Carl Hostetter — Janvier 2007 traduit de l’anglais par David Giraudeau |
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Articles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R. Tolkien. |
Cet article est issu du journal Tolkien Studies no 4, daté de janvier 2007, sous la direction de Douglas Anderson, Michael Drout et Verlyn Flieger. Le traducteur remercie l’auteur de cet essai, Carl Hostetter, les coéditeurs de Tolkien Studies Volume 4, Douglas Anderson, Michael Drout, Verlyn Flieger, ainsi que la presse de l’université de Virginie Occidentale, représentée par Hilary Attfield, pour leur permission de traduire ce texte en français et de l’inclure sur ce site internet. |
a linguistique tolkienienne, généralement définie comme l’étude des langues inventées par J.R.R. Tolkien, commença sans doute immédiatement après la publication de The Fellowship of the Ring en juillet 1954, au moment où le premier lecteur, remarquant les lignes de tengwar (quenya pour « lettres ») et de cirth (sindarin pour « runes ») bordant la page de titre, se demanda « qu’est ce que cela signifie ? ». Et c’est en fait de cette manière que beaucoup s’initièrent et s’initient encore (du moins jusqu’à récemment) à la linguistique tolkienienne1). Et de fait, c’est, ou tout du moins était-ce habituellement, Tolkien lui-même qui introduit le lecteur à la linguistique de la Terre du Milieu, car le lecteur assidu ou curieux finira tôt ou tard par découvrir l’appendice A du Seigneur des Anneaux et avec lui les deux tableaux remarquables des tengwar et des cirth, de pair avec les explications de Tolkien sur la nature et les valeurs associées à ces systèmes d’écriture, grâce auxquelles le lecteur doté d’un esprit un tant soit peu linguistique peut rapidement déchiffrer ces caractères étranges.
Il est clair que Tolkien ne cherchait pas à rendre ce déchiffrage trop facile : par exemple, il n’explique pas simplement au lecteur ce que signifient ces inscriptions en bordure de page. De même, dans le cas des tengwar, il ne fournit pas de tableaux d’équivalents glyphe/caractère latin comme il le fit pour les cirth. Cela est dû, en partie, à l’usage des tengwar dans le livre, qui servent non seulement à l’anglais sur la page de titre, mais aussi pour l’inscription en parler noir de l’Anneau Unique et pour l’inscription en sindarin de la porte occidentale de la Moria, toutes deux étant reproduites dans le livre et dans lesquelles les tengwar sont adaptées à des systèmes de valeurs différents. De fait, si Tolkien avait fourni un tableau de valeurs latines pour les tengwar telles qu’elles sont appliquées à l’anglais sur la page de titre, cela aurait induit en erreur le lecteur tentant d’appliquer ces mêmes valeurs aux deux inscriptions données dans le texte2). Cependant, cela est dû en grande partie à la nature non-alphabétique intrinsèque et délibérée des tengwar, dont l’arrangement et les formes furent conçus (par Tolkien et, au cœur de la fiction, par Fëanor) afin de proposer une correspondance systématique avec les principaux points physiques (labial, dental, etc.) et modes (sourd, voisé, etc.) d’articulation et dont les valeurs ne furent pas fixées par leur créateur (réel ou fictif), mais furent déterminées dans chaque langue à laquelle elles furent appliquées par l’inventaire phonétique même de la langue. C’est cette nature que Tolkien souhaitait avant tout transmettre dans ses notes accompagnant le tableau des tengwar, et ainsi, afin de déchiffrer les tengwar de la page de titre, il est tout d’abord nécessaire de maîtriser quelques concepts basiques de phonétique et d’articulation. Autrement dit, cela nécessite d’être familier avec un certain savoir linguistique et de pouvoir l’appliquer, fournissent au lecteur ce qui est bien souvent la première vision de quelque chose de bien plus profond et étendu, au-delà des aperçus de langues inconnues que Tolkien propose dans le Seigneur des Anneaux.
Tout au long de l’histoire, le lecteur rencontre de nombreux éléments et exemples des langues inventées par Tolkien. L’élément de loin le plus imposant est la nomenclature elfique, principalement issue du sindarin, avec la présence plus discrète de quelques noms en quenya, toutes deux étant les deux langues elfiques principales, sans conteste les inventions les plus développées de Tolkien. Un élément moins important, bien que plus attractif pour lecteur ayant un esprit linguistique, est la présence de véritables passages elfiques, principalement sous la forme de poèmes, de chansons, d’incantations, de salutations et d’expressions formelles en quenya et en sindarin. Par exemple, et pour commencer par le premier passage, la salutation en quenya de Frodon à Gildor et sa compagnie au Bout-des-Bois ; l’hymne sindarin à Elbereth que Frodon entend la veille du Conseil d’Elrond à Fondcombe ; l’inscription sindarine de la porte occidentale de la Moria et l’incantation d’ouverture de Gandalf dans cette langue ; la lamentation en quenya de Galadriel et son adieu à Frodon lorsque la Compagnie quitte la Lórien ; l’invocation sindarine à Elbereth prononcée par Sam à Cirith Ungol ; les louanges en quenya et en sindarin pour Sam et Frodo sur le Champ de Cormallen et le serment de couronnement en quenya d’Aragorn.
Alors que Tolkien traite de ces éléments dans le Seigneur des Anneaux directement dans les appendices (en particulier le E et le F), il ne fournit qu’une esquisse historique générale et extrêmement condensée, suffisante pour établir, par exemple, que les langues elfiques sont toutes apparentées les unes aux autres, et pour déterminer les principales caractéristiques phonétiques du quenya et du sindarin à partir desquelles il est (généralement) possible de distinguer des formes dans une langue de celles dans une autre3). Dans le texte, Tolkien fournit également des traductions pour la plupart de ces passages en elfique (mais pas pour tous), généralement par le biais de paraphrases de ce que vient de dire l’un des personnages. Il n’est pas rare que la nomenclature elfique soit donnée de pair avec une version du nom en anglais, et l’index de Tolkien fournit ça et là des traductions pour certains noms. Ainsi, dans l’histoire, dans ses appendices et son index, Tolkien plaça nombre d’informations concernant ses langues mais elles sont éparpillées et doivent être assemblées et corrélées afin de pouvoir en faire pleinement usage. De plus, dans le Seigneur des Anneaux, de manière directe, Tolkien fournit peu de détails sur le développement phonologique et rien sur la morphologie ou les autres composantes d’une grammaire descriptive. Ces éléments linguistiques fondamentaux doivent plutôt être déduits à partir d’une analyse des textes et formes elfiques selon les traductions fournies par Tolkien et par la comparaison des formes dans des langues apparentées afin de déterminées quelles correspondances systématiques phonologiques et sémantiques peuvent être déduites.
Et ainsi naturellement, avant même l’achèvement de la publication de The Lord of the Rings en 1955 et comme les lettres de Tolkien qui furent publiées nous le montrent, les lecteurs qui possédaient un penchant linguistique entamèrent ces démarches intellectuelles. Déjà en septembre 1955, Richard Jeffery, qui écrivit pour demander des informations au sujet de certains éléments de la nomenclature du quenya et du sindarin4), fut capable de faire usage des tengwar (tout du moins telles qu’appliquées à l’anglais) de manière remarquablement correcte (L, p. 223). Et les remarques de Tolkien en avril 1955 (L, p. 248) montrent que de nombreuses personnes lui avaient déjà demandé plus de détails phonologiques et grammaticaux sur l’elfique, ainsi que des exemples, impliquant le fait qu’il existait déjà un effort considérable visant à corréler et analyser les informations déjà fournies par Tolkien. Cependant, durant la première décennie, il semble que cet effort fut entrepris en privé, par des personnes isolées – bien que dès la fin de 1958 Rhona Beare commença à correspondre avec Tolkien au nom d’un groupe d’amis passionnés ayant diverses questions à caractère linguistique. Ce ne fut pas avant l’explosion de la popularité de Tolkien au milieu des années 60, en particulier en Amérique avec la parution d’une édition de poche bon marché de The Lord of the Rings, et la création de groupes de passionnés et de sociétés qui s’ensuivit5), que la linguistique tolkienienne commença réellement à émerger en tant qu’effort commun avec des études publiées.
vant de suivre le développement de la linguistique tolkienienne proprement dite, nous devrions tout d’abord noter qu’il y eut une autre réponse pseudo-linguistique aux éléments du Seigneur des Anneaux qui semble malheureusement incorrigible et persiste encore de nos jours : à savoir le fait de traiter les langues, et en particulier la nomenclature, essentiellement comme un code formé à partir de et contenant délibérément des références à des mots et des éléments des langues du monde réel, dont les décodeurs pensent qu’elles peuvent fournir la « clé » permettant de comprendre ce que les noms de Tolkien « signifient réellement », ce que « sont réellement » ses personnages et ses lieux, et ainsi (en appliquant à l’extrême cette méthodologie) définir de quoi « traite réellement » son histoire6). Ainsi, ces décodeurs ont diversement affirmé que les langues de Tolkien étaient « en vérité » composées, entre autre, d’éléments de vieil anglais, d’hébreu, de sumérien.
Tolkien aborda et réfuta directement un tel « décodage » de sa nomenclature dans une longue réponse à un certain « M. Rang » (qui tentait « d’expliquer » la nomenclature des langues elfiques et du parler noir comme étant composée d’éléments de vieil anglais et de gaélique, respectivement) qui fut publiée dans ses lettres sélectionnées en 1981 (L, p. 379—387). Bien que vingt-cinq ans se soient écoulés depuis la publication du rejet par Tolkien de ces approches comme n’ayant rien à voir avec son intention et sa démarche, nous retrouvons encore la même approche, comme par exemple dans un essai récent qui interprète un certain nombre de noms elfiques comme étant composés d’éléments du vieil anglais, ainsi, par exemple, le nom sindarin Sauron est « expliqué » comme étant dérivé du v.a. sar « maladie, blessure, affliction » et l’elfique sylvain Legolas comme contenant le v.a. lego « ancienne race, ancêtre » et la terminaison diminutive las, læs 7) ; ces deux décodages niant totalement les propres explications de Tolkien pour ces termes fournies dans la même lettre à M. Rang : Sauron étant la forme masculine de l’adjectif eldarin commun *thaura « détestable » (L, p. 380) et Legolas « Vertes-feuilles » étant composé de leg « viridis, frais et vert » + go-las « ensemble de feuilles, feuillage » (L, p. 382)8).
