Le Hobbit Annoté — Critique

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L'Arc et le Heaume n°4 - Histoire d’un aller et retour.

L'Arc et le Heaume n°4 - Histoire d’un aller et retour

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Par Benjamin Bories, février 2014

Dans le numéro 188 d’août 1969 de la revue de science-fiction française Fiction, l’écrivain Gérard Klein a proposé une critique de ce qui se présentait alors comme le premier roman de J. R. R. Tolkien à être traduit en langue française : The Hobbit, alors publié cette année-là aux éditions Stock sous le titre français Bilbo le Hobbit et dans une traduction de Francis Ledoux. Klein connaissait déjà à l’époque The Lord of the Rings, encore inédit en France à cette date, et le grand succès que connaissait ce roman notamment aux États-Unis d’Amérique depuis alors environ quatre ans. Or, dans sa critique, il paraissait regretter que le Hobbit ne soit pas présenté par l’éditeur comme « le “prélude” de la saga » appelée par lui « la saga des Anneaux », considérant visiblement ledit Hobbit comme étant le premier volet d’une œuvre romanesque divisée en quatre parties selon lui — en prenant par erreur le Seigneur des Anneaux pour une trilogie —, œuvre romanesque qu'il comparait à la Tétralogie de Richard Wagner. Klein écrivait alors notamment ceci : « Il est assez surprenant que l’éditeur français ne souffle mot, dans les quelques lignes qui ornent le dos du livre, de l’ensemble de la saga et qu’il suggère même délibérément que le succès obtenu en Amérique par l’œuvre revient au seul Hobbit. Le lecteur français, s’il n'est pas averti par ailleurs, risque dans ces conditions de se demander pourquoi on fait tant de foin pour un ouvrage certes agréable et témoignant de riches qualités d’imagination et de style, mais qui ne saurait prétendre au statut de chef-d’œuvre de la littérature mondiale1). »

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis 1969, et il ne s’agira pas ici de reprocher à Gérard Klein le point de vue qu’il a exprimé sur le Hobbit il y a plus de quatre décennies. Toutefois, on se permettra de noter que ce point de vue est susceptible de correspondre à des erreurs d’appréciation sur l’œuvre ayant encore cours de nos jours… Aussi, disons-le tout net : du point de vue de l’auteur des présentes lignes, The Hobbit, aujourd’hui retraduit sous le titre le Hobbit — titre plus fidèle à l'original —, est bien un chef-d’œuvre de la littérature mondiale, aussi bien en général qu’en ce qui concerne particulièrement les littératures de l’imaginaire et plus précisément ce que l’on appelle aujourd'hui la fantasy.

Certes, l’auteur de la présente critique — qui se veut modeste — n’est sans doute pas très objectif en écrivant cela, dans la mesure où, contrairement à de nombreux autres lecteurs de Tolkien, il a toujours clairement préféré le Hobbit au Seigneur des Anneaux, et cela bien que ledit Hobbit ait à ses yeux un défaut majeur (fut-il probablement le seul) : le manque de personnages féminins dans le récit des aventures de Bilbo… Mais peu importe ici que nous fassions preuve de subjectivité en tant que lecteur et relecteur de longue date de ce très beau livre qu’est le Hobbit : le fait est que ce roman de Tolkien, hélas plutôt mal aimé par les spécialistes — et, en conséquence, peu étudié par eux —, mérite assurément bien mieux que d’être simplement considéré comme un prologue au Seigneur des Anneaux, et ce d’autant plus qu’il n'a pas été écrit, puis publié en 1937, dans ce sens. Rappelons que le Seigneur des Anneaux est, comme on le sait aujourd'hui — mais sans doute Gérard Klein l’ignorait-il, en 1969 —, une suite au Hobbit (et une conclusion au vaste legendarium tolkienien, né sur le papier dès 1916-1917) qui ne fut mise en chantier par l'auteur qu'après coup et sur la demande expresse de son éditeur britannique Stanley Unwin, alors que Tolkien avait lui-même conçu initialement le Hobbit comme un écrit de fiction n’étant pas censé avoir de suite, ainsi qu’il l’a notamment écrit à C. A. Furth de chez Allen & Unwin en 1938 (« Déjà, une suite au premier Hobbit n’a jamais été prévue2)[…]. »), et cela bien que ce roman ait constitué une part du legendarium dès l’origine, comme Tolkien l’a précisé dans une lettre à Harvey Breit de la New York Times Book Review en 1955 (« Mon œuvre n’a pas évolué en une œuvre sérieuse. C’est comme telle qu’elle a commencé. La supposée ‘histoire pour enfants’ [Bilbo le Hobbit] était un fragment, arraché à une mythologie qui existait au préalable3). »).

