L’elfique comme elle est parlait

Quatre Anneaux
Carl Hostetter — Mars 2006
traduit en français par Cédric Piétrus & David Giraudeau
Articles de synthèse : Ces articles permettent d’avoir une vue d’ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R. Tolkien.
Cet article est issu du recueil d’essais The Lord of the Rings 1954—2004: Scholarship in honor of Richard E. Blackwelder, publié en mars 2006, sous la direction de Wayne Hammond et Christina Scull. Les traducteurs remercient l’auteur de cet essai, Carl Hostetter, les coéditeurs de l'ouvrage, ainsi que la presse de l’université de Marquette, pour leur permission de traduire ce texte en français et de l’inclure sur ce site internet.

En juillet 1954, comme il le présenta à un ami, J.R.R. Tolkien « expos[a] son cœur » au monde.1) Ce que Tolkien visait ici par son « cœur » était bien entendu le Seigneur des Anneaux, dont la première partie fut publiée ce mois, il y a à présent cinquante ans. Car, avec la publication du Seigneur des Anneaux, Tolkien donnait pour la première fois une expression publique complète à ce qui, jusqu’à ce moment, avait été un monde essentiellement privé et créé, empreint d’une histoire et d’une mythologie privées et inventées qui furent formées par les pensées les plus profondes et intimes de Tolkien sur rien de moins que la relation de l’Homme déchu non seulement au monde tel qu’il est, mais aussi au monde tel qu’il aurait pu être, à son Créateur, et à son propre équivalent non chu. Mais si la publication du Seigneur des Anneaux dévoila le cœur de ce conteur au monde, il peut et devrait également être noté que l’histoire elle-même, selon les propres mots de Tolkien, contenait encore en elle un cœur plus profond : celui du créateur de langues, le plus pleinement exprimé dans les deux principales langues elfiques inventées par Tolkien, le quenya et le sindarin, dont des exemples se retrouvent tout au long du Seigneur des Anneaux. Comme Tolkien l’écrivait en réponse à une première revue du roman :

L’invention des langues est la fondation. Les « histoires » ont été conçues pour procurer un monde aux langues, plutôt que l’inverse. Chez moi, le nom vient en premier, et l’histoire suit. J’aurais préféré écrire en « elfique ». Mais une œuvre comme le Seigneur des Anneaux a bien sûr été révisée, et la seule dose de « langue » qui y est restée est celle que les lecteurs, ai-je pensé, pourraient assimiler. (Je m’aperçois à présent que beaucoup auraient aimé qu’il y en ait davantage.) Mais il y a dans ce livre une grande quantité de matière linguistique (autre que les noms et termes effectivement « elfiques ») présente ou exprimée en des termes mythologiques. C’est à mes yeux, en tout cas, en grande partie un essai en « esthétique linguistique », comme je réponds parfois à des personnes qui me demandent « de quoi il est question ».2)

Et à nouveau, quelques années plus tard, dans une lettre à son fils Christopher : « Personne ne me croit lorsque je dis que mon long récit est un essai de création d’un monde dans lequel une forme de langage qui soit agréable à mon esthétique personnelle puisse paraître réelle. Mais c’est pourtant vrai. Un curieux (parmi d’autres) m’a demandé de quoi parlait [le] S[eigneur des] A[nneaux] et si c’était une « allégorie ». Et j’ai répondu que c’était une tentative pour créer une situation dans laquelle on pourrait avoir comme phrase de salutation habituelle elen síla lúmenn’ omentielmo, et que cette phrase précédait de beaucoup le livre. »3)

Cela peut paraître hyperbolique ; et dans une certaine mesure, cela l’est.4) Mais il est certainement vrai que la création linguistique de Tolkien précéda de longtemps ses narrations mythologiques, et qu’en effet, les formes narratives et romanesques de sa sub-création crûrent à partir de, tirent sur, et sont insufflées de sujets historiques, légendaires et mythologiques qui reçurent leur première expression au cours de la création de langues par Tolkien.5)

