Les Clés de l'œuvre de J.R.R. Tolkien — Critique

Présentation

Les Clés de l'œuvre de J.R.R. Tolkien est l’un des rares livres traitant de l’œuvre de Tolkien à avoir été publié de son vivant (1 an avant sa mort).

Au travers des sept chapitres qui composent son livre, Kocher analyse plusieurs des thématiques majeures du monde de la « Terre du Milieu » mais également de d’autres ouvrages moins connus de Tolkien : Feuille, de Niggle, Le Lai d’Aotrou et Itroun, Le Fermier Gilles de Ham, Le Retour de Beorhtnoth fils de Beorhthelm, Smith de Grand Wootton, Imram et Les Aventures de Tom Bombadil. Sans lui consacrer un chapitre, Kocher discute également de l’essai Du Conte de Fées tout au long du livre, car la pensée de Tolkien sur la nature de la Fantasy qu’il développe dans cet essai est précisément mise en application dans ses récits.

Dans le chapitre un, notamment, Kocher montre comment Tolkien, dans le Seigneur des Anneaux, met en pratique sa théorie de la « subcréation » associée au genre de la Fantasy. L’une des facettes de cette méthode est l’importance de rendre son univers crédible au lecteur lorsque celui-ci se trouve plongé dedans. L’auteur expose alors la façon dont Tolkien relie notre temps et nos origines avec l’histoire, la géographie, la faune, la flore, l’astronomie, les langues et les peuples de la Terre du Milieu. Sur ce dernier point, c’est particulièrement à travers les hobbits que Tolkien voulut que les lecteurs anglais puissent s’identifier, de par leur caractère et leurs us et coutumes.

Bien qu’il fut publié il y a plus de cinquante ans et que les études sur Tolkien se soient multipliées, Les Clés de l'œuvre de J.R.R. Tolkien reste un incontournable pour quiconque cherche une première entrée à l’approfondissement de l’œuvre du professeur. En effet, nombre des analyses de Kocher étaient si pertinentes qu’elles furent reprises par les spécialistes et elles restent aujourd’hui valables. Kocher est par exemple cité pas moins de vingt-deux fois dans diverses notices du The J.R.R. Tolkien Companion and Guide : Reader’s Guide (2017, 2nde. édition) de Christina Scull et Wayne G. Hammond, ouvrage de référence et unanimement reconnu comme essentiel à l’étude de Tolkien et de son œuvre.

Il est d’autant plus remarquable qu’à l’époque où Kocher écrivit son livre, le légendaire (l’ensemble des textes concernant l’univers mythologique de Tolkien) ne pouvait être entrevu qu’à la lecture du Seigneur des Anneaux, du Hobbit et de The Road Goes Ever On. Pas de Silmarillion ou d’Histoire de la Terre du Milieu, ni même de Biographie ou les Lettres pour explorer la vie de l’auteur ou ses propres mots sur le façonnement de son univers (à part quelques interviews). Il en est de même pour les autres titres abordés dans le livre.

Ainsi, le livre contient naturellement des erreurs d’interprétation sur certains points, dont la véracité se trouve explicitement dans les textes de Tolkien publiés de façon posthume. Les traducteurs des Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien ont d’ailleurs notés certaines de ces erreurs lorsque celles-ci sont clairement en contradiction avec les écrits de l’auteur. C’est par exemple le cas de la note 7 du chapitre cinq, reprenant les propos de Kocher qualifiant d’acte « criminel » la création des Silmarils par Fëanor.

Dans le deuxième chapitre, l’auteur s’intéresse au Hobbit en parlant des similarités et différences avec le Seigneur des Anneaux, mais surtout en montrant comment Tolkien l’a méticuleusement écrit pour un public d’enfants afin de leur faciliter la lecture et captiver leur attention. Néanmoins, dans ce conte pour enfants, on y retrouve tout de même des allusions à des thématiques complexes tels que la loi, l’équité, la morale ou « l’ordre cosmique divin ».

Kocher parle d’« ordre cosmique divin » pour ne pas faire un parallèle explicite avec une religion, tel que Tolkien y œuvra en écrivant ses récits afin ne pas briser l’atmosphère mythologique préchrétienne. Kocher évoque tout de même les rapprochements évidents avec la religion chrétienne : la question de la mort, l’espoir, le destin, le bien et le mal, etc.). Des rapprochements assumés par l’auteur, fervent catholique tout au long de sa vie.