Ainsi, sans le Hobbit, le Seigneur des Anneaux n’existerait peut-être pas, et il serait de toute façon bien injuste de considérer ledit Hobbit comme un livre anecdotique au sein de l’œuvre de J. R. R. Tolkien. De la même manière, ce serait une erreur de le considérer uniquement comme un simple livre pour enfants, dans la mesure où la maturité d’écriture de ce roman en fait clairement un ouvrage de fiction pouvant être apprécié par un large public, sans limitation d’âge particulière. Précisons également que le Hobbit est un roman dont la lecture peut se suffire à elle-même4), un merveilleux récit d'aventures fort bien mené, à la structure narrative simple, harmonieuse, suffisamment équilibrée même pour que l’on n’hésite pas à le comparer – toutes proportions gardées – à ce chef d’œuvre de la musique – presque contemporain (1928) – qu’est le Boléro pour orchestre de Maurice Ravel : dans un cas comme dans l’autre, on est emporté doucement mais irrésistiblement par l'écriture de l'auteur… pour finir par bien retomber sur ses pieds, sans être laissé sur sa faim, que l’on soit lecteur ou auditeur.

Or donc, pour se faire une juste idée de la valeur artistique du Hobbit, quoi de mieux que de l’explorer à travers l’édition annotée du roman qu'a proposé en anglais Douglas A. Anderson en 1988 (sous le titre The Annotated Hobbit), édition annotée mise en jour et augmentée en 2002, puis enfin traduite en français et publiée en septembre 2012 par les éditions Christian Bourgois ? À l’occasion de cette parution, le traducteur québécois Daniel Lauzon a procédé non pas à une simple révision de l’ancienne traduction du récit par Francis Ledoux publiée en 1969, mais à une nouvelle traduction du Hobbit lui-même, en sus des annotations de Douglas Anderson, lesquelles devant seules faire l’objet d’une traduction inédite à l’origine.

Le Hobbit Annoté

Spécificités de l'édition d'Anderson

En premier lieu, évoquons les spécificités de cette version annotée. L’édition française de 2012 se présente sous la forme d’un gros volume broché, certes moins luxueux que la splendide édition anglophone reliée de 2002, mais qui n’en est pas moins un bel objet, avec une jolie couverture mettant en valeur une représentation en médaillon du dragon Smaug couché sur son trésor tel que l’a dessiné Tolkien lui-même pour une des illustrations originales en couleurs de son roman. Mis à part une table des matières figurant désormais au début de l’ouvrage plutôt qu’à la fin, ainsi que quelques inévitables décalages de pagination, la version française du Hobbit annoté respecte l’édition originale de l’ouvrage, avec cependant quelques spécificités inédites. Dans cette version française, on trouvera ainsi, juste avant le texte du roman, une reproduction en double page de la fameuse carte de Thror, avec les runes lunaires visibles et adaptées en français — comme les autres runes — pour permettre ainsi au lecteur francophone curieux de transcrire dans la langue de Molière l’ensemble des inscriptions runiques présentes sur la carte s’il le souhaite, les autres indications initialement écrites en anglais sur ladite carte ayant été évidemment par ailleurs traduites en français. À la suite de cela, le lecteur trouvera une utile note sur la prononciation des noms des personnages ainsi que la mention des abréviations utilisées dans les renvois aux différentes éditions du Hobbit dans les notes d’Anderson. Juste après le texte annoté du roman figure également une version française inédite de la carte de la Contrée Sauvage, sachant que les versions originales en anglais des cartes de Thror (une version sans les runes lunaires et l’autre avec ces runes) et de ladite Contrée Sauvage (Wilderland) sont également reproduites ailleurs dans l’ouvrage.