L’élément le plus pénétrant des langues inventées de Tolkien qui se trouvent dans le Seigneur des Anneaux réside dans la nomenclature, à la fois personnelle et géographique, en particulier des personnages, peuples et contrées rencontrés en dehors de la Comté, et plus particulièrement encore des personnages et lieux elfiques, et de ceux le plus étroitement alignés sur eux, tels que le pays et le peuple du Gondor. Ce n’est pas un simple hasard si un large pourcentage des éléments et mots entrés par Tolkien dans les lexiques variés qu’il réalisa pendant des années furent utilisés, dans la formation de noms propres dans la narration. Tout comme ce n’est pas un simple hasard si cette proportion d’éléments de nomenclature dans les lexiques de Tolkien augmenta durant la rédaction du Seigneur des Anneaux.

Une seconde classe d’exemples, bien plus petite, se trouve dans les quelques cas – bien trop rares, se lamentera le linguiste tolkienien ! – de discours en quenya et en sindarin, apparaissant presque entièrement sous la forme de complaintes, hymnes, poésie, incantations, prestations de serment et cris effectués de profundis, et dès lors principalement d’une nature formelle nettement poétique ou autre.6) De manière significative, il n’y a absolument rien de ce qui pourrait un tant soit peu constituer de « l’elfique de conversation » à trouver dans le roman.7) Le plus proche dont nous disposons est la lettre en prose en sindarin d’Aragorn à Samsagace qui était donnée dans l’Épilogue retiré (à raison) du Seigneur des Anneaux, et même celle-ci présente une certaine formalité marquée, au moins à en juger par le chapelet de titres royaux qui forme son début, et d’après le caractère formel de la traduction anglaise de Tolkien l’accompagnant.8)

On pourrait raisonnablement demander : pourquoi, étant donné la centralité autoproclamée de ces langues inventées pour le legendarium, Tolkien en fit-il si peu usage en termes de composition, et encore moins de dialogue, au sein de sa narration ? Nombre de ses personnages, après tout, auraient fréquemment parlé une forme d’elfique ou une autre ; et Tolkien lui-même disait qu’il aurait préféré écrire son livre entièrement en elfique. Donc pourquoi, alors, ne recevons-nous pas ne fût-ce que quelques paragraphes de conversation elfique ?

Il y a plusieurs réponses à cette question, dont la moindre n’est pas celle que Tolkien lui-même donnait dans la lettre citée ci-dessus : que ses lecteurs pouvaient difficilement être supposés assimiler de longs passages dans une langue totalement étrangère, et que, en conséquence, au moins une partie de l’élément langue avait été coupée. Mais en rapport avec cette explication, on doit noter que, à en juger par les manuscrits et tapuscrits subsistants, il n’y a guère de trace de quantités substantielles d’elfique à avoir jamais été retirées du livre : en fait, nous voyons que plus d’elfique a été inséré dans le livre au cours de la réécriture que ce n’était originellement le cas. De même, on peut noter que, si Tolkien fit jamais une tentative de composer une narration elfique pour son roman, elle n’a apparemment pas survécu.

Mais même si ce souci entièrement pratique pour l’intérêt du lecteur était mis de côté, je crois qu’il serait resté un obstacle à une composition narrative elfique étendue, bien plus fondamental et non moins pratique : à savoir, que Tolkien lui-même ne parlait couramment aucune de ses deux langues elfiques principales, tout comme il n’était lui-même pas capable de composer en elles avec quoi que ce soit de la facilité qui serait requise pour produire des quantités substantielles de narration elfique. C’est-à-dire en tout cas en rien de moins qu’en temps géologique, étant donné que, dans la plupart des occasions dans lesquelles Tolkien se mit à composer un poème dans l’une de ces langues inventées, ou s’autorisa à digresser en discussion de formes et de termes elfiques rencontrés au cours de ses essais ou lettres étendus sur des sujets en Terre du Milieu, il en résulta une rafale de nouvelles inventions, reconsidérations et changements des langues ; de telle sorte que, par essence, chaque tentative faite par leur propre créateur pour « utiliser » les langues elfiques se heurta non seulement à l’incomplétude des langues, mais également à l’esthétique insatiable de Tolkien.9)