Cela ne veut pas dire pour autant que Tolkien ne « réutilisa » pas tels quels des éléments des langues du monde réel, ou que des noms et des personnages des histoires, des mythes et des légendes du monde réel ne se trouvent pas dans le conte de Tolkien : Tolkien lui-même le concéda à M. Rang, citant l’exemple d’Earendel. Mais comme Tolkien l’explique lui-même dans cette lettre, l’incidence de ce genre de réutilisation est bien moins important, et sa nature ainsi que sa signification sont bien différentes de ce que pense le décodeur. Tout cela pour dire que la nomenclature de Tolkien, de même que ses langues en général, ne sont pas simplement qu’un salmigondis de mots et de noms empruntés et adaptés. Ce sont plutôt des systèmes linguistiques dont chaque élément (e.g. les sons qui les constituent, les significations des racines, les marques de dérivation et de flexions, etc.) se placent dans une relation abstraite et systématique avec les autres éléments, tout autant au sein d’une même langue qu’au travers des termes apparentés dans les autres langues. Autrement dit, selon la démarche et l’intention mêmes de Tolkien, chaque mot et chaque nom de ses langues inventées peut ou doit être (en principe) expliqué au sein de ces systèmes linguistiques, c’est-à-dire par rapport à ses langues, et non à partir d’éléments extérieurs9).
et essai n’a pas pour but d’établir une chronique complète des publications ou des personnes qui contribuèrent aux débuts de la linguistique tolkienienne, en tant passion partagée10). Plutôt qu’une histoire détaillée, nous pouvons considérer comme représentatif ce qui demeure comme l’analyse et la synthèse les plus complètes et les plus achevées des meilleurs résultats de ces premiers efforts : An Introduction to Elvish, un ouvrage de 1978 que Jim Allan édita à partir de ses propres travaux ainsi que ceux d’autres passionnés, tels que Christopher Gilson, Laurence Krieg, Paula Marmor et Bill Welden. Eux-mêmes issus en grande partie des deux premières revues : Parma Eldalamberon (quenya « Livre des langues elfiques ») fondé en 1971 par la Mythopoeic Linguistic Fellowship (elle-même un groupe d’intérêt particulier de la Mythopoeic Society) et édité par Paula Marmor, et Tolkien Language Notes, publié par la première fois par Jim Allan en 1974.
Il faut noter que bien qu’il fut publié en 1978, An Introduction to Elvish, fut achevé avant la publication de The Silmarillion en 1977, et ne prend donc pas en compte l’abondance de nouveau matériel que cet ouvrage fournit. Au-delà de The Lord of the Rings, il put néanmoins faire usage de quatre autres sources primaires : premièrement, les gloses détaillées ainsi que les notes étymologiques et grammaticales concises concernant trois passages en langues elfiques dans The Lord of the Rings – à savoir, le long poème en quenya connu comme la « Lamentation de Galadriel » (« Ai! Laurië lantar lassi súrinen … »), l’hymne en sindarin à Elbereth chanté à la veille du Conseil d’Elrond (« A Elbereth Gilthoniel … ») ainsi que l’invocation d’Elbereth en sindarin prononcée par Sam à Cirith Ungol – qui furent publiés de pair avec leur transcription en tengwar, comme appendice au livre de chansons de Donald Swann publié pour la première fois en 1967, The Road Goes Ever On11). Deuxièmement, un tableau datant d’environ 1967 présentant la déclinaison de deux noms en quenya classique (ou quenya « livresque ») que Tolkien transmit en réponse à une demande de Richard Plotz, alors président de la toute jeune Tolkien Society d’Amérique. Troisièmement, les notes de Tolkien sur sa nomenclature à destination des traducteurs de son œuvre, qui furent publiées par Jared Lobdell sous le titre « Guide to Names in The Lord of the Rings » en 1975, dans A Tolkien Compass12). Et quatrièmement, des notes de Jim Allan à partir des manuscrits de Tolkien détenus par les archives de l’université Marquette, qui conserve les manuscrits, dactylogrammes et épreuves de The Lord of the Rings.
De même, il est à noter qu’aucune de ces sources additionnelles ne fournit d’explications phonologiques longues ou détaillées sur le quenya ou le sindarin, non plus qu’elles ne traitent directement de l’histoire ainsi que des relations de ces deux langues elfiques majeures. Ainsi, même en disposant de ces informations supplémentaires, la majorité de la phonologie, de la morphologie et d’autres branches de la grammaire du quenya et du sindarin devaient être déduites en rassemblant et corrélant l’ensemble des matériels disponibles, et en comparant les formes dans chaque langue, avec des formes apparentées dans la même langue mais également avec les formes (tout du moins potentiellement) apparentées dans une autre langue, afin de déterminer à partir de ces éléments les correspondances systématiques que l’on peut observer dans les éléments. Par exemple : en comparant les mots sindarins adan « homme », pl. edain, avec leur parent manifeste, le mot quenya Atani « Hommes » (ces trois formes étant attestées dans le Seigneur des Anneaux), on peut observer que le t intervocalique du quenya correspond au d intervocalique du sindarin. Et à partir de cette observation, ainsi que de nombreuses autres correspondances de sons intervocaliques analysées dans le corpus, nous pouvons émettre l’hypothèse d’une règle phonologique : à savoir, que les consonnes sourdes occlusives (notamment p, t, k) demeurent sourdes en position intervocalique en quenya, mais sont voisées en sindarin (pour devenir b, d, g respectivement). De même, à partir de comparaisons entre singulier et pluriel en sindarin et en quenya, nous pouvons déduire que la variation vocalique observée entre le singulier adan vs. le pluriel edain est provoquée par la terminaison plurielle originale qui fut conservée sous la forme -i en quenya, mais qui fut perdue en sindarin (et finalement comme toutes les voyelles finales originales), mais pas avant que cela n’ait entraîné un changement dans les voyelles précédentes : à savoir, dans ce cas, le réhaussement et l’antériorisation du a en e, et la diphtongaison du a en ai13).
Il fut également observé par les contributeurs de An Introduction to Elvish que les changements des consonnes en position intervocalique identifiés pour le sindarin surviennent également pour la consonne initiale de mots dans certaines situations grammaticales : par exemple, l’élément per- « demi », isolé à partir de la comparaison de certains mots tels que perian « halfling, hobbit » et Peredhil « Demi-elfe », apparaît sous la forme ber- dans la phrase sindarine « Daur a Berhael […] Eglerio! », où Daur et Berhael traduisent les noms de Frodon et Samwise (autrement dit « demi-sage ») respectivement. Ainsi, on observe que le p- initial de per- a été voisé en b -, comme ce serait le cas en position intervocalique. Il fut reconnu que ce changement, ainsi que de nombreux autres du même type, étaient une réminiscence forte du phénomène similaire observé en gallois et nommé lénition, par lequel les consonnes initiales placées dans certaines situations grammaticales (comme par exemple en tant que complément d’objet direct d’un verbe) subissent le même changement que celui subit historiquement par la consonne en position intervocalique. Aussi fut-il ensuite déduit (à raison comme nous l’avons appris par la suite) que les modèles de mutation consonantique furent conçus à partir de (bien que ne concordant pas en tout points avec) ceux du gallois, tout autant dans les changements phonologiques que dans les usages grammaticaux14).
En appliquant rigoureusement cette approche empirique des données, en conjonction avec des principes, des méthodologies et des pratiques d’étude de la linguistique descriptive et historique telle qu’elle fut développée par les philologues qui analysèrent et décrirent les langues indo-européennes et leurs histoires, les contributeurs à An Introduction to Elvish furent capables de développer des descriptions linguistiques remarquablement détaillées et précises du quenya et du sindarin, en dépit de ce que nous considérons à présent comme un éventail très restreint de données15). Cela ne représentait pas seulement des lexiques complets des deux langues, de pair avec des notes sur la prononciation, les gloses ou les étymologies, mais comprenait également un inventaire détaillé et encore actuellement assez fidèle des principaux changements phonologiques systématiques par lesquels chacune de ces deux langues se développa et divergea de leur parent, l’eldarin commun, avec de plus une représentation (à présent obsolète) des différents modes des tengwar appliqués à diverses langues. Ils établirent également les pratiques d’étude essentielles à la linguistique tolkienienne, empruntées à la linguistique historique des langues « réelles ». En particulier, la citation d’éléments et les justifications phonologiques issues des travaux de Tolkien pour les reconstructions et les étymologies proposées, ainsi que le maintien d’une distinction claire entre les formes effectivement attestées dans les écrits de Tolkien et les formes proposées, reconstruites ou même hypothétiques, qui furent et sont encore habituellement marquées par une astérisque, en accord avec la convention de la linguistique historique.
Une ébauche de certaines parties des principales catégories grammaticales fut conçue pour chaque langue. Ce qui inclut, pour chaque langue, une reconnaissance de la relation phonologique et historique ultime, et de la structure fondamentale (préfixe) + radical + (suffixe) qui les sous-tendait dans leur parent, l’eldarin commun. Pour le quenya, il contient un inventaire du riche ensemble de terminaisons dérivationnelles héritées de l’eldarin commun, un large ensemble de terminaisons de cas pour le nom (e.g. le nominatif, l’ancien accusatif, le génitif, l’instrumental), incluant une variété de terminaisons adverbiales (e.g. le locatif, l’allatif, l’ablatif) aux quatre nombres (singulier, les vestiges d’un duel et deux pluriels), qui démontrent l’influence du latin et du finnois sur cette langue largement fléchie. Il contient également une liste d’adjectifs présentant un accord en nombre, ainsi qu’un système de pronoms personnels incomplet (avec des formes clairement attestées pour les premières personnes du singulier et du pluriel, cette dernière possédant des formes inclusives et exclusives, mais avec des formes incomplètes pour les deuxième et troisième personnes), avec des formes indépendantes (emphatiques) ou des suffixes, de même que des pronoms sujets, objets, possessifs, interrogatifs ou déictiques (les pronoms suffixés au verbe contribuant à l’aspect agglutiné du quenya). Il contient aussi des verbes aux deux modes, actif et impératif, avec au moins quatre temps (présent, passé, plus-que-parfait et futur). Pour le sindarin, il y avait de nombreux éléments indiquant l’influence du gallois, en particulier dans son développement phonologique, dans sa formation des pluriels par affection en i (e.g. adan « homme », pl. edain, annon « barrière, porte », pl. ennyn, etc.) ainsi que dans le rôle de la lénition non seulement dans la formation de mots composés et après certaines formes grammaticales de l’article défini, mais également dans la suspicion (alors impossible à démontrer par les maigres éléments disponibles) de la fonction qu’elle assure dans la grammaire. Il fut reconnu que le sindarin était semblable au gallois, étant considérablement moins fléchi et plus prépositionnel que le quenya. L’article défini, de même que les flexions de cas, présentaient des formes singulière et plurielle distinctes. Des noms présentaient tout à la fois des formes singulières ainsi que des formes plurielles avec affection en i, de même que des pluriels de groupe avec différentes terminaisons ; des adjectifs présentaient également des formes plurielles avec affection en i. Le système pronominal était encore plus incomplet que celui du quenya, confiné à un seul singulier (avec plusieurs formes prépositionnelles, là encore comme en gallois), une deuxième personne manifestement empruntée au quenya, et des formes démonstratives de la troisième personne du pluriel provisoires (qui furent confirmées par la suite). Le rôle syntaxique de l’ordre des mots dans les constructions génitives/possessives (e.g. Ennyn Durin « Les Portes [de] Durin », Aran Moria « Seigneur [de] Moria ») fut identifié. Des verbes furent relevés dans deux modes, actif et impératif, ainsi que trois temps, présent, passé et futur, avec des formes participiales au présent et au passé.