En dehors de ces spécificités, l’édition française suit fidèlement le modèle de l’originale en anglais. À la suite de la page de remerciements et de la préface de la deuxième édition de 2002, l’ouvrage proprement dit débute par une très intéressante introduction dans laquelle Douglas Anderson présente une courte biographie de J. R. R. Tolkien — suffisante pour ce type d’ouvrage —, avant d’évoquer les intérêts littéraires et linguistiques de l’écrivain, sa propre créativité et la place qu’y occupe le Hobbit, puis l’histoire de la composition et de la publication dudit Hobbit, de la fameuse anecdote de Tolkien écrivant — probablement entre 1928 et 1930 selon Anderson — la première phrase du roman (« In a hole in the ground there lived a hobbit ») sur une des copies (vierge) d’examen qu’il devait corriger durant l’été en tant que professeur de vieil anglais à Oxford, jusqu’à la parution du roman en librairie, d’abord au Royaume-Uni en septembre 1937 chez Allen & Unwin, puis aux États-Unis en mars 1938 chez Houghton Mifflin. Sont également évoqués l’accueil critique, le plus souvent positif, qu’a reçu le Hobbit à sa parution, le destin éditorial du roman, placé sous le signe d’un succès international un temps contrarié par le contexte de la Deuxième Guerre Mondiale, mais que ne s’est jamais démenti par la suite, notamment à partir des années 1950, le Hobbit ayant logiquement bénéficié du rayonnement de sa suite, le Seigneur des Anneaux, dans le champ littéraire mondial.

La majeure partie, centrale, du Hobbit annoté est évidemment consacrée au roman, présenté dans sa version intégrale telle qu’on la connait aujourd’hui, et donc accompagné de nombreuses annotations apparaissant en marge sur les pages, le texte du Hobbit figurant, quant à lui, au centre. Dans ces notes, Douglas Anderson apporte quantité de précieuses informations au lecteur. Sont ainsi évoquées en détail, citations à l’appui, la totalité des révisions qui ont été apportées au texte du roman pour chaque version publiée de celui-ci entre la première édition de 1937 et les diverses versions de la troisième édition de 1966-1967, notamment celles, majeures, apportées au fameux chapitre V dans le contexte de la publication du Seigneur des Anneaux afin de rendre l’histoire du Hobbit pleinement compatible avec celle de sa suite. Les notes abordent aussi, au fil des chapitres, les influences nombreuses qui ont concourues à l’élaboration du roman à des degrés divers (y compris en ce qui concerne les étymologies de certains noms) : les sources mythologico-épiques (Beowulf, l’Edda poétique, les sagas scandinaves…), les contes de fées traditionnels, la littérature victorienne (George MacDonald, William Morris, Andrew Lang), la littérature d’enfance et de jeunesse de l’entre-deux-guerres (E.A. Wyke-Smith), sans oublier bien sûr le propre legendarium de J. R. R. Tolkien, legendarium vis-à-vis duquel Anderson tisse, au fil des notes, de nombreux liens fort utiles pour les lecteurs désireux d’appréhender les rapports précis qu’entretient le Hobbit avec les autres écrits de Tolkien consacrés à l’univers de la Terre du Milieu. Le travail très important de Douglas Anderson ne saurait évidemment prétendre à une totale exhaustivité, mais il n’en est pas moins assurément très complet pour un ouvrage de ce type, accessible au plus grand nombre tout en étant riche de très nombreuses informations et références pour tous les amoureux de ce très beau roman qu’est le Hobbit. Les lecteurs éventuellement désireux d’en savoir encore plus sur ledit Hobbit auront toujours avantage à consulter ensuite The History of the Hobbit de John D. Rateliff, gros ouvrage en deux volumes paru en 2008, inédit en français, et consacré à une étude très poussée des manuscrits du roman : le travail de Rateliff est, en fait, parfaitement complémentaire de celui d’Anderson, auquel ledit Rateliff renvoie lui-même constamment.