Il est l’un des premiers à évoquer une influence de Thomas d’Aquin, théologien du xiiie siècle. Ce sujet fut étudié par d’autres personnes et de façon approfondie par Jonathan S. McIntosh dans son très bon livre The Flame Imperishable: Tolkien, St. Thomas, and the Metaphysics of Faerie (2017). Ce dernier s’appuie sur les intuitions de Kocher dans les Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien, mais également sur son article de 1985 Ilúvatar and the Secret Fire (Mythlore, Vol.12, 1) et A Reader's Guide to the “Silmarillion” (1980).

Dans le chapitre trois, Kocher s’intéresse particulièrement aux thèmes du destin et du libre arbitre ainsi que le rapport qu’il entretiennent. Son analyse est très pertinente et se révèle d’autant plus juste après lecture des ouvrages posthumes de Tolkien. On peut ainsi retenir que « Le libre arbitre des hommes ou des hobbits, des elfes, des nains et des ents coexiste avec un ordre providentiel et y participe sans s’y opposer. » (p. 51). Que cet « ordre doit être construit souplement autour de créatures possédant un libre arbitre, tout en gardant la possibilité d’interventions providentielles venues d’en haut. » (p. 55) et que les « événements prédestinés se réalisent seulement si une créature pourvue du libre arbitre accepte de les concrétiser. » (p. 59).

Un passage de Fate and Free Will (écrit en 1968 et publié pour la première fois en 2009 dans le journal Tolkien Studies n°6) illustre parfaitement l’analyse de Kocher. Ce passage approfondit les mots de Gandalf à Frodo dans le chapitre deux du Livre I, « L’Ombre du Passé » :

« La Chute de Númenor était « un miracle » pourrait-on dire ou, selon eux [les Elfes], une action diecte d’Eru dans le temps qui altéra la trame précédente pour tout le temps restant. Ils auraient probablement aussi dit que Bilbo était « destiné » à trouver l’Anneau, mais pas nécessairement à l’abandonner ; et ainsi, si Bilbo l’abandonnait, Frodo était destiné à mener sa mission, mais pas nécessairement à détruire l’Anneau — ce qu’il ne fit finalement pas. Ils auraient ajouté que si la chute de Sauron et la destruction de l’Anneau était une part du Destin (ou Intention d’Eru) alors si Bilbo avait gardé l’Anneau et refusé de l’abandonner, plusieurs autres moyens auraient émergés par lesquels Sauron aurait été déjoué. Tout comme quand la volonté de Frodo s’est montrée insuffisante à la fin, un moyen pour détruire l’Anneau est immédiatement apparu — gardé en réserve par Eru, pour ainsi dire. »1). Kocher continue en posant alors la question des conséquences du refus de suivre ce que l’ordre a choisi pour les personnages.

En parlant de liberté, Kocher expose les caractéristiques propres des « peuples libres » de la Terre du Milieu, leurs singularités, ainsi que leur rapport au monde et aux autres : Elfes, Nains, Ents, Hobbits et Hommes (chapitre 5).

Une autre thématique majeure chez Tolkien, traitée par Kocher, est celle du bien et du mal. Dans le Seigneur des Anneaux, la tentation de se tourner vers le mal pour parvenir à ses fins est présentée à de multiples reprises. C’est à cette tentation que nombreux des personnages sont soumis et à laquelle ils doivent résister pour accomplir leurs missions. Ils tentent de résister au mal qui gît avant tout en chacun d’eux, mais l’Anneau, l’objet central du récit, se dresse alors en tant que tentateur. Nombreux sont ceux qui y sont confrontés et certains y succombent. Kocher cite bien sûr Gollum, Boromir, Saruman et Denethor qui se laissent envahir par la convoitise de l’Anneau et le potentiel qu’il leur apporterait. Il s’intéresse aussi aux conséquences engendrées lorsqu’il est mis entre les mains de personnes avec de bonnes ou mauvaises intentions.

