Table des matières

« Narqelion » et les premiers lexiques

Quelques notes sur le premier poème elfique

Analyse de Christopher Gilson — Avril 1999
Textes de Tolkien © Tolkien Trust
traduit de l'anglais par David Giraudeau
Article théorique : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
Cet article est issu du fanzine à but non-lucratif Vinyar Tengwar 40 (p. 6–32) paru en avril 1999. Il présente l’analyse complète du premier poème en qenya de Tolkien qui nous soit parvenu jusqu’à présent.

Le traducteur et Tolkiendil remercient la Tolkien Estate ainsi que Carl Hostetter, Patrick Wynne et Christopher Gilson pour leurs permissions de traduire ce texte en français et de l’inclure sur ce site internet. Les textes sont © The Tolkien Trust 1999, 2008.

Abréviations

Pour toutes les abréviations, vous pouvez vous référer au Système de référence tolkiendil et à la Liste des abréviations et symboles.

Narqelion et les premiers lexiques. Quelques notes sur le premier poème elfique

Quatre lignes du premier poème que Tolkien composa en elfique furent incluses par Humphrey Carpenter dans J.R.R. Tolkien: A Biography (George Allen & Unwin, 1977, p. 761)), où Carpenter note le fait que le poème contient des mots tels que Lasselanta et Eldamar, plus connus par leur usage plus tardif dans le Seigneur des Anneaux. Il n’y avait pas de traduction, et il arrivait qu’à certains endroits l’écriture manuscrite de Tolkien soit trompeuse, rendant même le texte plus semblable à du quenya que sa date ancienne ne le laissait entendre. En 1988, Christopher Tolkien envoya une photocopie du manuscrit original à Paul Nolan Hyde, de pair avec sa propre transcription. Le poème, qui est nommé Narqelion, fut publié dans Mythlore no 56 (hiver 1988, p. 48) avec l’interprétation de Hyde de la signification du poème, basée sur la comparaison avec le reste du corpus elfique qui avait été publié à cette époque. En 1990, Patrick Wynne et moi-même présentions notre propre interprétation du poème dans le Parma Eldalamberon no 9 (1990, p. 6–32), aboutissant à des conclusions quelque peu différentes.

Bien que ces tentatives confirmèrent le sens de quelques-unes des portions les plus claires de Narqelion avec une certaine exactitude, elles comprenaient également beaucoup d’hypothèses basées sur des ressemblances ambiguës. Lorsque nous avons présenté le résultat de nos efforts à Christopher Tolkien, l’un de ses commentaires eut des conséquences importantes. Il déclara qu’il était regrettable que l’on ne puisse inclure davantage des premiers lexiques de son père dans la série The History of Middle-earth2), et n’entrevoyant pas la possibilité de les publier sous forme de livre, il demanda de quelle manière leur publication pourrait être envisagée. L’implication manifeste que les lexiques dussent contenir des informations susceptibles d’aider à une meilleure interprétation de Narqelion fut naturellement mise de côté, ceci n’étant qu’une petite part de leur intérêt.

Christopher Tolkien approuva notre suggestion de publier les lexiques dans Parma Eldalamberon, et un travail laborieux de photocopie, annotation, traduction et édition des manuscrits commença. Nous n’avions alors aucune indication de la taille ou de la portée des lexiques, bien que Christopher Tolkien avait fait allusion à leur complexité et avait indiqué qu’il s’agissait de la source des langues elfiques de son père. L’une des agréables surprises fut d’apprendre (alors que nous étions à Oxford en 1992) l’existence d’une grammaire gnomique contemporaine des lexiques, une immersion unique dans les plus anciennes conceptions de Tolkien sur la syntaxe du goldogrin tout autant que du qenya. Le Lexique gnomique (LG) et la Grammaire gnomique furent finalement publiés en 1995 et le Lexique qenya (LQ) en 19983).

Il semble donc que le moment soit venu de porter un nouveau regard sur le poème Narqelion, à la lumière des premiers lexiques et des écrits grammaticaux associés. Le poème est daté de novembre 1915 et mars 1916 et semble ainsi avoir été écrit à l’époque où le LQ fut compilé, et est probablement un proche contemporain des premiers travaux sur le LG, dont la deuxième partie est datée de 1917. Les notes qui vont suivre présentent une explication théorique des significations de tous les mots et agencements syntaxiques employés dans Narqelion, basée sur les gloses, les descriptions grammaticales et les exemples analogues principalement tirés des indices contemporains. La source la plus utile est, de loin, le Lexique qenya et les mots cités dans la discussion à suivre sont issus du LQ à moins que cela ne soit spécifiquement précisé (les gloses citées à partir du LQ sont souvent sélectives et les détails tel que la forme flexionnelle n’ont été inclus que s’ils s’avéraient pertinents pour le sujet qui nous préoccupe).

Pour la quasi-totalité des mots du poème une source probable (ou des sources probables dans le cas de mots composés) existe dans le LQ, qu’il s’agisse du mot lui-même comme entrée, ou d’un mot à partir duquel il est dérivé ou duquel il semble proche parent. Du fait qu’il n’existe pas de traduction anglaise du poème, certaines formes problématiques demeurent, en particulier quand plus d’une similarité potentielle avec les entrées du LQ existent (voir notamment la discussion de V’ematte à la ligne 8, Súlimarya à la ligne 10 et náre à la ligne 20).

Les mots du LQ présentent un riche assortiment de suffixes dérivationnels et Tolkien tentait apparemment de décrire le système sous-jacent ou de lister leurs usages et leurs significations lorsqu’il acheva la Phonologie du qenya qui accompagne le LQ4), mais ce projet d’essai ne vit jamais le jour. En comparant les terminaisons des mots du poème avec d’autres formes ayant des terminaisons semblables (dans le LQ ou dans le poème lui-même) des hypothèses peuvent être établies quant aux significations des terminaisons flexionnelles ou dérivationnelles employées. Il y a également quelques indicateurs précieux de la conception émergente d’une grammaire du qenya dans l’essai contemporain de la grammaire de la langue gnomique (parente du qenya), qui fut publiée de pair avec le LG5).

À l’occasion, nous nous intéresserons aux formes plus tardives, en particulier lorsque l’identification d’un modèle grammatical particulier semble très probable et son emploi ou son étude (même s’il s’agit d’une forme altérée par les changements de conception) peut nous éclairer sur la manière dont Tolkien aurait pu concevoir l’usage de tels modèles. Mais de telles comparaisons doivent être considérées avec précaution, puisqu’il est très clair que Tolkien élabora et altéra sa conception de la grammaire du qenya et nous verrons, avec la publication des travaux datés des années suivant immédiatement le LG et le LQ, que ces changements furent souvent assez significatifs et eurent lieu fréquemment dans la période la plus ancienne du travail de Tolkien sur ses langues.

Je souhaite remercier profondément Patrick Wynne pour son aide, qui attira mon attention sur la signification de certains mots-clés dans le poème dont l’importance m’avait échappé (voir en particulier l’étude de oïkta dans les lignes 4 et 18), et qui me suggéra des possibilités alternatives pour certains des passages les plus obscurs. Je tiens également à remercier Carl Hostetter pour avoir insisté sur le fait que la sensibilité esthétique n’avait pas besoin d’être sacrifiée au profit de l’ingéniosité grammaticale. Toutes les zones d’ombre ou les erreurs qui demeurent dans ces notes sont bien sûr de mon entière responsabilité.

Narqelion
N•alalmino lalantila
Ne•súme lasser pínea
Ve sangar voro úmeai
Oïkta rámavoite malinai.

Ai lintuilind(ov)a Lasselanta
Piliningwe súyer nalla qanta
Kuluvai ya karnevalinar
V’ematte sinqi Eldamar.

San rotser simpetalla pinqe,
Súlimarya sildai, hiswa timpe
San sirilla ter i•aldar:
Lilta lie noldorinwa
Ómalingwe lir’ amaldar
Sinqitalla laiqaninwa.
N•alalmino hyá lanta lasse
Torwa pior má tarasse:
Tukalla sangar úmeai
Oïkta rámavoite karneambarai.

Ai lindórea Lasselanta
Nierme mintya náre qanta.

Titre

Narqelion « Automne ». Bien que ce terme pour la saison soit interprété par la suite comme signifiant littéralement « feu-disparition » (un mot composé dérivé dans « Les Étymologies » à partir des racines NAR- « flamme, feu » et KWEL- « disparaître, s’étioler »), il possède un sens différent dans le LQ. Il y est listé sous la racine NROQRO « s’étioler, disparaître, se rabougrir », où il est apparenté à l’adjectif narqa « disparu, rabougri », au verbe intransitif narqa- « disparaître » et au nom narqele « une disparition, un étiolement ».