En plus de cette approche strictement linguistique afin d’étudier et de décrire les langues de Tolkien, An Introduction to Elvish, ainsi que les revues de l’époque, proposèrent occasionnellement des exemples de ce qui pourrait être considéré comme de la linguistique tolkienienne appliquée, par le biais de traduction originales en quenya et en sindarin – ou, plus exactement, et par nécessité compte tenu de la pauvreté du corpus effectivement disponible, dans des formes théoriquement ou complètement hypothétiques de ces langues, complétées par la grammaire et les formes attestées. Nous savons bien, et cela est louable, qu’il y avait alors, et qu’il existe toujours, une forte résistance à faire usage des formes totalement inventées de nouveaux radicaux et de marqueurs grammaticaux, et un besoin tout aussi fort de voir de semblables formes posséder une connexion perceptible, fut-elle ténue, avec les éléments attestés16).
En considérant la pauvreté des éléments et des informations à partir desquels ses auteurs durent travailler, An Introduction to Elvish est une réalisation véritablement remarquable, avec laquelle aucun ouvrage ne pouvait auparavant ni par la suite rivaliser, tant par son originalité que par son impact sur la communauté : un testament à la rigueur et aux pratiques d’étude, ainsi qu’au savoir linguistique tels qu’ils furent mis en pratique par ses contributeurs dans l’étude des langues de Tolkien. Pour ces raisons, il demeure le modèle et la meilleure introduction aux principes, aux méthodologies et aux pratiques de l’étude phonologique de la linguistique tolkienienne. Bien que de nombreux détails, un plus large éventail d’éléments ainsi qu’un certain raffinement aient été apportés depuis à notre connaissance des langues de Tolkien, tout cela a complété, plutôt que supplanté, les catégories phonologiques et grammaticales ainsi que les descriptions de l’ouvrage, et ce nouveau savoir a entièrement été ajouté à la structure fondamentale théorique, méthodologique, historique et linguistique telle qu’elle fut perçue et établie par ceux dont le travail contribua à la réalisation de An Introduction to Elvish.
élas, on ne peut pas en dire autant de l’ouvrage qui apparut deux ans plus tard, en 1980, et qui demeure encore le plus connu et le plus disponible des deux : The Languages of Tolkien’s Middle-earth de Ruth S. Noel. Au contraire de An Introduction to Elvish, elle eut la possibilité d’utiliser les nombreuses informations présentes dans The Silmarillion, mais son livre ne tire aucun bénéfice de ces nouveaux éléments, ni d’ailleurs de la plupart des informations fournies par Tolkien dans les ouvrages publiés précédemment. En fait, pratiquement aucune méthodologie linguistique ne peut être discernée dans ce livre, hormis pour la mention succincte du développement phonologique des deux langues elfiques majeures ou leur relations phonologiques mutuelles. Elle fut même incapable de distinguer correctement les mots en quenya de ceux en sindarin dans le chapitre « Tolkien Dictionary ». La courte grammaire de ces deux langues est simpliste et contient de nombreuses erreurs : ainsi, par exemple, concernant l’emploi du verbe en quenya, le présent et le parfait sont amalgamés (en dépit de différences structurelles évidentes), et une terminaison non attestée en -e pour la formation de l’impératif est inventée pour cette langue, tandis que la véritable forme de l’impératif est identifiée à tort comme du présent.
Afin de rendre justice à cet ouvrage, nous devons noter que le chapitre traitant des éléments de vieil anglais dans les noms hobbits et rohanais est valable, et que son étude des tengwar peut trouver quelque utilité (bien qu’elle soit loin d’être aussi complète et approfondie que celle de l’ouvrage précédent). Néanmoins, on peut porter au crédit de cet ouvrage que, ayant été publié par un éditeur important (au contraire de An Introduction to Elvish), il fut de loin le moyen le plus accessible de l’ère pré-Internet par lequel de nouveaux passionnés et des étudiants des langues de Tolkien purent découvrir qu’il existait de par le monde d’autres personnes comme eux, ce qui permit de nourrir leur intérêt dans ce domaine. Mais on ne peut se fier à ce livre pour des informations ayant trait aux langues elfiques.
our autant que je puisse en juger par les publications des principales revues qui traitaient de linguistique tolkienienne, les années qui suivirent la parution de An Introduction to Elvish furent une période de pause et de réflexion. La revue Tolkien Language Notes de Jim Allan cessa d’être publiée, ayant alors rempli son rôle, et Parma Eldalamberon n’allait pas reparaître avant 1983. Visiblement, le groupe d’étudiants américains qui fournirent la contribution séminale à l’étude scientifique des langues de Tolkien et qui établirent sa structure théorique et la menèrent à maturité avaient besoin de faire une pause.
Cependant, en Angleterre, la succession rapide des publications de The Silmarillion et de An Introduction to Elvish générèrent un intérêt suffisamment important au sein des membres passionnés de linguistique de la Tolkien Society pour qu’ils fondent leur propre Linguistic Fellowship, et inaugurent leur propre bulletin linguistique, Quettar (quenya « mots ») en 1980, édité à l’origine par Susan Rule, puis par d’autres personnes, notamment David Doughan, et plus récemment par Julian Bradfield. De manière générale, Quettar devint pour un temps de facto l’héritier de la première phase de la linguistique tolkienienne qui culmina avec la parution de An Introduction to Elvish et avec les pratiques scientifiques qu’il établit de pair avec Parma Eldalamberon : à savoir, citer des éléments, faire attention aux détails phonologiques, justifier les affirmations phonologiques et morphologiques par des exemples à partir d’éléments attestés, etc. Dans les premières années, les tengwar firent l’objet d’un intérêt particulier, notamment leurs modes phonémiques, si bien que Quettar eut l’honneur d’être le premier à publier le seul tableau de tengwar numérales de Tolkien connu à ce jour, qui fut transcrite et transmise à l’éditeur par Christopher Tolkien17). Dans les premières années de Quettar, Il faut également noter l’aisance avec laquelle les nouvelles données et informations linguistiques, fournies tout d’abord par The Silmarillion puis par Unfinished Tales (1980) et The Letters of J.R.R. Tolkien (1981), furent travaillées et agencées au sein de la structure descriptive et méthodologique qui avait été établie. Il n’y eut aucune grande révision ou récapitulation de An Introduction to Elvish, et ce n’était pas nécessaire, puisque les nouvelles informations contenues dans ces ouvrages tendaient largement à se conformer à la structure établie, et soutenaient, affinaient ou se développaient sur les hypothèses issues des informations précédentes, plutôt qu’elles ne les supplantaient.
Cela était dû en partie à la nature empirique et descriptive de la structure, qui disposait ainsi d’une certaines flexibilité permettant d’accommoder les nouvelles informations et d’affiner les théories précédentes. Mais cela était également dû au fait que les éléments de langues elfiques de ces nouvelles publications faisaient partie ou étaient issus de textes post-datant l’achèvement du Seigneur des Anneaux et était donc apparemment très proches de ses propres éléments, ou tout du moins pouvait-on le penser. Et de fait, à cette époque apparut et a persisté depuis la notion implicite selon laquelle le quenya et le sindarin semblèrent avoir émergé de l’esprit de Tolkien sous une forme achevée : autrement dit, que la phonologie, la grammaire et le lexique de ces langues furent fixés par Tolkien, quelque soit la période à laquelle elles furent tout d’abord inventées, et que les aperçus qui nous en sont offerts dans les textes tels qu’ils furent publiés présentaient les langues telles qu’elles furent à leur invention et telles qu’elles demeurèrent par la suite18).
Mais déjà à cette époque, il existait de nombreux indices sur le fait que les langues de Tolkien étaient loin d’être fixées, à quelque époque que ce fut, avant ou après la publication de The Lord of the Rings. Par exemple, des modifications furent apportées par Tolkien à certains passages en quenya dans la version révisée de The Lord of the Rings qui fut publiée en 1965 : ainsi, alors que dans la première édition la salutation de Frodon à Gildor au Bout-des-Bois se présente sous la forme : « Elen síla lúmenn’ omentielmo » (quenya « Une étoile brille sur l’heure de notre rencontre »), dans la deuxième édition le dernier mot fut révisé en omentielvo. Tolkien propose une explication interne à l’histoire pour ce changement, corrigeant ainsi une erreur de Frodon, qui échoua à faire un usage correct de la distinction elfique pour la terminaison pronominale de la première personne du pluriel entre le « nous » incluant la personne à laquelle on s’adresse, i.e. « vous et moi » (-lve, ici sous la forme génitive -lvo « de notre »), et le « nous » excluant cette personne, i.e. « ces autres personnes et moi-même » (-lme, génitif -lmo). Une erreur que Tolkien expliqua par la suite comme « généralement faite par les mortels », pour lesquels le quenya était une langue étrangère et morte19). Mais comme nous le savons, l’explication externe réside dans le fait que dans les années qui suivirent la publication de The Lord of the Rings, Tolkien continua à modifier ses langues, parfois même de manière conflictuelle avec les exemples publiés. Ainsi, lorsque la première édition fut éditée, -lme était effectivement la terminaison de la première personne du pluriel inclusif, et était une terminaison correcte à cette époque (la terminaison exclusive équivalente à cette époque était -mme). Mais au cours des incessantes révisions du quenya par Tolkien, même après cette publication, -lme devint finalement la première personne du pluriel exclusif, et -lve la forme inclusive.
D’autres indices de la mutabilité des langues de Tolkien firent leur apparition avec les premières publications posthumes de et sur Tolkien. Par exemple, la publication en 1976 d’une sélection des Father Christmas Letters incluait une phrase en langue « arctique », qui était en fait un exemple de quenya (ou qenya, comme il était alors orthographié) tel qu’il existait en 1929. La Biography de Tolkien par Humphrey Carpenter parue en 1977 cite quatre lignes de ce qui semble avoir été le tout premier poème en qenya écrit par Tolkien, « Narqelion » (qenya « Automne »), daté de 191520). Néanmoins, à cette époque, il était impossible d’établir avec une quelconque certitude si ou dans quelle mesure l’étrangeté apparente de ces exemples plus anciens de quenya était due aux changements de la langue elle-même, ou simplement à l’état lacunaire avéré de la connaissance du quenya lié à la nature restreinte du corpus publié. Une manifestation encore plus flagrante de la différence entre le quenya plus ancien et celui plus tardif vint avec la publication, en 1983, de l’essai de Tolkien « A Secret Vice » d’environ 1931. Dans cet essai, Tolkien présenta plusieurs exemples de poèmes dans chacune des deux langues elfiques principales de l’époque, alors appelées qenya et noldorin (bien qu’elles ne furent pas désignées comme telles dans l’essai). Plus intéressant encore, dans ses notes éditoriales à l’essai, Christopher Tolkien fournit deux versions alternatives du poème en qenya « Oilima Markirya » (q. « La Dernière Arche ») qui apparaît dans le texte de l’essai. Ainsi, pour la première fois, les linguistes tolkieniens purent comparer trois versions distinctes d’un poème en q(u)enya, deux datant d’environ 1931, la troisième étant bien plus tardive, peut-être au plus tard vers 1970, soit respectivement environ vingt ans avant et après le Seigneur des Anneaux. Et il était clair que la version la plus tardive était effectivement très différente des deux premières.
