paire valarin-parler noir :

Valarin Parler noir Somme ligne
a 45,7875 20,2125 66
ā/â 14,875 6,125 20
n m n+m
Somme colonne 333 147 480 (total)

Ce tableau reflète quelles seraient les distributions de phonèmes si les langues concernées répondaient à la même loi de répartitions, c’est-à-dire si les fréquences d’utilisation des phonèmes étaient les mêmes pour les deux langues. Ce cas de figure théorique constitue l’hypothèse nulle du test, qui sera rejetée en cas de significativité.

Enfin, pour chaque case du tableau, on a pu calculer la contribution au χ² par la formule suivante : Contributionχ² = (Effectifobservé − Effectifthéorique)² ÷ Effectifthéorique.

Ainsi la contribution au χ² de la case « a-valarin », dans la comparaison valarin-parler noir, vaut : Contributiona-valarin = (48 − 45,7875)² ÷ 45,7875 = (2,2125)² ÷ 45,7875 = 0,107.

Le χ² total est ensuite calculé à partir de la somme des contributions pour chaque case du tableau : ainsi, plus l’écart entre théorie (où les langues ont les mêmes distributions) et observation est grand, plus le χ² est élevé, plus le seuil de significativité peut être facilement atteint. Dans la comparaison valarin-parler noir, le χ² vaut environ 69,82.

Il ne reste qu’à caractériser le seuil de significativité du χ² recueilli. Pour ce faire, le calcul du degré de liberté (ddl) est d’abord nécessaire, par la formule suivante : ddl = (nombrelignes − 1) × (nombrecolonnes − 1).

Dans le cas de la comparaison valarin-parler noir, le nombre de lignes vaut 32, et non 33, car le phonème /f/ n’est présent dans aucune de ces langues : le ddl de la comparaison valarin-parler noir vaut donc 31. La lecture d’une table χ² (Müller 2002), nous permet de comparer la valeur obtenue aux seuils de significativité, et d’en déduire le résultat du test.

Par cette méthode, nous avons obtenu les résultats suivants :

  • Pour la comparaison valarin-parler noir, χ²(31) = 69,82, p < 0,001. Le test est donc significatif.
  • Pour la comparaison valarin-khuzdul, χ²(32) = 81,36, p < 0,001. Le test est donc significatif, davantage encore que le premier, ce qui indique donc que le parler noir semble phonologiquement plus proche du valarin que ne l’est le khuzdul, bien que ces deux langues soient significativement distinctes du valarin.

Quid de la qualité de ces tests ? Rappelons d’abord que le test de χ² est non-paramétrique : il n’est donc pas soumis à des conditions strictes d’effectifs ou de normalité comme peut l’être le test Z, par exemple. Ainsi, plus robuste, il lui est cependant plus difficile d’atteindre la significativité que les tests paramétriques. Ceci dit, plusieurs critères existent, et le plus connu est celui de Cochran, d’après lequel au moins 80% des effectifs théoriques devraient être supérieurs ou égaux à 5. Nos deux tests échouent à vérifier ce critère, car seuls 57,8% et 56,1% des effectifs théoriques (respectivement pour la comparaison avec le parler noir et le khuzdul) sont supérieurs ou égaux à 5. Il en est de même pour le critère de Yarnold, selon lequel 80 % des classes doivent avoir un effectif théorique supérieur à 5r/k, où r est le nombre de classes ayant un effectif supérieur ou égal à 5 et k est le nombre de catégories ― 59,4 % pour le parler noir, 63,6 % pour le khuzdul. Ces échecs répétés nous ont fait chercher un autre test statistique, plus robuste encore.

Notre choix s’est arrêté sur le test exact de Fisher, adopté quand l’effectif total est inférieur à 1000 (ce qui est le cas pour les deux comparaisons). Celui-ci calcule, à partir des effectifs d’un groupe et des totaux marginaux, la probabilité d’obtenir cette distribution avec, pour hypothèse nulle, l’identité des groupes comparés. La formule précise pourra être trouvée sur Internet, pour les lecteurs qui en ressentiront le besoin. Toujours est-il que, pour nos deux couples de comparaisons, les résultats sont significatifs : p = 2,15·10-31 pour la comparaison valarin-parler noir, p = 5,80·10-37 pour celle avec le khuzdul. Au-delà d’obtenir des seuils très faibles (caractéristique du test de Fisher), on observe à nouveau que la similitude entre la phonologie du khuzdul et du valarin est bien plus faible que dans le cas du parler noir, confirmant la conclusion formulée plus haut.