La dérivation de narq-ele est comparable à celle de noms tels que kantele « morceau de harpe, répétition », lindele « chant, musique », qinqele « langueur » ou ōkele « maniement ». Le suffixe -ele, qui possède également un sens collectif ou augmentatif (comme dans tarkele « grand nombre de racines » à côté de tarka « racine »), est employé pour former des noms verbaux dont la notion inclut un sens de protraction ou de répétition. Ainsi, bien que la racine QELE- « périr, mourir, se gâter, défaillir » existait déjà à cette époque, elle n’est pas liée à la forme narqele, et Narqelion ne faisait pas spécifiquement référence à la diminution du soleil mais plutôt à l’étiolement et à la chute des feuilles en automne.
La dérivation de Narqelion à partir de narqele est comparable à la formation de certains noms pour d’autres moments de l’année : Lirillion « la première moitié de janvier » dérivait de Lirillo « le Valu du Chant », Erintion « la deuxième moitié de janvier » dérivait de Erinti « la Vali de l’amour, de la musique, de la beauté et de la pureté » et Amillion « février » dérivait de Amillo « l’un de ceux du Peuple Bienheureux (les Valar), Hilary ». Au regard de ces trois Valar, et des mois ou moitiés de mois qui les concernent, il est intéressant de noter que l’anniversaire de Tolkien avait lieu dans la première moitié de janvier, celui de sa femme Edith dans la deuxième moitié de janvier et celui de son frère Hilary en février. Il semble que nous ayons ici un aperçu des origines parfois très personnelles de la forme la plus ancienne de la mythologie de Tolkien.

Ligne 1

Il n’existe aucune description grammaticale du qenya contemporaine de Narqelion (sinon la Phonologie du qenya, élément d’accompagnement du LQ), mais il existe une Grammaire gnomique qui date de 1917 ou avant et qui contient de nombreuses allusions à la grammaire du qenya, mentionnées à titre de comparaison historique entre ces langues apparentées. La section sur le nom commence par cette déclaration « Les noms possèdent trois cas (comme ceux marqués pour l’article) en goldogrin comme en qenya » (LNG p. 9). Les trois cas listés sont (1) l’inessif ou nominatif, (2) le génitif et (3) l’allatif ou datif. Le cas génitif est décrit comme « dénotant la dérivation et habituellement employé tel quel comme un possessif ou un partitif mais également utilisé avec toutes les prépositions etc. de sens ablatif ou dérivatif. Il est également employé à l’occasion tel quel avec un sens ablatif, comme dans bara « depuis la maison, dehors, au loin » » (LNG p. 10).
La possibilité qu’une partie ou l’ensemble des usages du cas génitif ou leur ensemble puisse s’appliquer à la grammaire du qenya est insinué par l’observation suivante concernant le cas gnomique : « Il n’est pas utilisé en référence comme en q[enya] (cp. q. nostalen māra « bon par nature ») le cas ici employé en g[oldogrin] étant le nominatif (nôs mora « bon par nature ») ou occasionnellement le datif (nosi mora) » (ibid.). Cela fournit également un exemple de l’une des formes flexionnelles du génitif en qenya. Le LQ possède nostale « espèce, sorte » et māra « fort, puissant, vaillant ; bon, utile en parlant de choses » et le syntagme nostalen māra « bon par nature » doit contenir la forme génitive de nostale6).
Tolkien rédigea un tableau des « signes de ces cas » qui sont communément employés dans les noms goldogrins. Pour le génitif-ablatif (« gén. abl. »), nous avons le singulier -a ou -n et les pluriels -ion ou -thon. Tolkien compare chacun d’eux avec la terminaison correspondante en qenya et donne l’étymologie suivante : « concernant -ion cp. le q. -ion, tous deux étant le double pluriel -i + ō + n ; concernant -a cp. le q. -o, [depuis] ō ; concernant -thon cp. le q. -ron, où -r- est issu du nom[inatif] pour -son ; […] concernant n cp. le q. -n » (ibid.).
Le même matériel étymologique produisit les formes des cas de l’article goldogrin, bien qu’elles furent généralisées dans d’autres lignes analogues. La racine de l’article était ī, qui « donna le pluriel ī ou īn et le génitif īn, mais avant des mots commençant par les explosives nasalisées nd, mb, ng (un groupe assez nombreux à l’origine) īn- se développa également dans d’autres cas » (LNG p. 7). Cela mena à l’abandon de la distinction en nombre, ainsi par exemple le cas nominatif possède simplement la forme préconsonantique i• et prévocalique in• employé tout autant pour les noms singuliers que pluriels. Les distinctions de cas furent préservées, et la forme habituelle du génitif (possessif et ablatif) était na• préconsonantique et nan• prévocalique qui proviennent de la forme plus ancienne ina• et inan• par apocope. Ces formes étaient des terminaisons génitives doubles dérivées de « i + génitif n + suffixe génitif a » (p. 9), i.e. par combinaison des mêmes terminaisons génitives nominales goldogrines -n et -a mentionnées ci-dessus. Le a final goldogrin provient des , , longs finaux originels. Le fait que le -a de ina• soit parent du q. -o à partir du ō mentionné ci-dessus est corroboré par la variante archaïque goldogrine inon• où la qualité originelle de la voyelle est préservée, comme c’est le cas dans les noms golda, gén. goldon et les suffixes génitifs pluriels -ion et -thon.
Le doublement des terminaisons génitives dans l’article goldogrin visait probablement à contrecarrer l’ambiguïté croissante du génitif plus ancien in•, qui était homophone avec le nominatif pluriel in• et le nouveau nominatif singulier prévocalique in•. Si, à partir de nostale « espèce, sorte », nous extrapolons le génitif nostalen (« par nature »), nous pouvons supposer que alalme, alalmi- « orme » possédait le génitif *alalmin. D’autre part, le génitif double *alalmino (= alalmi- + -n + -o) peut être apparu pour fournir une plus grande distinction des formes adjectivales dérivées en -in, comme dans aurin « chaud » (cp. le nom aure, auri- « lumière du soleil, soleil, chaleur ») ou des noms tels que lōmin « ombre, ténèbres » (cp. le nom ōme, lōmi- « crépuscule, ténèbres, obscurité »).
Un indice de la fonction du n• préfixé dans n•alalmino est également fourni par la grammaire gnomique. Tolkien déclare que, en parallèle au développement des formes na• et nan• à partir de ina• et inan•, « de manière similaire, la forme in• donne très fréquemment n•, écrit n• ou ‘n• » (p. 9). La condition commune pour l’apocope du i initial dans ces formes doit être l’absence d’accent sur l’article lorsqu’il modifie un nom. Cette condition s’applique peut-être également au qenya.
L’article défini n’est pas listé séparément dans le LQ, mais il apparaît dans quelques entrées, comme dans i Sovalle « la Purification » et i•Ponōrir « les Terres du Nord, la Scandinavie ». Il s’agit apparemment de constructions nominatives singulière et plurielle. Une autre forme apparaît également dans le poème, ligne 11 : San sirilla ter i•eldar, qui signifie probablement « s’écoulant ainsi entre les arbres ». L’allatif-datif goldogrin est utilisé pour exprimer le mouvement vers quelque chose, comme un datif pur ou un datif d’avantage. Le nominatif-inessif est employé pour les sujets des phrases et avec toutes les prépositions locatives ou inessives, ou à l’occasion seul en tant que locatif. La construction ter i•eldar semble convenir à la catégorie nominative-inessive, aussi ne sommes-nous pas surpris de constater qu’il a la même forme que i•Ponōrir.
Si le qenya i, i• dérive de la même racine ī mentionnée dans la Grammaire gnomique, alors la forme plurielle représente probablement le pluriel primitif en ī plutôt qu’en īn, tous deux étant raccourcis en i lorsqu’ils n’étaient pas accentués. Cela va probablement de pair avec la racine I- « c’est là », de laquelle l’adverbe dérivé íne « ce jour, aujourd’hui » conserve la voyelle longue en position accentuée. Si n•alalmino signifie « à partir de/depuis l’orme », alors son sens ablatif convient au cas génitif (pour lequel nous avons suggéré le suffixe génitif double -no). L’article génitif préfixé n• pourrait dériver par apocope de *in•, une forme casuelle du qenya dérivée à son tour du génitif préhistorique īn = ī + -n, comme décrit dans la Grammaire gnomique.
La réduplication du début de la syllabe de la racine dans la-lantila est employée pour identifier l’idée basique du mot. Lorsque le résultat de la réduplication était euphonique et sans ambiguïté en qenya et sans altération des sons concernés (comme c’est le cas habituellement lorsque la racine se termine par r, par exemple) la base entière est répétée. Ainsi, per-pere- « endurer jusqu’à la fin, souffrir un grand martyr » est la forme intensive de pere- « passer, traverser, supporter, subir ». Il existe un modèle alternatif avec réduplication de la consonne et de la voyelle initiales de la racine, survenant probablement lorsque la deuxième consonne de la racine était sujette à une perte ou une modification, comme dans su-sūlima « plein de vent » (un adjectif intensif apparenté à sūlime « vent », la racine étant SUH͡YU, SUHU, SUFU). Ce modèle se retrouve dans les adjectifs multiplicatifs tels que lin-ti-tinwe « qui a de nombreuses étoiles » ou lí-ne-neldora « qui a de nombreux hêtres ».
La terminaison de lalant-ila est comparable à celle dans mirmila « qui ondule/ondulant », pour lequel le LQ donne l’exemple miru mirmila (i.e. « vin ondulant/qui ondule ») et pampila « tremblant », apparenté à papa- « trembler » (passé pampe-). Ainsi, lalantila est un adjectif verbal intensif ou multiplicatif dérivé de lant- « tomber, chuter » et signifiant quelque chose comme « tombant continuellement, chutant de manière répétée, une par une jusqu’à ce quelles soient toutes tombées ».
Ce participe modifie lasser « feuilles » à la ligne suivante (voir ci-dessous) qui est le sujet de la notion verbale, plus simplement « feuilles qui tombent/tombantes » mais avec le sens intensifié du verbe. Nous savons que dans la conception plus tardive, un participe quenyarin n’est pas nécessairement marqué comme pluriel lorsqu’il modifie un nom pluriel, comme le montre l’exemple de rámar sisíla « ailes qui brillent/brillantes » et ruxal’ ambonnar « sur des collines qui s’effondrent/s’effondrant » dans la dernière version d’Oilima Markirya (M&C, p. 222–223). Il semble que ce soit également le cas ici pour la conception du qenya.