De fait, certains considérèrent que les deux premières versions démontraient que le qenya plus ancien était essentiellement incompatible avec le quenya plus récent, et divisèrent ainsi le quenya en deux grandes périodes conceptuelles distinctes et incompatibles. La dernière version de « Oilima Markirya » et tout le matériel quenya se trouvant dans ou ayant été écrit après le Seigneur des Anneaux fut regroupé et considéré comme représentant le « quenya de la période du Seigneur des Anneaux », et les deux autres versions plus anciennes, de pair avec les autres poèmes de l’essai et tout le matériel qenya écrit avant le Seigneur des Anneaux fut désigné comme du « quenya pré-Seigneur des Anneaux ». Cette division sous-entendait que le « quenya de la période du Seigneur des Anneaux » était un seul et même ensemble, que le quenya avait atteint une forme finale et fixe à l’époque où Tolkien écrivit le Seigneur des Anneaux et qu’il ne fut plus par la suite sujet à une quelconque altération substantielle. Il fut alors déclaré que, par comparaison, le « quenya pré-Seigneur des Anneaux » était encore expérimental et imparfait, et qu’il n’avait essentiellement aucun rapport ou aucune importance avec les éléments ou la compréhension du quenya plus tardif 21). D’autres cependant, notant qu’en matière de langue la différence n’équivaut pas nécessairement à l’incompatibilité, considérèrent que nombre des différences entre les trois versions de « Oilima Markirya » pourraient (et, dans le cas des différences entre les deux premières versions, devraient) être dues, par exemple, aux perspectives différentes de la narration (variant entre le présent, le passé et le futur), aux différents modes poétiques et à leurs contraintes, ainsi qu’aux choix différents parmi ce qui pouvaient tout du moins potentiellement être des synonymes et des marqueurs grammaticaux co-existant : en clair, que les différences entre ces poèmes n’étaient pas plus nécessairement les indicateurs d’une incompatibilité linguistique que, par exemple, les variations entre trois traductions françaises ou de nouvelles versions de l’Iliade.
Le premier point de vue fut finalement nommé « conceptioniste », du fait de sa présomption que les différences apparentes du qenya, du noldorin et du goldogrin « pré-Seigneur des Anneaux » avec ce qui était connu (ou considéré comme connu) du quenya et du sindarin de la « période du Seigneur des Anneaux » représentait un changement fondamental et une révision de la conception que Tolkien avait de ces langues – reformulé à l’extrême, une faille et une discontinuité conceptuelles irréconciliables telles que le matériel plus ancien aurait été complètement rejeté par Tolkien et ne possède aucune relation essentielle avec les « formes finales » du quenya et du sindarin de la période plus récente. Le deuxième point de vue, contradictoire, fut appelé « unificateur », par son insistance sur le fait que bien que le q(u)enya et le goldogrin/noldorin/sindarin subirent sans l’ombre d’un doute des changements tout au long de la soixantaine d’années durant lesquelles Tolkien les conçut et écrivit à leur sujet, il n’en demeure pas moins que, en l’absence de preuve concrète d’incompatibilité22), les exemples plus anciens pourraient, tout du moins en théorie, être unifiés avec les exemples plus récents et donc posséder avec eux des relations23).
De même, en 1983, à la veille de la publication de « A Secret Vice » et ainsi des débuts de la division « Conceptionistes » vs. « Unificateurs » sur l’approche des langues de Tolkien, Parma Eldalamberon fut à nouveau publié sous la houlette de Christopher Gilson, un membre de la première génération de linguistes tolkieniens et un contributeur éminent à An Introduction to Elvish et aux travaux précédents desquels cet ouvrage était tiré. Gilson s’établit lui-même, ainsi que finalement Parma Eldalamberon, comme les principaux partisans du point de vue « unificateur », tandis que Quettar et ses contributeurs tendirent à promouvoir la théorie « conceptioniste ».
Cette division, établie et définie par elle-même, puis approfondie, commença avec la publication du premier matériel substantiel concernant les plus anciennes phases de la création par Tolkien des deux langues elfiques (alors appelées qenya et goldogrin ou gnomique) dans les deux parties de The Book of Lost Tales (1983, 1984), et continua et se renforça au travers de la publication de The Lost Road (1987), qui présenta les propres « Etymologies » elfiques de Tolkien d’environ 1937, ainsi que des trois volumes et demi de la série de « The History of The Lord of the Rings » (1988—1990), qui contenait des versions différentes de la plupart des éléments de langues elfiques du Seigneur des Anneaux. Ainsi advint-il qu’en 1988, dans les numéros respectifs de Quettar et de Parma Eldalamberon, un « Conceptioniste » déclara que la grammaire du qenya telle que présentée dans The Lost Road était impossible à réconcilier avec le quenya « de l’époque du Seigneur des Anneaux », et que le mieux à faire avec les « Etymologies » de Tolkien était de les exploiter en vu d’obtenir du nouveau vocabulaire (Quettar 33, p. 12) ; tandis que le principal promoteur de la vision « unificatrice » proposa un poème composée d’un mélange enthousiaste et délibéré de formes issues du goldogrin du « Gnomish Lexicon » de 1917, du noldorin des « Etymologies » d’environ 1937 et du sindarin du Seigneur des Anneaux et au-delà, organisé sur la base de la grammaire sindarine et conçu comme représentant ce qu’aurait pu composer un poète sindarin qui aurait séjourné avec des locuteurs du goldogrin et du noldorin, structuré sur le modèle linguistique d’un poème en vieil anglais avec des formes originales mêlées à des emprunts au français et au danois (« Im Naitho », Parma Eldalamberon 7, p. 3—12, 31)24).
Le débat atteignit son apogée dans une série d’échanges dans Quettar en 1990, principalement entre Christopher Gilson et Tom Loback pour les « Unificateurs » et Craig Marnock pour les « Conceptionistes ». La linguistique tolkienienne s’établit alors (tout du moins pour un temps) dans l’attitude consensuelle considérant qu’il était important de ne pas décider trop promptement que chaque différence (apparente) de la grammaire représentait nécessairement une incompatibilité, ni déclarer que chaque forme ou élément plus ancien qui n’était pas exemplifié dans les écrits plus récents devait être rejeté, bien qu’il apparut clairement que les langues de Tolkien ont effectivement changé au fur et à mesure, certainement dans le détail de leur développement phonologique et sans aucun doute dans leur grammaire. Il fut reconnu que les différences grammaticales pouvaient n’être qu’apparentes, dues à la nature pluri-expressive inhérente des langues, et à la nature intrinsèquement limitée et sélective de la grammaire des langues, dérivable et déductible à partir des textes fondamentalement littéraires qui contiennent l’ensemble des éléments des formes plus récentes des langues. En clair, il fut établi que le simple fait qu’une forme ou un élément ne soit pas exemplifié dans les écrits plus récents ne démontrait pas en lui-même qu’il n’avait pas subsisté dans les périodes conceptuelles plus tardives, tout du moins implicitement (l’absence de preuve n’étant logiquement pas la preuve de l’absence25)).
Alors qu’en 1988 ce débat continuait de faire rage, la reprise de la publication de Parma Eldalamberon poussa Jorge Quiñónez, un nouveau venu dans la linguistique tolkienienne, à proposer à la Mythopoeic Society que son groupe spécial linguistique soit reconstitué, et la première rencontre, impromptue, de l’Elvish Linguistic Fellowship nouvellement créée eut lieu à la Mythcon XIX au mois d’août de cette même année. Le numéro inaugural de Vinyar Tengwar (littéralement en quenya « Nouvelles Lettres »26)), édité par Quiñónez, fut publié pour l’Elvish Linguistic Fellowship le mois suivant. Parmi les huit membres fondateurs cités dans ce premier numéro27) se trouvaient : Arden Smith, un autre nouveau venu, qui portait un intérêt particulier aux tengwar et aux cirth28) ; Christopher Gilson et Bill Welden, tous deux membres de la première génération de linguistes tolkieniens et contributeurs à An Introduction to Elvish ; Tom Loback, dont l’intérêt particulier allait à la nomenclature29) ; Patrick Wynne qui avait contribué à des commentaires linguistiques pour Mythlore et dans le Beyond Bree de Nancy Martsch durant cinq ans, et Paul Nolan Hyde, qui compilait un index informatisé ainsi qu’une base de données elfique et écrivit une rubrique sur la linguistique de la Terre du Milieu pour Mythlore durant six ans.
n mars 1981 parut le premier numéro de Beyond Bree, la lettre d’information mensuelle du groupe d’intérêt spécial de la Mensa dédié à Tolkien fondé, édité et publié par Nancy Martsch. À cette époque, Martsch avait déjà effectué une longue étude des langues inventées par Tolkien et son intérêt pour cette étude fut mis en avant dans Beyond Bree dans le deuxième numéro (d’avril 1981) qui présenta sa propre traduction du « Bendemeer’s Stream » de Thomas Moore, transcrite en tengwar et mise en musique30). Bien qu’étant une lettre d’information généraliste sur Tolkien, Beyond Bree présenta par la suite des articles occasionnels sur les langues de Tolkien et devint, du fait du hiatus de Parma Eldalamberon, la principale publication américaine à offrir une tribune pour discuter de la linguistique tolkienienne, avec des contributions de Martsch mais aussi de spécialistes du sujet tels que Patrick Wynne, Taum Santoski, Tom Loback et Christopher Gilson. Pour la linguistique tolkienienne, l’héritage le plus important de Beyond Bree est sans conteste le Basic Quenya de Nancy Martsch, un cours progressif d’auto-apprentissage du quenya, qui commença dans le numéro d’août 1988 de Beyond Bree et fut découpé en 21 leçons jusqu’en juin 1990 (et fut ensuite réuni en un seul ouvrage indépendant), en conjonction avec lequel fut officiellement publiée pour la première fois la « Déclinaison de Plotz » précédemment mentionnée, dans le numéro de mars 1989. Cependant, il faut reconnaître que le quenya présenté dans ce cours est plutôt une version sélective et plus simple31), le résultat naturel de la politique de Martsch de ne baser la grammaire qu’elle présente que sur le matériel que Tolkien publia de son vivant.
Pendant ce temps, dans Mythlore 33, publié à l’automne 1982, Paul Nolan Hyde inaugura Quenti Lambardillion (signifiant apparemment en quenya « Contes des Passionnés des Langues »), une rubrique consacrée à la linguistique tolkienienne qui parut jusqu’en 1992. Hyde anima cette rubrique en conjonction avec la compilation d’une grande base de données détaillée et un index de tous les mots eldarins attestés dans le corpus, eux-mêmes entamés en relation avec sa thèse de doctorat. Hyde continua ce travail avec la publication de The Return of the Shadow en 1988, incorporant son contenu lexical dans sa base de données, qui était alors la présentation la plus complète des lexiques des langues elfiques de Tolkien, depuis les lexiques qenya et gnomique jusqu’aux Etymologies d’environ 1937 tels que présentés par Christopher Tolkien dans ses deux volumes du Book of Lost Tales ainsi que dans The Lost Road and Other Writings, dans sa série sur l’Histoire de la Terre du Milieu. A partir de cette base de données furent dérivés une série de glossaires et d’index complets diffusés en privé, notamment le Working Tolkien Glossary en sept volumes (1989) et le très précieux Working Reverse Dictionary (également en 1989)32). Tous ces travaux étaient particulièrement utiles pour les étudiants, comme moyens de naviguer dans le vaste corpus en perpétuelle expansion des langues de Tolkien fourni par la première moitié de la série de The History of Middle-earth, qui apparut et fut largement complétée avant l’accès en masse et l’utilisation d’Internet comme moyen de compiler et de partager des listes de mots sur les langues de Tolkien33).