En effet, il semble évident qu’il ne fut jamais le but de Tolkien ni de fixer et de finaliser ses langues inventées, ni de les rendre « utilisables » en narration ou en tout autre application prosaïque ou quotidienne, même par lui-même ; ou de les décrire d’une manière telle et de les mener à un achèvement suffisant pour qu’elles puissent être apprises et utilisées par d’autres comme une langue vivante. Pour voir ceci, et pour comprendre les implications que cela a pour tout effort d’utiliser les langues elfiques en tant que véhicule de communication écrite informelle, pour ne rien dire de tout effort d’en faire des langues parlées, nous devons d’abord brièvement examiner ce qu’était le propre but affirmé de Tolkien dans l’invention de ses langues elfiques, et la forme que cette invention prit.

Le but des langues

L’affirmation la plus claire que nous ayons de Tolkien quant à son but dans l’invention de ses langues elfiques se trouve dans sa célèbre lettre de 1967 à M. Rang, dans laquelle Tolkien écrivait que « il faut souligner que ce processus d’invention était/est une entreprise privée commencée dans le but de me procurer du plaisir en donnant forme à mon « esthétique », ou goût, linguistique personnelle, et à ses évolutions ».10)

Il est ici important de noter trois choses à propos de cette affirmation. Premièrement, que Tolkien décrit ses inventions linguistiques comme occasionnées par et voulues pour l’expression de son esthétique personnelle et la satisfaction de son plaisir privé, et donc sans aucune intention de faire du quenya, du sindarin, ou de toute autre de ses langues, des langues auxiliaires ou autrement « utiles », et encore moins pour emploi par qui que ce soit d’autre. En conséquent, à l’inverse, disons, de l’esperanto, qui a été créé, formulé et livré au public avec l’intention particulière de faciliter son usage et son développement par d’autres en tant que langue auxiliaire, les langues elfiques existent uniquement parce qu’elles satisfont et expriment la propre esthétique linguistique personnelle de Tolkien. Dans la mesure où d’autres trouvèrent du plaisir dans les aperçus de cette expression fournis par la publication du Seigneur des Anneaux, Tolkien fut sans aucun doute assez satisfait. Mais ceci ne suggère d’aucune façon que Tolkien voulait que d’autres « développent » ses langues, ses expressions personnelles, en une forme « utile », ou en toute autre forme que la sienne propre.

Un autre commentaire de la même lettre, bien que fait spécifiquement en critique des tentatives de M. Rang et d’autres de trouver des sources supposées du monde primaire et des sens cachés dans la nomenclature elfique de Tolkien, me semble également entièrement applicable aux tentatives d’« augmenter » ou de « compléter » les langues de Tolkien avec des formes et dans des buts qui n’étaient pas ceux de Tolkien. Tolkien écrit : « Celles-ci ne me semblent être que des divertissements privés, et en tant que tels, je n’ai ni le droit ni le pouvoir de m’y opposer bien qu’elles soient, à mon avis, sans valeur pour élucider ou interpréter ma fiction. Si elles sont publiées je m’y oppose lorsqu’elles apparaissent (c’est habituellement le cas) comme des broderies artificielles sur mon œuvre, ne mettant au jour que l’état d’esprit de leurs auteurs, non le mien ou mon intention et ma démarche réelles. »11) De même, une objection précédente de Tolkien, aux efforts peu judicieux de traducteurs de son œuvre de réinterpréter ou d’altérer autrement son propre système précautionneusement conçu de nomenclature, semble applicable aux efforts de remanier ses langues pour un autre but : « Je demande pourquoi un traducteur pourrait croire qu’il est amené ou autorisé à faire une telle chose. Que ce soit un monde « imaginaire » ne lui donne aucun droit de le remodeler à sa guise ».12)

