« Faeries » n° 1 — Critique

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Par Didier Willis, 2000

Mea culpa : la critique qui suit est plus virulente qu'il ne le faudrait. Qu'on comprenne les circonstances : en 2000, Tolkien n'était pas encore d'actualité et l'occasion de lire des articles sur le sujet dans la presse spécialisée était plutôt rare. Il existait donc une attente - et pour ma part une certaine déception à la lecture de ce dossier. Mais avec le film (décembre 2001), on a tant lu sur Tolkien dans la presse généraliste, allant d'articles bâclés en articles bâclés (voir par exemple notre compte-rendu de l'article de Patrick Besson dans Le Figaro du 15 mars 2001, paru dans Hiswelókë, Quatrième Feuillet, p. 133-134), qu'il faut remettre les pendules à l'heure. Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas : ce dossier réalisé par des passionnés et non par des journalistes en quête de scoop ne méritait probablement pas les flammes du dragon brumeux. Car en dépit de ses erreurs factuelles, il demeure mille fois meilleur que ce qu'on a pu lire ailleurs depuis. Alors pourquoi le conserver ici, direz-vous ? Restent peut-être une certaine argumentation au point à point, des références et quelques idées à garder… et des exemplaires à amender avec les corrections données ici, en faisant fi du ton sévère. Mais il ne faut pas se leurrer, un tel compte rendu appartient déjà à une autre ère. Ce ne sont pas des excuses, on ne renie pas le passé, mais on apprend à nuancer ses propos et à adresser ses critiques à qui le mérite vraiment. Des remords, sans doute. Lire Faeries no 1 aujourd'hui (ainsi que le Faeries hors série de janvier 2002, dont la Compagnie de la Comté donne un excellent compte-rendu) apprend certainement plus de choses sur Tolkien au lecteur novice en la matière que nombre d'articles parus ici ou là, et reste une bonne approche de l'œuvre pour le grand public.

Cet article a aussi son histoire : initialement prévu pour la Compagnie de la Comté, il a été retiré de leur site à ma demande, dans la mesure où La Feuille de la Companie no 1, novembre 2001, à laquelle j'ai participé, a été publiée par les éditions l'OEil du Sphynx dont Claire Panier, auteur d'une partie des articles du dossier mis à mal ici, est partie prenante. Il n'aurait pas été conforme à l'éthique de conserver une telle critique en ligne.

Pour le lancement de leur toute nouvelle revue Faeries, les éditions Nestiveqnen ont consacré un long dossier à J.R.R. Tolkien (p. 33-77). Ce dossier se partage entre huit articles de taille et d'intérêt inégaux. Les deux premiers ont pour vocation première de faire découvrir J.R.R. Tolkien et son oeuvre au lecteur qui ne les connaîtrait pas encore. Suivent deux essais plus conséquents, traitant des relations entre la géographie imaginaire de la Terre du Milieu et notre monde réel, et des manifestations artistiques chez les Elfes, les Hommes et les Nains. Enfin, les quatre dernières notes concernent les actualités liées au tournage d'une version cinématographique du Seigneur des Anneaux, les liens intéressants sur Internet et les jeux de société dérivés de l'univers inventé par Tolkien. L'ensemble est illustré avec brio par Sandrine Gestin et Stéphane Truffert.