Hyde utilisa également cette base de données pour des explications – parfois très improbables – sur les lexiques et compositions elfiques inventés par Tolkien, et en particulier sur les exemples publiés de poésie elfique. Cette analyse était basée sur une approche hautement idiosyncratique qui concevait chaque mot elfique comme une séquence d’unités sémantiques qui étaient parfois isolées sans considération pour les limites des morphèmes telles que définies par l’étymologie d’un mot, et dans lequel des sons pouvaient librement être ajoutés ou soustraits pour s’accorder avec d’autres mots ou morphèmes attestés, parfois avec les mêmes sons comptés comme appartenant simultanément à deux de ces morphèmes supposés. En recherchant ce genre de séquences avec sa base de données, Hyde trouvait et listait les significations associées dans sa base de données avec ces morphèmes présumés et ainsi collectait et corrélait ces significations pour former une traduction censément « littérale » du mot (ayant souvent peu ou rien en commun avec les propres gloses de Tolkien, lorsqu’elles étaient disponibles). Ainsi, par exemple, Hyde analysa le terme omentie, traduit « rencontre » par Tolkien, comme contenant les morphèmes om(a) « voix » + (m)en « région » + tie « route » – tous étant effectivement attestés indépendamment, mais nécessitant un niveau linguistiquement absurde de mutabilité et de compaction pour les adapter au schéma de Hyde – et il proposa que sa traduction « littérale » soit « région de la route de la voix », bien loin de la traduction de Tolkien34). En fait, le terme s’analyse plus facilement et plus clairement en accord avec la traduction de Tolkien ainsi que les morphèmes, les schémas radicaux et les modèles de dérivation du quenya attestés : préfixe o- « ensemble » + men- « aller » + tie « chemin, route », ou encore o- + ment- « aller » + la terminaison gérondive/infinitive -ie, soit « aller ensemble, rencontre ». Hyde défendit cette approche en faisant appel à la polysémie, déclarant que les mots de Tolkien pouvaient avoir et avaient de multiple significations et avaient été conçus afin de véhiculer ces significations par la juxtaposition et l’agglomération impressionniste d’unités de sous-signification parfois très disparates. Mais les résultats souvent aberrants de cette approche et sa nature intrinsèquement subjective échouèrent à convaincre d’autres personnes de sa validité.
En dépit de cette méthodologie, plusieurs des analyses de Hyde trouvèrent néanmoins un écho, et la rubrique servit de tribune supplémentaire pour discuter des langues de Tolkien, permettant de publier les commentaires d’un certain nombre d’autres passionnés de l’époque. De manière inédite, Hyde y publia également le texte complet du plus ancien poème qenya existant, « Narqelion » (Mythlore 56, hiver 1988)35), et un ancien tableau (en facsimile) de « Gondolinic Runes » (Mythlore 69, été 1992), tous deux fournis par Christopher Tolkien.
orsque Jorge Quiñónez lança l’Elvish Linguistic Fellowship et Vinyar Tengwar, et lorsque j’en devins effectivement éditeur à compter du numéro 8 (novembre 1989), la linguistique tolkienienne, tout du moins telle qu’elle était représentée dans les écrits, était majoritairement divisée en deux groupes, répartis géographiquement mais aussi selon le parti pris dans le débat conceptioniste/unificateur. En Amérique, la cause unificatrice était fermement représentée par Christopher Gilson en tant qu’éditeur de Parma Eldalamberon, comme pendant à Quettar, avec des contributeurs de marque tels que Tom Loback, Bill Welden et Patrick Wynne. En Grande-Bretagne, Quettar, sous la houlette de Julian Bradfield, à qui David Doughan confia l’édition à compter du numéro 38 (décembre 1989), présida à la lutte finale et à la résolution de ce débat, avec Craig Marnock comme porte-étendard de la cause conceptioniste.
Vinyar Tengwar, et moi de par le fait, entra dans cette situation de manière plutôt tangentielle, en premier lieu parce que Vinyar Tengwar avait principalement débuté comme lettre d’information d’une société (d’où son nom) plutôt que comme un périodique, mais également parce que je n’avais moi-même pas participé au débat et que j’étais plutôt satisfait de voir cette affaire portée en d’autres lieux36). Pour ma part, avant de devenir éditeur mais aussi de plus en plus après l’être devenu, mon intérêt pour les langues de Tolkien était avant tout analytique. Il touchait principalement au développement phonologique des langues et à leurs relations entre elles, ainsi qu’à l’étymologie des formes individuelles, pour autant qu’elles puissent être déterminées ou supposées à partir des propres travaux de Tolkien. De même, j’ai exploré les relations fictives possibles que Tolkien présenta ou suggéra entre les mots ou les modèles grammaticaux des langues de la Terre du Milieu et les langues (en particulier indo-européennes) de notre monde37). J’ai également tenté de présenter des analyses étymologiques et grammaticales détaillées des compositions de Tolkien dans ses langues38), telles qu’elles apparurent dans les volumes successifs de The History of Middle-earth puis dans Parma Eldalamberon et dans Vinyar Tengwar, tandis que mes collègues et moi commencions à présenter des textes linguistiques alors inédits, rassemblés à partir de diverses archives consacrées à Tolkien39). J’en vins donc (ainsi que Vinyar Tengwar) à m’intéresser plus simplement à l’analyse et la description des langues de Tolkien, au travers de toutes les étapes de leur développement interne et externe, qu’aux tentatives d’en faire usage à l’écrit et encore moins à celles visant à les unifier ou les systématiser. Je demeurai donc peu concerné par la question au cœur du débat « Conceptionistes » vs. « Unificateurs ».
n novembre 1990, la linguistique tolkienienne (en général) fit ses premiers pas dans le tout jeune Internet, avec le lancement de Tolklang, première liste de diffusion dédiée à la discussion des langues de Tolkien, par l’éditeur de Quettar, Julian Bradfield. Durant près de huit ans, Tolklang demeura de loin le forum en ligne de discussion des langues de Tolkien le plus actif, servant de complément important à Quettar et aux autres journaux imprimés, en tant que forum pour les commentaires sur la publication alors en cours de The History of Middle-earth et comme vecteur de publication de travaux originaux. En particulier dans ses premières années, Tolklang perpétua le genre de discussions linguistiques de Quettar, tendant vers des discussions focalisées sur des points particuliers de grammaire ou de phonologie, et tendant également à perpétuer les pratiques d’étude de la linguistique tolkienienne qui avaient été établies durant ces dernières décennies.
En tant que liste de diffusion, Tolklang offrait une rapidité de discussion que les journaux sur papier ne pourraient jamais espérer fournir. Il devint au fur et à mesure le moyen principal par lequel les gens de par le monde découvraient et rejoignaient la communauté toujours plus importante des étudiants et des passionnés des langues de Tolkien. De fait, la capacité d’échange et l’accessibilité à Tolklang, de même que l’attraction proportionnelle à cette activité croissante, contribuèrent à l’effacement progressif de Quettar, tandis que ses lecteurs et ses contributeurs étaient de plus en plus impliqués dans Tolklang, jusqu’au numéro 49 de mars 1995, où sa publication fut suspendue et n’a pas repris depuis40).
n février 1992, Tolklang servit également de base à la première tentative globale, initiée par Anthony Appleyard, de systématiser la grammaire du quenya à la lumière des nouvelles informations publiées dans The History of Middle-earth, en particulier dans « The Etymologies », dans son article « Quenya Grammar Reexamined ». Ce travail est en grande partie un résumé des éléments publiés sur la grammaire du quenya (à différentes périodes conceptuelles) à cette époque, ainsi qu’une présentation des différentes catégories grammaticales du quenya telles qu’Appleyard les délimita, sous la forme de paradigmes composés à partir d’éléments quelques fois issus de périodes conceptuelles parfois très éloignées mais également à partir de ses propres constructions hypothétiques, de pair avec un nombre non négligeable de tentatives pour expliquer que les formes attestées ne convenant pas à ces paradigmes étaient des erreurs de Tolkien.
Ce travail est à présent bien connu comme le premier exemple et un résumé précieux de l’ensemble des attitudes et approches des langues de Tolkien qui apparurent à cette époque et qui, à différents niveaux, dominent toujours la discussion des langues de Tolkien sur les forums Internet. Premièrement, il y a un besoin d’assigner un nom et une (seule) fonction à toutes les flexions grammaticales attestées (ou supposées) donnant lieu, par exemple, à l’utilisation de noms tels que « respectif » ou « dédatif » pour des cas nominaux que Tolkien lui-même ne désigna jamais de cette manière, une situation qui persiste encore actuellement. Deuxièmement, il y a un besoin concomitant de « combler les manques » de la grammaire (réels ou supposés, besoin souvent issu à l’origine des considérations basées sur la grammaire anglaise ou latine, non celle elfique). Troisièmement, il y a une nécessité d’éviter les « conflits » ou les « ambiguïtés » (supposés) des formes et des fonctions41). Quatrièmement, il y a une véritable volonté de rejeter ou d’attribuer à des erreurs de l’auteur des formes qui ne conviennent pas aux notions préconçues de phonologie ou de grammaire, ou avec les jugements personnels en matière de logique et de parcimonie linguistiques. Cinquièmement, il y a une promotion de l’« achèvement », de l’« extension » ou de l’usage des langues de Tolkien au travers de la création de nouvelles formes à partir du matériel attesté, combiné avec, sixièmement, le rejet fréquent, en les considérant comme « obsolètes », de mots et de formations uniquement attestés dans les premiers écrits, en faveur de formes différentes ayant des significations proches ou similaires dans les écrits plus récents. Cependant, cela s’accompagne de, septièmement, une conflation marquée, c’est-à-dire l’incorporation fréquente de formes, de toutes les époques conceptuelles (bien que plus généralement des années 30), jugées « nécessaires » ou « utiles ».
La volonté sous-jacente à toutes ces attitudes et approches est le désir d’être capable de « parler elfique », autrement dit de définir et de « compléter » les langues elfiques inventées par Tolkien afin de pouvoir s’en servir dans des traductions ou au cours d’une conversation. Cependant, l’application de ces approches engendre des formes synthétisées de quenya et de sindarin que l’on ne trouve en fait nulle part ailleurs dans les textes de Tolkien, et qui ne sont finalement pas définies par les propres penchants linguistiques et esthétiques de Tolkien, mais plutôt par la sélection du synthétiseur au travers des décennies d’écrits et de conceptions linguistiques, et donc finalement par ses propres notions d’opportunité, d’intégralité, de compatibilité, de clarté et d’utilité linguistiques – et non celles de Tolkien.