Smaug (© John Howe)

Outre les notes d’Anderson, l’intérêt du Hobbit annoté réside également dans son abondante iconographie, qui accompagne le texte de l’introduction aussi bien que celui du roman et des annotations. L’ouvrage contient toutes les illustrations (en noir et blanc et en couleurs) réalisées par Tolkien lui-même et figurant dans l’édition originale « standard » du Hobbit depuis 1937, ainsi que divers autres dessins, esquisses et cartes de l’auteur en relation avec l’univers du roman. Un cahier central d’illustrations en couleurs au sein du livre propose en particulier, outre les illustrations en couleurs de l’auteur pour son roman, certaines des peintures et aquarelles inspirées du Hobbit réalisées notamment par Alan Lee, John Howe et Ted Nasmith, les illustrateurs les plus renommés de l’univers de Tolkien5). Mais la grande originalité du Hobbit annoté est certainement de présenter au lecteur, tout le long du roman, de nombreuses illustrations réalisées pour les diverses éditions non-anglophones du Hobbit, publiées à travers le monde entre 1947 et 1986 : sont ainsi présentes des œuvres d’illustrateurs réalisées pour des éditions hongroise, allemandes, russe, roumaine, portugaise, françaises6), suédoises, slovaque, finlandaise7), slovène, estonienne, japonaise et bulgare. Autant de visions intéressantes, diverses, d’un même univers fictif à la richesse fort inspirante…

Le Hobbit annoté contient également deux appendices à la suite du roman. Le premier est constitué d’une des versions de « L’Expédition d’Erebor », un autre récit de l’histoire du Hobbit que J. R. R. Tolkien place dans la bouche du magicien Gandalf, récit écrit dans les années 1950, initialement destiné à figurer dans les appendices du Seigneur des Anneaux et finalement publié par Christopher Tolkien — dans une version légèrement différente — dans les Contes et légendes inachevés8). Le deuxième appendice est consacré aux runes, que Tolkien a utilisé à plusieurs reprises pour le Hobbit, non seulement sur la carte de Thror mais aussi sur la jaquette de couverture de l’édition originale anglaise. Enfin, l’ouvrage se conclue par une importante bibliographie, recensant les œuvres de J. R. R. Tolkien, expliquant la façon dont Anderson a présenté ses notes sur les révisions du Hobbit dans la partie centrale du livre, recensant les diverses traductions et éditions illustrées dudit Hobbit, ainsi que des critiques choisies du roman figurant dans des livres ou des périodiques, avant d’évoquer enfin deux importantes sociétés tolkieniennes9) (la Mythopoeic Society et la Tolkien Society). On ne peut ainsi que souligner le caractère particulièrement complet de cet ouvrage, et la grande qualité du travail de Douglas Anderson, ce dernier n’écartant pas, du reste, la possibilité d’éventuellement améliorer encore les choses dans le futur10).