Dans le premier article « Tolkien, une Vie pour une OEuvre », Claire Panier entreprend de dresser une traditionnelle biographie, doublée d'une bibliographie. La partie biographique elle-même (p. 34-37) est d'assez bonne facture, quoique sans surprise. On ne lui reprochera que deux légères imprécisions de pure forme. En p. 34, « Le jeune Tolkien s'intéresse beaucoup à l'étude des langues (dont le gallois) » : Tolkien n'est pas précisemment un spécialiste du gallois, mais de l'anglo-saxon, plus exactement du dialecte mercien (voir notamment English and Welsh, in The Monsters & the Critics, and Other Essays, p. 162-163 dans l'édition paperback Harper Collins Publishers, 1997). Il n'est pas justifié de mettre cette langue en exergue plus que toute autre, même si Tolkien en a donné des cours (The Letters of J.R.R. Tolkien, lettre no 7, p. 12) et s'il admet en apprécier les caractéristiques, dont il s'est inspiré pour créer sa langue sindarine (Ibid., lettre no 165, p. 219). Quant à l'affirmation réductrice de la p. 36, « Certains pensent que l'ambiance pesante du Seigneur des Anneaux, et le Mal personnifié par Sauron, démon à la fois omniprésent, omnipotent et cependant invisible, cloîtré dans une tour loin de tout, est la vision qu'avait Tolkien d'Hitler », c'est faire peu de foi des réticences répétées de Tolkien à considérer son oeuvre comme allégorique (Ibid., lettres nos 34, 131, 163, 165, 186, 203, 226, etc., ainsi que le Foreword to the second edition en introduction de The Lord of the Rings, Allen & Unwin, 2e éd., 1966). Au demeurant, il est peu probable que Le Seigneur des Anneaux s'inspire de la seconde guerre mondiale. Le motif archétypique évoqué ici ressort plus vraisemblablement de la figure mythique d'Odin, observant tous les mondes et comprenant tout ce qui s'offre à son regard depuis son trône dans la tour Hliðskjálf, en Asgard (L'Edda de Snorri Sturluson, traduction et notes de François-X. Dillmann, Gallimard, 1991, p. 39, Gylfaginning §9 ; pour un traitement plus exhaustif de ce sujet voir « Sauron, l'Anneau et le symbolisme du Dieu Lieur » in Hiswelókë (fanzine), Deuxième Feuillet, 2e éd.1), avril 2000, p. 57).
La bibliographie commentée (p. 37-40) se présente sous un angle beaucoup plus délicat dès sa première phrase : « L'univers conçu par J.R.R. Tolkien est ce que l'on appelle une uchronie » - cette terminologie est déplacée et ne s'applique certainement pas à une invention littéraire telle que celle de Tolkien2). Après l'énumération des ouvrages de fiction et des recueils poétiques, on s'étonnera de lire, p. 38 : « Les plus connus [des autres essais] et les plus faciles à lire sont Finn and Hengest, the fragment and the episode, Beowulf et On Fairy Stories ». Il est difficile de concevoir comment les deux essais très techniques Finn and Hengest, the fragment and the episode et Beowulf : The Monsters and the Critics pourraient être d'une lecture facile pour le lecteur francophone - non seulement ils n'existent pas en traduction, mais ils contiennent en outre tous deux de longs passages en anglo-saxon ! En dépit du bon sens, on ne trouve aucune mention de l'essai A Secret Vice, qui est certainement plus accessible pour le lecteur débutant, tout en ayant le mérite d'aborder un thème cher à Tolkien, la construction de langues personnelles. Les nouvelles Leaf by NiggleFarmer Giles of Ham et Smith of Wootton Major ne sont pas non plus mentionnées, bien qu'elles fassent de très beaux contes féeriques, abordables à tout âge. Au final, cette bibliographie plus qu'incomplète laissera les lecteurs les plus exigeants sur leur faim.

Les « Fragments de la Terre du Milieu » de Julien Raphaël (p. 41-54) se composent comme une suite de petits textes et de brefs encarts (de divers auteurs) destinés à présenter le monde, les peuples et les personnages principaux de l'oeuvre. L'ensemble de cet article, destiné avant tout au lecteur qui découvrirait J.R.R. Tolkien pour la première fois, est très bien conçu. Le texte est clair et agréablement présenté, les citations sont judicieusement choisies.
On ne trouvera donc rien à redire à cette honnête présentation, qui ne se permet qu'une toute petite faiblesse, dans l'encart sur Gandalf, signé par un certain Ologand, p. 54 : « Certains ont voulu traduire Gandalf par L'Elfe au bâton, ce qui se rapporterait à son apparence et à son amitié pour les Elfes, c'est une traduction qui en vaut une autre ». Cette formulation elliptique semble oublier que l'identification est proposée par Tolkien lui-même (Unfinished Tales, Allen & Unwin, 1980, p. 391 et 399), le nom du magicien étant repris, comme ceux des Nains de Bilbo le Hobbit, d'une liste qui figure dans la Völuspá (un poème de la mythologie des anciens peuples scandinaves, cf. L'Edda Poétique, présentée et annotée par Régis Boyer, Fayard, 1992, Völuspá §12).