En plus de la question morale, c’est la nature même du mal à travers le personnage de Sauron qui est analysée et la signification, propre comme figurée, de son surnom de « Seigneur Ténébreux ». Kocher revient sur le manichéisme vu par certains commentateurs pour montrer en quoi ça n’en est pas un. Car, une fois de plus, Tolkien aborde cette question du bien et du mal à la lumière de sa foi catholique. « Rien n’est mauvais à l’origine, même Sauron ne l’était pas »2) et le bien fini par triompher, en partie de par l’imperfection du mal qui se retourne contre lui-même : « L’ironie du mal qui produit le bien » (p. 63). C’est effectivement ce que dit Tolkien dans une lettre à son fils Christopher : « le Mal travaille avec un pouvoir étendu et avec un succès perpétuel – en vain : car ne faisant toujours que préparer le sol pour qu’un Bien inattendu y pousse. »3)

« La Providence permet donc non seulement au mal d’exister, mais elle le mêle de façon inextricable à ses desseins pour la Terre du Milieu. » (p. 66), ce qu’Ilúvatar expose aux Ainur et en particulier à Melkor lorsqu’il introduit le mal dans la Grande Musique, précurseur du monde physique : « Et toi, Melkor, tu y découvriras toutes les pensées secrètes de ton esprit, et tu percevras qu’elles ne sont que partie du tout, et tributaires de sa gloire. »4)

Kocher accorde le sixième chapitre au personnage d’Aragorn, qu’il considère comme ayant « le premier rôle dans ce conte de fées qu'est le Seigneur des anneaux » (p. 161). Il y retrace son parcours et son développement en tant qu’héritier du trône jusqu’à devenir le roi des royaumes réunis.

Dans le dernier chapitre, « Sept Feuilles », Kocher s’intéresse à d’autres œuvres de Tolkien, hors du légendaire. Chaque « Feuille » étant une histoire ou un conte parmi ce que Tolkien nomme l’« Arbre des Contes » dans son essai Du Conte de Fées. Kocher revient sur ces notions lorsqu’il explore Feuille, de Niggle, un conte illustrant à travers son histoire la « subcréation » et ses effets, théorie développée par Tolkien dans l’essai. Le conte et l’essai étaient tout particulièrement liés pour ce dernier et ils furent publiés conjointement dans Tree and Leaf en 1964.

Dans le Lai d’Aotrou et Itroun, Tolkien s’inspire des lais bretons dont il donna une forte connotation religieuse, inhabituelle pour ce genre de récits. Il traite des thèmes de l’espérance, du désespoir, de la tentation et de la chute.

Tolkien utilise ses compétences professionnelles dans le Fermier Gilles de Ham, « une satire de la chevalerie » (p. 264), emplie d’humour philologique.

Dans Le Retour de Beorhtnoth, Tolkien critique l’orgueil excessif du chef Beorhtnoth, en quête de gloire individuelle dans une bataille face aux Danois, qui conduit son armée à la défaite et la mort inutile de ses hommes. Qu'en est-il alors de la responsabilité du seigneur, censé protéger et guider son peuple ? De même, Kocher développe la critique que Tolkien fait de la guerre et de la mauvaise interprétation de la « grandeur héroïque » rapportée dans les sagas, dont le champ de bataille se trouve en réalité dépourvue, plongé qu'il est dans l’horreur des affrontements sans merci. Cependant, cela ne remet pas en question l’admiration qu’éprouvait Tolkien pour ce courage des légendes et mythes païens, d’autant plus lorsqu’il est associé à l’espoir de la chrétienté.

Dans Smith de Grand Wootton, Tolkien expose à nouveau sa vision de la Fantasy dans cette nouvelle. Il développe plus en profondeur ce que peut être un des royaumes de Faërie et ses frontières avec le monde primaire. Point important, Kocher voit dans l’écriture de ce conte la possibilité d’une interprétation autobiographique, à savoir « un adieu personnel de Tolkien à son art » (p. 247). Car Smith, le personnage principal, arrivé à un certain âge, se doit de quitter le royaume de Faërie pour ne plus jamais y retourner. L’histoire fut écrite en 1964, Tolkien étant âgé de 73 ans. Cette supposition, également écrite par le biographe de Tolkien, semble correcte au vu de certaines remarques, notamment dans une lettre : « C'est le livre d'un vieillard, déjà lourd du présage de la “perte” »5).

