«
Bien qu’il ait été de descendance sindarine, il vivait selon la manière des Elfes sylvains et habitait dans les grands arbres d’un haut tertre vert, qui fut depuis connu sous le nom de Cerin Amroth. Cela il le faisait à cause de son amour pour Nimrodel. Pendant de longues années il l’avait aimé, renonçant à prendre femme parce qu’elle ne voulait pas se marier avec lui. Elle l’aimait en effet, car il était beau même pour l’un des Eldar, vaillant et sage ; mais elle était des Elfes sylvains et regrettait la venue des Elfes de l’ouest, qui (disait-elle) amenèrent les guerres et détruisirent la paix ancienne. Elle n’acceptait de parler que la langue sylvaine, même après qu’elle fut tombée en désuétude parmi les gens de Lórien, et elle demeurait seule non loin des chutes de la rivière Nimrodel, à laquelle elle donna son nom. »
1)
e sylvain, ou langue de la forêt2), était le parler nandorin du Rhovanion au Troisième Âge. Les Elfes sylvains de Rhovanion descendaient pour la plupart des Nandor qui refusèrent de passer les Hithaeglir au cours de la Grande Marche. Ils s’établirent au plus profond des forêts sur les deux rives de l’Anduin, au sud des Champs d’Iris, se divisant en petites tribus dispersées à la manière des Avari3). Certains des Nandor poursuivirent par la suite leur périple en contournant les Monts Brumeux par le sud4). Certains finirent par atteindre le Beleriand et s’établirent en Ossiriand, où ils furent connus sous le nom de Laiquendi, les Elfes-verts. D’autres demeurèrent en Eriador, dont ils constituèrent longtemps la principale population elfique, exception faite du royaume ñoldorin d’Eregion au Deuxième Âge5). Les parlers nandorins du Premier Âge, l’ossiriandique et le leikvien, sont donc étroitement apparentés au sylvain6). Les peuples sylvains semblent s’être amenuisés à mesure que les Hommes s’établissaient au Rhovanion, déboisant la région. Ils firent bon accueil à ceux des Sindar et des Ñoldor qui émigrèrent vers l’Est après la destruction du Beleriand et qui contribuèrent à les rassembler et leur transmirent leur savoir7). Lorsque la Moria tomba sous l’emprise du Balrog et que « l’ombre de Sauron s’allongea sur Dol Guldur », aux alentours de 2000 TA, le peuple de Thranduil quitta la partie méridionale de la forêt désormais connue sous le nom de Mirkwood pour s’établir au nord des Emyn-nu-Fuin, les Montagnes de Mirkwood. Avant la venue des Nains chassés de Moria et l’irruption de Smaug, le royaume de Thranduil s’étendit alors le long de la côté occidentale du Long Lac et dans les bois qui entouraient alors la Montagne Solitaire8).
Étant une langue d’origine telerine, le sylvain était toujours clairement apparenté au sindarin9), ce qui facilita l’adoption de celui-ci par les Nandor de Rhovanion sous l’influence des Elfes de Beleriand. Le même phénomène s’était produit plus tôt et avec plus d’amplitude en Eriador, où les langues elfiques locales avaient totalement cessé d’être parlées à l’époque de la guerre de l’Anneau10). La Lórien était gouvernée par Amdir, puis par son fils Amroth, tous deux d’origine sindarine11) et subit un afflux de réfugiés Sindar et Ñoldor après la chute de l’Eregion12). En conséquence, le sylvain tomba hors de l’usage commun vers la moitié du Troisième Âge, à la même époque où le peuple de Thranduil émigra vers le Nord, malgré la résistance acharnée de quelques Galadrim. Nimrodel, qui fuit la Lórien peu après l’irruption du Balrog, semble avoir été l’un des derniers partisans du parler sylvain à l’Ouest de l’Anduin, accusant les Sindar d’avoir apporté les guerres et détruit la paix de jadis13). À l’époque de la guerre de l’Anneau, le sindarin était devenu la seule langue elfique de Lórien, bien que les Galadrim l’aient parlée avec un accent qui trahissait leurs origines sylvaines14). Dans le royaume sylvain de Vertbois-le-Grand, le sylvain perdura en revanche et semble avoir été tenue en haute estime, puisque Legolas le parlait15). Si la langue de la cour de Thranduil était le sindarin, tous les sujets de celui-ci ne le parlaient pas. Cela peut s’expliquer par le fait que les suivants d’Oropher et Thranduil qui émigrèrent à leur suite pour s’établir à Vertbois-le-Grand constituaient une faible minorité par rapport aux Elfes indigènes, Nandor et Avari16) :