Ces attitudes et approches synthétique, conflative, utilitariste et idiosyncratique des langues de Tolkien trouvèrent plus tard leurs expressions les plus complètes et les plus influentes ailleurs sur Internet, dans les travaux de deux autres membres proéminents de Tolklang, Helge Fauskanger et David Salo, commencés avec le lancement du site Internet de Fauskanger, Ardalambion (q. « Des langues d’Arda »), en mai 199742). L’intention avouée d’Ardalambion était de fournir « des descriptions standard à jour des langues de Tolkien », en particulier du quenya et du sindarin. Le plus gros obstacle à cette intention est que Tolkien lui-même ne tendit jamais à une seule forme « standard » pour aucune de ses langues, encore moins pour le quenya et le sindarin, qu’il continua à altérer de manière remarquablement libre longtemps après la publication du Seigneur des Anneaux. D’autre part, même si l’on ajoute à la masse des éléments attestés pour le quenya et le sindarin ceux issus du Seigneur des Anneaux et de tous les écrits plus récents de Tolkien, cette dernière fait pâle figure en comparaison du matériel attesté pour le qenya ou le noldorin de « The Etymologies », plus ancien de deux décennies (circa 1937). Des classes entières de formation, parfois même des catégories aussi basiques que les temps des verbes, qui existent en qenya et en noldorin sont rarement, et parfois pas du tout, attestées dans ces écrits plus tardifs et, dans une moindre mesure, vice versa.
Une approche linguistique descriptive de cette situation fournirait un état et une description linguistique séparés pour chacune des phases conceptuelles de ces langues, uniquement déduits à partir des éléments attestés pour chaque phase : ainsi, par exemple, une description linguistique du goldogrin tel qu’attesté dans le « Gnomish Lexicon » (circa 1917), et une pour le noldorin tel qu’il est attesté dans « The Etymologies » (circa 1937), une autre pour le sindarin attesté dans The Lord of the Rings (1954—1955) et une autre encore pour le sindarin tel qu’il est par exemple attesté dans l’essai « Quendi and Eldar » (circa 1960). De telles descriptions devraient rendre et compte et faire usage de tous les éléments attestés dans chaque phase (et uniquement ces éléments), et devraient fournir une base phonologique à l’exploration des similarités et des différences entre toutes ces phases, donnant ainsi une vision de ce qui caractérise la langue, de même que l’esthétique particulière de Tolkien dans cette langue, demeurée plus ou moins constante, et qui reflète également les changements dans l’esthétique de Tolkien au fil du temps.
Cependant, Fauskanger et Salo optèrent plutôt pour la poursuite de l’approche synthétique et conflative du quenya et du sindarin qui, au lieu de produire des descriptions du quenya et du sindarin tels que Tolkien lui-même les conçut à un moment donné, cherche plutôt à bricoler une seule version synthétique de chacune de ces langues à partir de matériels s’étendant sur plus de trente ans de changements conceptuels dans ces langues. Ils réalisèrent cela sur Ardalambion, uniquement en imposant à ces matériels une cohérence en les sélectionnant, les renommant et même en altérant silencieusement un grand nombre de formes et de modèles grammaticaux seulement attestés dans les phases conceptuelles les plus anciennes (principalement dans le qenya et le noldorin de « The Etymologies ») et en les combinant avec des sélections similaires dans les matériels des phases plus tardives que Tolkien nomma lui-même « quenya » et « sindarin », tandis qu’ils ignorèrent, ou même rejetèrent comme erronés, des mots ou des modèles grammaticaux attestés dans ces mêmes phases plus tardives au motif qu’ils ne s’accordaient pas avec leurs « descriptions standard » du quenya et du sindarin. Pour leur « descriptions standard », ils inventèrent également un grand nombre de formes, voire même des classes de formations entières, qui ne sont pas attestées dans les textes de Tolkien et qui, dans certaines cas, contredisent ce que Tolkien a effectivement écrit.
En fait, l’une des caractéristiques frappantes d’Ardalambion est que la grande proportion de formes qu’il propose, comme autant d’exemples supposés des différentes catégories grammaticales, ne sont en fait pas attestés dans les écrits de Tolkien. Ainsi, par exemple, sur Ardalambion, la présentation du passé du verbe sindarin – qui repose en fait presque entièrement sur des éléments noldorins, puisqu’il n’existe pour l’instant que quatre verbes au passé attestés pour le sindarin proprement dit – n’omet pas seulement de mentionner un bon quart des formes noldorines au passé données dans « The Etymologies », mais elle fournit également deux listes de formes verbales « sindarines » au passé43) dans lesquelles il n’y a en fait qu’une seule forme attestée, le reste étant des formes hypothétiques construites par Fauskanger et Salo.
Toujours dans cette même présentation, Ardalambion propose également la forme mudant comme passé du radical verbal « sindarin » muda- « travailler, besogner ». Or, il n’existe pas de radical verbal muda- dans le corpus attesté du sindarin proprement dit, en fait, cette forme est une fois de plus issue de « The Etymologies », à partir de la forme noldorine attestée mudo. Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est qu’en regardant l’entrée dans « The Etymologies », on se rend compte que le passé de ce verbe n’est pas mudant, mais mudas ; autrement dit avec un passé marqué par un -s final au lieu d’un -nt final. À l’origine, Fauskanger et Salo justifièrent tous deux cette altération en affirmant que mudas était une erreur évidente (de l’auteur ou de l’éditeur), puisqu’il n’existait aucun autre verbe au passé en -s 44) et que, de plus, s’il existait une telle terminaison du passé, elle provoquerait « indubitablement » une « confusion significative » avec la terminaison -s employée (notamment) pour dériver des noms à partir de bases verbales45). Cependant, la publication de « Addenda and Corrigenda to The Etymologies »46) complet a depuis confirmé l’orthographe mudas et fourni de nombreux autres exemples de passé noldorin en -s, démontrant non seulement que mudas n’était pas une erreur, mais que Tolkien lui-même ne pensait pas qu’une telle terminaison provoquait une « confusion significative » avec la formation de noms abstraits.
Les présentations du quenya et du sindarin faites par Fauskanger et Salo sur Ardalambion ne dérivent pas uniquement de tentatives de formuler des descriptions théoriques qui rendent compte de l’intégralité des éléments disponibles. Au lieu de cela, les preuves qu’ils admettent (ou construisent) pour leur « quenya » et leur « sindarin » sont sélectionnées, altérées, rejetées et même inventées, en accord avec leurs conceptions préalables du quenya et du sindarin « matures » ainsi qu’avec leurs notions d’utilité et d’acceptabilité linguistiques. Le besoin de contrôle d’Ardalambion (comme celui du travail d’Appleyard auparavant) ne se traduit pas simplement par la description des langues de Tolkien, à toutes les étapes conceptuelles ou à une étape donnée, ou par la simple exemplification des propres travaux de Tolkien : il s’agit plutôt de fournir des formes uniques et « standard » de quenya et de sindarin pour en faire usage à l’écrit et à l’oral. Ils poursuivent des buts utilitaristes, et non descriptifs, et cette appétence utilitariste démesurée, couplée à une tendance caractéristique à expliquer de manière farfelue ou même à rejeter des formes (censément) inhabituelles, a abouti à ces présentations du quenya et du sindarin sur Ardalambion qui donnent l’impression que les langues de Tolkien sont plus régulières, plus rigides en forçant une relation unique entre la forme et la fonction, moins riches et moins complexes dans leur caractère et leur histoire (apparente), en clair, plus artificielles que Tolkien ne l’aurait jamais voulu.
Mais à n’en pas douter, en dépit de ces raccourcis méthodologiques, Ardalambion est un travail remarquable et impressionnant, reflétant une grande connaissance, un important travail et une profonde passion pour les langues de Tolkien. De par son étendue, ses détails et sa présentation, il s’agit indubitablement, et de loin, de la meilleure introduction aux langues de Tolkien disponible à ce jour, tous supports confondus. Mais étant donné ses raccourcis, il ne peut être employé que comme une introduction, et non comme un substitut à l’étude et à la citation des travaux de Tolkien, qu’il échoue à de nombreuses reprises à représenter avec fidélité47).
L’apparition de ce genre de pratiques méthodologiques, en particulier dans des travaux ayant une présentation et un aspect érudits comme Ardalambion, représente une rupture profonde avec les standards précédents des pratiques d’étude de la linguistique tolkienienne. Bien qu’il n’était pas rare de traiter le qenya et le noldorin de « The Etymologies » comme des éléments utiles au quenya et au sindarin sans faire état de leurs véritables statuts48), il n’avait jamais été accepté auparavant que ce genre d’invention massive (et trop souvent silencieuse) de formes et de paradigmes entiers puisse être employée et présentée comme des éléments valables pour la description du quenya ou du sindarin. Bien entendu, il est clair que des hypothèses sur certaines formes ont autrefois été échafaudées, comme par exemple dans la discussion sur les pronoms en quenya dans An Introduction to Elvish, mais elles furent limitées à un petit nombre et uniquement pour des formes individuelles (sans étendre l’invention à des classes entières de formation) et elles furent méticuleusement désignées comme des formes hypothétiques non attestées. Ce n’est pas le cas avec Ardalambion, où il est souvent impossible pour le lecteur qui ne serait pas déjà familier avec les éléments des écrits de Tolkien de faire la distinction entre les formes attestées et celles fournies par Fauskanger et Salo. La première pratique faisait une distinction claire entre les créations de Tolkien et celles du théoricien et citait des sources pour les formes dont il était question afin que le lecteur puisse vérifier par lui-même, maintenant ainsi le lecteur en étroite relation avec les écrits de Tolkien et ses conceptions linguistiques. Cependant, Ardalambion a eu l’effet d’insinuer les points de vue de l’auteur entre Tolkien et le lecteur, comme on peut facilement le constater dans les différents cours et forums d’Internet qui citent régulièrement Ardalambion plutôt que les travaux de Tolkien comme source et support de leurs hypothèses.
De plus, Ardalambion est apparu à une époque où la publication de nouveaux matériels primaires issus des documents linguistiques de Tolkien dans Parma Eldalamberon et Vinyar Tengwar, et notamment ses propres descriptions linguistiques des étapes conceptuelles successives de ses langues, commençait à prendre de l’ampleur. À la lumière de ces publications il est devenu – et continu à être – de plus en plus intenable de considérer ce que Fauskanger présente comme du quenya et du sindarin « matures » « de la période du Seigneur des Anneaux » comme des langues figées et monolithiques, ou comme des équivalents complets du qenya et du noldorin de « The Etymologies », comme cela est affirmé dans la position, la méthodologie et la présentation conflatives adoptées par Ardalambion. Il est également devenu impossible de considérer les formes plus anciennes du qenya, du goldogrin et du noldorin comme naturellement inférieures, incomplètes ou linguistiquement moins sophistiquées ou intéressantes, ou comme n’ayant aucune utilité dans l’élucidation des phases conceptuelles plus récentes – des attitudes qui sont (encore actuellement) très fortement présentes sur Ardalambion et dans les nombreux forums Internet qui lui emboîtent le pas.
