Article pour Hiswelókë et JRRVF.
© 2007 Didier Willis pour le texte
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16/12/2007
Avertissement : L'abus de fromage n'est pas dangereux, mais consommez-les quand même avec modération. Hiswelókë ne s'engage ni sur le sérieux de cet article, ni sur la prise de poids qui pourrait résulter de votre consommation de fromage après cette lecture. |
(…) the evening meal seemed a feast to the hobbits: to drink pale yellow wine, cool and fragrant, and eat bread and butter, and salted meats, and dried fruits, and good red cheese, with clean hands and clean knives and plates.
(…) le repas du soir sembla un festin aux Hobbits : boire du vin doré pâle, frais et bouqueté, manger du pain beurré, des viandes salées, des fruits secs et du bon fromage rouge, les mains propres, et avec des couteaux et des assiettes propres !
Or doncques, lorsque nos valeureux Hobbits Sam et Frodon purent prendre un bon repas en Ithilien, dans la cache secrète du seigneur Faramir en Henneth Annûn, ils mangèrent notamment un « bon fromage rouge ».
À n'en point douter, en esprits curieux1), vous vous êtes tous posés, comme moi-même, cette question cruciale : mais qu'est-ce donc qu'un fromage rouge ? La question n'est pas si anodine qu'il y paraît, car c'est là l'une des rares occasions où Tolkien nous décrit un repas par le menu. Le reste du temps, à quelques exceptions près dont celle-ci fait bien sûr partie, il se contente souvent de nous indiquer simplement que les protagonistes mangent… mais sans préciser vraiment ce qu'ils mangent.
N'étant point, naturellement, versé dans l'art de la fromagerie, je me suis permis quelques recherches. C'est que j'ai, voyez-vous, le souci du détail.
Pour nous autres, habitants d'un pays de haute culture culinaire, l'expression « fromage rouge », à ce qu'il me semble du moins, ne saurait renvoyer, de prime abord, qu'à ces fromages dans une coque de cire rouge, tels le gouda2), l'edam… ou même le babybel. Je doute pourtant qu'il s'agisse de cela ici. En effet, le fromage d'Ithilien est non seulement « rouge », mais aussi — fait particulièrement notable — « bon ». D'abord, pourra-t-on arguer, quand bien même nos Hobbits seraient particulièrement affamés, une coque en cire rouge ne garantit évidemment pas la qualité d'un fromage. Enfin, à l'exception peut-être de certaines variétés d'edam, les fromages en question ont généralement une pâte blanche.
Il devrait donc s'agir, en toute bonne mesure, d'une autre sorte de rouge. Faisons fi, déjà, des colorants de synthèse, supposant tout un arsenal de chimie probablement trop moderne pour les peuples libres de la Terre du Milieu. (Quant à savoir de quelle couleur sont les fromages des orques, et par quels procédés ces délicates couleurs seraient obtenues, je préfère vous en faire grâce.)
La couleur orangée de la croûte du livarot provient soit du brevibacterium linens, une bactérie au nom commun de « ferment du rouge », soit du rocou (ou annatto, ou encore achiote), un colorant naturel, fruit du rocouyer, lui-même arbuste d'Amérique tropicale.
La pâte de la mimolette, de l'edam, du cheddar ou du leicester rouge tiennent aussi leur couleur orangée du brevibacterium linens, de même que le munster géromé. A noter à cette occasion, pour la petite histoire, que les bactéries du genre brevibacterium comprend notamment le brevibacterium epidermidis, responsable de l'odeur des pieds mal lavés.
L'époisses, bien qu'affiné au marc de bourgogne, doit aussi sa coloration orangée aux bactéries qui se développent à sa surface.
Dans les fromages anglais, outre le cheddar et le leicester rouge (Red Leicester cheese) déjà cités, le cheshire rouge (Red Cheshire cheese) tient sa teinte du rocou. Le gloucester (Gloucester cheese) est coloré avec de la carotte, du safran ou encore, de nos jours surtout, avec du rocou.
Le windsor rouge (Red Windsor cheese) est teinté avec du vin — soit du Bordeaux, soit un mélange de Porto et d'un « Brandy » quelconque, mais peu nous importe, car la réponse n'est probablement pas là : le résultat donne un fromage à l'allure marbrée, ce dont nos hobbits ne se font pas l'écho.
Bref… Au final, à en croire les fromagers qui ont bien voulu me livrer quelques-uns de leurs secrets, la teinte du fromage d'Ithilien tiendrait soit du rocou, soit de la carotte, soit du safran, soit enfin d'un brevibacterium.
Et c'est là, camarades, que les choses deviennent ardues…
Le rocou, avons-nous établi plus haut, est originaire d'Amérique du Sud. Même en supposant que les Númenoréens aient jamais pu atteindre ces terres lointaines, imaginer un tel commerce d'épice semble pour le moins hasardeux3).
Le safran est tiré d'une espèce de crocus (Crocus sativus) qui serait originaire du Népal. On le trouve aujourd'hui dans tout le bassin méditerranéen grâce, selon la légende, aux botanistes qui accompagnaient Alexandre le Grand dans ses voyages. Seulement voilà, des échanges avec les peuples de Rhûn, nous ne connaissons que le vin de Dorwinion dont les Nains faisaient commerce.
Nos Hobbits ne sauraient, quoiqu'on en dise par ailleurs dans certains vilaines traductions, être des lapins. La carotte, certes, peut colorer un fromage, mais elle n'en altère pas vraiment le goût. Or ce fromage est « bon », insisterons-nous.
Ma foi, réflexion faite, je ne vois plus qu'une seule alternative. La couleur de ce fromage proviendrait bien d'une bactérie cousine de celle qui s'installe entre nos orteils. S'il fallait encore en douter : nous avons plus d'une preuve que certains Hobbits sont particulièrement fiers de leurs pieds.
Bien sûr, J. R. R. Tolkien, en bon anglais — à savoir un brin francophobe aux dires de certains — ne se sera pas étendu davantage sur la question… Mais nos Hobbits, j'ose maintenant l'affirmer, aiment les fromages forts en caractère. Un bon fromage, disons-le sans ambages, est un fromage qui pue. En l'occurrence, il n'est point nécessaire qu'il s'agisse d'un fromage semblable à ceux de nos contrées. Nos voisins italiens, eux aussi experts dans l'art de la table, ne sont pas en reste à cet égard. Or Minas Tirith, nous indique Tolkien, se situait aux environs de l'actuelle Florence. On comprend mieux ainsi comment le repas frugal offert par Faramir, que nous découvrons fin gourmet, aura pu satisfaire les papilles de Sam et Frodon. Les Gondoriens, j'ose aussi le prétendre, aiment tout autant les fromages forts en caractère.
« Tout est affaire de bon goût », me direz-vous. Soit… Peut-être aurez-vous une autre idée4), finalement, de ce que devrait être un bon fromage rouge ?