Une nouvelle traduction du Hobbit

Une fois évoquées les spécificités de cette édition annotée du Hobbit, il convient évidemment d’aborder la question de la nouvelle traduction en français du roman figurant dans l’ouvrage. Cette nouvelle traduction était-elle nécessaire ? Sans doute. À plus de quarante ans d'intervalle entre l'époque du travail de F. Ledoux et celle du travail de D. Lauzon, la situation a assurément beaucoup évolué. Lorsqu'il a traduit The Hobbit, Francis Ledoux (1906-1990), connu pour avoir été traducteur d'écrivains « classiques » de la littérature anglophone11), a travaillé à partir du texte de J. R. R. Tolkien sans avoir alors évidemment connaissance de tout ce que l'on a appris au sujet du créateur de la Terre du Milieu et de sa subcréation littéraire depuis 1969. Daniel Lauzon ayant précédemment réalisé les traductions de plusieurs volumes — au contenu complexe — de l'Histoire de la Terre du Milieu publiés entre 2006 et 2008 chez Christian Bourgois, il ne pouvait être que mieux armé que Ledoux en son temps pour aborder le texte anglais du Hobbit en vue d’une traduction de celui-ci.

Le lecteur connaisseur de la première traduction de 1969 ne pourra manquer de noter les différences d’approches, au fil de sa lecture. Les changements apparaissent d’emblée avec le nouveau titre de certains chapitres, par exemple le chapitre VI « Out of the Frying-Pan into the Fire », traduit « De Charybde en Scylla » par F. Ledoux, devenant ainsi « Tombés de la poêle dans le feu » avec D. Lauzon, lequel ne reprend donc pas une référence à la mythologie grecque employé par Ledoux mais absente du titre original. Alors que Ledoux n'avait pas traduit tous les noms de personnages et de lieux présents dans The Hobbit, ou parfois même ne l'avait fait que de façon inconstante, Lauzon a généralement suivi les instructions de Tolkien données aux traducteurs du Seigneur des Anneaux dans son Guide to the Names in The Lord of the Rings, instructions dont Ledoux n’avait tenu compte — assez logiquement, au fond, vu le contexte — que pour son importante traduction du Seigneur des Anneaux parue en 1972-1973 chez Christian Bourgois. Suivant le souhait de Tolkien que les noms en anglais soient traduits, avec Daniel Lauzon, pour ne citer que quelques exemples, « Bilbo Baggins » devient ainsi « Bilbo Bessac », conservant l’allitération et les initiales d’origine ; « Thorin Oakenshield » devient « Thorin Lécudechesne » ; « Dale » devient « Le Val » ; « Rivendell », tantôt non traduit ou traduit « Combe Fendue » par Ledoux (puis « Fondcombe » dans le Seigneur des Anneaux), devient « Fendeval » ; et le « Wild », diversement traduit par Ledoux dans le roman, devient la « Sauvagerie ». On notera en passant que « Mirkwood », probable emprunt de Tolkien à William Morris, non traduit par Ledoux dans Bilbo le Hobbit puis traduit — correctement — par lui « Forêt Noire » dans le Seigneur des Anneaux, a fait l’objet d’un traitement particulier de la part de D. Lauzon, qui s’est là démarqué des instructions de Tolkien pour faire le choix personnel de ne pas vraiment traduire ce nom de lieu, optant pour un remplacement par une traduction française d’un autre nom dudit lieu, donné en langue elfique (sindarine) par Tolkien et figurant dans un des appendices du Seigneur des Anneaux12) : « Mirkwood » devient ainsi, sous sa plume de Lauzon, la forêt de « Grand’Peur », moins convainquant que le terme de « Forêt Noire » choisi précédemment par Ledoux. Au-delà de ce type de choix de traduction, choix qui appartiennent à chaque traducteur, on ne peut manquer de souligner la qualité du travail effectué par Daniel Lauzon, non seulement à la lumière de ce que l’on connait aujourd’hui de l’œuvre de Tolkien, mais aussi en pouvant raisonnablement supposer que Lauzon a peut-être pu travailler moins dans l’urgence que Ledoux plus de quarante ans plus tôt. Alors que Ledoux, peut-être donc pressé par le temps à l’époque, a eu tendance à traduire certaines phrases du roman en collant au plus près aux mots choisis en anglais par Tolkien, Lauzon s'est permis plus de libertés en voulant, lui, coller au plus près du sens général du texte original. La différence entre les deux traductions est, à cet égard, particulièrement évidente en ce qui concerne la traduction des chants et poèmes contenus dans le Hobbit. En dépit de la difficulté que peut représenter un tel exercice, Daniel Lauzon a traduit ces chants et poèmes — y compris les fameuses énigmes du chapitre V — en véritables vers, s’efforçant de suivre autant que possible la métrique tolkienienne et mettant davantage l’accent sur l’aspect proprement poétique de ces passages du roman plutôt que sur la transcription fidèle des mots des vers originaux de Tolkien comme l’avait fait Ledoux. Le résultat est tout-à-fait remarquable, les vers français proposés par Lauzon, par la rime et le rythme, apparaissant in fine fort proches de l’esprit des chansons et poèmes originaux, occasionnant un vrai plaisir de lecture (notamment à haute voix) de ces passages particuliers du texte.

