Damien Bador & François Parmentier — Avril 2019 | |
Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
’écrit « Quendi et Eldar »1), publié partiellement dans The War of the Jewels (Tolkien, 1994) puis complété dans le Vinyar Tengwar 39 (Tolkien, 1998), est un essai linguistique important de la période qui succède à la publication du Seigneur des Anneaux. Censément écrit par l’elfe Pengolodh, ce texte décrit l’origine linguistique de nombreux noms de gentilés d’Arda, à commencer par les peuples elfiques eux-mêmes, mais une de ses parties est spécifiquement consacrée à la langue des Ainur, le valarin, qui s’y trouve décrit plus largement que Tolkien l’a jamais fait par ailleurs. En particulier, Tolkien y dresse des parallèles entre certains mots ou noms dans cette langue et les emprunts qu’y firent d’autres idiomes du Legendarium. Plusieurs articles ont été rédigés sur le sujet (Fauskanger 1998 ; Bador & Parmentier 2019), articles que nous recommandons vivement de lire pour contextualiser notre travail, mais aucun ne s’intéresse en détail à l’analyse des liens entre le valarin et les autres langues d’Arda : c’est ce que nous proposons de mener à bien dans le présent article.
e texte de « Quendi et Eldar » met en avant une première influence du valarin sur d’autres langues du Legendarium, à savoir les adaptations et emprunts en quenya. Ces emprunts peuvent avoir des origines différentes : dès leur rencontre avec Oromë, puis lors de leur passage à Valinor, les Elfes ont pu emprunter certains mots pour évoquer les Valar et ce qui leur est associé, transmettant ces éléments au quenya. D’autre part, les Vanyar eux-mêmes ont incorporé plusieurs vocables par simple admiration pour les Puissances. Par des voix multiples, le valarin a pu pénétrer la langue quenya, et le texte « Quendi et Eldar » en témoigne avec éloquence. Pengolodh émaille en effet son texte de mots quenyarins, qu’il met en regard avec leurs ancêtres valarins, sans pour autant détailler les mutations phonologiques intermédiaires – ce qui arrive pour d’autres langues, comme le sindarin. Nous avons donc tâché de reconstituer les mutations menant du valarin au quenya, détaillées dans l’Annexe A : la plupart de ces changements figure dans l’essai « Esquisse phonologique 2) » (Tolkien 2010), qui détaille les transformations phonétiques du quenya, au cours du temps, en les agrémentant de considérations sur d’autres langues elfiques, en particulier le telerin et le sindarin.
Dans un premier temps, on peut remarquer comment les phonèmes inexistants en quenya sont adaptés depuis le valarin. Le son /χ/ devient /h/, mutation qui figure bel et bien dans l’« Esquisse » (ibid., p. 71) au titre des évolutions phonologiques entre l’ancien quenya (antérieur à l’invention de l’écriture) et la parmaquesta (quenya livresque). De la même manière, le son /ʒ/, figurant dans le nom Aʒūlēz, est supprimé, conformément à l’évolution du quenya (ibid., p. 48, 70-71). On observe aussi quelques dévoisements initiaux de la lettre d (incompatible avec la phonologie du quenya), sous l’influence de mots elfiques existants : #dellūmā > #tellūmā par rapprochement de telumë ; #Dahanigwi(h)tilgūn > #Tahanigwi(h)tillun car rapproché de tār(a)-ninqui-tiltë. Ce comportement va à l’encontre de la prédiction de l’« Esquisse », qui annonce qu’un d primitif initial donne un l en quenya (p. 32, 69) : mais l’on trouve parfois d > n (*dond(a) > q. nonda « main (fermée) » ; Tolkien 2005a, p. 23) et une occurrence de d > t (*dāra > q. tára, « sage » ; Tolkien 2007, p. 102), certainement sous l’influence des dérivés de la racine TAR. Par ailleurs, la mutation š > s est observée systématiquement (v. Oš(o)šai > p. q. Ossai e. g.), bien qu’elle ne soit pas indiquée dans l’« Esquisse », mais elle est compréhensible puisque le son /š/ n’existe ni en quenya standard, ni en elfique primitif. Enfin, d’autres adaptations de phonèmes sont opérées : b > v (Tolkien 2010, p. 32, 69), ǭ > ō (ibid., p. 53, 106).