Deuxièmement, on doit noter que Tolkien décrit son invention linguistique – ici en 1967, plus d’une douzaine d’années après la publication du Seigneur des Anneaux, et plus de cinquante ans après qu’il eut pour la première fois commencé la création des langues elfiques – comme un processus suivi : il dit qu’à la fois cela fut et est encore entrepris pour son plaisir personnel. Il s’agit d’une affirmation clef parce qu’elle sous-tend et reflète la réalité qui en découle, selon laquelle les langues de Tolkien n’étaient pas plus fixées à un stade dans le temps ou de grammaire que ne l’était quelque autre élément de son legendarium. En effet, elles étaient peut-être encore plus fluides, vu que même la publication ne fixait pas les formes finalement. Tolkien à la fois pouvait apporter et apportait des changements aux exemples publiés de ses langues dans le Seigneur des Anneaux pour les mettre en accord avec les changements dans la conception de ses langues qui continuèrent longtemps après que le Seigneur des Anneaux fut publié. Ainsi, par exemple, Tolkien changea omentielmo « de notre rencontre » de la première édition (1954) en omentielvo dans la deuxième édition (1965) parce que, dans les coulisses telles qu’elles étaient, -lve avait remplacé -lme en tant que première terminaison pl. inclusive dans le système pronominal toujours changeant du quenya, juste comme -lme avait lui-même remplacé plus tôt -mme, tard lors de la composition du Seigneur des Anneaux.

Et troisièmement, on doit noter que Tolkien affirme que le but de ses langues était d’exprimer non pas seulement une esthétique linguistique bien arrêtée, mais aussi les changements dans cette esthétique à travers le temps. Autrement dit, la nature toujours changeante des inventions linguistiques de Tolkien n’était pas seulement un fait inévitable, ouvertement reconnu, mais l’un des buts authentiques de l’entreprise. La finalité et l’achèvement des langues ne furent ainsi non seulement jamais atteintes, mais elles n’étaient même pas un but. En effet, dans la mesure où nous pouvons un tant soit peu parler avec précision du quenya et du sindarin en tant qu’entités singulières, ce n’est qu’en tant que continuités de changement à travers le temps, pas seulement au sein de leurs histoires internes fictives (le changement continu étant bien sûr également un trait des langues du monde primaire), mais aussi tout au long de la vie de Tolkien. Tous les écrits concernant ses langues inventées que Tolkien laissa derrière lui sont, alors, essentiellement une séquence chronologique d’instantanés individuels, d’une étendue plus ou moins grande, de stades dans un processus de toute une vie d’invention et de réinvention en accord avec les changements dans l’esthétique linguistique de Tolkien, et dont la tentative elle-même et non son achèvement était le but. Donc tout détail des langues à tout moment dans la conception mouvante que Tolkien avait d’elles pouvait avoir persisté du début à la fin de ce processus, ou n’avoir pas eu plus d’importance dans ce processus que les bords de la feuille de papier sur laquelle il était écrit (sans assez souvent aucun moyen de dire lequel de ces extrêmes est vrai pour un détail donné). Mais chaque détail à son tour définissait le quenya et le sindarin, au moins comme ceux-ci étaient conçus au moment où il était écrit, si ce n’est davantage.

Les langues de Tolkien étaient alors, au moins autant que son legendarium, une « création continue et en évolution » ; et bien plus, loin d’être vu par Tolkien comme une espèce de défaut dans ou d’obstacle à sa création linguistique, ce fait était une caractéristique désirée, et une conséquence nécessaire du but même de sa création de langue.