« Les Mondes Perdus » de Claire Panier (p. 57-60) reprennent la seconde partie d'un texte publié dans un numéro spécial de L'Œil du Sphynx (fanzine), dont une version annotée par divers lecteurs figure aussi à cette page sur le site de Tolkiendil (anciennement Tolkien VF). Après une mise en garde superflue, cet essai de nature géographique se propose d'étudier les liens qui existent entre le monde secondaire de J.R.R. Tolkien et notre propre monde réel. Le corps de cet article est malheureusement très confus et tissé d'erreurs d'interprétation.
À en croire la p. 55, « Par la suite, dans Le Silmarillion (années 1940), la plupart des références [à l'Angleterre] ont disparu ». Cette formulation est excessive à plus d'un titre. L'écriture du Silmarillion s'étend bien au delà de cette période. Selon Christopher Tolkien, The Quenta ou Qenta Noldorinwa fut rédigé dans la première moitié des années 30 (The Shaping of Middle-earth, Allen & Unwin, 1986, p. 76). Il fut remplacé par le Quenta Silmarillion en 1937-1938 (The Lost Road, Unwin Hyman, 1987, p. 199 sq.). En fait, les années 40 furent principalement consacrées à la mise en place du Seigneur des Anneaux. J.R.R. Tolkien ne revint au Silmarillion et aux annales qui s'y rattachent qu'au début des années 50 (Morgoth's Ring, Harper Collins Publishers, 1993, p. 141 sq.). Il n'eut de cesse de le retravailler et de le compléter jusqu'à la fin des années 50 (The War of the Jewels, Harper Collins Publishers, 1994, p. 173). Les remaniements tardifs sont plus épisodiques (voir notamment le texte Maeglin in The Peoples of Middle-earth, Harper Collins Publishers, 1996, p. 316 sq., où figurent des corrections de 1970-1971, après une longue période creuse). Les références à l'Angleterre et à la première forme de la mythologie ne disparaissent pas brusquement après le Book of Lost Tales, loin s'en faut. On notera par exemple la mention de Tavrobel sur la seconde carte des années 30 (publiée dans The Lost Roadop. cit., p. 407-413) : cette ville était précédemment identifiée avec Great Haywood en Angleterre. Tolkien ne semble jamais avoir complètement abandonné la vieille histoire de son marin anglo-saxon Ælfwine, qui fait encore une apparition remarquable dans un texte de 1951-1959, le Dangweth Pengoloð (in The Peoples of Middle-earthop. cit., p. 394). La question est complexe, et mérite un traitement plus rigoureux. Nous renvoyons le lecteur désireux d'approfondir ce sujet à l'excellent essai de Charles E. Noad, « On the construction of “The Silmarillion” », in Tolkien's Legendarium, V. Flieger & C. F. Hostetter eds., Greenwood Press, 2000, p. 31-68.