Par contre, la gestion des consonnes aspirées ne se déroule absolument pas de la manière décrite dans le texte sus-cité, qui annonce les mutations ph > f, th > θ, kh > χ (ibid., p. 30, 71 cf. n. 14), puisqu’on observe au contraire une désaspiration de ces consonnes3) : v. mirubhōzē > #mirubōzē, #tulkha(n) > #tulka(n), etc. Cela laisse penser que ces adaptations pourraient avoir été plus tardives que l’évolution des aspirées de l’ancien quenya. De fait, ce même phénomène de désaspiration s’observe dans l’adaptation plus tardive des consonnes aspirées du nanesque, où le khuzdul khazâd donne q. casar (Tolkien 2007, p. 45). Par ailleurs, æ ne devient pas ē, mais a (v. Næχærra > #Naχarra), contrairement à ce qu’avance l’« Esquisse », ce que nous expliquons infra par un autre mécanisme. Un autre point important de ces mutations concerne les fréquentes suppressions. Non seulement par des syncopes v. iniðil > #inðil, #akasān > #aksān, etc.), dont les règles sont décrites p. 58 de l’« Esquisse », mais aussi une haplologie, #Māχananaskād > #Māχanaskād. À noter que ces syncopes ont déjà pu se produire en valarin, comme le suggère le nom Oš(o)šai. Des apocopes ont également lieu, touchant une seule lettre (v. aþāra > #aþār, p. q. Mánwen > q. Manwë) ou plusieurs (v. Tulukhastāz > #Tulukhas, #Mānwenūz > #Mānawen) – peut-être en plusieurs temps (ibid., p. 102–104). De manière connexe, on pourrait évoquer les raccourcissements de voyelles (v. Ezellōχar > #Ezelloχar, *Arōmē > *Aromë), qui adviennent là encore selon les règles exposés p. 58 de l’« Esquisse » – voir par contraste la conservation de la voyelle longue dans des mots comme q. máhan.
Enfin, quelques arrangements phonologiques sont à mentionner. L’assimilation peut porter sur des consonnes : #inðil > q. indil, v. delgūmā > #dellūmā (ibid., p. 93), #Ulbō > #Ulmō (ici, l’assimilation est différente de ce qu’indique l’« Esquisse » en p. 46, mais une contamination par la terminaison agentique -mo du quenya est probable). Elle peut aussi intervenir sur des voyelles, comme explicitement indiqué pour *Aromë > q. Oromë, du fait de l’influence de la racine elfique ROM, qui donne notamment le q. romba « cor, trompette » (Tolkien 1994, p. 401). L’évolution Næχærra > #Naχarra vient probablement encore d’une assimilation de ce type, expliquant un comportement non-prédit (cf. Tolkien 2010, p. 53, 106). De la même manière, quelques métathèses se produisent : #Māχanaskār > #Māχanaksār (ibid., p. 101–102) et de manière moins expliquée dans #māhallām > #māhalmā, peut-être par influence de la terminaison -ma qui désigne l’objet concret en lien avec le concept (Tolkien 2007, p. 44, 108). La réduction de diphtongue dans #Ossai > q. Ossë, quant à elle, semble être plus tardive que la plupart de ces mutations, puisque Tolkien (1989, p. 14) la mentionne comme une différence entre la parmaquesta et le quenya parlé. Enfin, deux rhotacismes sont également observés : #Māχanaskād > #Māχanaskār (Tolkien 2010, p. 52, 69–70) et #miruvózë > q. miruvórë (ibid., p. 73, 101 – rhotacisme spécifique au dialecte des Ñoldor). Seules restent, après cette énumération, quelques mutations plus obscures, comme v. Dāhan-igwiš-telgūn > #Dahanigwištilgūn et #Tanigwitil > #Taniquitil, que l’on peut encore tâcher d’expliquer par le rapprochement avec la locution eldarine tār(a)-ninqui-tiltë (Tolkien 2007, p. 186)4).