Ligne 2

La terminaison -me peut avoir un sens relativement abstrait, comme dans loime « soif » (issu de loyo- « être assoiffé ») ou salme « morceau de harpe, musique de lyres ». Mais il est souvent employé pour dériver des termes de lieux ou d’endroits, dans des noms tels que kaime « demeure, maison », kirme « fente, goulet », nūme « ouest », orme « sommet » et tolome « île ». Peut-être que dans ces mots la terminaison -me dérive à l’origine de la racine (d’où mitta « dans, à l’intérieur, en dedans ») censée être apparentée à la racine IMI « dans, à l’intérieur ». La préposition imi- « dans » n’est pas listée séparément dans le LQ, mais c’est probablement le deuxième élément dans le nom du Roi de la Lune, Uole•mi•Kūme (sous l’entrée pour Korosintl, le nom de son palais), dans lequel Uole est le nom propre de l’esprit féérique de la Lune (selon l’entrée pour le mot apparenté Ûl dans le LG) et l’épithète mi•Kūme signifiant probablement « dans (la) Lune8) ». Elle apparaît peut-être également à la fin du nom du Soleil, Qorinōmi, soit littéralement « noyé dans la Mer » (cf. qorin « noyé » et Ô « la mer »), bien que la terminaison puisse ici être influencée par le féminin -i observé dans d’autres noms tels que Erinti, Fui, Nūri ou Ūrinki. Concernant la possibilité de mi- produisant la forme -me, comparer la racine , VI’I « comme » avec le dérivé ve « comme », vea « similaire, identique », de pair avec vīka « comme ».
Si súme est un dérivé comparable à kaime ou kirme, il pourrait signifier « l’air » comme le lieu où se trouve le vent. Mais si ces dérivés contiennent effectivement mi- « dans » sous la forme d’un suffixe (avec abaissement de la voyelle non accentuée produisant -me), alors certains d’entre eux doivent être apparus à l’origine par l’usage d’un complément circonstanciel (avec *mi en postposition), comme dans kaime « demeure, maison » < *kai-mi < kaya + *mi = « au (à l’endroit du) repos, où l’on se repose » ou kirme « fente, goulet » < *kir-mi < *kiři + *mi = « dans la fente, là où se trouve l’entaille ». Ainsi, súme peut conserver cette force adverbiale et signifier « dans le vent, là où se trouve le vent, accompagné par le vent ». Bien que hypothétique, cette interprétation est soutenue dans une certaine mesure par le fait que nierme à la ligne 20 puisse être compris dans le contexte comme faisant appel à une dérivation similaire (à ce sujet, voir plus bas). Il peut y avoir un usage analogue du suffixe -me dans la conception plus tardive de la langue, comme par exemple dans le syntagme lenéme ilúvatáren « avec la permission de [Ilúvatar] », qui apparaît dans The Notion Club Papers et qui fait référence à la permission obtenue par les Valar avant qu’ils ne changent le monde et ne détruisent Númenor (SD, p. 246).
Patrick Wynne et moi avions précédemment suggéré (PE no 9 p. 22) que le syntagme ne•súme pourrait être parallèle au gnomique i•walt ne Vanion « la fortune des Valar » (LT1, p. 272 ; LCP p. 675). Mais il s’avère que la lecture correcte de ce syntagme dans le LG (comme l’avons appris en observant les photocopies mêmes du texte du cahier) est i•walt na Vanion, avec la forme familière du génitif na• (voir ci-dessus) et il n’y a en fait aucune préposition gnomique *ne.
Il est intéressant de noter que la publication de la totalité du LG fournit un autre parent potentiel à ce q. ne• et un indice quant à sa possible signification. Dans le LG, sous l’entrée pour le verbe na- « est », qui est « assez irrégulier », le participe ol• et le prétérit thi sont donnés. La forme thi apparaît suite à un changement dans le manuscrit, l’entrée étant ni à l’origine. À l’époque où Narqelion fut composé, la conception du verbe « être » en qenya était probablement cohérente, pour autant que sa connexion historique (interne) le lui permette, avec cette conception gnomique élaborée au plus tard un ou deux ans après.
Le prétérit du verbe « être » n’est pas donné dans le LQ, mais la forme de ce temps est listée pour plusieurs verbes et fréquemment désigné en tant que telle. Le prétérit du qenya possède un certain nombre de formations, mais un type familier est observé dans kanda- « flamboyer », prét. kandane. D’autres exemples illustrant le modèle général incluent allu « laver », prét. allune ; apaitya « conquérir », prét. apaiksine ; tyosto « tousser », prét. tyostone ; palwa- « faire errer », prét. paltune et poita « nettoyer », prét. poine. Ces flexions ont toutes en commun le suffixe -ne. Il se peut que des formes telles que kanda-ne survinrent en fait comme une construction avec le radical verbal plus une forme du verbe « être », i.e. qu’une signification comme « flamboyait » fut syntaxiquement dérivée de la même manière que des syntagmes anglais comme « was blazing9) » ou « did blaze10) », avec une forme originellement atemporelle du radical kanda- « flamboyer, qui flamboie » combinée avec le passé exprimé dans la terminaison -ne « était en train de ».
Le présent du verbe « être » est donné dans le LQ comme étant « c’est » (signifiant également « ainsi, oui »), et si le prétérit est *nē ou *ne, il pourrait y avoir un parallèle avec certains autres verbes où l’opposition du présent et du prétérit est uniquement marquée par le changement -a > -e, comme dans panta- « ouvrir, déplier, étendre », prét. pante, ou sanga- « emballer serré », prét. sange. Et le q. *nē, *ne- pourrait correspondre à la forme goldogrine (rejetée) ni, comme le q. le « avec » (à partir de la racine et cité comme étant q. ē dans le LG) correspond au goldogrin li « avec, et ». Si ne- = « était/étaient », alors ne•súme pourrait signifier « était/étaient dans le vent ». Il est possible que le radical ne- puisse être employé comme participe pour signifier « ayant été, étant » (les radicaux du prétérit sont employés de cette manière pour exprimer des circonstances d’accompagnement dans le poème Oilima Markirya d'Un Vice Secret, e.g. vea falastane « la mer déferlante/qui déferle », M&C p. 213–214).
Certains exemples de l’emploi de ce suffixe dans le LQ comprennent aimaktur « martyrs » (mentionné sous perpere-), pluriel de aimaktu ; i Torqeler « les tropiques » (cf. torqele « chaleur tropicale ») et le féminin pluriel Valir (employé dans l’entrée heri), correspondant au singulier Vali (employé dans l’entrée Erinti). D’autres noms pluriels apparaissent dans le poème, tels que sangar aux lignes 3 et 17, súyer à la ligne 6, rotser à la ligne 9, i•aldar à la ligne 11 et pior à la ligne 16.
Il est probable que lasser soit le sujet de ne•súme, comme l’indicatif « feuilles étaient dans le vent » (ou peut-être en tant que participe circonstanciel signifiant quelque chose comme « feuilles ayant été dans le vent, feuilles étant dans le vent »). Puisqu’il semble également être modifié par l’ablatif-génitif et le participe dans la ligne précédente n•alalmino lalantila « tombant une à une de l’orme », l’ensemble signifiant « {les} feuilles tombant de l’orme étaient dans le vent » ou « depuis l’orme, les feuilles tombaient dans le vent ». L’ordre des mots pourraient créer un effet que nous pourrions traduire par « de l’orme, tombant dans le vent, étaient des feuilles ». La liberté relative de l’ordre des mots se retrouve dans des exemples quenyarins plus tardifs, e.g. la phrase poétique laurië lantar lassi « comme l’or tombent les feuilles », pour la forme prosaïque lassi lantar laurië « {les} feuilles tombent dorées ». Placer le sujet après le verbe et l’adjectif permet de concentrer l’attention sur lui et faciliter sa comparaison aux images suivantes du poème.
Aussi, de toutes les possibilités, la plus vraisemblable semble être que pínea modifie lasser, en dépit du fait que l’adjectif ne soit pas marqué en nombre pour s’accorder au pluriel du nom. Dans certaines langues dans lesquelles un adjectif est normalement décliné en nombre et en cas pour s’accorder avec son nom, il existe des adjectifs exceptionnels qui ne sont pas du tout déclinables, conservant la même forme dans tous les usages. En finnois par exemple, les adjectifs ensi « premier, suivant », eri « séparé », koko « total, tout » et pikku « petit » sont tous déclinables (Arthur H. Withney, Finnish, 1956, p. 66 ; Charles N. Eliot, A Finnish Grammar, 1890, p. 44). Il existe également certains adjectifs finnois, tels que kulta « cher {= aimé} » et polo, polonen « pauvre » qui forment une espèce de composition avec le nom (bien qu’écrits séparément) de telle sorte que seul le deuxième mot de la paire (qu’il s’agisse de l’adjectif ou du nom) est fléchi. Ainsi « avec le pauvre garçon » pourra s’écrire poika polosella ou pojalla (Charles N. Eliot, A Finnish Grammar, 1890, p. 129).
Ce phénomène d’adjectifs singuliers modifiant des noms pluriels est assez visible dans le poème, et pourrait s’étendre au-delà de la situation observée en finnois qui ne possède qu’un petit nombre d’exceptions à sa règle générale d’accord nom-adjectif, mais l’explication sous-jacente pourrait être similaire. Il existe d’autres exemples dans le poème tels que oïkta et rámavoite aux lignes 4 et 18 (modifiant sangar aux lignes 3 et 17), qanta à la ligne 6 (apparemment un adjectif prédicat modifiant le sujet súyer), peut-être aussi pinqe à la ligne 9 (s’il modifie rotser) et torwa à la ligne 16 (modifiant pior). Les adjectifs au pluriel sont à peu près aussi nombreux (voir les notes sur úmeai et karnevalinar, plus bas) ; ainsi, en poésie qenya, il semble que l’accord de l’adjectif avec un nom pluriel est plus ou moins optionnel, du moins la moitié du temps.
Il peut y avoir une relation sous-jacente avec le fait que les adjectifs forment fréquemment le premier élément des mots composés (avec des noms ou d’autres adjectifs), comme dans karnevalinar « rouge-brun », laiqaninwa « vert-bleu » ou karneambarai « rouges-gorges ». Lorsque l’ensemble du mot composé est au pluriel, seul l’élément final reçoit une flexion, comme nous l’observons dans les premier et troisième exemples. Nous devons peut-être concevoir cela comme une construction prédicative telle que súyer nalla qanta « {les} airs étant pleins » (voir ci-dessous) comme une ellipse poétique pour *súyer nalla qanta•súyer *« {les} airs étant/qui sont pleins-airs », i.e. le singulier qanta est équivalent au radical nominal dans un mot composé pluriel apparenté. Ainsi, lasser pínea doit être compris comme une autre ellipse de lasser (nalla) pínea « feuilles étant/qui sont petites », bien que ce soit en fait une inversion poétique du mot composé *pínea•lasser, de sens équivalent au syntagme *píneai lasser « petites feuilles ».