Annexe C : Tableaux phonotactiques du valarin, du khuzdul et du parler noir

Nous avons effectué des analyses phonotactiques pour chacune des langues analysées dans l’annexe précédente : cela consiste en l’analyse des fréquences de succession de lettres. Par exemple, dans le corpus de valarin, la lettre a précède la lettre š à trois reprises, mais elle ne précède jamais la lettre b (l’absence d’occurrence est marquée par un tiret). Cela nous a permis de noter certaines caractéristiques phonétiques de ces langues, pour notre article précédent sur la langue valarine (Bador & Parmentier, 2019). Un test statistique aurait également permis de comparer les trois langues étudiées : par manque de temps, nous ne l’avons pas effectué, mais un lecteur particulièrement opiniâtre pourra mener lui-même cette investigation, si le cœur lui en dit.

À noter qu’un code couleur est ajouté, afin d’augmenter la lisibilité : plus la couleur s’approche du bleu, plus le pourcentage est fort ; plus la case est rouge, moins le pourcentage est forte. Pour épargner vos rétines, les cases sans données sont blanches.

Références

ÅBERG Magnus

BADOR Damien & PARMENTIER François

FAUSKANGER Helge

KLOCZKO Édouard

MÜLLER Didier

RAUSCH Roman

TOLKIEN J.R.R.

  • 1981, The Letters of J.R.R. Tolkien, éd. de Humphrey CARPENTER, George Allen & Unwin.
    Traduction : Lettres, Christian Bourgois, 2005.
  • 1989, « To Dick Plotz », éd. de Jorge Quiñonez, Vinyar Tengwar 6, p. 14.
    Traduction : « Brève note sur l’histoire de la lettre de J.R.R. Tolkien à Dick Plotz au sujet de la déclinaison du nom haut-elfique » (consulté le 04/05/2019).
  • 1993, Morgoth’s Ring, éd. de Christopher TOLKIEN, HarperCollins.
  • 1994, The War of the Jewels, éd. de Christopher TOLKIEN, HarperCollins.
  • 1996, The Peoples of Middle-earth, éd. de Christopher TOLKIEN, HarperCollins.
  • 1998, « From Quendi and Eldar, Appendix D », éd. de Carl HOSTETTER, Vinyar Tengwar 39, p. 4–21.
    Traduction : « Tiré de “Quendi & Eldar”, Appendice D » (consulté le 04/05/2019).
  • 2001, « The Rivers and Beacon-hills of Gondor », éd. de Carl HOSTETTER, Vinyar Tengwar 42, p. 5–31.
    Traduction : « Les Rivières et collines des feux de Gondor » (consulté le 04/05/2019).
  • 2005a, « Eldarin Hands, Fingers & Numerals and Related Writings ― Part One », éd. de Patrick WYNNE, Vinyar Tengwar 47, p. 3–42.
  • 2005b, « Eldarin Hands, Fingers & Numerals and Related Writings ― Part Two », éd. de Patrick WYNNE, Vinyar Tengwar 48, p. 4–34.
  • 2007, « Words, Phrases and Passages in various tongues in The Lord of the Rings », éd. de Christopher GILSON, Parma Eldalamberon 17, p. 11–191.
  • 2010, « Outline of Phonology », éd. de Christopher GILSON, Parma Eldalamberon 19, p. 29–107.