Fendeval (© Ted Nasmith)

En ce qui concerne cette nouvelle traduction du roman dans ses aspects les plus généraux, qu’en penser ? Ledoux avait proposé une traduction écrite dans une langue classique assez soutenue — toujours plaisante à lire aujourd’hui, du reste —, quand Lauzon a, lui, davantage tenu compte, ainsi qu’il l’a lui-même expliqué du fait qu’en matière de langage, « Tolkien joue sur plusieurs registres, comme en témoignent la langue archaïsante de Thorin Lécudechesne, le cockney des trois trolls (qui devient en français un parler rustique), les conjugaisons fantaisistes et les pluriels redoublés de Gollum (plus difficiles à rendre), le style élevé des descendants du Val, et les divers modes d’expression de Bilbo au fil de l’œuvre, depuis ses balbutiants débuts jusqu’à son habile “conversation avec Smaug”13). » La transposition en langue française des différents registres de langage initialement choisis par Tolkien témoigne, là encore, d’un souci pertinent de la part de Lauzon d’être le plus proche possible du style du roman original, de cette nature semi-orale propre au conte et bien présente dans le récit, avec ce qu’il faut d’humour, de poésie, de variation d’écriture : le résultat, sur ce point, est plutôt réussi. À l’occasion d’une lecture particulièrement attentive des traductions en parallèle, on pourra noter, par ailleurs, aussi bien quelques améliorations sur certains détails, comme cette phrase du chapitre XIV « oubliée » dans la traduction du 1969 et qui a retrouvé sa place dans la nouvelle traduction de 2012… mais aussi, ici ou là, des choix de traduction de Lauzon parfois moins exacts que ceux de Ledoux vis-à-vis du texte de Tolkien. C’est là le lot de toutes les traductions de ne jamais être irréprochables… et sans doute la meilleure preuve qu’aucune traduction d'une œuvre, fut-elle plus récente ou jugée spontanément « meilleure », n’a vocation à remplacer — et encore moins « effacer » — une autre traduction l’ayant précédé : les deux traductions de Ledoux et Lauzon ont naturellement vocation à coexister, comme deux jalons importants de la diffusion d’un grand roman anglais en Francophonie.