Ligne 3

Apparemment, dans sangar voro úmeai « foules toujours grandes », l’adjectif úmea possède une flexion plurielle (úmea-i) pour marquer le fait qu’il modifie le pluriel sangar (si alternativement sangar était le verbe « ils/elles pressaient », alors úmeai s’accorderait avec le sujet pluriel, probablement les feuilles ; mais il me semble que l’interprétation de sangar comme un nom a plus de sens dans ce contexte). Compte tenu de cette lecture de sangar voro úmeai, et du fait que pínea « petit » et úmeai « grandes » sont en fait des opposés, il paraît probable que la similitude exprimée par ve « comme » soit la comparaison d’autres caractéristiques sans relation avec la taille en tant que telle. La ligne nous éclaire à ce sujet avec les adjectifs ramavoite « ayant/qui a des ailes » et malinai « jaunes » (voir plus bas), des qualités que les feuilles partagent, métaphoriquement ou littéralement.
Notons que le contraste syntaxique incident entre pínea (qui n’est qu’implicitement pluriel puisqu’il décrit chacun des éléments du pluriel lasser) et úmeai (qui est explicitement pluriel) sert à renforcer le contraste qui existe entre les deux. Bien que chaque feuille soit petite, chaque foule est grande précisément parce qu’elle est constituée de nombreuses feuilles. Cela affirme une conséquence significative de la comparaison : bien que la chute de chaque feuille soit un petit événement, du fait que les feuilles soient comme des foules, l’effet cumulatif de leur mouvement est éminemment grand.

Ligne 4

Notons que les trémas sur le i de oïkta indique que le mot est prononcé comme trois syllabes, o-ik-ta. Cela se nomme une « rupture » de la dipthongue et est mentionné dans la Phonologie du qenya, dans la discussion sur l’accent (PE 12 p. 27). Deux des exemples qui illustrent la condition selon laquelle cela survient sont antaïsta (avec rupture) et antaika (sans rupture). Il est clair que les deux consonnes suivant la diphtongue ai dans antaïsta constituent un facteur crucial menant à la rupture, analogue par exemple au contraste entre oïkta et oika « pauvre ». Apparemment, toutes les situations similaires n’engendre pas une rupture, mais un autre exemple dans le LQ est aürqila (à côté de auriqilea) « doré, ensoleillé ».
La ponctuation à la fin des quatre premières lignes du poème est écrite rapidement. Elle ressemble plus à une virgule qu’à un point, et si cela s’avère correct, elle pourrait suggérer que ces lignes forment un syntagme introductif en apposition à ce qui suit. Cela coïnciderait avec la suggestion alternative proposée plus haut selon laquelle ne•súme = « étant dans le vent ». Si ce genre de ponctuation est réellement une virgule, alors nous avons probablement une phrase indicative dans ces lignes ; et cela conviendrait à l’interprétation de ne•súme = « étaient dans le vent ». Prise dans leur ensemble, les lignes signifient quelque chose comme : « Depuis l’orme, de petites feuilles tombaient dans le vent, comme des foules toujours grandes d’oiseaux jaunes en vol ». Cette allusion métaphorique à des oiseaux est renforcée par les lignes suivantes : Ai lintuilind(ov)a Lasselanta.