WILLIS Didier

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Version originale : « Quendi and Eldar »
2) Version originale : « Outline of Phonology »
3) Cela pourrait être un argument pour l’hypothèse selon laquelle les consonnes aspirées n’existent en fait pas dans le valarin de « Quendi et Eldar », ou sont sensiblement différentes de celles présentes dans les langues eldarines.
4) Il faut toutefois noter dans ce cas que Tolkien indique une forme reconstruite alternative pour le nom valarin du Taniquetil, Dahanigwishtilgūn, différant de la première uniquement par la longueur vocalique de la première voyelle et par la qualité de l’avant-dernière, notée i plutôt que e. Ces deux points tendent à rapprocher la prononciation valarine reconstituée du nom quenya, ce qui conduit à privilégier la forme la plus divergente comme étant la plus authentique. Cependant, la qualité vocalique étant par ailleurs respectée, il est aussi possible de supposer que l’avant-dernière voyelle avait une qualité médiane entre /i/ et /e/, ce qui aurait facilité son assimilation au i du quenya.
5) Voir Rausch 2010 pour plus de détails sur le mithrimin.
6) Voir l’article d’Åberg 2009 pour une revue complète du vocabulaire khuzdul attesté.
7) On peut toutefois souligner que Tolkien avait précédemment envisagé que le parler noir soit une invention de Melkor et qu’à ce titre le mot nazg ait été un emprunt aux langues eldarines (Tolkien 2010, p. 101). Lors de la rédaction de « Quendi et Eldar », cette conception n’était cependant plus d’actualité.
8) Il y aurait dans ce cas un glissement de signification, puisque par ailleurs Tolkien (1994, p. 401) cite deux mots signifiant « feu » en valarin, uruš et rušur.
9) Cet élément, Dushgoi (Minas Morgul en sindarin), est à mettre en parallèle avec le rapprochement d’avec le nanesque Buzundush (sind. Morthond), faisant ressortir de manière indirecte le mot sindarin môr, « ténèbres » (Tolkien 1981, p. 326), indiquant à la fois une couleur et une qualité morale. On pourrait mettre toutes ces correspondances avec la reconstruction valarine #dush.
10) Version originale : « But we who have dwelt among Men know that (strange though that seems to some) the Valar love them no less. And for my part I perceive a likeness no less, or indeed greater, between the Valarin and the tongues of Men, notably the language of the Dúnedain and of the Children of Marach (sc. Adunaic). » (Tolkien 1994, p. 402).
11) L’évolution #ayan > q. ain semble régulière, au moins dans certains contextes phonologiques (ex.: *kwayam « dix » > q. quain en alternative à quëan, cf. Tolkien 2010, p. 24 ; Tolkien 2005b, p. 6 & 20), mais n’est pas décrite dans l’« Esquisse ». Par conséquent, nous ne hasarderons pas d’hypothèse sur les éventuelles étapes d’évolution intermédiaires.
12) L’évolution de ce mot amène à supposer une évolution divergente š > h aspiré devant un t. De fait, l’évolution générale š > s produirait un groupe consonantique st, « hautement apprécié » en quenya (Tolkien 2010, p. 87). La simple similitude étymologique avec le q. tildë « fine pointe aiguë » semble alors insuffisante pour justifier la disparition du s. En revanche, on peut noter que l’évolution vanyarine convergente hty/sty > štš suppose une certaine confusion entre le h aspiré et le š, au moins chez les Vanyar, les Elfes les plus proches des Valar, ce qui contribuerait à expliquer l’évolution proposée. Comme le h aspiré médian disparaît ensuite sans laisser de trace en quenya, « sauf probablement en contact avec le suffixe consonantique sourd t » (ibid., p. 74 ; ici, le t qui suit n’appartient pas à un suffixe), la suite de l’évolution phonologique supposée serait alors régulière.
13) Cette notation combine en fait deux versions du même mot : mirubhōzē (Tolkien 1994, p. 399) et mirubhōze (Tolkien 2007, p. 399). On peut tout de même remarquer que la première version est indiquée avec un tiret, pour montrer qu’il s’agit du début d’un mot plus long : il est possible que prenant son indépendance, ce début de mot ait vu sa voyelle finale raccourcie. Cela n’est néanmoins qu’une hypothèse, et pourrait avoir eu lieu dans la langue valarine même, et non dans son adaptation en quenya.
 
langues/langue_valar/valarin/influence_valarin_autres_langues.txt · Dernière modification: 22/09/2021 12:39 par Elendil
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