Imram (« voyage » en gaélique) est un poème inspiré par la littérature irlandaise traitant des voyages sur l’océan Atlantique, notamment La Navigatio Sancti Brendani Abbatis (en latin). Tolkien réécrit cette histoire en y insérant des éléments principaux de légendes qu’il a écrites pour son Silmarillion. Bien qu’à l’époque où Kocher écrivit son livre, le Silmarillion ne pouvait être entrevu qu’à travers les appendices du Seigneur des Anneaux, il identifie avec justesse les associations. Kocher montre en quoi Imram et le texte qui l’inspira se ressemblent, mais également leurs divergences. Les deux traitent d’un pèlerinage vers un lieu saint ; la Navigatio étant explicitement chrétienne, là où Tolkien ne l’est pas. Ici, le voyage conduit à l’île de Tol Eressea (le monde de Faërie de cette histoire et, qui plus est, un lieu important des légendes du Silmarillion) où les voyageurs découvrent un merveilleux Arbre Blanc.

Le livre se termine avec les Aventures de Tom Bombadil. Chacun des poèmes du recueil et les thématiques abordées y sont présentés, ainsi que leur lien avec le Seigneur des Anneaux. Certains poèmes étant plus légers sur le fond que d’autres.

La traduction française

Avec un contenu aussi éclairant sur les œuvres de Tolkien, la traduction complète6) du livre de Kocher est la bienvenue. La traduction en elle-même est de qualité et agréable à lire.

Le titre en français Les Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien n’est pas une traduction littérale de l’originale : Master of Middle-earth: The Fiction of J.R.R. Tolkien. Ce choix reste tout à fait pertinent vu les thèmes abordés dans le livre et la justesse avec laquelle ils sont analysés. Le mot « clés » n’est pas exagéré.

Un choix éditorial a été de conserver la première traduction de la nomenclature et des citations du Hobbit et du Seigneur des Anneaux par Francis Ledoux. Cela peut paraître surprenant alors que les traductions des ouvrages ont été révisées de 2012 à 2016 par Daniel Lauzon. Cette « seconde traduction » se veut plus fidèle au texte de Tolkien et est désormais la référence. Il est dommage que les nouvelles ressources francophones traitant de Tolkien ne s’orientent pas systématiquement vers les secondes traductions depuis la parution de ces dernières.

Cependant, on trouve tout de même en appendice une version simplifiée du tableau « Correspondances des traductions françaises » réalisé par l’association Tolkiendil.

Conclusion

Aujourd’hui, lorsque l’on pense à l’univers fictionnel de Tolkien, on ne pense plus seulement au Seigneur des Anneaux, mais plutôt à cet immense univers qu’est le « Silmarillon ».

Eh bien, avec les Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien, on se rend d’autant plus compte de l’importance et de la force du Seigneur des Anneaux pour lui-même. S’intégrant finalement au légendaire de Tolkien, il contient tous les thèmes chers à l’auteur, qui expliqua exprimer ses sentiments les plus profonds par « des récits et des mythes »7).

Lire Kocher est également l’occasion de découvrir la singularité d’autres œuvres moins connues de Tolkien (publiées de son vivant), permettant au passage d’explorer et de comprendre d’autant plus sa pensée dans l’élaboration de ses œuvres de fiction.

Cet excellent livre est idéal pour tous lecteurs du Seigneur des Anneaux souhaitant en savoir plus sur la profondeur de cet univers, sans pour autant avoir besoin de lire d’autres textes de Tolkien, réputés d’ailleurs pour certains comme étant moins faciles à aborder.

Pour ceux qui sont déjà familier avec les textes présentés dans l’ouvrage ou encore avec le Silmarillion, Contes et légendes inachevés, voir l’Histoire de la Terre du Millieu, etc., les Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien reste un livre référence, à lire au moins une fois.

Pour ma part, la lecture de Kocher m’a immédiatement donnée envie de relire le Seigneur des Anneaux.

1) Tolkien Studies, n°6, p. 185 ; traduction de Vivien Stocker.
2) SdA, livre 2, chap. 2.
3) Lettres, n° 64 ; à Christopher Tolkien (30 avril 1944).
4) Le Silmarillion, p. 5.
5) Lettres, n° 299 ; à Roger Lancelyn Green (12 décembre 1967).
6) « Cet ouvrage ayant initialement été publié en 1981 dans une traduction française partielle » (p. 273).
7) Lettres, n° 340 ; à Christopher Tolkien (11 juillet 1972).
 
tolkien/sur-tolkien/critiques/paul_kocher_les_cles_de_l_oeuvre_de_j.r.r._tolkien.txt · Dernière modification: 29/10/2022 21:42 par Leaf
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