Ligne 5

Ligne 6

La terminaison de ulumpingwe est identique à celle de telpingwe « silverfish12) » (dérivé de telpe « argent13) »). Bien qu’il s’agisse notamment du nom d’une variété d’insectes (comme ulumpingwe) la glose suggère une association avec ingwe « poisson »14) (et il n’y a bien entendu aucune raison de douter que ce mot composé qenyarin ne puisse s’appliquer généralement à toute espèce de poisson argenté, comme le fait la glose anglaise). L’influence de cette forme pourrait également se retrouver dans lingwe « serpent », qui est synonyme de lin, ling- « serpent », et pourrait être une altération analogique du radical plus court. Ainsi, peut-être que ingwe, tout du moins dans les noms composés, possède une application plus large à tous les ordres inférieurs du règne animal, en particulier à ceux qui, comme le poisson, disposent d’un mouvement fluide. Dans ces conditions, puisque le LQ donne pilin « plume15) », pilingwe peut signifier de manière basique « animal à plumes » ou « créature propulsée par ses plumes ».
Une autre alternative est suggérée par comparaison avec ómalingwe. Il est noté plus bas que cette forme pourrait être divisée en óma-lingwe et signifier « voix qui tournoient ou s’enroulent » (dans les arbres). Mais si ce dernier était divisé en ómali-ngwe, alors la première partie du mot pourrait contenir le suffixe multiplicatif -li, i.e. ómali- « de nombreuses voix ». Nous pouvons proposer une interprétation similaire de pilini-ngwe, i.e. qu’il contient le pluriel pilini « plumes ». Dans ce cas, il y aurait un parallèle structurel entre pilini-ngwe et ómali-ngwe. Et étant donné ce parallèle, nous pouvons noter les circonstances générales de l’usage de chacun de ces mots dans leur contexte : piliningwe fait référence aux plumes des oiseaux (comme les feuilles qui tombent) remplissant l’air (súyer nalla qanta, voir plus bas) ; ómalingwe faisant référence aux nombreuses voix des Gnomes chantant tendrement (lir’ amaldar, voir plus bas) tandis qu’ils dansent entre les arbres.
Nous pourrions comparer cela aux préfixes goldogrins gwa-, go- « ensemble, d’un seul tenant ». Dans le LG, il sont censés dériver de *ŋṷa qui correspond au q. ma- (dans LNG, η fut employé pour représenter ŋ dans le manuscrit original. Le son est une prononciation consonantique de u, i.e. le son w non-emphatique). Alors qu’en position initiale, la combinaison η͡͡w- peut donner le q. m-, en position médiale elle devient -ngw-, en accord avec la Phonologie du qenya (cf. PE 12 p. 15–16). Si cette relation est exacte, alors le e final doit être un développement secondaire marquant peut-être la forme comme étant adverbiale plutôt qu’adjectivale. Cela est également à rapprocher du goldogrin gwe « vous » qui est uniquement pluriel et dont le sens pourrait être approximativement « vous » = « tous ceux qui sont ensemble avec vous ».
Ómali-ngwe pourrait être « de nombreuses voix ensembles » ou « ensembles avec de nombreuses voix », avec -ngwe employé comme une sorte de suffixe comitatif indiquant un accompagnement ou des circonstances d’accompagnement. Pilini-ngwe signifierait donc « avec des plumes » et combiné avec qanta, à la fin de cette ligne le sens serait « plein de plumes, rempli de plumes », en référence aux nombreuses hirondelles de l’adjectif lintuilinda à la ligne précédente. Nous avons vu plus haut qu’à cette époque, la grammaire du qenya incluait les cas nominatif-inessif, génitif-ablatif et datif-allatif. La Grammaire gnomique déclare également que « Il existe nombre d’autres suffixes de signification similaire qui sont purement adverbiaux, ne sont pas employés avec des prépositions et seulement utilisés de manière occasionnelle avec des noms ». Si l’interprétation proposée pour le suffixe -me dans ne•súme « étaient dans le vent » (ligne 2) et dans nierme « dans le chagrin, dans la douleur » (ligne 20) est exacte, cela peut exemplifier une variété similaire de suffixes adverbiaux en qenya, également employée avec des noms à l’occasion. Le suffixe -me pourrait être un suffixe inessif alternatif (i.e. un suffixe locatif). Dans le même ordre d’idées, le suffixe -ngwe dans piliningwe « avec des plumes » et ómalingwe « avec de nombreuses voix » peut être un suffixe comitatif ou instrumental, avec une application occasionnelle aux noms.
Le poème compte quatre mots se terminant par -lla : simpetalla ligne 9, sirilla ligne 11, sinqitalla ligne 14 et tukalla ligne 17. Dans le cas de sirilla en particulier le sens est assez clair, puisque le radical verbal siri- « s’écouler » est donné dans le LQ de même que les autres mots du contexte (timpe « fine pluie », san « alors, à cette époque » et i•aldar « les arbres », au sujet desquels voir plus bas) : « fine pluie coulant alors à travers les arbres ». La force syntaxique précise de la construction est difficile à déterminer, ne sachant pas si sirilla est utilisé comme un verbe à l’indicatif ou comme une sorte d’infinitif, de gérondif ou de participe.
Le LQ possède quelques noms de forme similaire, tels que lirilla « lai, chant » (cf. liri- « chanter »), mirilla « léger sourire » (cf. miri- « sourire ») et pusilla « souffle, bouffée, brise » (cf. pus- « souffler, renifler »). Ainsi, peut-être avons-nous la terminaison de nom verbale -lla et peut-être pouvons-nous supposer que nalla signifie « être » dans le sens de « existence, affirmation, possession (d’un attribut ou d’un statut) ». Mais si nalla prend ici la place d’un nom, il est difficile de comprendre comment il peut convenir au contexte. Il peut peut-être exister comme apposition à Lasselanta. Mais une interprétation similaire ne semble pas fonctionner avec les autres exemples de cette terminaison.
Nous verrons plus bas que dans la ligne 14, nous avons probablement une variation textuelle entre les formes sinqitalla et [sinqit]álar. Si cette dernière est une forme plurielle de *sinqitála, alors nous pourrions peut-être comparer la terminaison avec lalantila ligne 1. Peut-être que -ila, -ála et -alla sont des terminaisons étymologiquement apparentées, des flexions du même adjectif verbal ou une catégorie de participe, avec de légères variations selon la forme des radicaux verbaux auxquels elles sont associées. Une explication raisonnable pour chacune de ces constructions serait qu’il s’agit d’expressions participiales de circonstances accompagnant la situation – lalantilla « les feuilles qui tombent/tombant », rotser simpetalla « les flûtes qui jouent/jouant », etc.
Ainsi, Piliningwe súyer nalla qanta pourrait signifier « l’air plein de plumes ». Dans ce syntagme, nalla semble être redondant, puisque *piliningwe súyer qanta « l’air plein de plumes » signifie essentiellement la même chose. Dans le LQ, l’entée est en fait glosée « (cela est,) ainsi, oui », indiquant probablement que l’emploi de ce mot pour « ainsi, oui » est dérivé de sa signification littérale « cela est ». Apparemment, le verbe « être » qenya peut posséder un sens emphatique, affirmatif. Ainsi, nalla peut avoir le sens « qui est ainsi, qui est en fait » et le syntagme nalla qanta « qui est plein en effet, qui est ainsi plein ». Tout comme en anglais, cette emphase pourrait servir de manière rhétorique pour introduire une similitude qualifiante ou une métaphore (voir sous V’ematte plus bas).

Ligne 7

La variation w > v, retenue dans le poème mais éliminée de l’entrée du LQ, peut représenter une interprétation alternative de ce mot composé. Enfin, l’ensemble du groupe de mots sous la racine GWALA(1) incluant ‘walin(a) « marron » fut rejeté, et l’entrée karnewalin également supprimée, bien que karne et karmalin furent conservés, ce dernier recevant probablement une nouvelle interprétation avec son deuxième élément apparenté à malina « jaune ». Peut-être que dans le poème, karnevalinar est ainsi associé à la racine VALA et ses dérivés Valar, Vali avec karnevalina signifiant quelque chose comme « rouge valinórien ». La ligne suivante du poème inclut les mots sinqi « gemmes, métaux » et Eldamar, aussi, d’un point de vue contextuel, une association de la couleur karnevalina avec les Valar semble être plausible. D’un autre côté, si valin(a) désigne une nuance particulière de rouge, nous pourrions nous attendre à ce que cet élément survienne en premier dans le mot composé (cf. karneambara plus bas). La glose originale karnevalin « roux, rouge orangé » demeure la seule indication de ce à quoi il est ici fait référence.
Il est difficile de savoir, à partir des exemples en notre possession, s’il existe ou non des règles déterminant le choix des suffixes -i ou -r dans les adjectifs au pluriel. Par exemple, si kuluvai ya karnevalinar « dorés et roux » fait référence à des mots précédents différents en vertu de leurs terminaisons distinctes, il se pourrait que karnevalinar fasse référence aux « hirondelles » de lintuilinda (ou aux « plumes » de pilningwe), ceci étant une description valable de la couleur de la gorge de l’hirondelle commune, tandis que kuluvai pourrait faire référence à la couleur des feuilles d’orme, implicites dans Lasselanta (ou explicites plus tôt dans le lasser de la ligne 2). Mais même si ces associations sont les bonnes, il demeure difficile de corréler le choix de la terminaison adjectivale avec la syntaxe du nom antécédent.
La terminaison plurielle en -i est employée sur les adjectifs en -a (úmeai, malinai, kuluvai) mais pas sur les noms en -a, tandis que le pluriel en -r est employé aussi bien pour les noms (sangar, aldar) que les adjectifs (karnevalinar, amaldar). Nous savons également que dans les exemples plus tardifs de quenya, les adjectifs peuvent être employés substantivement, i.e. à la place des noms. Ainsi, dans la salutation de Sylvebarbe A vanimar, vanimalion nostari « Ô belles gens, parents de beaux enfants », l’adjectif vanima « beau, ravissant » est employé substantivement pour signifier « quelqu’un de beau », et en tant que tel il prend les terminaisons plurielles du nom, -r et -li, à l’opposé du pluriel adjectival classique.
Dans cette conception plus tardive, les adjectifs en -a forment normalement leur pluriel en -e : vanima, pl. vanime. Il s’agit de la continuation conceptuelle de la terminaison ai observée dans Narqelion et en fait du point de vue historique interne selon lequel -ai est la source en quenya ancien de la forme -e du quenya du Troisième Âge, comme nous pouvons le supposer de la déclaration, dans Quendi and Eldar, au sujet de la flexion « possessive » -va qui « était et demeura un adjectif et possédait la forme plurielle -ve dans son attribution plurielle (q[uenya] archaïque -vai) » (WJ, p. 407).
Si le suffixe -r était déjà employé pour l’usage substantif d’adjectifs pluriels dans la conception plus ancienne, alors karnevalinar serait littéralement « les roux, ceux [qui sont d’un] rouge orangé ». Ainsi, kuluvai « dorés » est un pluriel attributif modifiant le(s) nom(s) précédent(s), tandis que le syntagme nominal ya karnevalinar « et (aussi) ceux rouges orangés » est une sorte de pensée après coup. L’usage peut ici être optionnel, et ainsi être choisi en partie pour fournir une rime avec Eldamar à la ligne suivante. Toutefois, l’usage nominal de l’adjectif sert également à remettre l’emphase sur les choses (oiseaux et feuilles) qui sont décrites et donc aider la transition métaphorique, ainsi kuluvai ya karnevalinar « ceux dorés et rouges orangés » fait également référence à sinqi dans le syntagme suivant.

