Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
e dossier fait suite à notre article Entre Hostie et Manne : Lembas ar Coimas, dont il est en quelque sorte un prolongement, sur un point particulier. Nous vous renvoyons donc déjà à cette première lecture avant de poursuivre par celle-ci.
La problématique que nous abordons sous un nouvel angle est celle du miruvor, cordial d’Imladris donné par Elrond à Gandalf. Comme pour le lembas, d’aucuns y ont parfois vu une allusion sacramentelle : partagé à trois reprises avec les membres de la Compagnie de l’Anneau, ce miruvor pouvait faire penser à une certaine forme d’eucharistie. Il nous est apparu, cependant, que ce dossier n’avait jamais été traité sérieusement - c’est-à-dire en revenant strictement au texte et en étudiant comment il était organisé. Nous en donnons ici une piste symbolique, mais certainement pas la seule possible…
es anciennes lois orales rabbiniques (Michnah Pesahim1)) ordonnent aux célébrants de la Pâque juive, ou pessa’h, de boire, durant le temps du seder, au moins quatre coupes de vin (Pesahim X, 1). Chacun des temps forts marquant le repas de Pâque qu’est le seder s’accompagne d’un rituel et de récitations. Le repas commence après la première coupe, puis, une fois le pain partagé, la seconde coupe est servie (Pesahim X, 2–4). La troisième coupe conclut le repas (Pesahim X, 7). Enfin, après la bénédiction et les louanges (hallel), les célébrants boivent une quatrième et dernière coupe (Pesahim X, 7).
Lors de la Cène, Jésus et ses apôtres observent la Pâque (Luc XXII, 13 ; Mathieu XXVI, 17). Ses étapes ne sont pas détaillés avec précision dans les Évangiles mais peuvent être, dans une certaine mesure, retracées en confrontant, à la lumière de la Michnah2), les relations de Luc et de Mathieu : une coupe est bue (Luc XXII, 17) avant le partage du pain par Jésus (Luc XXII, 19 ; Mathieu XXVI, 26), il s’agirait donc a priori de la première3). De la seconde coupe, il n’est apparemment pas fait mention4). Une autre coupe est servie aux apôtres ensuite, cette fois-ci après le partage du pain (Mathieu XXVI, 27) : c’est explicitement celle qui vient en fait après le repas (Luc XXII, 20) - donc la troisième. Après cela, Jésus annonce qu’il ne boira plus de vin avant l’avènement du Royaume (Luc XXII, 18 ; Mathieu XXVI, 29). Les cantiques du hallel sont ensuite achevés (Mathieu XXVI, 30), sans que la quatrième coupe soit consommée. Par la suite, au jardin des oliviers, alors que tous vont se coucher, Jésus demande à Dieu d’éloigner de lui, si possible, une coupe (Luc XXII, 42 ; trois reprises, Mathieu XXVI, 39, 42, 44). On peut considérer que cette prière préfigure sa crainte de sa souffrance prochaine sur la croix5), passage obligé pour la réalisation du Royaume. Mais Jésus devra néanmoins boire une dernière fois du vin avant sa mort : refusant le vin mêlé de fiel qu’on lui offre (Mathieu XXVII, 34), il accepte le vinaigre (Mathieu XXVII, 48) en ce qu’il a lui-même demandé à boire (Jean XIX, 28). Il s’éteint alors en annonçant avoir accompli tout ce qui devait l’être (Jean XIX, 30) - Épisode qu’il convient nécessairement d’interpréter comme l’achèvement dans sa continuité de la troisième coupe6), plutôt que comme l’accomplissement de la quatrième7).