La forme de l’invention

Bien que les langues de Tolkien et leur invention soient donc caractérisées par une conception sans cesse changeante, il y a un aspect constant de son invention linguistique qui a également de profondes conséquences pour toute tentative d’usage des langues de Tolkien dans une conversation informelle et quotidienne ; et cette constante relève de la forme préférée dans laquelle Tolkien choisit d’exprimer son invention linguistique. La forme habituelle des efforts prolongés de Tolkien en décrivant ses langues inventées – ou, plus exactement, ses conceptions changeantes à leur sujet – fut du début à la fin celle de la grammaire historique.

Les grammaires historiques sont à présent, et étaient même déjà dans la jeunesse de Tolkien, un véhicule traditionnel de linguistique historique, et en tant que telles elles avaient et ont une forme traditionnelle. Selon cette forme, une grammaire historique d’une langue commencera habituellement par un bref essai décrivant la place et l’époque d’une langue dans son arbre généalogique de langues apparentées, et presque invariablement débute ensuite avec une présentation de la phonologie historique de la langue : c’est-à-dire, un rapport complet et détaillé du système de changements phonétiques présentés ou déduits comme étant apparus avec le temps dans la langue à travers le cours de son évolution à partir d’une forme précédente et ancestrale, souvent de la plus ancienne des formes ancestrales théoriques qui puisse être déduite par reconstruction comparative. Ainsi, par exemple, une grammaire historique d’anglais commencera souvent par un compte-rendu du système phonétique de la langue théorique proto-indo-européenne qui est son ultime ancêtre commun avec le gallois, le latin, le grec, et le sanskrit, entre autres ; suivi par une discussion des changements phonétiques systématiques à partir de ce système originel qui conduisirent à la langue théorique proto-germanique qui fut l’ancêtre commun de toutes les langues germaniques, y compris l’anglais, l’allemand, le gotique, et le vieux norrois, entre autres ; suivie par une discussion des changements phonétiques subséquents qui produisirent le vieil anglais, et ainsi via le moyen anglais jusqu’à l’anglais moderne.

Vient ensuite la morphologie, discutant de la manière dont les mots furent formés historiquement à partir de morphèmes ou unités constitutifs de sens, et détaillant les classes formelles utilisées pour exprimer le cas, le nombre, le temps, et d’autres catégories et fonctions grammaticales. Il est fréquemment fait référence en morphologie aux sections précédentes et aux caractéristiques de la phonologie historique, pour expliquer les changements qui apparaissent au sein des mots et aux frontières d’éléments qui entrent en contact, le tout dans le but d’expliquer les origines historiques des formes attestées. Habituellement, les noms sont discutés en premier, puis les adjectifs, les numéraux, les pronoms, etc. De manière significative, comme nous le verrons brièvement, les verbes sont habituellement discutés à ou près de la fin de la morphologie. Enfin, il peut ou ne peut pas y avoir une section sur la syntaxe, qui, même si présente, n’est habituellement rien d’autre qu’une brève discussion de types de phrases.

Les propres tentatives prolongées de Tolkien de décrire – et donc d’inventer – ses langues suivirent étroitement cette forme traditionnelle, ce qui n’est évidemment que naturel étant donné que la propre carrière de Tolkien à la fois comme philologue et comme créateur de langue fut inspirée et profondément modelée par des classiques de la forme tels que le Gothic Primer de Wright et l’historique Welsh Grammar de Morris-Jones, et étant donné que l’intérêt intellectuel et esthétique de Tolkien pour ses propres langues et pour celles du monde primaire ne résidait pas simplement dans leurs formes de « surface », dans les caractéristiques des langues comme elles existèrent à quelque moment donné, mais plutôt dans l’histoire entière de leur développement, à partir de leurs formes ancestrales les plus éloignées via tous leurs développements préhistoriques et intermédiaires. Donc, si vous n’êtes pas un grand amateur des grammaires historiques de langues du monde primaire, si vous n’aimez pas la Lautverschiebung, si la Loi de Grimm n’est pour vous que d’un ennui sinistre, si vous pensez qu’il est inutile d’étudier des langues mortes parce que personne ne peut les parler, alors vous ne trouverez vraisemblablement pas beaucoup d’intérêt dans le vaste volume des écrits de Tolkien au sujet de ses langues inventées. D’un autre côté, si, comme Tolkien, vous trouvez que la langue, en et par elle-même, purement de son propre droit et sans égard pour quelque considération d’utilité, est une source de plaisir esthétique, et si, comme Tolkien, vous retirez une grande satisfaction intellectuelle de l’examen de la vie entière d’une langue, de l’étude et de la découverte des caractéristiques d’une langue à la fois à une époque et à travers le temps, et de ses relations à ses parentes à la fois proches et éloignées ; des changements complexes, entrelacés, et pourtant systématiques dans les langues à travers le temps ; en d’autres mots, si, comme Tolkien, vous êtes de disposition philologique ; alors vous trouverez une riche récompense même dans ses discussions les plus abstraites et minutieuses de la phonologie et de la morphologie, et des opportunités abondantes de vous y adonner.