« Oropher était arrivé chez eux avec une simple poignée de Sindar et ils se mélangèrent bientôt avec les Elfes sylvains, adoptant leur langue et prenant des noms de forme et de style sylvain. Il firent cela délibérément, car (comme d’autres aventuriers similaires oubliés dans les légendes ou seulement nommés brièvement) ils venaient de Doriath après sa ruine et n’avaient aucun désir de quitter la Terre du Milieu, ou de se mélanger aux autres Sindar de Beleriand, dominés par les Exilés noldorins, pour lesquels les gens de Doriath n’éprouvaient guère d’amitié. Ils souhaitaient en fait devenir des Sylvains et retourner, disaient-ils, à la simple vie naturelle des Elfes, avant que l’invitation des Valar ne l’ait perturbée. »
17)
Bien que les Lambeñgolmor ñoldorins aient été « grandement intéressés » par l’étude des différents dialectes sylvains, très peu de choses étaient connues sur cette langue18). On trouve toutefois quelques traces du parler sylvain en Lórien, cette contrée étant longtemps demeurée isolée19). Parmi les rares mots de sylvain attestés, on compte galad « arbre » gén. pl. galadon, dérivé du q. pr. galadā et correspondant au sind. galadh et au q. alda20). Cela permet de constater qu’en sylvain, les d et g originaux « et probablement les b » étaient préservés en tant qu’occlusives voisées, contrairement au sindarin et au quenya. Le deuxième élément du nom Galadrim trahit en revanche l’influence du composé sindarin Galadhrim21). Tolkien cite aussi le nand. ūriʃ « Orques », équivalent du sind. yrch22), ainsi que caras, « un ancien mot pour une forteresse entourée de douves, qu’on ne trouvait pas en sindarin »23).
e nom sylvain le plus connu est indiscutablement l’ancien nom de la Lórien, Lindóri(n)and « Val de la Terre des Chanteurs », dérivé de Lindi, le nom que se donnaient les Nandor du Troisième Clan ; cf. WJ, p. 385 ; UT, p. 327 n. 5. Après qu’y eurent été introduits les mellyrn, ce nom devint Lóri(n)and « Vallée d’Or », qui contient l’élément lór- « lumière dorée », trahissant une influence noldorine, et fut ultérieurement sindarisé en Lothlórien24). Les noms propres Malgalad25) et Galador26), que Tolkien ne traduit pas, contiennent manifestement le nom galad « arbre » sus-cité. Le premier élément de Malgalad, l’autre nom attribué à Amdir, est vraisemblablement mal- « (d’)or », dérivé de SMAL- « jaune »27). Il s’agit peut-être d’un simple surnom, mais il paraîtrait étrange qu’il soit en rapport avec les mellyrn de Lórien, puisque ceux-ci furent plantés par Galadriel28). Galador, le nom du fils de Mithrellas, pourrait s’expliquer de diverses façons, mais semble contenir le suffixe –(n)dor « terre », que l’on observe aussi dans Gondor, Mordor, etc. Une signification « Terre des arbres » pourrait faire allusion au pays d’origine de Mithrellas et constituer un souvenir de celle-ci après qu’elle ait abandonné son mari et ses enfants29). L’élément -(n)dor est indiscutablement attesté en sylvain, puisqu’on le trouve aussi dans le toponyme Eriador « terre solitaire », un « nom “sylvain” » contenant l’adjectif eryā « solitaire »30).
D’autres noms, comme Amroth ou Nimrodel « sont probablement d’origine sylvaine », mais ont été adaptés à la phonologie du sindarin31). En sindarin, Nimrodel aurait la signification « noble étoile blanche », mais en langue sylvaine, on sait uniquement que l’élément nim- devait signifier « blanc », le reste du mot étant d’étymologie incertaine32). Dans une discussion étymologique, Amroth est dit être un surnom dérivant de son habitude de vivre dans un talan. Ce nom signifierait « haut-grimpeur », le premier élément am- étant apparenté au sind. amon « colline » et le second en lien avec rath- « grimper, escalader ». On ignore cependant quels étaient les éléments nandorins constituant son nom33). Deux autres noms de gens de la Lórien sont encore attestés : Gilmith34) et Mithrellas35), bien qu’on ignore entièrement s’ils sont supposés être sylvains ou sindarins. Les noms Galion et Esgaroth, qui apparaissent dans le Hobbit, ne sont pas en sindarin, bien qu’ils puissent avoir été sindarisés. Ils pourraient découler d’une influence sylvaine sur les Hommes du Long Lac ; cf. PE 17, p. 52-5336).