La connaissance de ces mutations permet de tenter la reconstruction de mots valarins dont l’usage s’est perpétué en quenya, comme par exemple le vanyarin ulban, possiblement issu du valarin #ul(l)uban, ou encore le nom des Avathar, possiblement valarin (Tolkien 1994, p. 404), qui serait alors issu du mot #ab(h)athāra. Le faible nombre de mots quenyarins dont l’origine remonte au valarin avec certitude, combiné à la rareté des mutations connues, ne permet cependant pas de se risquer à d’autres reconstructions.
e manière moins diserte, « Quendi et Eldar » mentionne quelques influences du valarin sur le sindarin, essentiellement pour ce qui concerne le nom des Valar que les Sindar connaissaient (Tolkien 1994, p. 400). Oromë ayant été directement en contact avec les ancêtres des Sindar lors de la Grande Marche, Tolkien explique que son nom valarin a subi les évolutions phonétiques suivantes dans les deux principales branches du sindarin parlées au Beleriand – le sindarin standard, parlé au Sud, et le mithrimin, dialecte en usage dans le Nord de cette région5).
v. Arǭmēz > *arāmē > arǫmæ > | araum(a) > araum, arauv > sind. Araw |
#arom(a) > #arom > mith. Arum |
Le Maia Ossë rencontra aussi les Teleri en Beleriand et était bien connu des Sindar. Tolkien pose l’évolution suivante : v. Ossai > ossī > ussi > yssi. À ce nom fut alors suffixée la terminaison masculine -on, donnant ainsi le sind. Yssion. Ce Maia était aussi connu sous le nom de Gaerys, surtout dans l’intérieur des terres : cette forme venait de la préfixion de l’adjectif sind. #gaer « terrifiant, effrayant » à la forme découlant du nom originel d’Ossë.
hronologiquement, la première langue influencée par le valarin est évidemment le khuzdul, la langue des Nains, qui fut élaborée par le Vala Aulë, avant même que ce dernier n’ait connaissance des langues elfiques (Tolkien 1996, p. 295, 323 n. 26). Par conséquent, le valarin est la seule source d’influence possible pour le khuzdul. Une revue du court vocabulaire khuzdul attesté permet d’ailleurs d’identifier quelques similarités qui ne semblent pas relever du hasard6), à l’instar du nom d’Aulë en khuzdul, Mahal, qu’on peut rapprocher du nom valarin Māχan « Autorité ». De même, le kh. kheled « verre » pourrait avoir un lien avec l’élément -kelūth, qu’on retrouve dans le nom valarin pour la lune, Phanaikelūth « brillant miroir ». Enfin, le toponyme Buzundush, « Racine noire », semble comporter l’adjectif #dush « noir », qui serait à mettre en correspondance avec le premier élément de Dušamanūðān « Arda marrie ». Dans ce dernier cas, le concept valarin de dégradation suggérerait que le terme khuzdul ait aussi une connotation négative. Sur le plan phonétique, la labilité des voyelles et la présence d’aspirées sont des traits communs aux deux langues, même si la distribution fréquentielle des phonèmes diffère entre le khuzdul et le valarin (cf. Annexe B). Malheureusement, le faible nombre d’exemples pertinents rend illusoire l’établissement de correspondances phonétiques systématiques entre celles-ci. Au demeurant, Tolkien semble s’être abstenu de donner trop de détails sur la formation du khuzdul.