Pour résumer très brièvement les points développés dans cette lecture transversale : la tradition juive impose que quatre coupes soient bues lors de la Pâque. La relation de la Cène, dans le Nouveau Testament, reprend cette partition et lui attribue un sens renouvelé en ce qu’elle se limite ainsi à trois coupes et que la quatrième est repoussée (au Second Avènement). Le sens symbolique de ces coupes n’est pas clairement établi, aussi leur trouvera-t-on divers noms dans la tradition juive, généralement basés sur l’interprétation de Pesahim X. Par ailleurs la Pâque célébrant la sortie d’Égypte, les quatre temps marqués par les coupes peuvent aussi être mis en parallèle8) avec les quatre verbes prononcés en Exode VI, 6-7. Regroupons ces données dans un tableau synthétique où nous portons aussi les noms figurant dans le Nouveau Testament :
Tradition juive | Exode | Nouveau testament |
---|---|---|
1. Coupe de la Sanctification9) | « je vous affranchirai des travaux dont vous chargent les Égyptiens » (Exode VI, 6a) | Coupe en Luc XXII, 17 (Lacune en Mathieu XXVI) |
2. Coupe de l’Instruction10) ou Coupe des Plaies11) | « je vous délivrerai de leur servitude » (Exode VI, 6b) | |
3. Coupe de la Bénédiction12) ou Coupe du Salut ou de la Rédemption13) | « je vous sauverai à bras étendu et par de grands jugements. » (Exode VI, 6c) | Coupe de bénédiction (I Corinthiens X, 16–21) Coupe de la nouvelle alliance14) (Luc XXII, 20) Sang de l’alliance pour la rémission des péchés (Mathieu XXVI, 28) |
4. Coupe des Louanges15) | « Je vous prendrai pour mon peuple » (Exode VI, 7)16) | Avènement du Royaume (→ Luc XXII, 18 ; Mathieu XXVI, 29) |
Nous voyons immédiatement dans ce tableau, sans qu’il soit utile d’y superposer notre propre commentaire, de quelle manière le Nouveau Testament reprend les symboles de l’Ancien et en renouvèle les sens.
ans le Seigneur des Anneaux, Gandalf dispose d’une fiole de miruvor, dont il distribue parcimonieusement quelques lampées ou gorgées à ces compagnons, dans les moments difficiles après leur départ de Fondcombe. La première de ces libations survient sur les flancs du Caradhras, montagne capricieuse où la Communauté se retrouve prisonnière d’une tempête de neige17) :
- Ceci sera la mort des Semi-Hommes, Gandalf, dit Boromir. Il est vain de rester ici jusqu’à ce que la neige monte plus haut sur nos têtes. Il faut faire quelque chose pour nous sauver.
— Donnez leur ceci, dit Gandalf, fouillant dans son ballot et en tirant une gourde de cuir. Juste une gorgée chacun pour nous tous. C’est très précieux. C’est du miruvor, le cordial d’Imladris. Elrond me l’a donné à notre départ. Faites-le passer !
Dès que Frodon eut avalé un peu de la chaude et odorante liqueur, il se sentit une nouvelle force au cœur, et la lourde somnolence quitta ses membres. Les autres aussi se ranimèrent et trouvèrent un nouvel espoir et une nouvelle vigueur.
Gandalf devra, peu de temps après cet épisode, prendre le risque de signaler sa présence en allumant un feu. Les neufs marcheurs parviennent à retourner sur leurs pas et à redescendre de la montagne, au prix d’une marche difficile et d’un grand épuisement. Gandalf distribue alors une nouvelle rasade de miruvor à ses compagnons pour les revigorer, puis ils prennent un repas sommaire et tiennent conseil sur la route à suivre, le passage du col montagneux leur étant fermé18) :
C’était le soir, et la lumière grise diminuait de nouveau rapidement quand ils s’arrêtèrent pour la nuit. Ils étaient très las. […] Gandalf leur donna encore à chacun une gorgée du miruvor de Fondcombe. Quand ils eurent pris quelque nourriture, il réunit un conseil.
À l’issue de cette conciliation controversée, il sera décidé d’emprunter la route de la Moria et de traverser les mines des Nains. Aux portes de Durin, la Communauté devra affronter le monstre tentaculaire dormant dans le lac voisin, qui s’en prend d’abord au porteur de l’Anneau. Gandalf, voulant refermer les portes derrière eux, provoque un éboulement. Une fois dans les mines, après quelques errances, la compagnie décide de faire une nouvelle pause pour se restaurer. Le repas achevé, Gandalf leur administre une troisième et dernière dose de miruvor19) :
- Si nous nous asseyions pour nous reposer un peu et casser la croûte ici sur le palier, puisque nous ne pouvons trouver de salle à manger ? proposa Frodon.
Il avait commencé à secouer la terreur causée par l’étreinte de ce bras, et il ressentait soudain un faim extrême. […] Quand ils eurent mangé, Gandalf leur donna à chacun une troisième gorgée du miruvor de Fondcombe.