Ainsi, avec l’augmentation de l’activité utilitariste et « standardisante » sur Internet, en particulier sur Tolklang et sur Ardalambion, de pair (mais également de plus en plus en contradiction avec) la publication progressive de nouveaux documents inédits dans et sur les langues de Tolkien issus de plusieurs phases conceptuelles, une division est survenue parmi les passionnés et les étudiants des langues de Tolkien sur des « problèmes » bien plus fondamentaux que ceux qui avaient jusqu’alors concernés les « Conceptionistes » et les « Unificateurs » : à savoir, que sont ces langues et que devons-nous en faire ? Autrement dit, quelle est la nature de l’invention linguistique de Tolkien, dans sa globalité et dans chacune de ses parties, et quel est le but et la finalité de leur étude ?
Cette division fut (et est toujours) composée de deux réponses à ces questions, réponses apparentées mais fondamentalement différentes. D’une part, il y a la réponse essentiellement descriptive et analytique qui considère toutes les langues de Tolkien, au travers de toutes leurs versions conceptuelles et à chaque étape successive de leurs développements interne et externe, comme des objets dignes d’être étudiés à part entière, chacune étant un produit et un exemple des conceptions, de la créativité ainsi que du changement de l’esthétique linguistiques de Tolkien. Cette réponse soutient que le but de leur étude est d’examiner, de comprendre et d’expliquer, de manière aussi complète que possible, ce que Tolkien a créé dans ses langues, les conceptions linguistiques et esthétiques que chaque étape représente et les processus par lesquels il les créa, tout au long et en considération de la totalité de leurs histoires dans les mondes primaire et secondaire, ainsi que leurs relations entre elles. D’autre part, il y a la réponse principalement utilitariste et synthétique dont le but est de prendre ce que Tolkien a écrit et de synthétiser à partir de tous ces matériels plus ou moins disparates – mais en se focalisant et en insistant plus particulièrement sur les écrits plus tardifs, comme représentant une vision « mature », « finale » ou « perfectionnée » de Tolkien concernant ses langues – une seule forme cohérente et « complétée » pour (au minimum) les deux principales langues elfiques, afin qu’il soit un jour possible de faire usage de (ces versions du) quenya et du sindarin, ou de leur prolongements, dans une espèce d’usage écrit ou oral routinier49). En clair, ceux qui s’intéressent aux langues de Tolkien se sont retrouvés dans l’un ou l’autre de deux groupes principaux qui peuvent succinctement être caractérisés comme les étudiants et les locuteurs.
L’un des premiers effets pratiques de cette division fut le départ de Tolklang de soi-disant locuteurs proéminents du quenya et du sindarin tels que Helge Fauskanger et David Salo, suivis par d’autres partageant leurs opinions, afin de former leur propre liste de diffusion sur Internet, Elfling, en septembre 1998. Bien que le but officiel d’Elfling soit savant et technique50), et bien qu’elle ait effectivement présenté des messages d’étude savante et technique, elle fut dès le début très largement impliquée dans la promotion et la facilitation de l’usage du quenya et du sindarin « matures » à l’écrit et à l’oral, plus spécialement sur la base des formes synthétiques du quenya et du sindarin présentées sur Ardalambion, qui en vinrent finalement à être désignées comme du « néo-quenya » et du « néo-sindarin » (collectivement du « néo-elfique ») dans un effort pour véhiculer leur statut de créations délibérément post-tolkieniennes et pour les distinguer des propres conceptions de ces langues par Tolkien telles qu’elles sont effectivement attestées. En fait, Elfling a progressivement été dominée par de prétendus locuteurs et par leurs besoins de traduire en « néo-quenya » et en « néo-sindarin »51), en particulier tandis que le nombre de ses membres et son activité s’accrurent dramatiquement avec le coup de projecteur sur David Salo du fait de son association aux films de Peter Jackson.
Cela ne signifie pas pour autant que l’appartenance à l’un ou l’autre des groupes, d’étudiants ou de locuteurs, soit mutuellement exclusive. Il y a toujours eu, et à n’en pas douter il y aura toujours, un profond désir de « parler elfique » parmi ceux qui ressentent plus qu’un intérêt passager pour ces langues, et ainsi naturellement les réponses utilitaristes et celles des étudiants sont finalement issues de la même motivation, à savoir une appréciation sincère des langues de Tolkien comme des concrétisations esthétiques et intellectuelles. Ainsi, finalement, les réponses de deux bords impliquent une appréciation à la fois esthétique et intellectuelle (mais pas dans les mêmes proportions). Il est certain que la plupart de ceux qui ont préféré poursuivre une approche rigoureusement descriptive des langues de Tolkien ont parfois proposé leurs propres traductions en elfique qui s’appuient inévitablement sur la synthèse et des ajouts aux propres conceptions et constructions de Tolkien52). De même, il est certain que les principaux promoteurs des versions « standard » et « utilisables » du quenya et du sindarin sont également des adeptes de la linguistique comparative et historique et que ces versions furent (nécessairement) élaborées à partir des résultats de leur étude des langues de Tolkien, à laquelle ils ont eux-mêmes apporté des contributions. Quoiqu’il en soit, pour ses propres desseins artistiques, il est clair que Tolkien lui-même ne souhaitait pas faire du quenya ou du sindarin des langues « complètes » ou « finales » ou même les rendre utilisables par qui que ce soit d’autre que lui-même53). De fait, il est certain que tout désir de « compléter » ou de « parler elfique » n’est pas une réponse souhaitée ou nécessaire aux langues de Tolkien. De même, il n’existe aucune raison valable de penser qu’un « état d’achèvement » ou une quelconque « capacité d’utilisation » de ces langues soient jamais atteints54).
Cela ne signifie pas non plus qu’il y ait quoique ce soit de mauvais, per se, à sélectionner et favoriser l’une ou l’autre, ou même plusieurs, des phases des langues de Tolkien comme base pour synthétiser des versions « complètes » ou « utilisables » du quenya et du sindarin. Toute personne désirant créer de telles versions « post-tolkieniennes » de ses langues est évidemment libre de décider quels matériels employés et de quelle manière. Mais je me dois également de rappeler que ce genre de démarche, bien que n’étant (nécessairement) pas entièrement déconnectée de l’étude des langues de Tolkien, et bien que n’étant pas sans quelque intérêt potentiel pour l’étudiant, n’en demeure pas moins étrangère à l’étude proprement dite, au même titre qu’une tentative pour créer une forme « complète » ou « utilisable » du gotique par exemple (ou de toute autre langue morte pauvrement attestée) ne pourrait être considérée comme une étude de cette langue stricto sensu, pour la bonne et simple raison que de tels exercices, qu’ils soient ou non intelligents, bien renseignés ou élaborés, n’apportent rien aux connaissances de la langue. La démarche est effectivement divertissante, certainement stimulante du point de vue intellectuel et peut même servir d’exercice didactique pour les étudiants de ces langues, pour autant qu’elle ait été conçue avec soin et considération afin de ne pas confondre l’invention avec l’élément effectivement attesté et en gardant à l’esprit les limitations inhérentes à la traduction dans une langue morte et pauvrement attestée55). Mais ce n’est pas à proprement parler un travail d’étude.
En tant que démarche d’étude, le but de la linguistique tolkienienne est, ou selon moi devrait être, de comprendre et de décrire les langues de Tolkien et ses écrits sur ou dans ces langues, en tant que telles et pour ce qu’elles sont réellement : à savoir, une grande collection de grammaires historiques, de lexiques, de compositions et d’essais successifs présentant les descriptions et les points de vue linguistiques de Tolkien dans la longue série de langues différentes mais néanmoins contiguës et unifiées du point de vue thématique qu’il conçut, dont chaque phase représente une langue unique et individuelle (qui possède une histoire interne propre) digne d’être étudiée, au même titre que n’importe quelle autre phase. De plus, chacune d’elles se nourrit, conserve et montre une continuité de formes, de thèmes et de contexte avec les phases précédentes qui surpasse largement leurs différences56), et cela, considéré en relation avec l’histoire globale de ces changements conceptuels, et en particulier en les appréciant dans une séquence chronologique, présente des zones de stabilité remarquable mais également de forte dynamique au sein et au travers des diverses appétences de l’esthétique linguistique de Tolkien, tout au long de sa vie.
Malheureusement, historiquement, le désir de « parler elfique » est allé de pair avec diverses attitudes tendant à diminuer, brouiller, négliger ou même rejeter le caractère individuel, la nature, et le mérite de l’étude de plus de la moitié des travaux de Tolkien sur ses inventions linguistiques57), c’est-à-dire ceux qui précédèrent la publication de The Lord of the Rings58). Premièrement, il y a l’attitude qui considère que tout ce qui a été écrit avant « The Etymologies » vers 1937 est nécessairement inférieur, essentiellement (sinon entièrement) étranger et ne possède aucune relation avec ce qui est désigné comme la « forme finale », « perfectionnée » et « mature » du quenya et du sindarin de « l’époque du Seigneur des Anneaux », et que tout ce qui compose ces matériels, y compris les phonologies et les modèles grammaticaux ainsi que les lexiques, mais qui ne s’accorde pas (tout du moins en apparence) avec ce qui est connu (ou censément connu) du quenya et du sindarin « matures » fut tout simplement rejeté par Tolkien : en d’autres termes, la formulation extrême du point de vue « conceptioniste ». Deuxième, il y a l’attitude qui consiste à affirmer que le qenya et le noldorin attestés dans « The Etymologies » sont, hormis à les renommer et à appliquer quelques modifications mineures ça et là dans la phonologie, identiques au quenya et au sindarin « matures » dans leur utilisation pratique et qu’ils peuvent être sommairement désignés comme du quenya et du sindarin : autrement dit, que la phonologie (supposée) et le vocabulaire ainsi que la grammaire (attestés) du qenya et du noldorin de « The Etymologies » vers 1937 peuvent être considérés sans problème comme essentiellement identiques, et silencieusement assimilés, au quenya et au sindarin tels qu’ils furent conçus par Tolkien quelques vingt ans plus tard dans le Seigneur des Anneaux et au-delà. Troisièmement, il y a l’attitude corollaire qui considère que les propres écrits de Tolkien sur ses langues, et même ses propres déclarations sur leur phonologie et leur grammaire, ne sont dignes d’intérêt et ne peuvent constituer des éléments probants que dans la mesure où ils s’accordent avec ce qui est déjà « connu » du quenya et du sindarin « matures », ou dans la mesure où ils peuvent, par le biais de n’importe quelle manipulation ou altération (trop souvent silencieuse), fournir ou compléter le lexique et la grammaire du « néo-quenya » et du « néo-sindarin » – faisant encore une fois écho à certains des aspects les plus extrêmes de la vision « conceptioniste ». En d’autres termes, le quenya et le sindarin, tels qu’ils sont appréhendés par les soi-disant locuteurs, sont devenus des assemblages indépendants, abstraits des constructions, des intentions et des déclarations de Tolkien, auxquels peut être ajoutée n’importe quelle partie des nombreuses conceptualisations des goûts linguistiques de Tolkien considérée comme utile et/ou manipulable afin de la rendre « compatible » avec cette nouvelle invention « post-tolkienienne » indépendante.