n autre Ainu semble s’être inspiré du valarin pour élaborer une langue destinée à ses propres créatures : Sauron. Ce dernier inventa le parler noir au Deuxième Âge afin de donner aux différentes tribus orques une langue qui leur permette de communiquer entre eux. Il avait en effet observé que la dispersion des créatures de Morgoth suite à la chute du Thangorodrim avait généré une rapide divergence des parlers orquiens, à tel point que les différentes tribus ne parvenaient plus à se comprendre. Là encore, Tolkien n’a pas voulu explorer la façon dont Sauron a procédé pour créer cette langue. Un parallèle frappant avec le valarin a toutefois été relevé par Fauskanger (2002), car le mot nazg, signifiant « anneau » en parler noir, semble dérivé du mot valarin équivalent #(a)naškad attesté dans le toponyme māχananaškād « Anneau du Jugement »7). Il faudrait y rajouter la forme orquienne tardive ghâsh « feu », assez proche du valarin #(i)gas « chaleur », extrapolé à partir du nom que les Valar donnèrent au Soleil, Aþāraigas « Chaleur établie », comme le notaient déjà Édouard Kloczko (2002, p. 20, 24) et Didier Willis (2003—2007, n. 18)8). En outre, les brouillons du Seigneur des Anneaux contiennent également le toponyme Dushgoi, nom orquien de Minas Morgul. Ici aussi, un parallèle avec Dušamanūðān « Arda marrie » serait envisageable, sans qu’on puisse préciser les rapports entre ces deux termes9). Enfin, la distribution des fréquences de phonèmes en parler noir diffère elle aussi de celle du valarin, mais de façon moins marquée pour le khuzdul (cf. Annexe B), ce qui confirme implicitement l’influence du valarin sur le parler noir.
l n’y eut guère de contacts directs entre le Valar et les Hommes. Toutefois, Fauskanger (ibid.) a constaté une similitude étonnante entre le mot quenya indil « lys, fleur isolée de grande taille » et l’adûnaïque #inzil « fleur », notamment attesté dans les noms propres Inziladûn « Fleur de l’Ouest » et Rôthinzil « Fleur d’écume ». Or il s’avère que cette similarité ne peut s’expliquer par une influence du quendien primitif sur l’ancêtre de l’adûnaïque, puisque ce mot quenya est précisément un emprunt au valarin iniðil, de même sens. Dans ce dernier cas, l’hypothèse la plus vraisemblable est de postuler un emprunt direct de l’adûnaïque au quenya, faisant ainsi passer un mot valarin dans une langue humaine. Cet emprunt pourrait avoir eu lieu pendant les guerres de Beleriand ou plus vraisemblablement lors des visites des Elfes de Valinor à Númenor. Par ailleurs, les termes ad. Amân « Manwë » et Amatthâni « Aman », lit. « Pays de Manwë » devraient quant à eux être rapprochés du val. (a)man « saint, béni, libre de tout mal » et du nom valarin de Manwë, Mānawenūz. Là encore, un emprunt direct au quenya semble d’autant plus probable qu’à l’époque de l’arrivée des Edain en Beleriand, ces derniers n’avaient que des notions très vagues sur les Terres Immortelles, comme en témoigne le dialogue philosophique de l’« Athrabeth Finrod ah Andreth » (Tolkien 1993, p. 303–366). Ils ne devaient donc pas disposer d’un nom autochtone pour désigner Manwë.
D’autres ressemblances sont évoquées sans plus de détails et sans qu’on puisse déterminer si elles procèdent du hasard ou d’une suite d’emprunts, comme en témoigne l’Elfe Pengolodh : « Mais nous qui avons demeuré parmi les Hommes savons que (aussi étrange que cela puisse paraître à certains) les Valar les aiment tout autant. Et pour ma part je perçois une ressemblance non moindre, et peut-être plus grande, entre le valarin et les langues des Hommes, notablement celle des Dúnedain et des Enfants de Marach (c.-à-d. l’adunaïque). »10)
e croisillon # indique que les formes données ne sont pas attestées. Les mutations sont ordonnées, autant que possible, dans un ordre chronologique, essentiellement grâce aux informations de l’« Esquisse » (Tolkien 2010). Les termes valarins sont issus de Bador & Parmentier (2019), où le lecteur pourra en retrouver les références bibliographiques correspondantes. Les termes sont rangés dans l’ordre alphabétique valarin.
