Une version étendue de cet article a été publiée dans l'ouvrage La Feuille de la Compagnie n°3 : Tolkien l'Effigie des Elfes.
Articles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs. |
Dans ce dossier1), nous marquerons d’un astérisque (*) les termes proposés comme alternatives au vocabulaire courant, ainsi que le suggère Jérôme Sainton dans son essai « Le Marrissement d’Arda : fil et traduction de la Catastrophe du Conte »2). Notamment, le problème cardinal que doit affronter la traduction française est de conserver une même famille de mots pour dire que Melkor est the Marrer, le monde insouillé Arda Unmarred, le monde corrompu Arda Marred, la corruption du monde the Marring of Arda. Nous présenterons en conclusion différentes possibilités. |
Une version étendue de cet article a été publiée dans l'ouvrage La Feuille de la Compagnie n°3 : Tolkien l'Effigie des Elfes.
« Il y a bien des langues différentes dans le monde, mais aucune d’entre elles n’est dépourvue de sens. »
I Corinthiens XIV, 8-10
olkien a consacré plusieurs notes et quelques passages importants de ses récits tardifs à formaliser les aspects théologiques de son œuvre. Ainsi, la dénomination Arda Unmarred recouvre-t-elle, selon les textes, deux concepts connexes : à la fois l’idée de l’état originel du monde s’il n’avait pas été perverti par Melkor, et la projection d’une création voulue parfaite, qui sera restaurée par Eru à la fin des temps. De ces deux concepts, le premier n’a jamais existé de facto et constitue simplement une référence idéale à ce qu’aurait dû être la Création si elle n’avait pas été avilie3). La Création n’a pas été voulue mauvaise, mais Melkor y a distillé ab ovo les germes du Mal.
Ces développements sont toujours présentés filtrés par la connaissance elfique, par des récits à teneur linguistique et des traductions érudites des Sages du peuple des Elfes, comme par exemple Pengolodh. Ainsi le texte inaugural du Silmarillion, l’Ainulindalë, tel que nous le connaissons, est-il lui-même censé être adapté à la tournure d’esprit des Enfants d’Ilúvatar4). Dès lors, tenter de remonter du monde tel que les elfes et les hommes le connaissent et le conçoivent aux conceptions des Valar se heurterait irrémédiablement à la limite de nos conceptions. Cependant, il est possible de comprendre que les Valar pensaient la création d’un autre point de vue que les Eruhíni. L’étude de la langue « parlée » des Valar permet, en effet, d’apporter une nuance ou de donner une autre dimension aux termes employés par les Elfes pour décrire le monde. C’est la problématique que nous nous proposons d’aborder ici à travers un exemple concret, celui des traductions d’Arda Marred et d’Arda Unmarred.
ous savons que dans la théologie elfique, l’état actuel du monde, résultant de son avilissement par Melkor, est Arda Marred, une dénomination que nous pourrions traduire par Arda Souillée, Arda Marrie* et dont les équivalents en langue elfique sont Arda Sahta dans une de nos sources et Arda Hastaina dans une autre5). Ces deux constructions linguistiques relèvent du même procédé : Hastaina est de toute évidence un participe6) et Sahta est utilisé ici comme adjectif7). La glose anglaise nous apparaît simplement comme une traduction directe de ces concepts.
Le dessein originel d’Eru était Arda Unmarred, soit Arda Insouillée, Arda Immarie*. En langue elfique, nous disposons de l’expression antonymique Arda Alahasta, où alahasta est de toute évidence une forme négative8).
À la fin des temps, les Elfes9) espèrent qu’Eru rétablira Arda Healed, une Arda Guérie, Consolée, Arda Envinyanta ou Arda Vincarna, deux formes participiales dont les significations sont littéralement renewed (renouvelée) et made anew (refaite)10).
À travers cette terminologie, il est intéressant de noter que lorsque les Elfes décrivent le monde qu’ils habitent, ils font référence, avec une forme positive, à son état actuel, accompli et causé (par Melkor), au seul état qu’ils connaissent par expérience : Arda Souillée. Les autres états, autant avant leur temps qu’en projection d’une eucatastrophe future, sont définis relativement à cet état de corruption : Arda In-souillé, Re-faite.
i nous nous penchons à présent sur la langue valarine, il est facile d’avancer des hypothèses difficilement vérifiables, en raison de la rareté des sources. Seules quelques bribes de cette langue sont connues, par le biais de l’essai Quendi and Eldar. Néanmoins, la comparaison de plusieurs termes révèle un élément que personne ne semblait avoir noté jusqu’ici. Il permettra de montrer en quoi l’étude des langues elfiques peut ne pas se limiter à un exercice linguistique mais joue un rôle conceptuel de premier ordre dans l’élaboration du légendaire de Tolkien.
D’un côté, nous connaissons le nom de Manwë en valarin : Mānawenūz = Blessed One, Celui qui est Béni, Saint11) ; nom que l’on peut aussi rapprocher de la racine elfique MAN- : holy spirit, esprit saint12). Nous savons, par ailleurs, que les termes Aman and Manwë, en langue elfique, contiennent un élément aman-, man- d’origine valarine et signifiant approximativement blessed, holy, béni, saint13). Le premier mot, a-man, est visiblement construit par réduplication de la voyelle caractéristique de la racine, peut-être par emphase selon un procédé relativement fréquent en elfique14).