Nous lisons aussi, p. 56 : « La comparaison reste hasardeuse, mais Umbar, sur la carte que l'on a dans Le Seigneur des Anneaux, ressemble vraiment beaucoup à la côte africaine, et la mer d'Helcar peut, dans certains passages, évoquer la Méditerranée, bien qu'elle disparaisse dans les récits plus tardifs (à partir du Seigneur des Anneaux) ». Seule l'esquisse V de l'Ambarkanta (in The Shaping of Middle-earthop. cit., p. 251) permet un rapprochement avec la côte africaine. Aucun passage textuel ne corrobore cette thèse. Comme l'a très justement remarqué Karen W. Fonstad dans son Atlas of Middle-earth, l'inclinaison de la côte au voisinage d'Umbar ne correspond pas avec ce croquis problématique. Il faut supposer des changements consécutifs à la submersion du Beleriand ou de Númenor pour expliquer cette différence, et nous entrons alors dans le domaine de la pure spéculation. La mer d'Helcar soulève des questions du même ordre. Contrairement aux affirmations de Claire Panier, elle ne disparaît pas après Le Seigneur des Anneaux : nous en trouvons encore mention dans The Annals of Aman (in Morgoth's Ringop. cit., p. 82, texte daté de 1958 selon Christopher Tolkien). Mais comme la localisation méditerranéenne du croquis V de l'Ambarkanta situerait cette mer intérieure aux environs du Mordor, la question de sa place dans la géographie tardive reste épineuse. Sur la base d'une mention curieuse dans les Grey Annals, Christopher Tolkien suggère qu'elle ait pu être identifiée à la mer de Rhûn (voir The War of the Jewelsop. cit., p. 174), sans qu'il soit possible d'en apporter la preuve définitive. Karen W. Fonstad suit cette hypothèse en l'expliquant par les phénomènes volcaniques qui auraient provoqué la formation du Mordor et le rétrécissement de la mer. Nous avons d'autres considérations semblables à mettre au dossier, mais il nous faudra les développer ailleurs que dans cette recension critique.*
Dans ce sens, nous lisons encore, p. 57 : « La Terre du Milieu connue par la trilogie du Seigneur des Anneaux ou par Le Silmarillion s'est tout à fait éloignée de cette conception première, et il est impossible, désormais, d'établir un parallèle avec l'Angleterre ». Comme nous l'avons montré plus haut, il existe bien un glissement entre la conception primitive du Book of Lost Tales et le légendaire tardif, mais la scission n'est pas aussi nette.
Enfin, en note 3, p. 57 : « L'histoire de Númenor ressemble à s'y méprendre au mythe de l'Atlantide, et sa géographie est imprégnée par la mythologie grecque ; quant à sa civilisation, elle évoque l'Egypte ancienne, voire la Crète minoenne ». De quoi est-il question ici, de Númenor ou de l'Atlantide platonicienne ? La dernière évoque certes la Crète minoenne (voir le commentaire de Luc Brisson dans Timée-Critias, Flammarion, 4e éd., 1999, p. 315-319). Pour la première, cela resterait encore à prouver… (On pourra consulter avec profit notre article « Du kirinki au puffin cendré » in Hiswelókë (fanzine), Troisième Feuillet, juin 2000, p. 85-86, pour quelques éléments de réponse ; dans l'ensemble les liens géographiques entre la Númenor tolkienienne et l'Atlantide sont pratiquement inexistants).
Nous sommes au regret de dire que l'auteur de cet article ne maîtrise pas son sujet. Il ne sera pas utile de s'y attarder davantage (les aspects linguistiques sont cependant revus dans leur ensemble à la fin de cette recension).