Sa fiole est alors presque vide, aussi décide-t-il, avec la certitude que cela leur sera bientôt utile, d’épargner ce qui en reste20) :
- Cela ne durera plus longtemps, je crains, dit-il ; […] Et à moins d’une très grande chance, nous aurons besoin de tout ce qui reste avant de voir l’autre côté !
Cependant, Gandalf chutera dans son combat contre le Balrog de Morgoth sur le pont de Khazad-dûm - et la dernière quantité de miruvor sera donc définitivement perdue sans avoir été consommée…
Nous distinguons dans ce récit un schéma directeur où (a) la fiole de cordial ne contient au plus que quatre « tournées » pour la compagnie, de même que la Pâque juive imposait quatre coupes aux célébrants ; (b) la tenue d’un conseil après la seconde lampée de cordial n’est pas sans évoquer l’instruction suivant la seconde coupe de la Pâque ; (c) les épisodes sont ponctués d’instants où la compagnie se restaure21), comme en écho du repas se déroulant pendant la Pâque ; (d) ainsi que la troisième coupe, la troisième lampée de cordial est bue après la fin du repas ; (e) la quatrième et dernière dose ne sera pas distribuée, comme pendant la Cène ; et enfin (f) c’est toujours Gandalf, à la manière de Jésus officiant la Cène, qui distribue le cordial, et c’est Gandalf encore qui use de magie à chaque étape pour sauver ses compagnons des dangers mortels qui les pèsent sur eux.
Il convient évidemment d’user de précaution dans les rapprochements effectués ici. Dressons-en d’emblée un bilan récapitulatif, afin d’avoir ces éléments à l’esprit dans les discussions qui vont suivre :
remièrement, avant d’aller plus loin, il nous faut appliquer le filtre des premières versions du texte à ces passages mentionnant le miruvor.
Du travail rédactionnel de Tolkien tel qu’il est aujourd’hui publié22), il apparaît que la liqueur offerte par Gandalf n’était initialement qu’« un des cordiaux d’Elrond », sans que le terme « miruvor » soit aucunement mentionné23). La seconde occurrence ne mentionne aussi que ce cordial, remplacé dans le texte final par le « miruvor de Fondcombe »24). Il en va de même pour la mention suivante, à propos de laquelle il n’est pas rappelé, contrairement au texte publié, qu’elle constitue effectivement une « troisième gorgée »25). Le reste, autant les brefs repas intercalaires que l’indication selon laquelle la flasque est pratiquement vide après la troisième lampée26), suit la même trame narrative, dans une formulation très proche de la forme finale du texte.
Nous pensons que si les mentions que nous avons relevées avaient été originelles, c’est-à-dire qu’elles auraient figuré à l’identique dès la première rédaction du roman, il nous aurait été difficilement tenable d’arguer sérieusement dans le sens des rapprochements que nous avons proposés : la « gestation » des premiers chapitres du Seigneur des Anneaux était encore marquée par les doutes de l’auteur quant à la direction du récit et à son sens général. A contrario, plus les éléments du dossier sont tardifs, plus ils pourraient relever, dirions-nous, de révisions qui, selon l’auteur, purent parfois être consciemment teintée de catholicisme… Or les seules retouches fondamentales, quant aux points qui nous intéressent dans ce passage, sont précisément l’ajout du « miruvor » et le décompte des gorgées de cordial. Bien que mince et non suffisant à lui seul, l’argument est présent pour retenir ces éléments comme de telles révisions « inspirées », lors de l’établissement du texte final.
euxièmement, nous ne pouvons oser, même à nouveau compte, un rapprochement entre Gandalf et la figure du Christ ou de Moïse sans rappeler que la question a déjà été étudiée.
Les commentateurs de Tolkien abondent dans le sens des interprétations chrétiennes et nous n’avons pas l’objectif, dans ce bref article, d’en faire une recension exhaustive. Nous n’évoquerons que quelques-uns de ces travaux, accessibles, dans la mesure du possible, au lectorat francophone, afin de présenter succintement les raprochements christiques dans le cas de Gandalf, puis pour éclairer plus précisément le rôle du miruvor dans cette relation.