De manière typique, Tolkien commençait à travailler sur une nouvelle version de description – et donc d’invention – d’une langue avec un enthousiasme manifeste, dont l’aboutissement pratique est que très souvent, la partie la plus claire, la plus chargée, et la plus complète – pour ne pas dire la plus calligraphique – de ses grammaires historiques est l’esquisse historique d’ouverture et la phonologie. Cet enthousiasme initial reflétait probablement ce qui semble avoir été le grand plaisir particulier de Tolkien pour la sélection des sons et des schémas de développement qui caractérisent si fortement les langues (même pour ceux qui ne connaissent rien de la phonétique ou de la phonologie). Mais Tolkien étant Tolkien, les grammaires historiques qu’il commençait furent souvent laissées inachevées, et habituellement bien avant que leur fin ne fût atteinte – et donc, au plus grand chagrin des linguistes tolkieniens, souvent avant que la morphologie du verbe ne soit atteinte, pour ne rien dire de la syntaxe.13) Mais même les plus chargées, les plus prolongées, et les plus quasi-complètes des grammaires historiques que Tolkien produisit14) succombaient inévitablement à une reconsidération et à un changement – pour ne pas mentionner les multiples couches d’annotations, d’éliminations, et de révisions – si considérables qu’elles requéraient un recommencement complètement nouveau de la description de ce qui était alors devenu une langue nouvelle et différente.

Ce que Tolkien laissa derrière lui est alors une suite de versions plus ou moins complètes et plus ou moins variantes, et même conflictuelles, de grammaires historiques, presque toujours favorables à la phonologie, décrivant des versions de ses langues inventées comme elles étaient conçues à divers moments de sa vie ; avec un nombre plus petit de versions plus ou moins variantes et parfois conflictuelles de lexiques contenant ce qui constitue, d’après les standards des langues vivantes et même de nombre de langues mortes, un vocabulaire assez restreint et sélectif, largement favorable aux formes mythologiques, historiques, poétiques, et de nomenclature ; avec de peu nombreux courts textes, embrassant à nouveau des étapes conceptuelles différentes des langues, et dont presque aucun n’est en prose. Même en supposant que les différences parfois profondes entre les versions des langues puissent quelque peu être aplanies en un système cohérent et consistant, nous héritons donc au mieux de ce qui équivaut aux grammaires historiques de deux langues pauvrement attestées et mortes. Il s’agit d’une situation bien plus proche de ce que nous avons pour, disons, le gotique, que pour le latin, qui doit certainement se classer parmi les moins mortes de ses défuntes consœurs ; et en effet même pas aussi favorable que pour le gotique, étant donné qu’aussi pauvrement attesté que soit le gotique comparé au latin ou même au vieil anglais, il existe bien plus de compositions gotiques survivantes qu’il n’en existe dans toutes les langues inventées de Tolkien combinées.