Légende : v. = valarin ; p. q. = quendien primitif ; q. = quenya ; tarq. = tarquesta, « quenya ayant cessé d’être une langue maternelle, utilisé comme langue noble pour les cérémonies et les chants » (Tolkien 2010, p. 29) ; ñold. = ñoldorin, dialecte quenya vernaculaire de la tribu des Ñoldor ; exil. = exilique, quenya vernaculaire des Ñoldor après leur Exil en Terre du Milieu.
v. Aʒūlēz > #Aʒūlē > #Aūlē > q. Aulë
v. akašān > #akasān > #aksān > q. #aksan, noté axan
v. (a)man > q. aman
v. Arǭmēz > #Arǭmē > *Arōmē > *Aromë > q. Oromë
v. aþāra > #aþār > p. q. #aþar, noté athar
v. ayanūz > #ayanū > *ayanu > q. Ainu 11)
v. Dāhan-igwiš-telgūn > Dahanigwištilgūn > #Dahanigwihtilgūn > #Tahanigwihtillun > #Tānigwītil > #Tanigwitil > #Taniquitil > q. Taniquetil ou v. Dāhan-igwiš-telgūn > Dahanigwištilgūn > #Dahanigwistilgūn > #Tahanigwistillun > #Tānigwistil > #Tanigwitil > #Taniquitil > q. Taniquetil 12)
v. delgūmā > #dellūmā > #tellūmā > q. telluma
v. Ezellōχar > tarq. #Ezelloχar > q. tard. Ezellohar
v. iniðil > #inðil > q. indil
v. Mānawenūz > #Mānawen > #Mānwen > p. q. Mánwen > q. Manwë
v. maχallām > #maχalmā > p. q. #maχalma > tarq. mahalma
v. Māχananaškād > #Māχananaskād > #Māχanaskād > #Māχanaskār > #Māχanaksār > p. q. #Máχanaksar > q. tard. Máhanaxar
v. māχanāz > v. māχan > tarq. #máχan > q. tardif máhan
v. mirubhōzē̆13) > #mirubōzē̆ > #miruvōzē̆ > p. q. #miruvózë > q. ñold. miruvórë > q. ex. miruvor
v. Næχærra > #Naχarra > p. q. #Naχar > q. Nahar
v. Oš(o)šai > p. q. Ossai > tarq. Ossë
v. tulukha(n) > #tulkha(n) > #tulka(n) > q. tulka v. Tulukhastāz > #Tulukhas > #Tulkhas > q. Tulkas
v. Ul(l)ubōz > #Ulubō > #Ulbō > #Ulmō > q. Ulmo
a présente annexe décrit la démarche suivie pour comparer statistiquement la distribution fréquentielle des phonèmes dans les langues suivantes : le valarin d’une part, le parler noir et le khuzdul, de l’autre. De fait, ces deux dernières langues sont censées être les langues les plus étroitement apparentées au valarin.
Tout d’abord, un corpus a été constitué pour chacun de ces idiomes : le lexique valarin a été extrait par nos soins pour un article précédent (Bador & Parmentier 2019) ; celui du parler noir est emprunté à l’article de Fauskanger (2002) ; le lexique khuzdul provient de l’article d’Åberg (2009). Les mots récurrents (l’expression hai en parler noir, par ex.) ont été supprimés, afin de ne pas obtenir des fréquences artificiellement déformées par ces redondances.