Ligne 8

Il existe les éléments démonstratifs en-, ek-, et- « cela (près de toi) », formés par divers ajouts à la racine E, avec la forme non augmentée du préfixe e- (donné sans glose) survenant apparemment comme une variante, e.g. dans et(t)amne = tamne « aujourd’hui ». Sous la racine démonstrative SA-, la forme sa est présentée à égalité avec celles démonstratives e-, en-, ta, mais est également censée être un préfixe intensif semblable à a-. Aussi, peut-être pouvons-nous supposer que le préfixe e- pourrait être employé comme un intensif16).
Si nous devons diviser le terme en e-matte, il y aurait alors une possible ressemblance du second élément avec mat (tt) « repas, heure du repas » sous la racine MATA « manger ». La forme intensive pourrait signifier « grand repas, festin, banquet » et être employée métaphoriquement pour faire référence à un grand nombre de gemmes (voir la discussion sur sinqi plus bas). La difficulté de cette interprétation réside dans le fait que tous les autres mots sous la racine MATA font référence au manger, aux sortes de nourriture ou aux parties de certains mois. Aussi est-il clair qu’une telle métaphore sur un « festin de gemmes » devrait impliquer le fait que les gemmes soient mangées. Ce n’est pas une idée impossible dans la mythologie émergente de Tolkien. Dans les Contes perdus, il est dit comment « Tisseuse de Ténèbres était avide de l’éclat de ce trésor de joyaux » que Melko vola, bien que nous la voyons seulement les dissimuler dans ses cavernes, « enlacés dans des toiles de ténèbres » (LT1, p. 152 ; LCP p. 177), et ce n’est que par la suite qu’émergea cette description d’elle les dévorant un à un17). Mais cette idée semble posséder une connotation inappropriée dans le contexte du poème.
Dans la Grammaire gnomique, à la fin de la discussion sur l’origine des terminaisons de cas, dans laquelle il est dit que « -th est original et [le] même que q. -r », Tolkien rapporte la supposition suivante : « L’existence en gn. du signe pluriel -r dans les verbes (couplé à [la] forme q. du gén. pl. -ron) à fait émerger l’hypothèse que le gn. -th ne représente pas le q. -r[,] mais que ce -r est une véritable terminaison plurielle (i.e. -r liquide) et que -tt = q. -t forme duelle -ttə[,] une terminaison duelle = -ntə. Cela est possible » (LNG p. 10). Peut-être que le qenya possède une terminaison pronominale apparentée -tte avec la signification duelle « ils/elles » = « tou(te)s les deux ». Notons que la terminaison duelle semblerait faire allusion aux deux groupes de choses décrits dans la ligne précédente, Kuluvai ya karnevalinar « ceux dorés et rouges orangés » (nous pensons habituellement à un duel comme faisant référence à une paire d’individus, mais il peut également s’appliquer à une division bipartite d’un groupe plus grand — dans la conception plus tardive, il y a une distinction entre omentie « rencontre » de deux individus ou groupes et yomenie « rencontre » de trois personnes ou plus ; WJ, p. 367 & 407).
Si nous devons diviser le terme en ema-tte, il y a une possible ressemblance du premier élément avec le radical du verbe enin, emil, emir « je (etc.) me nomme ». Le consonantisme irrégulier du verbe peut être (si cela n’est pas illusoire — Tolkien ayant oscillé dans sa conception de ces formes) en relation avec la variation dans le radical nominal apparenté en (emb-) « un nom ». Nous ne pouvons qu’émettre des hypothèses quant à la signification précise du radical ema- ainsi obtenu. Si le sujet de ce verbe est les feuilles et les plumes « dorées et rouges orangées » de l’automne, et que le complément d’objet est « les gemmes d’Eldamar » (sinqi Eldamar, voir plus bas), alors le sens de ce verbe pourrait être que (pour le poète) ces couleurs « rappellent {angl. call up} » ou « remémorent » ces créations elfiques légendaires. Notons qu’il est fait écho à ce sens dans la dernière ligne du poème, dans le mot mintya, signifiant « rappeler » ou « rappel ». Pour d’autres verbes dans le LQ présentant une variation de sens similaire due à la présence implicite ou à l’absence de l’idée d’achèvement ou de finalité (qui est fréquemment exprimée en anglais par l’adverbe « up »), cf. sulp- « lécher, boire à petites gorgées {angl. lick, sup, lick up, sup up} », konta- (prét. kōme) « rouler, emballer {angl. roll up, roll, pack} », kupta- « voûter, sembler voûté {angl. to hump up, look humpy} », qoto- « compter ; calculer ; rendre compte, appeler ; penser, considérer {angl. count up ; reckon ; account, call up ; think, consider} ».
Si le sujet est duel, alors le sens est « tous deux rappellent les gemmes », et (comme suggéré plus haut) les candidats les plus probables pour le sujet duel auquel la terminaison -tte fait référence sont « ceux dorés et rouges orangés » de la ligne précédente. Et, bien sûr, karnevalin peut décrire de telles gemmes comme étant des topazes ou des grenats, tandis que kuluva, dérivé de kulu « or », peut faire référence au métal. Le terme sinqi inclut les gemmes tout autant que les métaux. C’est un équivalent théorique aux « minéraux », mais n’implique pas nécessairement que les substances décrites aient été extraites de la terre, puisque les gemmes d’Eldamar furent en fait conçues comme ayant été façonnées à partir des couleurs naturelles que les Gnomes virent autour d’eux. Et même kulu possède un sens plus poétique que notre simple « or métallique », comme cela est expliqué dans le LG au sujet de son parent culu, qui était « employé de manière mystique comme nom générique pour tous les métaux rouges et jaunes ». Le mot sink (sinq-) « gemme » fut originellement placé dans le QL sous la racine SṆT͡YṆ « scintiller », de pair avec siny- « briller » et sintl « cristal », seulement groupé (provisoirement) par la suite avec sinqele « mine ».
Il n’y a aucune flexion à ce mot dans le poème, aussi semble-t-il être au nominatif singulier. Comme la Grammaire gnomique l’explique au sujet des trois cas du goldogrin et du qenya, le cas nominatif est également inessif ou locatif. Il est employé de cette manière avec des prépositions locatives, mais peut être utilisé seul dans certaines constructions pour indiquer la localisation. L’exemple donné est le goldogrin bar « à la maison ». C’est ce même mot qui forme le deuxième élément de Eldamar/Eglobar.
Il semble possible que V’ematte sinqi Eldamar signifie « comme elles rappellent les gemmes d’Eldamar ». Il nous faut peut-être comparer cela au passage que Tolkien composa par la suite dans le Livre des contes perdus, décrivant comment « les Noldoli inventèrent et façonnèrent les premières gemmes. Ils firent des cristaux, avec les eaux des sources striées par les lumières de Silpion ; de l’ambre et des chrysoprases et des topazes brillèrent sous leurs mains, et des grenats ainsi que des rubis conçurent-ils, créant leur substance telle du verre ainsi qu’Aulë leur avait enseigné, mais les teignant avec les jus de roses et de fleurs rouges, et à chacune ils donnèrent un cœur de feu » (LT1, p. 127 ; LCP, p. 149–150).
Les Gnomes fabriquèrent un grand nombre de gemmes qu’ils partagèrent avec les autres habitants de Valinor et qu’ils répandirent sur les rivages d’Eldamar. Cette abondance est l’élément central sur lequel se focalise la comparaison faite avec nalla qanta « qui est tellement plein » à la ligne 6 et v’ematte « comme elles rappellent » à la ligne 8. L’idiome qenya ne dispose d’aucun équivalent strict dans notre langue. Mais il peut être similaire à une construction du type l’air est tellement plein de plumes qu’il me rappelle les gemmes d’Eldamar, pour autant que l’adverbe « comme » soit employé pour introduire une proposition exprimant la manière ou le degré. D’autre part, cette phrase peut également être similaire à l’air est en fait tellement plein de plumes, comme si elles rappelaient les gemmes d’Eldamar, du moins si cette construction subjonctive peut prendre comme sujet un pronom {– elles –} qui fait référence au complément d’objet précédent {– plumes –} de la proposition principale.

Les lignes 5 à 8 du poème prises ensembles signifient quelque chose comme : « Oh ! Automne avec ses nombreuses hirondelles, l’air {est} tellement plein de plumes dorées et rouge-orangées, qu’il me rappelle les gemmes de la Demeure des Elfes ». C’est à présent vers cette époque légendaire où les Gnomes et les Fées vivaient à Eldamar que le poème se tourne.