(a) Dans son article « La chute de Gandalf dans la Moria »27), Paul Airiau propose une interprétation catholique de la lutte entre Gandalf et le Balrog, et relève les nombreuses références qui seraient, pour lui, sous-jacentes à ce récit. Il étudie, à travers la description du Balrog et le déroulement du combat, les rapprochements possibles tant avec la Genèse, l’Apocalypse, l’Exode qu’avec d’autres sources d’influence chrétienne. Abordant la question de la mort de Gandalf le Gris et de sa « résurrection » ou transmutation spirituelle en Gandalf le Blanc28), il rapproche alors Gandalf de la figure du Christ et tisse alors un réseau de convergences textuelles s’appuyant sur Luc, Jean, l’Apocalypse et les préfigurations annonciatrices du Messie dans Esaïe29). Nous renvoyons le lecteur à son argumentaire que nous ne détaillerons pas ici. Reconnaissant, d’une part, que toutes les images ne se correspondent pas identiquement (mais qu’il y aurait plutôt superposition et prolongement de plusieurs thèmes bibliques) et que, d’autre part, d’autres personnages du roman, tels Frodo et Aragorn, endossent aussi à l’occasion des caractéristiques christiques, Paul Airiau précise que l’on ne saurait évidemment voir dans le personnage de Gandalf une véritable représentation du Christ : « La Bible sert de source d’inspiration pour des images, pour des descriptions, mais toujours sous la forme d’un réservoir dans lequel Tolkien puise pour le réaménager sans jamais le décalquer. »30) - Paul Airiau relève qu’il est d’ailleurs tout aussi possible de rapprocher, selon le même procédé mais sur une autre grille de comparaisons intertextuelles, la renaissance de Gandalf à certaines lectures spirituelles de l’Exode et de la vie de Moïse31). Nous reviendrons sur ces éléments plus bas, en point (c).
(b) Laurent Alibert, dans son mémoire de maîtrise32), notait aussi que « La première apparition de Gandalf le Blanc face à Gimli, Legolas et Aragorn est clairement inspirée de la Transfiguration ». Outre la Bible, la dimension christique peut aussi être mise en évidence à travers les textes médiévaux anglo-saxons sur lesquels a travaillé Tolkien, du Crist de Cynewulf à Ancrene Wisse33). Insistons-y bien, à l’instar de ces commentaires, il ne s’agit pas de dire que Gandalf dans le texte de Tolkien incarne exactement le Christ, mais seulement qu’il en emprunte, par le biais d’expressions fortement connotées, nombre de traits remarquables (mais, encore une fois, qu’il partage aussi avec d’autres personnages du roman, principalement Frodo et Aragorn), sans que la dimension religieuse et chrétienne soit pour autant la seule et unique grille de lecture possible34).
(c) Au-delà de ces considérations générales et des éléments comparatifs, parfois d’une grande finesse, déjà relevés par la critique, nous souhaitons reprendre, par le détail, les propos de Gandalf sur le pont de Khazad-dûm pour en proposer, à nouveau compte, une double lecture35). Au devant du Balrog, le mage s’exclame : « Fuyez ! C’est là un ennemi qui dépasse vos pouvoirs à tous. Il me faut tenir la voie étroite. Fuyez. »36) - dans le texte en anglais « I must hold the narrow way » : cette expression très particulière, la voie étroite, nous paraît pouvoir dépasser le simple vocable descriptif37) pour recouvrir une dimension plus vaste, évocatrice de Mathieu VII, 13-14 (« Entrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui s’y engagent; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent. »), ainsi que de Luc XIII, 23 (« Quelqu’un lui dit : “Seigneur, est-ce le petit nombre qui sera sauvé ?” Il leur dit: “Luttez pour entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas” »38). Gandalf énonce cette formule39) avant de se révéler « serviteur du feu secret, qui détient la flamme d’Anor », ce que nous savons représenter, pour Tolkien, le Saint Esprit40). Ainsi Gandalf ne fait pas encore figure de Christ triomphant, tel qu’il le deviendra sous la forme du Cavalier Blanc, mais déjà, dans ce passage, il fait figure du Christ combattant pour le salut de ceux qui le suivent41). Mais nous pouvons aussi superposer une seconde lecture à cette première approche, en reconsidérant le passage où le mage frappe le pont de son bâton : « À ce moment, Gandalf leva son bâton et, criant d’une voix forte, il frappa le pont devant lui. » - en anglais, « At that moment Gandalf lifted his staff, and crying aloud he smote the bridge before him » : le vocabulaire employé ici (« lifted / staff / smote ») se retrouve pratiquement identique dans Esaïe X, 24–26, lors de l’évocation de la sortie d’Égypte et de la traversée de la Mer Rouge42). Ce vocabulaire se trouve aussi répété dans l’Exode, à plusieurs reprises, lorsque Moïse frappe, en levant son bâton, l’Égypte de multiples plaies43) comme lorsqu’il frappe la Mer Rouge pour la séparer44).