Pour ces trois langues, nous avons ensuite listé les phonèmes utilisés et compté le nombre de leurs occurrences dans chaque langue : ainsi, par exemple, le phonème /ɣ/, noté par le signe ʒ, apparaît une fois dans le corpus attesté du valarin, trois fois en parler noir, et jamais en nanesque. Le tableau suivant a pu être obtenu :
Valarin | NP | Khuzdul | |
---|---|---|---|
a | 48 | 18 | 55 |
ā/â | 19 | 1 | 10 |
æ | 2 | 0 | 0 |
e | 14 | 0 | 7 |
ē/ê | 3 | 0 | 2 |
i | 18 | 6 | 26 |
ī/î | 3 | 0 | 3 |
o | 4 | 5 | 2 |
ō/ô | 4 | 0 | 1 |
ǭ | 1 | 0 | 0 |
u | 23 | 15 | 41 |
ū/û | 10 | 8 | 8 |
w | 3 | 0 | 0 |
y | 1 | 0 | 1 |
m | 15 | 3 | 10 |
p | 3 | 1 | 0 |
b | 5 | 10 | 17 |
f | 0 | 0 | 2 |
ð | 3 | 0 | 0 |
þ | 3 | 1 | 0 |
n | 25 | 3 | 29 |
t | 14 | 6 | 6 |
d | 6 | 2 | 20 |
s | 3 | 2 | 5 |
z | 12 | 6 | 20 |
š/sh | 15 | 6 | 4 |
l | 25 | 7 | 25 |
r | 14 | 14 | 27 |
k | 7 | 11 | 19 |
g | 7 | 7 | 18 |
ʒ | 1 | 3 | 0 |
χ/kh | 7 | 0 | 0 |
h | 15 | 12 | 25 |
Les paires valarin-khuzdul et valarin-parler noir ont alors pu être constituées, afin de compléter le tableau d’occurrences totales pour chaque comparaison :
Valarin | Parler noir | Somme ligne | |
---|---|---|---|
a | 48 | 18 | 66 |
ā/â | 19 | 1 | 20 |
… | n | m | n+m |
Somme colonne | 48+19+n | 18+1+m | Total |
Ces données ont permis l’élaboration d’un deuxième tableau pour les effectifs théoriques, calculés pour chaque cellule à partir de la formule suivante : Effectifthéorique = Sommeligne × Sommecolonne ÷ Total.
On avait alors pour la paire valarin-parler noir :
Valarin | Parler noir | Somme ligne | |
---|---|---|---|
a | 45,7875 | 20,2125 | 66 |
ā/â | 14,875 | 6,125 | 20 |
… | n | m | n+m |
Somme colonne | 333 | 147 | 480 (total) |
Ce tableau reflète quelles seraient les distributions de phonèmes si les langues concernées répondaient à la même loi de répartitions, c’est-à-dire si les fréquences d’utilisation des phonèmes étaient les mêmes pour les deux langues. Ce cas de figure théorique constitue l’hypothèse nulle du test, qui sera rejetée en cas de significativité.
Enfin, pour chaque case du tableau, on a pu calculer la contribution au χ² par la formule suivante : Contributionχ² = (Effectifobservé − Effectifthéorique)² ÷ Effectifthéorique.
Ainsi la contribution au χ² de la case « a-valarin », dans la comparaison valarin-parler noir, vaut : Contributiona-valarin = (48 − 45,7875)² ÷ 45,7875 = (2,2125)² ÷ 45,7875 = 0,107.
Le χ² total est ensuite calculé à partir de la somme des contributions pour chaque case du tableau : ainsi, plus l’écart entre théorie (où les langues ont les mêmes distributions) et observation est grand, plus le χ² est élevé, plus le seuil de significativité peut être facilement atteint. Dans la comparaison valarin-parler noir, le χ² vaut environ 69,82.