Ligne 9

Le nom sous-jacent simpe n’apparaît pas dans le LQ, mais la forme Simpi s’y trouve et y est présentée comme l’équivalent de Solosimpe, et simpe est clairement le deuxième élément de Solosimpe, pl. Solosimpi « Flûtiste(s) de la Côte ». Sous l’entrée pour Solosimpe, le LQ donne le passage suivante (comme semblant cité d’une source externe) : « Les fées […] vivaient parmi [les] rochers et sur les grèves d’Eldamar, dansaient le long des plages du monde — et à présent ils dansent et jouent de la flûte pour les vagues et créent des mélodies dans les cavernes herbeuses des côtes de Tol Eressea ».
Le verbe *simpeta- pourrait signifier « faire ce que fait un Solosimpe » (soit « jouer de la flûte ») et simpetar « quelqu’un qui fait ce que fait un Solosimpe » (soit un « flûtiste »). Tout comme nalla « étant » et sirilla « s’écoulant », simpetalla peut ainsi signifier « jouant de la flûte » ou « jouant », un participe modifiant rotser.

Ligne 10

Dans les exemples plus récents de poésie en quenya, il existe un suffixe -rya employé comme possessif de la 3e personne, e.g. dans ve fanyar máryat Elentári ortane « comme des nuages ses deux mains la Reine-des-étoiles a élevé ». L’essai Quendi and Eldar note que -rya peut également être employé en étant immédiatement suivi du nom de la personne à laquelle il est fait référence, en lieu et place d’une construction génitive, comme dans köarya Olwe « la maison d’Olwe » (littéralement « sa maison à lui, Olwe ») et explique que des suffixes possessifs puissent également être rattachés à des adjectifs lorsque ceux-ci étaient attribués à des noms propres (ou des fonctions personnelles comme « roi ») comme dans Varda Aratarya « Varda l’Exaltée, Varda dans sa sublimité » (WJ, p. 369). Ainsi donc, si súlima est ici attribué à roster « flûtes » à la ligne précédente, ou par métonymie aux « flûtistes » jouant de la flûte, alors súlimarya pourrait signifier « ses/leurs airs » et súlimarya sildai « ses/leurs airs fins », peut-être dans le sens que les mélodies sont délicates, subtiles ou enchanteresses.
Deux difficultés demeurent concernant cette interprétation. Premièrement, il n’y a aucun indice permettant de prouver l’usage de -rya comme suffixe possessif de la 3e personne à ce stade ancien dans la conception du qenya. Il n’existe aucun suffixe possessif comparable, et bien que les formes verbales enin, emil et emir « je (etc.) me nomme » semblent être respectivement les 1ère, 2e et 3e personnes, des parallèles formels comme mokir « je hais » rendent l’identification de ce suffixe -r problématique. Deuxièmement, l’emploi de pinqe « fin, fluet » dans le syntagme précédent et sildai « fin » ici semble quelque peu redondant, si tous deux font métaphoriquement référence au caractère de la musique qui est jouée par les flûtes. Aucune de ces objections n’est très forte par elle-même, mais prises ensembles, elles recommandent de chercher une autre interprétation possible.
Si le mot súlimarya était divisé en súli-marya, alors le premier élément pourrait être sūle « pilier, colonne » peut-être au pluriel, ou bien une variation du radical. La première proposition pourrait être cohérente avec sildai comme pluriel de l’adjectif silda « fin », i.e. « colonnes fines ». Ce qui laisse le second élément -marya dans l’expectative. Les formes suivantes du LQ commençant par mar- exemplifient les diverses connexions possibles : mar- « être mûr », marin « fruit », marilla « perle », mar « demeure d’hommes », marqa « limoneux », mard- « broyer », marma « sable », mart « un coup de chance ». De tous ces termes, marilla est le seul pouvant avoir un sens dans le contexte.
Le LQ liste marilla « perle » sans autre mot apparenté, mais avec une connexion hésitante au groupe incluant mard- « broyer » et marma « sable ». Si nous observons la composition même de ce mot, il semble dériver du radical *mari- avec le suffixe de formation nominale -lla, qui possède à l’occasion une force diminutive, comme dans lotella « fleuron {= petite fleur} » (à côté de ōte « une fleur, une floraison ») ou mirilla « léger sourire » (à côté de mire, mirin « un sourire »). Peut-être qu’à partir du radical implicite *mari-, il existe l’adjectif en -a *marya « de perle » ou « comme une perle », de formation comparable à des adjectifs tels que inya « menu » (à partir de la racine INI- « petit ») ou varya « différent » (à côté du radical *vari- dans varimo « étranger »).
Ainsi, le mot composé súli-marya pourrait signifier « ayant des colonnes de perles », faisant référence à la fabrication des rotser « flûtes » de la ligne 9. Et le syntagme súlimarya sildai peut être en fait constitué de deux adjectifs en apposition, « aux colonnes de perles (et) fines », tous deux modifiant rotser, avec la flexion plurielle seulement appliquée au deuxième adjectif (cf. la discussion sur oïkta rámavoite malinai ligne 4).

>Ainsi, hiswa timpe « une pluie fine, brumeuse ; une bruine qui disparaît ».

Ligne 11

En définitive, hiswa timpe san sirilla ter i•aldar semble signifier « une brume évanescente s’écoulant ainsi à travers les arbres ». Les descriptions des « flûtes jouant » et des « brumes s’écoulant » sont suivies dans le texte par deux-points, et il semble qu’il s’agisse de syntagmes participiaux en apposition servant à véhiculer les circonstances accompagnant l’action décrite dans les lignes suivantes.

Ligne 12

Ligne 13

Une autre possibilité, suggérée plus haut, serait que nous disposerions ici du suffixe multiplicatif -li, i.e. ómali- « nombreuses voix » et de la terminaison -ngwe, óma-li-ngwe étant alors comparable à pilini-ngwe à la ligne 6, en supposant que ce dernier contienne le pluriel pilini « plumes ». Dans ce cas, il pourrait y avoir un parallèle structurel entre ómali-ngwe et pilini-ngwe. Le contexte suggère que pilini-ngwe súyer nalla qanta signifie quelque chose comme « les brises qui sont remplies de plumes » et un sens identique pour ómali-ngwe serait « avec de nombreuses voix ».

Ligne 14

Les deux formes semblent dériver du radical verbal *sinqita- introuvable dans le LQ, mais qui dérive probablement de sinq- « minéral, métal, gemme », sous la forme alternative *sinqi- similaire à celle qui sous-tend sinqina « métallique ». Nous pouvons également faire le rapprochement avec la dérivation de makseta- « enchevêtrer » à partir de makse « filet », ou vaimata- « enrober, entourer d’une (chose semblable à une) robe » à partir de vaima « enveloppe, robe », sinqita- pourrait peut-être signifier quelque chose comme « couvrir ou décorer de métaux ou de gemmes ». À l’époque où l’entrée sink (sinq-) « gemme » fut originellement placée dans le LQ sous la racine SṆT͡YṆ « scintiller » (voir la discussion sur sinqi plus haut), elle fut immédiatement suivie par une entrée snqe[??] « briller comme des gemmes ». Cette dernière fut supprimée et est assez difficile à lire dans le manuscrit. La forme pourrait peut-être se lire sinqe[ta]- ou sinq[ita]- et représenterait le verbe à l’origine de la forme Sinqitalla du poème. Dans ce cas, elle pourrait signifier « brillant/qui brillent comme des gemmes ».

Le passage cité plus haut, dans la discussion sur V’ematte sinqi Eldamar, continue : « Certains firent des émeraudes, avec l’eau de crique de Kôr et les lueurs des clairières herbeuses de Valinor, et ils façonnèrent des saphirs en grand nombre, les [?teignant] avec les airs de Manwë ; des améthystes y eut-il et des pierres de lune, des béryls et de l’onyx, des agates de marbres mêlés et de maintes pierres moindres, et leurs cœurs furent très heureux, et ils ne se contentèrent pas d’une petite quantité, et ils en firent un nombre incommensurable jusqu’à ce que toutes les belles substances furent près d’être épuisées et que les grandes piles de gemmes ne pussent être dissimulées mais vinssent à flamboyer dans la lumière comme des lits de fleurs éclatantes » (LT1, p. 127–128 ; LCP p. 150).

Les lignes 9 à 14 du poème, prises ensembles, signifient quelque chose comme : « En ce temps, lorsque les flûtes jouaient, fines colonnes de perles, alors que les brumes évanescentes s’écoulaient entre les arbres : le peuple des Gnomes dansant chantait tendrement avec de nombreuses voix, brillant vert et bleu ». Notons que la référence supposée au passé employée ici n’est véhiculée que par l’emploi, à deux reprises, de l’adverbe san « ainsi, en ce temps », qui est en fait démonstratif et décrit ici le passé, en vertu de sa référence au temps de la description des sinqi Eldamar à la ligne précédente. Le poème se tourne de nouveau du passé vers le présent.

Ligne 15

Pour une description plus détaillée de N•alalmino, lanta et lasse, voir plus haut. La ligne signifie « depuis l’orme une feuille tombe ici » et fait écho aux lignes 1 et 2.

Ligne 16

Ligne 17

Ligne 18

C’est une répétition des mêmes mots employés à l’identique ligne 4.