Avec « Des Arts et des Peuples » (p. 61-71), Claire Panier se concentre ensuite sur les manifestations artistiques dans l'univers tolkienien : l'art pictural (calligraphie, peinture, tapisserie), la sculpture et l'orfèvrerie, et enfin la musique. Si le sujet était de prime abord louable et ambitieux, son traitement n'est pas à la hauteur de nos attentes. La première division, intitulée « L'écriture : calligraphie, runes et autres cyrthes pour « le dire » », se révèle être un ramassis d'approximations. Nous ne saurions dire où l'auteur a trouvé le terme « Cyrthe » de son titre, si ce n'est qu'il n'est pas de la main de J.R.R. Tolkien. Les runes elfiques sont les Certar (en quenya) ou Cirth (en langue sindarine, singulier Certh), ainsi que l'explique l'appendice E du Seigneur des Anneaux… Les paragraphes suivants sont à l'avenant : « Les graphies utilisées à l'époque du Troisième Âge (avant?) étaient d'origine Sindar, donc elfique ». Certainement pas ! Passons sur l'utilisation incorrecte du vocable « graphie » dans ce contexte. Selon les propres termes de Tolkien, les lettres elfiques ou Tengwar « had been developped by the Noldor […] long before their Exile » (The Lord of the Rings, App. E, section II), tandis que les Cirth « were devised first in Beleriand by the Sindar ». Tous ces systèmes d'écritures sont effectivement elfiques, mais ils furent inventés par deux peuplades distinctes, et cela dès le Premier Âge.**
Plus loin nous lisons « Ces runes ne servirent longtemps que pour tracer des noms ou de brèves épitaphes sur le bois ou la pierre, d'où leur forme anguleuse qui les apparente assez aux runes celtiques que nous connaissons en Europe ». Il n'existe rien de tel que des runes celtiques, et l'auteur ferait bien de réviser ses connaissances en la matière. Les Cirth ressemblent par leur forme à l'écriture runique des peuplades germaniques (l'alphabet « futhark », voir L'Edda Poétiqueop. cit., p. 618 sq.). Pour rappel, l'écriture était proscrite chez les Celtes en tant que moyen de transmission ou d'enseignement d'un savoir (Magie, médecine et divination chez les Celtes, Christian-J. Guyonvarc'h, Payot, 1997, p. 179 sq.). L'écriture ogamique, faite d'encoches verticales ou obliques de part et d'autre d'une arête horizontale ou verticale, est une spécificité purement irlandaise (Ibid., p. 198 sq.). D'un point de vue strictement artistique et technique, rien ne rapproche les ogams des runes germaniques.
La suite de cette section est une paraphrase maladroite de l'appendice E du Seigneur des Anneaux. On notera un contresens probable, p. 62 : La « graphie très particulière [des Nains de la Moria] (longues lignes) porta le nom de Angerthas Moria ». Le terme elfique Angerthas, qui signifie « Long Rune-rows » (longues rangées de runes), s'appliquait déjà à la version améliorée par l'Elfe Daeron : il fait référence aux caractères additionnels, par rapport à la version originale des Cirth qui contenait moins de symboles. La graphie des Nains n'a rien de très particulier à cet égard, elle ne diffère pas fondamentalement de celle des Elfes. Le système d'écriture s'est simplement complété de quelques caractères supplémentaires tout en étant légèrement réorganisé pour les besoins de la langue naine. Toujours p. 62, la dernière phrase mentionne que les « Nains aimaient tracer ces runes à la plume, ce qui en fait une forme artistique de calligraphie ». Cela nous semble être une interprétation très libre de l'appendice E (« They developed written pen-forms from them »), dont le sens premier est que les Nains développèrent une écriture cursive pour les Cirth, contrairement aux Elfes (« Among the Eldar the Alphabet of Daeron did not develop true cursive forms », en raison de l'adoption des Tengwar à cet effet). La forme cursive de l'écriture runique fut d'ailleurs ébauchée par J.R.R. Tolkien, cf. The Treason of Isengard, Unwin Hyman, 1989, p. 462-463.