Il ne reste qu’à caractériser le seuil de significativité du χ² recueilli. Pour ce faire, le calcul du degré de liberté (ddl) est d’abord nécessaire, par la formule suivante : ddl = (nombrelignes − 1) × (nombrecolonnes − 1).
Dans le cas de la comparaison valarin-parler noir, le nombre de lignes vaut 32, et non 33, car le phonème /f/ n’est présent dans aucune de ces langues : le ddl de la comparaison valarin-parler noir vaut donc 31. La lecture d’une table χ² (Müller 2002), nous permet de comparer la valeur obtenue aux seuils de significativité, et d’en déduire le résultat du test.
Par cette méthode, nous avons obtenu les résultats suivants :
Quid de la qualité de ces tests ? Rappelons d’abord que le test de χ² est non-paramétrique : il n’est donc pas soumis à des conditions strictes d’effectifs ou de normalité comme peut l’être le test Z, par exemple. Ainsi, plus robuste, il lui est cependant plus difficile d’atteindre la significativité que les tests paramétriques. Ceci dit, plusieurs critères existent, et le plus connu est celui de Cochran, d’après lequel au moins 80% des effectifs théoriques devraient être supérieurs ou égaux à 5. Nos deux tests échouent à vérifier ce critère, car seuls 57,8% et 56,1% des effectifs théoriques (respectivement pour la comparaison avec le parler noir et le khuzdul) sont supérieurs ou égaux à 5. Il en est de même pour le critère de Yarnold, selon lequel 80 % des classes doivent avoir un effectif théorique supérieur à 5r/k, où r est le nombre de classes ayant un effectif supérieur ou égal à 5 et k est le nombre de catégories ― 59,4 % pour le parler noir, 63,6 % pour le khuzdul. Ces échecs répétés nous ont fait chercher un autre test statistique, plus robuste encore.
Notre choix s’est arrêté sur le test exact de Fisher, adopté quand l’effectif total est inférieur à 1000 (ce qui est le cas pour les deux comparaisons). Celui-ci calcule, à partir des effectifs d’un groupe et des totaux marginaux, la probabilité d’obtenir cette distribution avec, pour hypothèse nulle, l’identité des groupes comparés. La formule précise pourra être trouvée sur Internet, pour les lecteurs qui en ressentiront le besoin. Toujours est-il que, pour nos deux couples de comparaisons, les résultats sont significatifs : p = 2,15·10-31 pour la comparaison valarin-parler noir, p = 5,80·10-37 pour celle avec le khuzdul. Au-delà d’obtenir des seuils très faibles (caractéristique du test de Fisher), on observe à nouveau que la similitude entre la phonologie du khuzdul et du valarin est bien plus faible que dans le cas du parler noir, confirmant la conclusion formulée plus haut.
ous avons effectué des analyses phonotactiques pour chacune des langues analysées dans l’annexe précédente : cela consiste en l’analyse des fréquences de succession de lettres. Par exemple, dans le corpus de valarin, la lettre a précède la lettre š à trois reprises, mais elle ne précède jamais la lettre b (l’absence d’occurrence est marquée par un tiret). Cela nous a permis de noter certaines caractéristiques phonétiques de ces langues, pour notre article précédent sur la langue valarine (Bador & Parmentier, 2019). Un test statistique aurait également permis de comparer les trois langues étudiées : par manque de temps, nous ne l’avons pas effectué, mais un lecteur particulièrement opiniâtre pourra mener lui-même cette investigation, si le cœur lui en dit.
À noter qu’un code couleur est ajouté, afin d’augmenter la lisibilité : plus la couleur s’approche du bleu, plus le pourcentage est fort ; plus la case est rouge, moins le pourcentage est forte. Pour épargner vos rétines, les cases sans données sont blanches.
ÅBERG Magnus
BADOR Damien & PARMENTIER François
FAUSKANGER Helge
KLOCZKO Édouard
MÜLLER Didier
RAUSCH Roman
TOLKIEN J.R.R.
WILLIS Didier