A l’inverse de l’hirondelle, qui s’envole vers le sud à l’automne, le rouge-gorge reste pour l’hiver. Les nuées de rouges-gorges en vol doivent être interprétées comme arrivant plutôt que partant. Ce sont certainement ces oiseaux que l’aubépine « va chercher » avec ses baies. Il se peut également qu’il y ait une allusion à la similitude de couleur et de forme entre le fruit de l’aubépine et le corps du rouge-gorge, tout du moins comme parallèle à la similarité de couleur entre les feuilles de l’orme et les hirondelles en vol, à laquelle il est fait allusion au début du poème.

Les lignes 15 à 18 semblent donc vouloir dire : « Depuis l’orme une feuille tombe là, le fruit brun de l’aubépine comme une main : allant chercher les nuées d’oiseaux au buste rouge en vol ». À la suite de quoi le poème se termine sur un couplet adressé à l’automne, en « refrain » aux lignes 5 à 8.

Ligne 19

L’adjectif lindórea, généralement employé pour les oiseaux, est utilisé ici de manière métaphorique pour décrire la saison elle-même. Cela implique également que les oiseaux chantent à l’aube automnale, faisant ainsi écho à la ligne 5.

Ligne 20

Mais cela semble toutefois être une métaphore un peu dure pour exprimer une telle idée. Lorsque l’automne est décrit comme lindórea « chantant à l’aube », ce sont les oiseaux qui chantent, et l’emploi du verbe nara- suggèrerait que les oiseaux étaient querelleurs et d’humeur chamailleuse, s’invectivant les uns les autres. Le parallèle avec la ligne 6 suggère une autre interprétation (peut-être plus vraisemblable) si l’on considère le fait que cette ligne se termine avec le même terme (qanta) que celui qui achève le poème.
Mais si Lasselanta mintya signifie « l’automne me rappelle », bien que le complément d’objet ne soit qu’implicite, nous serions en droit de chercher une clarification explicite à ce qui est modifié par l’adjectif qanta. De fait, une conclusion plausible serait que náre est une forme fléchie du verbe « cela est ». Aucune autre terminaison verbale en -re n’apparaît ailleurs dans le matériel le plus ancien, mais dans la première version du poème Oilima Markirya de l’essai Un Vice Secret, elle survient comme marqueur de la troisième personne du singulier dans le syntagme kirya kaliére kulukalmalínen « le navire brillait de lumières dorées » (M&C, p. 220–221). La terminaison -re, pronom sujet de la troisième personne du singulier, est probablement employée ici pour véhiculer l’idée que le sujet, l’automne lui-même, est également modifié par l’adjectif prédicat qanta. Les deux lignes signifiant ensembles : « Oh ! chantant à l’aube, l’automne me rappelle qu’il est plein de chagrin ».
Le sens du refrain est naturellement métaphorique, et l’attribution du chagrin à la saison de l’automne est une personnification. Cela implique que l’automne remplit de chagrin la mémoire du poète en lui rappelant le passé. Pas uniquement le passé immédiat avec les hirondelles s’en allant pour l’hiver, mais également le passé lointain, lorsque les Elfes avaient pour habitude de jouer de la flûte et danser parmi les arbres. Ils ont maintenant disparus, mais les couleurs changeantes, les feuilles et les baies, la pluie fine et les oiseaux qui chantent les évoquent tous ensembles avec vigueur dans l’imagination du poète. Mais, tout comme les brumes qui s’évanouissent, les Fées et les Gnomes furent présent autrefois parmi les arbres, et bien qu’ils aient disparu les effets de leur présence (au moins) sont encore visibles pour ceux qui savent où regarder. Les brillantes couleurs de la rosée matinale sur la feuille ou la baie, et le chatoiement de l’hirondelle ou du rouge-gorge en vol, sont des couleurs semblables à celles des gemmes et des cristaux que les Elfes répandirent dans leur royaume. Ainsi l’automne foisonne-t-il toujours des évocations de ce passé mythique qui poussent le poète à exprimer sa peine en cette saison.

Afin de résumer tout cela, je donne une traduction prosaïque plus ou moins littérale du poème en qenya, suivie par une autre version tentant de rendre approximativement le schéma métrique original21) :

« Tombant une à une de l’orme les feuilles étaient dans le vent, comme des nuées toujours importantes d’oiseaux jaunes en vol. Oh ! Automne avec ses nombreuses hirondelles, les airs sont tellement pleins de plumes dorées et rouge-orangées aussi, qu’elles me rappellent les gemmes de la Demeure des Elfes. Ainsi les flûtes jouent leur délicate musique, fines colonnes de perles, une faible pluie s’écoulant alors au travers des arbres : le peuple des Gnomes dansait et chantait une douce mélodie avec de nombreuses voix, brillant vert et bleu. De l’orme une feuille tombe ici, le fruit brun sombre dans la main de l’aubépine : attirant de grandes nuées d’oiseaux au buste rouge qui volent. Oh ! En chantant à l’aube l’automne me rappelle qu’il est plein de chagrin. »
Autumn
The elm-tree one by one lets fall
Upon the wind its leaves each small
That ever large as throngs are grown
Whose yellow birds upon their wings have flown.

Oh! Fall, its swallows spring-like trilling
All the airs indeed with feathers filling,
Golden-hued and orange-red, recalls
The gems bestrewn near Elven-halls.

Then pipes sustained their slender whistle,
Columns pearly thin, a fading dizzle
Then meandered through the forest:
Dancing folk of Gnomish-seeming
Raised their voices tender-chorused,
Emeralds and sapphires gleaming.
Here from the elm a leaf is drifted,
Rich-brown haws are still uplifted:
Fetching the throngs that large are grown
Whose red-breast birds upon their wings have hither flown.

Oh! The Autumn that sings each morrow
Reminds me it is full of sorrow.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) N.d.T. : J.R.R. Tolkien : Une Biographie, p. 78.
2) N.d.T. : Christopher Tolkien inclua des éléments du Lexique gnomique et du Lexique qenya dans la liste des noms à la fin des volumes I et II de la série History of Middle-earth (ces deux volumes furent publiés en une seule édition compacte en français).
3) N.d.T. : Cf. PE 11 pour la grammaire et le lexique gnomiques, PE 12 pour la phonologie et le lexique du qenya, le PE 13 pour des fragments noldorins, le PE 14 pour des fragments de texte en qenya ainsi que la Early Qenya Grammar, le PE 15 contenant plusieurs éléments de grammaire qenya, un dictionnaire et un texte et le PE 16 contenant 3 poèmes qenya, une liste de mots qenya et plusieurs éléments de grammaire (à noter que les PE 13 à 16 ont été publiés en 2001, 2003, 2004 et 2006 respectivement, soit après cet article).
4) N.d.T. : PE 12 p. 1–28.
5) N.d.T. : Dans le PE 11.
6) N.d.T. : Dans la Early Qenya Grammar, écrite quelques années plus tard vers 1920–1925, Tolkien écrit que « les noms ont un singulier et un pluriel et possèdent quate cas : le nominatif, l’accusatif, le génitif, le datif » (PE 14 p. 73), donnant ensuite un génitif en -n pour les noms se terminant par une voyelle (groupe (A)) ou en -o pour ceux terminés par une consonne (groupe (B)).
7) N.d.T. : Cf. PE no 12, p. xvii-xxi.
8) N.d.T. : Kūme pouvant être décomposé comme Kū-me soit « le lieu du Croissant ».
9) N.d.T. : fr. « était en train de flamboyer ».
10) N.d.T. : fr. flamboya.
11) N.d.T. : Dans la biographie de J.R.R. Tolkien.
12) N.d.T. : Du fait de l’incertitude de la traduction de l’anglais silverfish (ce dernier pouvant désigner un insecte – le lépisme argenté – ou certaines variétés de poissons), j’ai préféré le conserver en l’état.
13) N.d.T. : angl. silver.
14) N.d.T. : angl. fish.
15) N.d.T. : d’un oiseau.
16) N.d.T. : On notera que « Les Étymologies » (c. 1937) contiennent deux racines intensives : A- et E- (VT 45 p. 5 & 11).
17) N.d.T. : Il s’agit du passage dans The Shaping of Middle-earth (SM, p. 92–93 ; FTM, p. 107) : « La moitié de sa rétribution avait été la sève des Arbres de Lumière. L’autre consistait en une pleine part du butin de joyaux. Morgoth les lui céda, et elle les dévora, et leur lumière disparut de la terre ».
18) N.d.T. : Tolkien parla souvent des fées comme désignant les Elfes, voir notamment PE 14 p. 9 où nous pouvons lire que le titre de la première catégorie de créature : « A. Eldar (Eglath), Elfes (ou fées) ».
19) N.d.T. : PE 12 p. 35.
20) N.d.T. : Nous pouvons également concevoir la forme *simpe « flûte » avec le radical simpet- pour les flexions (comme dans le cas de simpetalla) ou la création de mots composés (comme ce peut être le cas dans simpetar).
21) N.d.t : J’ai préféré ne pas tenter une version française originale mais maladroite ou même de traduire la version anglaise. Aussi seule la version anglaise est donnée.