Nous avons précédemment rappelé que les cérémonies de la Pâque juive célèbrent justement la sortie d’Égypte et que les quatre coupes de vins qui y sont servie s’accompagnent d’une mise en parallèle avec l’Exode. Du personnage de Gandalf pouvant éventuellement se lire comme double figure du Christ et de Moïse : Nous pouvons dès lors rendre raison, par le biais de toute la trame référentielle déployée derrière nous, d’un possible rapprochement entre les quatre coupes de la Pâque, les coupes de la Cène et les quatre lampées de miruvor.
insi Gandalf disparaît sans qu’ait été consommé ce qui reste de miruvor, pourtant conservé avec le dessein de devoir encore servir avant de quitter la Moria45) :
[…] Et à moins d’une très grande chance, nous aurons besoin de tout ce qui reste avant de voir l’autre côté !
Cependant, ce n’est pas par « grande chance » que ce miruvor ne pourra pas être partagé, mais bien par la plus terrible des infortunes46) :
- Un Balrog, mumura Gandalf. Je comprends, maintenant.
Chancelant, il s’appuya sur lourdement sur son bâton :
- Quelle mauvaise fortune ! Et je suis déjà fatigué.
Comment rendre raison de cette apparente contradiction du récit ? On pourrait ne pas être loin de penser, comme le fera ensuite Celeborn, que Gandalf a manqué de perception pour s’aventurer sous la Moria et croire encore en ressortir indemne, en dépit des nombreuses mises en garde quasi-prescientes d’Aragorn, nous soulignons encore47) :
Laissez le guide passer en tête, tant que vous en avez un.
Et je vous dis : si vous passez les portes de la Moria, prenez garde !
Il nous a menés ici contre nos craintes, mais il nous en fera ressortir quoi qu’il doive lui en coûter.
Cela signifierait, cependant, que l’épopée sur le Caradhras ne serait qu’une péripétie quelconque, de peu d’importance pour la suite du récit. A contrario, il nous paraît significatif que cette épopée soit justement ponctuée par le partage de miruvor, alors qu’un concours de circonstance - mais nous y voyons bien sûr la main de la Providence - fait que Gandalf ne peut que rencontrer le Balrog. Et loin d’être lui-même un artifice anecdotique, le miruvor semble être tout ce qui confère son rythme à cette épopée, qui lui donne structure et sens… Il serait difficile de croire que Tolkien, rajoutant les mentions du miruvor à son texte retravaillé, n’ait pas réalisé que la dernière ration préservée n’a pas été servie.
À moins, au contraire, qu’elle ne le soit…
n Lothlórien, de nombreux chants sont donnés en souvenir de Gandalf et à la mémoire des Jours Anciens. Est-ce alors un hasard si nous y retrouvons ensuite la seule autre mention du miruvor dans le texte, par le biais du chant entonné par Galadriel ?
Yéni ve lintë yuldar avánier mi oromardi lissë-miruvóreva Andúnë pella, Vardo tellumar nu luini yassen tintilar i eleni ómaryo airetári-lírinen. Sí man i yulma nin enquantuva ?
Les longues années ont passé comme de rapides gorgées du doux hydromel dans les hautes salles de par-delà l’Ouest, sous les voûtes bleues de Varda où les étoiles tremblent dans le chant de sa voix, sainte et royale. Qui donc a présent remplira pour moi la coupe ?
S’il est évident que le poème fait appel à une thématique profonde relative au destin des Elfes et du Monde, ce doux hydromel, lissë-miruvórë, fait aussi écho à la coupe juste partagée avec les compagnons48) :
Galadriel se leva alors de l’herbe ; prenant une coupe des mains de l’une de ses suivantes, elle l’emplit d’hydromel blanc et la tendit à Celeborn.
- Il est maintenant temps de boire la coupe de l’adieu, dit-elle. Buvez, Seigneur des Galadhrim ! Et que votre cœur ne soit pas triste, bien que la nuit doive suivre le jour et que déjà votre soir approche.
Elle apporta ensuite la coupe à chaque membre de la Compagnie, l’invitant à boire en signe d’adieu. […]
- Nous avons bu la coupe de la séparation, dit-elle, et les ombres tombent entre nous.