Tolkien semble avoir longtemps hésité au sujet du nom Legolas « Feuilles vertes », notant qu’il était sindarin37), qu’il se conformait « aux sons et structures du sindarin », mais qu’on ne pouvait lui attribuer une étymologie claire38) ou qu’il s’agissait d’un nom sylvain. Dans la Lettre no 211, datée d’octobre 1958, il affirme que la forme sindarine correcte aurait été Laegolas et la décompose en sylv. leg « vert », dérivé de LAY et apparenté au sind. laeg) + sind. (g)olas « collection de feuilles, feuillage », dérivé de *gwa-lassa / *gwa-lassie. Ce dernier élément correspond à *lasse « feuille », tandis que le préfixe *gwā- était l’ancêtre du sind. go- « ensemble » apparaissant dans govannen39) En revanche, les noms de Galadriel, Celeborn, Oropher et Thranduil40) sont purement sindarins, ce qui n’est pas surprenant, puisqu’ils étaient tous des émigrés originaires de l’Ouest. Il est toutefois difficile de dire si les noms des gardes-frontières de Lórien, Haldir, Orophin et Rúmil, attestent de l’influence des émigrés de Beleriand et d’Eriador sur la population locale ou de l’importance numérique de la population de Lórien qui n’était pas d’origine nandorine41).
En UT, p. 333, Tolkien affirme que « Les Elfes sylvains n’avaient inventé aucune forme d’écriture et ceux qui apprirent cet art des Sindar écrivaient en sindarin aussi bien qu’ils le pouvaient. » Ce détail historique, destiné à expliquer le manque d’informations sur la langue sylvaine, contredit directement l’ancien récit de l’invention des runes par les Daniens et les Leikvir, supposées avoir été l’inspiration de la skirditaila « longue série de runes » des Edain (cf. TI, p. 455). En faisant des Nandor une peuplade des Teleri, Tolkien semble avoir renoncé à les faire les maîtres des Sindar de Doriath en matière d’écriture.
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ans les premiers brouillons du SdA, Celeborn et les Elfes de Lórien parlaient la même langue que leurs cousins de Mirkwood, la « vieille langue des bois », différente de « celle des elfes de l’ouest, qui était utilisée comme parler commun par beaucoup de gens en ce temps. »42) Selon une version, aucun des guetteurs à l’orée de la Lórien n’était même sensé parler une autre langue que la leur, ce qui forçait Legolas à faire office de traducteur43). Tolkien appela d’abord cette langue lemberin, puis la renomma telerien, par contraste avec le noldorin44)45). En effet, la langue qui devint plus tard le sindarin resta considérée comme celle du deuxième clan des Elfes jusqu’à la rédaction des appendices linguistiques du SdA. À cette époque, Thranduil, Legolas, Lórien, Caras Galadon, Nimrodel, Amroth, Finduilas, Adrahil, Imrahil, et même Galadriel étaient censés être des noms teleriens46), comme les noms que portaient alors les gardes-frontières de la Lórien, Rhimbron [← Rimlath], Rhimdir et Haldir [← Hathaldir]47). Tolkien envisagea ensuite que les Elfes de Lórien continuent à parler le telerien, mais que leurs noms propres aient tous été sindarins48).
Même après le changement conceptuel qui amena la langue sylvaine à devenir un descendant du telerin commun, Tolkien considéra longtemps que les mots yrch et daro ! appartenaient à celle-ci, afin de justifier l’affirmation selon laquelle Frodo n’était pas familier avec la langue qu’utilisaient les gardes-frontières de Lórien. Il finit cependant par reconnaître qu’elle employait des mécanismes grammaticaux caractéristiques du sindarin, comme le suffixe –o pour marquer l’impératif. Il fut donc contraint d’admettre que l’incompréhension de Frodo n’était due qu’à une question d’accent régional, celui-ci n’ayant pas une maîtrise parfaite de la langue des Elfes-gris. L’idée que le sylvain restait usité en Lórien à l’époque de la guerre de l’Anneau ne fut finalement abandonnée qu’au cours de la rédaction de l’appendice sur les langues49). Chose intéressante, Tolkien failli même passer à une conception diamétralement opposée à celle qu’il avait au départ. Dans un texte relativement tardif, il argua en effet qu’à la fin du Troisième Âge, le nandorin avait entièrement cessé d’être parlé en Lórien comme au royaume sylvain, où n’en étaient conservés que quelques mots et noms propres50).