La section suivante de cet article considère la peinture, la tapisserie et les mosaïques (p. 62-65). Le discours est d'emblée biaisé, puisque l'auteur prend à partie la soi-disant absence de peinture dans le monde de Tolkien, et construit l'essentiel de ses développements sur ce présupposé. En outre, l'auteur établit son argumentation sur des échanges qui ont eu lieu, de manière récurrente, sur une liste de diffusion publique sur Internet. Elle reprend presque littéralement les propos des principaux protagonistes, et ses exemples, au mot près, proviennent de ces discussions3). Sans insister outre mesure sur le manque de rigueur intellectuelle que cela révèle, il eût sans doute été de bon ton de compléter le dossier. Dans l'Akallabêth, on apprend que « tous les joyaux, toutes les étoffes, les peintures, les ciselures […], tout disparut à jamais » lors de la Submersion de l'île de Númenor (le texte anglais donne « all things painted and carven », The Silmarillion, p. 336). Dans Le Seigneur des Anneaux, livre I, chapitre premier, des tableaux sont mentionnés parmi les richesses de Cul-de-Sac : « tous les principaux trésors, ainsi que les livres, les tableaux et des meubles plus qu'en suffisance furent laissés en sa possession » (anglais « the books, pictures, and more than enough furniture »). Au chapitre I du Quenta Silmarillion, les Elfes Noldor se sont « plu à l'étude des langages et des écritures, des formes de la broderie, du dessin et de la sculpture » (en anglais « delighting in tongues and scripts, and in the figures of broidery, of drawing, and of carving », The Silmarillion, p. 45). Enfin dans Le Livre des Contes Perdus, volume I, chap. 5, p. 174, les Noldoli réalisent « des tableaux et des tapisseries brodées et des sculptures d'une grande délicatesse » (anglais « paintings and broidered hangings and carvings of great delicacy », The Book of Lost Tales, vol. I, p. 127). Alors la peinture, peu présente dans l'oeuvre de J.R.R. Tolkien ?
La sculpture et l'orfèvrerie sont à leur tour analysées, p. 65-69. La première est à peine mieux traitée que la peinture précédemment (« Il n'y a pas une foule d'évocation de sculptures dans Le Seigneur des Anneaux », p. 65). Claire Panier réduit la sculpture à un rôle strictement mortuaire, sur la base des quelques exemples qu'elle a su dénicher. Il ne nous sera pas nécessaire de relever l'ineptie de cette thèse : du reste, les exemples que nous avons ajoutés au dossier ci-dessus s'appliquent aussi à cette forme d'art. En revanche, l'orfèvrerie est mieux traitée, sur un mode plus conventionnel : plusieurs objets façonnés ou ciselés par les Elfes, les Nains ou les Hommes sont passés en revue. Des encarts (de Julien Raphaël ou de Claire Panier) viennent compléter les descriptions des oeuvres les plus notables (Dard, Arkenstone, Silmarils, etc.).
La musique est le dernier des arts abordés dans cet article inégal (p. 70-71). Le prétexte pour citer quelques extraits des chansons et poèmes du Seigneur des Anneaux est tout trouvé, et cette section est d'une lecture agréable et reposante. Il y est fait bonne mention de l'utilisation d'un chant par Gandalf pour contrer les calomnies de Grima sur Galadriel, et ce seul exemple ouvre d'intéressantes perspectives pour un article plus abouti sur la place de la musique dans l'oeuvre de Tolkien.

