Patrick H. Wynne — 2003 traduit de l’anglais par Vivien Stocker |
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Articles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R. Tolkien. |
Le présent essai est une version augmentée du message nº 58 posté à l’origine sur la liste de discussion Lambengolmor. |
’expression quenya Anaxartaron Onyalie est le titre écrit au crayon sur un dactylogramme du conte de la création des Ents et des Aigles des Seigneurs de l’Ouest1). Ce conte (datant probablement de c. 1963 ; voir WJ, p. 341) fut utilisé par Christopher Tolkien pour fournir la seconde moitié du chap. 2 du Silmarillion publié, « Sur Aulë et Yavanna »2). Un second dactylogramme du conte porte un titre écrit au crayon en anglais : « Sur les Ents et les Aigles ».
Il y a eu plusieurs discussions en ligne intéressantes afin de savoir si « Sur les Ents et les Aigles » traduisait Anaxartaron Onyalie, ou si le titre en quenya signifiait autre chose ; voir en particulier les messages de Tolklang 33.73, 33.74 et 33.82, et les messages d’Elfling 125, 131, 138, 144, 148, 150, 155, 3736 à 3738, et 3742 à 3746. Le consensus général de ces échanges est que le titre en quenya signifiait probablement autre chose, un point de vue largement fondé sur l’hypothèse qu’anaxar- dans Anaxartaron est un emprunt au valarin #anaškād « anneau » vu dans le val. māχananaškād « Cercle du Destin », adapté en quenya en Máhanaxar3).
Je voudrais plaider ici en faveur de la possibilité qu’Anaxartaron Onyalie signifie bien « Sur les Ents et les Aigles », et qu’Anaxartaron est entièrement constitué d’éléments elfiques natifs. Dans la discussion suivante, les formes citées sont en quenya sauf indication contraire.
L’interprétation d’Onyalie en « Ents » présente peu de difficultés (comme cela a été noté dans les discussions en ligne) ; la forme peut être analysée comme #onya « Ent » + lie « peuple » (RP, p. 419 s.v. LI-), ce dernier élément étant également présent dans le composé Eldalie « le peuple des Elfes »4), rendant Onyalie l’équivalent sémantique du sind. Onodrim « les Ents »5). Il a été proposé (voir Salo, message nº 144 d’Elfling) que compte-tenu du sind. onod « Ent »6), apparemment dérivé d’#onot-, on pourrait s’attendre à ce que l’équivalent quenya soit #onto. Toutefois, la paire q. #onya, sind. onod pourrait suggérer que la forme quenya dériverait plutôt d’une base simple #ONO- (peut-être également l’origine du suffixe intensif vu dans le q. andon, pl. andondi « grande porte », vs. ando « porte » ; RP, p. 391 s.v. AD-), alors que la forme sindarine dériverait plutôt d’une forme étendue #ONO-T- de la même base7). Une disparité similaire entre les bases primitives peut aussi survenir, par exemple dans les mots eldarins pour « sept » — sur la base du nold. odog seul (< base OTOK) dont on pourrait s’attendre à ce que l’équivalent quenya soit **ohto (**otokō > **otko > **ohto), mais le mot quenya pour « sept » est en fait otso (< base OTOS, avec différentes extensions consonantiques ; RP, p. 433 s.v. OT- (OTOS, OTOK) « sept »)8).
naxartaron semble être le génitif pluriel du nom #anaxarta. Si Anaxartaron Onyalie signifie « Sur les Ents et les Aigles », #anaxarta devrait signifier « aigle ». Cependant, le mot quenya usuel pour « aigle » est soron, sorne < THOR- « descendre en piquant »9). Selon « Les Étymologies », cette même racine est la source de l’élément final du nom de rivière Brilthor : adj. thôr « descendant en piquant, bondissant vers le bas » (la langue de Brilthor, thôr, et thórod « torrent » n’est pas identifiée ; ils sont probablement en ilkorin). À cet égard, un parallèle intéressant entre un nom de rivière et un mot pour « aigle » intervient en adûnaïque, où le pluriel subjectif neutre Narīka « Aigles » est attesté10). Ce mot adûnaïque, dont le singulier normal devrait être #narak or #narāk, semble être apparenté à la base eldarine NARAK- « déchirer, rompre », d’où le q. naraka « dur, fracassant, violent » (< #narāka « précipité, rapide, violent ») et le nom noldorin de la rivière Narog11).
Cette association sémantique entre les rivières et les aigles comme choses qui « se précipitent, déchirent, fondent en piqué ou bondissent vers le bas » indique une étymologie possible pour #anaxarta comme « aigle ». « Les Étymologies » donnent une racine SKAR- « déchirer, rompre », d’où *askarā « déchirant, se précipitant » > nold. asgar, ascar « violent, précipité, impétueux », ilk. ascar, ce dernier fournissant également le nom de la rivière Ascar12). Aucun développement quenya d’*askarā n’est donné, mais s’il avait existé il aurait adopté la forme #askara, ou #axara (#aksara) avec métathèse de sk > ks (Voir Note sur « sk » > « ks (x) » à la fin de cet article). an- est un préfixe intensif / superlatif appliqué aux adjectifs, comme ancalima « excessivement brillant » < kalima « brillant avec éclat » (lettre à Rhona Beare datée de 1958 ; Let., p. 393). Ajouté à notre hypothétique adj. quenya #axara « déchirant, se précipitant », ce préfixe donnerait #anaxara « excessivement rapide », que je propose être le premier élément de #anaxarta « aigle ». L’élément final d’#anaxarta pourrait être arta « exalté, élevé »13), utilisé comme substantif pour « #un élevé, un exalté », avec #anaxarta une haplologie14) d’#anaxara-arta, lit. « excessivement rapide et élevé ». Puisque soron-, sorno continuèrent d’exister comme mots pour « aigle » (lettre à Richard Jeffery datée de 1972 ; Let., p. 597), nous pouvons supposer qu’#anaxarta était peut-être un terme savant se référant seulement à l’un des aigles de Manwë habités par des esprits, alors que sorno « aigle » était un terme général englobant à la fois l’#Anaxartar (d’où son utilisation dans le nom de Sorontar « Roi des Aigles » ; WJ, p. 272) et les variétés d’aigles plus ordinaires n’étant ni habités par des esprits, ni doués de parole, ni assistants de magiciens dont nous sommes familiers aujourd’hui. En d’autres mots, tous les #Anaxartar sont des sorni, mais tout les sorni ne sont pas des #Anaxartar.