De l’autre côté, Arda Unmarred et Arda Marred sont respectivement traduits en valarin par Aþāraphelūn Amanaišāl et Aþāraphelūn Dušamanūðān15). Dans son essai sur la langue valarine, Helge K. Fauskanger note : « Le mot dušamanūðān “souillée, marrie*” semblerait être un participe passif de par son interprétation [en traduction] ; si nous avions connu le verbe “souiller, marrir*”, nous aurions pu isoler les morphèmes utilisés pour la dérivation de tels participes »16). Cette affirmation suppose cependant que la glose anglaise corresponde exactement à l’expression valarine, c’est-à-dire que cette dernière signifie précisément marred et que le seul problème est de ne savoir ni découper ce très long mot en unités élémentaires, ni l’infléchir. A contrario de cette thèse, nous n’avons aucune preuve que la correspondance est parfaite et il conviendrait mieux d’en douter.17)
De fait, aucune langue n’exprime jamais totalement les choses de la même manière, et rien ne permet d’affirmer que l’interprétation de ces mots serait aussi transparente. Mais nous pouvons, en revanche, remarquer que ces deux termes se partagent un point commun : ils semblent tous les deux contenir un même élément -man- semblable à celui que nous pouvons isoler dans Mānawenūz et Aman. Cependant, comment pouvons-nous alors concilier ce fait paradoxal : que les termes valarins pour marred et unmarred semblent, en surface, contenir précisément un terme opposé à celui que nous attendrions logiquement ? Avec toutes les précautions d’usage, nous pouvons peut-être formuler, à nouveaux frais, l’interprétation suivante18) :
Amanaišāl : aDUP.-man-(a)« BLESS »-(i)EPENTH.-šālADJ.
Dušamanūðān : dušNEG.-aDUP.man-(ū)« BLESS »-ðānADJ.
Nous aurions alors une forme positive Amanaišāl, Blessed, Bénie, Sanctifiée et une forme négative Dušamanūðān, Unblessed, Désanctifiée, c’est-à-dire exactement l’inverse, grammaticalement, qu’en langue elfique ou qu’en anglais19). Au-delà de l’intérêt strictement linguistique que l’on peut trouver à cette question, cette interprétation mettrait en lumière la façon dont les Valar eux-mêmes conçoivent le monde qu’ils ont vu depuis son origine, à l’opposé des Elfes qui ne l’ont connu que plus tard, après que Melkor ait déjà accompli ses funestes desseins. Le dessein originel d’Eru ne serait pas, à parler strictement, Arda Unmarred, mais plutôt Arda Blessed. Nous y trouverions presque une résonance avec la Genèse : « Dieu bénit le septième jour et le consacra, car il avait alors arrêté toute l’œuvre que lui-même avait créée par son action »20).
Réciproquement, le monde dominé par Melkor ne serait pas Arda Marred mais Arda Unblessed. La nuance sémantique, sans être d’importance majeure, nous paraît néanmoins significative : elle témoignerait, non d’un sens véritablement différent, mais d’une perspective et d’une conception différentes.
Concluons notre approche en éclairant, d’abord, l’équivocité de l’élément man, aman dans ces formes. Dans Quendi and Eldar, Tolkien note aussi que le toponyme quenya Aman, comme nom du lieu géographique où habitent les Valar, dérive d’un élément aman : blessed, free from evil21), béni, libre de tout mal, et bien que le sage Pengolodh ne donne pas la forme valarine originale22), il est précisé qu’elle signifiait at peace, in accord (with Eru), en paix, en accord avec Eru23). Une interprétation plus littérale et beaucoup plus proche du sens primitif de Aþāraphelūn Amanaišāl serait alors probablement Arda Accordée (avec la pensée divine d’Eru), tandis que Aþāraphelūn Dušamanūðān serait Arda Désaccordée, Arda Discordante. Puisque l’Ainulindalë dit que « (…) la discordance de Melkor gagna du terrain et les mélodies se perdirent dans une mer de sons turbulents »24), qu’il nous soit permis de conclure, en écho lointain de la musique des Ainur voulue par Eru et de la discorde provoquée par Melkor, sur la question linguistique de traduction par cette dernière proposition d’Arda Marred et Unmarred par Arda Accordée et Désaccordée.
Ensuite, nous pouvons relever que, conceptuellement, l’écart entre les termes valarins et elfiques sont l’indice d’une conception différente du monde. Il y aurait alors équivocité entre le mode de pensée valarine et le mode de pensée elfique et humain. Ce point est d’autant plus remarquable si l’on prend garde à ce que le mode de transmission de la pensée des Valar, des elfes et des hommes est strictement identique, et relève donc de l’univocité25). La pensée des Valar est donc capable de revêtir différents modes de pensée.
Enfin, nous pouvons proposer un schéma récapitulatif26) de la problématique la plus générale concernant le Marring of Arda : nous espérons qu’il pourra, d’une part, servir de cadre au dossier de Jérôme Sainton concernant la traduction française de ce syntagme et, d’autre part, qu’il donnera ainsi une idée des difficultés auxquelles on doit faire face pour conserver une unité dans la famille sémantique retenue pour traduire celle dont l’anglais fait usage avec les inflexions de to mar.