Pour terminer ce dossier, Raphaël Granier évoque le tournage du film basé sur Le Seigneur des Anneaux dans un bref article « Tolkien dans les Salles Obscures » (p. 72-74), agrémenté d'images de la preview officielle. Comme c'est de règle aujourd'hui, Julien Raphaël se livre à une recension de quelques sites dédiés à J.R.R. Tolkien sur Internet (p. 75). Au rayon ludique, le Jeu de Cartes du Seigneur des Anneaux et le Jeu de Rôle des Terres du Milieu sont brièvement présentés (p. 76-77). Pour ce dernier, il eût été bienvenu de préciser que la compagnie américaine ICE a perdu sa licence d'exploitation, bien que la traduction du jeu continue à être distribuée par Hexagonal en France. Il est peu probable que de nouveaux modules voient le jour dans ces conditions.

Au final, on regrettera que les auteurs n'aient prévu aucun article sur les langues inventées par Tolkien. C'eût été l'occasion de présenter au public non-initié un aspect particulièrement original de l'oeuvre du maître. Mais ces langues sont à peine mentionnées dans les articles, et à dire vrai nous n'avons pas affaire à des spécialistes du sujet. La note 1, p. 39, prête à sourire : « Tolkien a réellement élaboré ces langues, ne se contentant pas d'inventer des mots en leur assignant une signification. Le langage elfique Quenya, par exemple, dispose d'une véritable grammaire et phonétique ». Passe encore pour l'invention « de mots en leur assignant une signification » (la plupart des auteurs de fantasy contemporains ne vont pas aussi loin et se contentent justement de mots sans signification propre et sans relations étymologiques solides - il leur manque ce que Tolkien appellerait une « nomenclature cohérente » dans leur toponymie). Sans doute faut-il rectifier « phonologie » et non pas « phonétique ». La note 3 de la p. 56 (à propos des noms tournant autour de la légende d'Eriol), est plus inquiétante : « La plupart des noms qui sont attachés à ce personnage sont directement inspirés de l'anglais ou du scandinave, ce qui est exceptionnel dans l'oeuvre de Tolkien où tous les noms sont créés à partir des langues elfiques, gnomiques ou autres qu'il a élaborées ». Rien que dans Le Seigneur des Anneaux, Tolkien utilise l'anglo-saxon pour les noms et la langue des Rohirrim (e.g. Eorl, Eomer, Theoden, éoredmearas, etc.) et le vieux norrois pour les noms des Nains (e.g. Dwalin, Narvi, etc.) et du magicien Gandalf4). À la lumière des Unfinished Tales (p. 311, note 6), nous pouvons aussi y ajouter le gothique pour les ancêtres des Rohirrim (e.g. Vidumavi, Vidugavia). L'auteur de cette note ferait bien de relire l'appendice F, section II, du Seigneur des Anneaux, où Tolkien se présente comme le traducteur du Livre Rouge et prend en conséquence le parti de rendre les noms humains par diverses langues de notre monde.
Mais le pire se trouve dans le passage à caractère linguistique des p. 57-58, truffé de contresens et d'approximations fautives. Il y est d'abord question de « sémantique » : il faudra qu'on nous explique quel curieux sens donner ici à ce terme. On y lit ensuite que « les langues des Nains et des Númenóréens sont typologiquement des langues sémitiques, du genre de l'arabe ou de l'hébreu, ce qui conforte l'idée européenne et africaine de la localisation d'origine ». Quand il s'agit d'aboutir aux conclusions qui l'intéressent, l'auteur a l'art du syllogisme. D'un, ces deux langues n'appartiennent pas à la famille des langues sémitiques (hébreu, araméen, akkadien, arabe, etc.) puisqu'elles sont avant tout imaginaires. Elles leur empruntent certaines caractéristiques (« faintly Semitic flavour », Sauron Defeated, p. 241) en raison de leur structure trilitère, tout en possédant leurs propres spécificités (Ibid., p. 415 sq., « The vocalic arrangements within the base, however, do not much resemble Semitic », etc.). De deux, l'Europe et l'Afrique sont bien vastes, alors que les langues dites sémitiques sont très localisées. Ensuite nous lisons que « le Quenya et le Sindarin, langues elfiques, sont typologiquement plus proche du gallois (ce qui nous amène à la Grande Marche vers l'Ouest des Elfes vers Valinor […]) », avec la précision suivante en note : « Il subsiste néanmoins d'évidentes origines scandinaves dans la sonorité et la topologie [sic] de la langue Quenya ». Ces élucubrations sont doublement fausses. Seule la langue sindarine des Elfes Gris s'inspire très librement du gallois (par certains aspects phonologiques comme ses mutations des consonnes initiales ou lénitions). Le quenya des Hauts Elfes est conçu sur le modèle du finnois, lequel est une langue non indo-européenne, au contraire des langues scandinaves (norvégien, suédois, danois et islandais, qui appartiennent au groupe germanique septentrional). Quant à un quelconque rapprochement avec la Grande Marche, que ne peut-on dire avec des prémisses erronées…
Pour finir, le terme « Orcs » est employé tout au long de ce dossier, de préférence à la traduction française de F. Ledoux qui donne « Orques ». Malheureusement, J.R.R. Tolkien suggère dans la lettre no 144 (in The Letters of J.R.R. Tolkienop. cit., p. 178) que  « Orques » est justement l'expression à utiliser en français… Notons à cette occasion le contresens de la p. 59, « [Tolkien] regrette d'avoir été obligé d'utiliser […] le mot elfe ou orc », en référence à la lettre no 151, p. 185-186. L'auteur de l'article n'a pas su lire : les termes elf et goblin sont contestés, J.R.R. Tolkien justifiant sa préférence pour orc dans le second cas.