Ainsi, l’auteur de ces lignes fait volontiers sienne cette belle image que propose David Bellos, traducteur américain de Georges Pérec et Romain Gary — entre autres —, dans son ouvrage le Poisson et le Bananier, paru récemment en français : « Une traduction ne peut pas être juste ou fausse à la manière d’un interrogatoire scolaire ou d’un extrait bancaire. Une traduction est plutôt comme un portrait à l’huile. L’artiste peut inventer un pendentif avec une perle, ajouter une touche de carnation à la joue, négliger quelques fils d’argent dans les tempes – et tout de même nous proposer un portrait ressemblant. Il est difficile de dire ce qui autorise les spectateurs à s’accorder sur la qualité d’un portrait restituant l’essentiel – est-ce la forme d’ensemble, cet éclat si particulier du regard ? Les mystérieuses capacités qui nous permettent de reconnaître de bonnes correspondances — un match, un harmonieux “mariage” — en matière visuelle semblent proches des talents requis pour juger de la valeur d’une traduction14). » Suivant donc l’analogie que fait D. Bellos entre l’art de la traduction littéraire et l’art du portrait peint, nous pouvons dire que la version du Hobbit par Daniel Lauzon nous parait être un portrait bien fait et fort ressemblant du Hobbit original, celui sorti de la tête de Tolkien tel la déesse Athéna sortant du crâne de Zeus… À chaque lecteur, bien entendu, de se faire sa propre opinion, les perpétuels insatisfaits en matière de traduction ayant toujours la possibilité de ne lire que l’œuvre originale en anglais s’ils préfèrent.

Que conclure en arrivant au terme de la présente critique ? Que le Hobbit annoté, enfin traduit en français, ne peut être qu’une bonne nouvelle pour tout amoureux de ce merveilleux roman de J. R. R. Tolkien, et que sa lecture offre un intérêt certain aussi bien aux curieux possiblement néophytes en littérature tolkienienne qu’aux fins connaisseurs de l’œuvre de l’auteur. Plusieurs lectures de l’ouvrage sont possibles, en se concentrant sur le seul texte du roman, bien traduit, au fil des pages fréquemment illustrées, ou bien en parcourant ledit texte du Hobbit en lisant au fur et à mesure les annotations forts instructives de Douglas Anderson. Voilà bien là un riche et grand livre, pour un roman tout aussi riche et grand…

Références de l'ouvrage

Tolkien (J.R.R.), Le Hobbit, édition annotée par Douglas A. Anderson, traduit de l'anglais par Daniel Lauzon, éd. Christian Bourgois, 2012, 464 p., ISBN : 9782267023893