En réponse à cet encouragement à négliger les phases plus anciennes des langues de Tolkien en faveur de la discussion et de la promotion du « néo-elfique », et dans un effort pour encourager sur Internet le retour à une discussion plus descriptive et analytique des langues de Tolkien dans toutes leurs phases conceptuelles, j’ai lancé un nouveau groupe de discussion baptisé Lambengolmor (quenya « Maîtres des Langues ») fin mai 2002. Lambengolmor est, à dessein et par le biais de sa modération, bien plus rigoureux, réfléchi, technique et strictement dédié à l’étude, à l’inverse d’Elfling, mais possède néanmoins à ce jour plus de 900 membres qui ont posté près de 1000 messages dont chacun d’entre eux est virtuellement focalisé sur quelque point descriptif ou analytique ou quelque problème de la linguistique tolkienienne, telle que strictement exemplifiée dans les écrits de Tolkien.
Encouragé par le succès de Lambengolmor, et sur le constat de la nécessité de disposer d’un forum complémentaire pour l’Elvish Linguistic Fellowship dans lequel des travaux analytiques plus longs ne convenant pas au format des messages de Lambengolmor pourraient être publiés (semblables à ceux déjà présentés dans Parma Eldalamberon ou Vinyar Tengwar, à présents réservés, par nécessité, à la publication de matériels issus des manuscrits de Tolkien), et afin d’encourager les discussions linguistiques et érudites sur les langues de Tolkien dans chacune de leurs phases conceptuelles, en décembre 2003, Patrick Wynne et moi lancions Tengwestië (quenya « language ») en tant que nouveau journal en ligne de l’Elvish Linguistic Fellowship. Tengwestië a vu publiés des travaux descriptifs considérables sur le goldogrin mais aussi sur le noldorin de « The Etymologies » qui avaient tous deux jusqu’à présent soit (dans le cas du goldogrin) été négligé soit (dans le cas du noldorin) été uniquement présenté de manière partielle et sous des formes assimilées et présentées comme du sindarin. De plus, il a encouragé des approches précises, détaillées et bien plus descriptives des langues de Tolkien ailleurs sur Internet59), qui ont résulté en une reconnaissance plus large de la véritable nature des langues de Tolkien sur des forums auparavant uniquement focalisés sur le « néo-elfique » et qui ne s’intéressent à l’elfique qu’au travers de la médiation d’Ardalambion.
in 2004, David Salo publia son livre tant attendu, A Gateway to Sindarin. À l’image de ses travaux précédents sur le sindarin diffusés sur Ardalambion, le Gateway de Salo reflète clairement une longue étude et un immense travail, tous deux présentés sous une forme technique et savante encore plus impressionnante, dans la lignée des grammaires historiques détaillées : un résumé historique en ouverture, suivi par une phonologie historique très longue et apparemment exhaustive, fournissant une présentation chronologique de Salo pour chacun des changements phonologiques tout au long du développement du sindarin à partir de sa source en eldarin commun, complété par son étude de la morphologie et de la dérivation des noms, des pronoms, des adjectifs, des verbes, des mots composés, etc., puis par une syntaxe des types de phrase (trop peu) attestés du sindarin, une analyse de la grammaire des textes sindarins disponibles, ainsi qu’un vaste glossaire étymologique des formes rencontrées dans le texte.
Malheureusement, bien que le Gateway possède certainement l’apparence d’une grammaire strictement érudite et descriptive du sindarin de Tolkien (et est décrite comme telle dans la préface de l’ouvrage), toute personne disposant d’une connaissance intime des écrits linguistiques de Tolkien se rend vite compte que cette apparence est trompeuse – à l’instar des précédents travaux de Salo sur Ardalambion. Comme on pourrait s’y attendre, la présentation du sindarin par Salo repose largement sur des éléments empruntés, et parfois altérés, issus du noldorin de « The Etymologies », mais Salo le déclare explicitement dans son introduction, ce qui est pour le moins intègre d’un point de vue théorique. Pour autant, dans un ouvrage si délibérément descriptif, nous ne nous attendions pas à trouver un tel degré d’altération – le plus souvent silencieuse – des gloses et des explications de Tolkien sur les formes noldorines et sindarines citées par Salo60)), et même les formes et la grammaire d’exemples authentiques de sindarin qu’il cite à partir des écrits de Tolkien.
Nous en trouvons un exemple particulièrement parlant dans l’analyse par Salo de la traduction partielle du Notre Père en sindarin61). Où le texte de Tolkien donne : caro den i innas lin bo Ceven (traduisant « votre volonté sera faite sur la Terre »), Salo donne (p. 231) : caro den i innas lín bo Geven, autrement dit, Salo a altéré le mot Ceven en Geven. Cette altération n’est pas une simple erreur typographique : Salo écrit (p. 231) que son bo Geven « sur la Terre » « semble effectivement écrit bo Ceven dans le texte, mais puisque la préposition [bo « sur »] semble originellement se terminer par une voyelle […] nous devons ici nous attendre à la mutation douce c > g62) ». Ce qui est remarquable ici est la volonté patente de Salo d’altérer ce que Tolkien a réellement écrit, i.e. de véritables éléments de sindarin, uniquement dans le but de les faire convenir à ses théories. Un travail de pure étude linguistique descriptive, tel que Salo présente censément son Gateway, pourrait (et devrait) noter, premièrement, que Ceven est un nom concret (« terre ») capitalisé comme un nom propre (« Terre ») et, deuxièmement, qu’ailleurs dans ce même texte, en fait dans la même ligne, nous disposons d’un autre exemple de nom concret (menel « les cieux ») capitalisé de manière semblable comme un nom propre (« Les Cieux ») et qui suit un préposition terminée par une voyelle, qui ne montre pas non plus de lénition : sui vi Menel « comme cela est dans les Cieux ». Cela devrait immédiatement suggérer que bien qu’il est correct de supposer que, en général, les compléments d’objet suivants immédiatement une préposition se terminant par une voyelle présentent une lénition, il se peut très bien que de tels noms concrets employés comme noms propres résistent à cette mutation, et également que la différenciation de ces noms concrets dans cette position syntaxique peut avoir été choisie et conservée dans le développement historique du sindarin précisément parce qu’elle les caractérise comme des noms propres63)).
Cependant, en dépit de son apparence et de son assurance, le Gateway de Salo n’est pas un travail de ce genre, et il ne constitue pas un cas isolé : Salo démontre constamment sa volonté de mettre la charrue théorique avant les bœufs des preuves, allant même jusqu’à altérer les données pour les ajuster à ses théories. En tant que tel, A Gateway to Sindarin est d’un caractère des plus douteux et finalement inutile, comme travail d’étude ou comme référence, ce qui explique probablement le manque quasi-total de citations de l’ouvrage, de même que dans des forums Internet tel que Elfling ou dans des travaux tels que ceux d’Ardalambion, déjà très largement orientés vers une approche synthétique des langues de Tolkien64).
Stockholm en août 2005 s’est tenue Omentielva Minya (quenya « Notre Première Rencontre »), première d’une lignée de conférences internationales biennales sur les langues inventées par J.R.R. Tolkien, inaugurée par Bill Welden et Anders Stenström. C’était une manière pour le moins appropriée de marquer la fin de ces cinquante premières années de linguistique tolkienienne qui a, au cours de ce demi-siècle, évolué depuis une démarche strictement personnelle ou tout du moins privée pour devenir à présent une activité attirant des milliers de lecteurs de périodiques, de publications et de forums de discussion, sur papier ou en ligne, dans des langues et avec des participants venus des quatre coins du globe. Elle s’est altérée de même qu’elle a prospéré au travers de deux divisions majeures des attitudes et des approches, en réponse à la publication continuelle de nouveaux matériels primaires, qui remirent longtemps en question tout autant qu’ils supportèrent les conceptions de ce qu’étaient les langues de Tolkien, son attention à leur égard et la réponse que nous devrions leur apporter. Et il nous a été donné le privilège de publier dans ces périodiques encore plus de nouveaux matériels inédits issus des archives des manuscrits de Tolkien. Une bonne partie de cette histoire et de cette activité s’est reflétée dans le programme de Omentielva Minya ainsi que lors des discussions entre ses participants.
Avec la promesse d’autres Omentielvar, la publication continue de plusieurs périodiques, les nombreux forums de discussions et sites Internet actifs ainsi que la poursuite de la publication des écrits linguistiques de Tolkien, l’intérêt pour l’étude des langues de Tolkien et les opportunités de contribuer à notre connaissance abondent. Il y a déjà une masse imposante de matériels disponibles qui attendent encore d’être analysés et décrits de manière systématique. La phonologie, la morphologie ainsi que la grammaire mises en évidence et déduites à partir des deux lexiques de Tolkien les plus anciens, ceux du qenya et du goldogrin, qui sont également de loin les lexiques les plus importants de ses langues inventées toutes périodes conceptuelles confondues, ont tout juste commencé à être décrites, ayant été la cible d’une négligence encouragée des années durant. Et même le chapitre « The Etymologies » pourtant bien connu doit encore être complètement analysé et décrit à part entière (plutôt que de simplement servir de source pouvant convenir au « néo-quenya » et au « néo-sindarin »). Un tel travail a déjà été effectué en partie, d’une manière qui respecte l’intégrité et le statut individuel de chacun de ces matériels – par exemple les classifications formelles du « Goldogrin Past Tense » de Patrick Wynne, mon propre essai « The Past-Tense Verb in the Noldorin in the Etymologies », celui de Bertrand Bellet « Noldorin Plurals in the Etymologies » et l’analyse de Thorsten Renk « Intensifying Prefixes in the Etymologies » (tous publiés sur Tengwestië) – ont non seulement contribué à notre connaissance de ces langues, mais ils ont également éclairé d’une lumière nouvelle les phases conceptuelles plus tardives – ainsi, par exemple, cela a modifié la « conception standard » du verbe sindarin qui était apparue sur Ardalambion avant d’être largement reprise65). Et cela ne fait qu’effleurer la surface des matériels déjà disponibles, dont certains depuis déjà près de vingt ans.
En clair, il y a déjà énormément de travaux très intéressants à entreprendre avec les matériels déjà disponibles – « intéressants » pour toute personne passionnée de linguistique. Pour ma part, j’ai l’intention de continuer à faire de mon mieux pour encourager et faciliter de tels travaux, tout comme mes collègues éditeurs de documents linguistiques de Tolkien et je vais continuer à m’appliquer à créer toujours plus d’opportunités d’étude, d’exploration et de nouvelles connaissances sur la nature, l’histoire, et le développement conceptuel de toutes les langues de Tolkien.
l ne s’agit pas d’une liste exhaustive. Son but est de présenter les principaux textes disponibles à même de fournir au lecteur curieux, selon les propres termes de Tolkien, un aperçu des principaux aspects et problèmes de ses langues inventées, leur finalité et leur usage, ainsi que leur développement (tant interne qu’externe).
Références pour la linguistique tolkienienne sur http://elvish.org/resources.html.
Omentielva. 2005 à 2019. Conférence biennale internationale, avec des essais présentés dans la série Arda Philology.