Il nous reste à expliquer la syntaxe d’Anaxartaron Onyalie. Deux facteurs semblent entrer en jeu dans cette expression :
Il semble, donc, qu’Anaxartaron Onyalie « Sur les Ents et les Aigles », comme Finwe Míriello « de Finwë et Míriel », peut être une phrase constituée de deux noms apposés, avec seulement l’un des deux explicitement décliné au génitif et avec ar « et » implicite mais non exprimé. La raison pour laquelle le premier nom de Anaxartaron Onyalie est décliné plutôt que le dernier (comme on pourrait s’y attendre d’après la règle d’apposition) est probablement dû au fait que le nom que ces génitifs modifient est implicite plutôt qu’explicitement présent (quenta « conte », nyarna « légende », etc.). Dans le titre des œuvres littéraires, il est habituel pour un génitif de suivre le nom qu’il modifie, par exemple Quenta Silmarillion, Yénie Valinóreo « Les Annales de Valinor »21), Indis i·Kiryamo « la Femme du Navigateur »22), Heru i·Million « Le Seigneur des Anneaux »23) — alors si le dernier mot de « Sur les Ents et les Aigles » était décliné, soit **Anaxartar Onyaliéva, cela semblerait signifier « **Les Aigles des Ents ». De même, si les formes existantes étaient inversées, **Onyalie Anaxartaron semblerait signifier « **Les Ents des Aigles ». Décliner le premier nom au génitif dans ce titre plutôt que le second indique clairement la présence d’un nom sous-entendu, quenta ou nyarna, qui doit se comprendre comme : #(Quenta) Anaxartaron Onyalie « (Conte) sur les Ents et les Aigles ». Ce pourrait être un raffinement ou une élaboration de la règle d’apposition, plutôt qu’une contradiction de celle-ci24).
a métathèse de la médiale primitive *-sk- > -ks- (parfois notée -x-) est un développement attesté mais advenant de manière irrégulière en quenya. Dans « Les Étymologies », on peut trouver par exemple MISK- > miksa « mouillé » et MASAG- « pétrir » > #mazgā > maksa « malléable, mou » (i.e., probablement #mazgā > #maska > maksa), à côté de EZGE- « bruissement, bruit de feuilles » > eske dans lequel la métathèse n’intervient pas — mais cette entrée fut biffée25). Le corpus tardif est également contradictoire ; une note associée avec l’essai de c. 1968, « The Shibboleth of Feänor », cite l’eld. com. (u)rus « rouge brunâtre » > rusko « un renard » et ruskuite « fauve »26), alors que la forme valarine māχananaškād « Cercle du Destin » (dans « Quendi and Eldar », c. 1960) était phonétiquement adaptée en quenya sous la forme Máhanaxar, avec val. -šk- > (probablement) *-sk- > q. -ks- (-x-).
De nombreux exemples supplémentaires de cette disparité sont présentes dans le QL, e.g., M(B)ASA- « cuisiner, cuire » > maksa- « cuisiner » vs. MASA(2) « crépuscule » > maska « crépusculaire, brumeux »27). Cette question est abordée dans la « Qenya Phonology » qui l’accompagne, laquelle stipule que : « Il faut admettre une période de transposition du “s”, qui cessa bientôt et dont le champ d’application fut incertain. »28) Il est également dit que « sc > x est plus fréquent que sc ».29) L’apparente irrégularité de la métathèse -sk- > -ks- dans « Les Étymologies » et plus tard pourrait avoir une explication similaire.
Dans le message nº 59 posté sur la liste de discussion Lambengolmor, Carl F. Hostetter note également :
« En effet, il n’est pas inhabituel pour la métathèse d’avoir des applications variables dans les langues réelles. En vieil anglais par exemple, des versions de mots avec et sans métathèse apparaissent même parfois dans le même texte. Pour les formes du mot fisc « poisson » (got. fisks), le poème Andreas emploie à la fois le gén. sing. fisces et le dat. pl. fixum (x = ks). Le pl. fixas y figure aussi (et dixas « vaisselle », muxle « muscle », tux « défense », waxan « laver », et beaucoup d’autres). Le doublet acsian, ascian « demander » est particulièrement bien connu. D’autres doublets incluent aepse / aespe « tremble » [bot.], cops / cosp « fers, chaînes », et wlips / wlisp « zézaiement » (tous provenant de *sp) ; et waesp / waeps « guêpe » (< *ps). »