On l'aura compris, notre avis sur le dossier de Faeries no 1 ne saurait être que mitigé. D'un côté, on ne peut qu'apprécier une publication de ce type dans une revue professionnelle, hors du cadre étroit de fanzines à diffusion limitée. De l'autre, les essais prétendument sérieux de ce dossier laissent pensifs. Seul Julien Raphaël tire honorablement son épingle du jeu, avec un article grand public intelligemment construit. Pour autant, les fans de J.R.R. Tolkien doivent-ils acheter Faeries pour son dossier sur leur auteur favori ? Nous craignons que notre réponse ne soit guère engageante5). Espérons que les éditions Nestiveqnen sauront mieux faire dans leurs prochains dossiers, sur des auteurs que nous n'avons probablement pas la chance de connaître aussi bien et sur lesquels il nous sera par conséquent plus difficile de conserver un esprit critique.

Notes postérieures à la rédaction de l'article

* Nous avons traité ce point pour partie depuis, cf. « L'énigme de la mer de Rhûn » dans Hiswelókë, Quatrième Feuillet, août 2001, p. 125-132.

** L'indulgence sera de mise ici, puisque l'erreur figure en fait dans la version française des appendices, où le traducteur a rendu « of Eldarin origin » (donc elfique, au sens large) par « d'origine Sindarine » (appendice E, section II) ! Les errances des traducteurs de J.R.R. Tolkien sont suffisamment connues aujourd'hui, pour qu'il ne soit pas utile de rappeler qu'il est toujours bon de se référer à la version anglaise lorque l'on rédige un article.

1) La première édition est de juin 1999. L'article en question est accessible sur ce site.
2) Uchronie : « (du gr. ou non, et kronos temps) n. f. Utopie appliquée à l'Histoire ; l'Histoire refaite logiquement telle qu'elle aurait pu être » (Nouveau Larousse illustré, tome 7 (Pr-Z), p. 1174).  Les principales références au passé de notre monde se trouvent dans The Letters of J.R.R. Tolkienop. cit., lettres no 165 p. 220, no 183 p. 239 et 244, no 211 p. 283 ainsi que dans The Lord of the Rings, Prologue, section I (« Those days, the Third Age of Middle-earth… ») et Appendice D (« The year no doubt was of the same length… »). Le terme « uchronie » n'en demeure pas moins contestable dans ce contexte. Il s'agit pour Tolkien, en tant que continuateur d'une tradition mythologique, d'inscrire son récit dans le légendaire de notre monde, mais pas dans son Histoire. Nous n'en dirons pas autant des Notion Club Papers et de The Lost Road, où l'auteur avait envisagé, durant une certaine période, d'écrire un voyage dans le temps à grand renfort de détails historiques, ou du Book of Lost Tales, qui mentionne Babylone, Rome, Ninive et Troie (cf. les contes The Fall of Gondolin, p. 196 et 203, et The History of Eriol or Ælfwine, p. 315 et 330). Il s'agit de conceptions primitives, pour lesquelles nous ne pourrions pas davantage parler, au demeurant, d'uchronie au sens strict. Eu égard à la Terre du Milieu du Silmarillion et du Seigneur des Anneaux, le temps est imaginaire, l'espace est fictif : seules perdurent les légendes. Nous n'y trouvons aucune volonté allégorique ou politique de réécriture de l'Histoire.
3) De l'utilité d'Internet, mais aussi de ses risques… Les discussions en question eurent lieu en 1998 sur la liste de diffusion EB-Tolkien (plus tard remplacée par Ardalie, qui a désormais disparu aussi), notamment entre moi-même et Irène de Los Santos. La portion incriminée de l'article de Claire Panier n'est qu'un copier-coller de ces contributions. À titre personnel, je suis d'autant plus embarrassé, que ce type d'échanges informels fait office de brainstorming en permettant de secouer le sujet pour voir ce qui en ressort, mais qu'il n'est pas toujours à prendre pour argent comptant. Aujourd'hui, je retirerais ma mention selon laquelle la toile n'existait pas (reprise par Claire Panier, p. 63). Outre la fausseté de l'argument, on peut peindre sur des peaux tannées, sur des panneaux de bois, etc. La question du support est secondaire… Il faut rendre à César ce qui lui appartient : notre contre-critique par la suite dérive principalement de messages échangés en avril 2000 sur le forum du site web JRRVF.  Les mentions relatives à la peinture ont été relevées par Sébastien Mallet et David Boulbès.
4) Dans son article géographique en p. 59, Claire Panier mentionne cependant l'étymologie nordique de « Gandalf » et des noms des Nains. Si elle « peut être étourdi[e] par les nombreuses incohérences qui apparaissent dans [la] conceptualisation d'Arda » (p. 58), nous le sommes tout autant devant ses propres contradictions. D'ailleurs la Völuspá n'est pas un « texte épique fondateur de la Scandinavie médiévale, l'Edda du moine Snorri Sturluson », mais un poème indépendant, dont Snorri ne reprend que des morceaux choisis.
5) Restent les nouvelles de ce volume, dont un petit bijou concocté par Léa Silhol, qui en justifient amplement l'achat.
 
tolkien/sur-tolkien/critiques/faeries_1.txt · Dernière modification: 13/05/2021 10:12 par Leaf
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