Cette « coupe de la séparation » tient, jusque dans son cérémonial, du traditionnel « coup de l’étrier », du dernier verre partagé avant un départ et un long voyage.
Mais dans le prolongement de notre interrogation initiale, il nous paraît maintenant possible de doubler cette scène d’une autre interprétation : (a) Comme au temps des louanges lors de la Pâque, de nombreux chants sont récités ; (b) la quatrième et dernière coupe est alors partagée, sous l’égide de la Dame et du Seigneur de Lothlórien, certes, mais eux-mêmes s’en remettant à Varda et au destin, à la Providence qui guide la quête de l’Anneau.
À la lumière des éléments que nous avons étudiés plus haut, pourrait-on encore prétendre que cette dernière mention du miruvor est anodine ? Au contraire, tout semblerait indiquer ici que Galadriel prolonge, en quelque sorte, le partage du miruvor initié par Gandalf et que c’est à elle, par transposition, qu’il revient à présent d’en servir la dernière coupe perdue.
u reste - comme dans le cas de Gandalf et nonobstant les mêmes réserves de l’auteur - les commentateurs de Tolkien ont souvent reconnu le caractère marial de Galadriel. Ainsi Paul Airiau49) revient-il sur les messages reçus par Gandalf à son retour : « Ajoutons qu’en Lothlórien, Gandalf reçoit pour ses compagnons des messages de Galadriel, figure mariale s’il en est dans le Seigneur des Anneaux. » - ou encore Laurent Alibert50) rappelle-t-il qu’« Il y a d’abord, noté par le Père Murray et bien d’autres, le rapport de la reine Galadriel à la Sainte Vierge dans le sens qu’elle constitue de la même manière une sorte d’icône dont la beauté est source de vie et de courage pour les compagnons […]. Il y eut des réactions à cette lecture du personnage de Galadriel, particulièrement à cause de son rôle dans le Silmarillion, où elle est impliquée, en tant que Noldo et par son choix de l’exil, dans la désobéissance aux Valar. Cela ne peut être réfuté, mais il n’a jamais été question de voir la Sainte Vierge représentée en Galadriel - la stricte distinction que fait Tolkien entre Création et Sub-création va à l’encontre d’une telle lecture qui serait à son goût trop vaine et prétentieuse - ; il s’agit de noter une influence catholique, non une allégorie comme le souligne l’auteur lui-même (qui ne renie pas la relation d’influence malgré les divergences fondamentales). »
sons-le maintenant pleinement : nous avons peut-être assisté, entre les lignes, à la répétition allégorique d’une Pâque pré-chrétienne. Non pas, entendons-nous bien ici, dans les faits eux-mêmes : Tolkien a bien insisté que Gandalf et Galadriel n’étaient pas voulus comme des transfigurations de Jésus (ni même de Moïse évidemment) et Marie. C’est plutôt, pour le guide (ce qu’est Gandalf indéniablement), comme s’il était un cheminement symbolique vers le sacrifice de soi - et qu’il se faisait évidence que l’archétype de ce cheminement en préfigurait un autre, ultime.
Mais voilà que Gandalf est ensuite renvoyé en « Cavalier Blanc » pour s’opposer aux neuf Spectres de l’Anneau. Regardons la description qui nous en est faite51) :
Un rayon de soleil tomba d’entre les nuages rapides sur ses mains, posées à présent la paume en l’air sur ses genoux : elles paraissaient emplies de lumière comme une coupe l’est d’eau.
Ses mains forment une coupe emplie de lumière, et c’est presque dire, par extension, que, transfiguré et revenu de la mort pour raviver l’espoir dans le cœur des Hommes, Gandalf est cette coupe.
« Ce qui nous a paru extraordinaire, c’est la complexité de ces textes. On les présente comme lisses, unifiés, alors que vous vous apercevez, quand vous les examinez réellement, qu’ils ont été extrêmement travaillés, qu’ils sont très “écrits”, qu’ils sont chaotiques, tissés de contradictions, en un mot : vivants […]. Mais ce qui nous a aussi fascinés, c’est de nous apercevoir que plus on avançait dans nos recherches, plus le chemin était tortueux. À chaque fois qu’on croyait toucher au but et arriver à une conclusion, cette conclusion se dérobait devant nous à la dernière seconde. »52)