1) Klein, Gérard, « Bilbo ou le prophète du Seigneur des Anneaux », in Fiction n°188, août 1969. Le texte intégral de la critique est consultable en ligne dans le fonds documentaire du site de l'association nooSFere, à l'adresse suivante : http://www.noosfere.org/icarus/articles/article.asp?numarticle=420
2) Lettre de J. R. R. Tolkien à C.A. Furth, Allen & Unwin, du 24 juillet 1938 (Lettre 31, p. 62). Version originale : « For one thing the original Hobbit was never intented to have a sequel […]. » (Letter 31, p. 38) Nos citations des lettres de Tolkien en langue originale sont toutes extraites de The Letters of J. R. R. Tolkien, sélection éditée par Humphrey Carpenter assisté de Christopher Tolkien, Boston - New-York, Houghton Mifflin Company, 2000, 502 p.
3) Extrait d’une lettre de J. R. R. Tolkien à Harvey Breit, avant le 5 juin 1955 (Lettres, p. 309). Version originale : « My work is not ‘evolve’ into a serious work. It started like that. The so-called ‘children’s story’ [The Hobbit] was a fragment, torn out of an already existing mythology. » (Letters, p. 218) On notera que vers la même époque, toujours en 1955, Tolkien a également écrit au poète et critique W. H. Auden en 1955 : « Bilbo le Hobbit était, à l’origine, absolument indépendant, mais a été inéluctablement attiré sur les bords de la grande construction [c.-à-d. le legendarium] ; et par là même, il l’a modifiée. » (Lettre 163, p. 305) Version originale : « The Hobbit was originally quite unconnected, though it inevitably got drawn in to the circumference of the greater construction; and in the event modified it. » (Letter 163, p. 215) Dans une étude récente, John D. Rateliff a souligné la nécessité de relativiser l’affirmation de Tolkien à Auden selon laquelle le Hobbit aurait été un récit totalement singulier, les propos de l’auteur adressés à Harvey Breit apparaissant, eux, bien plus exacts quant à la réalité de la place du Hobbit au sein du legendarium. Cf. Rateliff, John D., « Un Fragment, détaché : Bilbo le Hobbit et Le Silmarillion » (« A Fragment, Detached: The Hobbit and The Silmarillion »), traduction de Vivien Stocker, in L’Arc et le Heaume – Hors-série – Tolkien 1892-2012, juillet 2012, p. 45-57, en ligne en version originale : https://www.tolkiendil.com/essais/tolkien_1892-2012/john_d_rateliff
4) Sur ce point, comme sur celui évoqué plus haut du Seigneur des Anneaux devant son existence au Hobbit, le constat de l’auteur de ces lignes rejoint celui émis par Alain Tesnière dans son étude intitulée la Quête du sens dans Bilbo le Hobbit de J. R. R. Tolkien (autoédition Alain Tesnière, 2007, 380 p.).
5) On trouvera également, au fil des pages du roman annoté, quelques dessins d’Alan Lee pour son édition illustrée du Hobbit de 1997.
6) Il s’agit, d’une part, d’illustrations de Chica pour l’édition française de la Bibliothèque Verte d’Hachette Jeunesse de 1976, et d’autre part, d’illustrations d’Évelyne Drouhin pour l’édition française du Livre de Poche Jeunesse de 1983.
7) Il s’agit d’illustrations de Tove Jansson – célèbre créatrice des Moomins (ou Moumines) – pour l’édition finnoise de 1973, illustrations communes à une édition suédoise de 1962.
8) Pour l’édition en français du Hobbit annoté, Daniel Lauzon a repris la traduction française de Tina Jolas parue en 1982 dans les Contes et légendes inachevés publiés chez Christian Bourgois, en l’adaptant et la modifiant pour les besoins de la traduction de la version de « L’Expédition d’Erebor » proposée par Anderson.
9) Cette bibliographie a été légèrement mise à jour pour l’édition française du Hobbit annoté, notamment pour la partie consacrée aux éditions du roman traduites en français.
10) Pour en savoir plus, nous renvoyons ici le lecteur à l’entretien que Douglas Anderson a accordé à l’association Tolkiendil et qui figure dans le présent numéro de l’Arc et le Heaume.
11) Francis Ledoux a notamment traduit des œuvres de William Shakespeare, Daniel Defoe, Henry Fielding, Horace Walpole, Charles Dickens, Charlotte Brontë, Edgar Allan Poe et Herman Melville. On notera en sus qu’en ce qui concerne la littérature du XXe siècle, F. Ledoux a également traduit en 1951 le roman la Guerre du Graal (War in Heaven ; 1930) de l’écrivain Charles Williams, lequel fit partie, avec Tolkien, des membres réguliers du cercle littéraire des Inklings.
12) Dans l’appendice F du Seigneur des Anneaux, la forêt de Mirkwood est nommée en sindarin Taur e-Ndaedelos, qui signifie « Forêt de la Grande Peur ».
13) Lauzon, Daniel, « Interprète français-hobbit », in Le Magazine Littéraire N°527, janvier 2013, Dossier Tolkien, p. 71., republié in Tolkien. Du Hobbit au Seigneur des Anneaux, la fabrique d'un monde, volume dirigé par Alexis Brocas et Vincent Ferré, Paris, Le Magazine Littéraire, collection « Nouveau reagrds », 2013, 2. «L'œuvre », p.110
14) Bellos, David, Le Poisson et le Bananier. L'histoire fabuleuse de la traduction (titre original : Is That a Fish in Your Ear ? Translation and the Meaning of Everything), traduit par Daniel Loayza avec la collaboration de l'auteur, Paris, Flammarion, 2012, p. 340.
 
tolkien/sur-tolkien/critiques/le_hobbit_annote.txt · Dernière modification: 17/10/2020 10:03 par Leaf
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