Et même ce portrait donne à première vue une description plus optimiste de la situation qu’elle ne l’est réellement. Car, à la différence des grandes grammaires historiques de latin ancien, de grec ancien, de sanskrit, de vieil anglais, et d’autres langues mortes ayant une littérature survivante plus ou moins substantielle, les écrits grammaticaux de Tolkien constituent presque le seul témoignage qui existe ou qui existât jamais au sujet de la nature et de l’emploi de ses langues. Ce serait, même dans ce scénario absolument optimiste, comme si le latin n’était préservé pour nous que par un individu qui avait produit une grammaire historique principalement incomplète de latin, et un petit dictionnaire sélectif de termes principalement mythologiques, historiques, et poétiques, et d’éléments trouvés dans la nomenclature, juste avant que la totalité, sauf quelques fragments principalement poétiques, de toute l’authentique littérature latine qui eût jamais été écrite, et sur laquelle la grammaire putative était basée, ne fût perdue dans un incendie. Je doute fortement que, si quelque chose de semblable s’était passé, le latin serait un tant soit peu utilisable en tant que moyen de communication informelle, comme il l’est aujourd’hui.

Une conséquence directe des propres intentions de Tolkien et de la forme que son invention linguistique prit est donc que le vocabulaire, la grammaire, et la syntaxe des langues inventées de Tolkien, même du quenya et du sindarin, sont bien trop incomplets pour permettre leur emploi informel, en conversation, ou quotidien. Tolkien lui-même en disait autant dans une lettre de 1967 – c’est-à-dire, plus de cinquante ans après qu’il commença à inventer les langues elfiques : « Il devrait être évident que s’il est possible de composer des fragments de poèmes en quenya et en sindarin, ces langues (et leurs relations mutuelles) doivent avoir atteint un assez haut degré d’élaboration – même si elle est bien sûr, loin de la complétude, soit dans le vocabulaire soit dans leur idiome. »15)

Ce que Tolkien ne laissa bel et bien pas derrière lui est donc un espèce de Guide Berlitz d’elfique, les grammaires historiques étant complètement différentes de par leur but et leur forme des espèces de manuels scolaires d’enseignement de langue avec lesquels des lycéens et des étudiants universitaires en langues étrangères seront familiers. Ayant lu une grammaire historique d’une langue, même dans le bien trop rare cas de celle qui contient plus que juste une discussion superficielle de la syntaxe, on pourrait en effet interpréter des textes authentiques dans cette langue, mais en aucun cas ne serait-on capable de composer dans cette langue avec fluidité, et certainement pas de la parler. Le fait inéluctable est que nul ne peut apprendre à parler une langue sans un locuteur courant ou autrement un modèle complet et détaillé à l’aune duquel jauger la correction non seulement de la grammaire, mais de l’idiome ; c’est-à-dire, un locuteur ou communauté de langage déjà courant, ou une grammaire détaillée, un lexique complet et général, et un recours à des textes étendus et représentatifs pour servir de modèles idiomatiques.16) Étant donné que Tolkien ne fixa jamais ses langues fermement ni ne les décrivit suffisamment complètement que pour fournir un tel modèle détaillé et correctif à d’autres, ne fût-ce qu’à lui-même (cela n’ayant jamais été son but), et étant donné donc que même Tolkien lui-même ne fut jamais capable de parler le quenya ou le sindarin de manière courante ou informelle (cela aussi n’ayant jamais été son but), c’est un fait inéluctable supplémentaire que nul n’a été ou ne sera jamais capable de parler le quenya et le sindarin, au moins pas le quenya et le sindarin tels que Tolkien les conçut, pas plus que nul ne sera (plus) jamais capable de parler, disons, l’étrusque ou le hittite ou toute autre langue morte et attestée de manière fragmentaire. Ceci est alors la nature exacte des langues de Tolkien telles qu’il les fit.

L’usage post-Tolkien de l’invention – le « néo-elfique »

On pourrait penser que ce serait la fin de toute notion d’emploi effectif de l’elfique comme langues parlées (idiots que nous sommes !). Mais en dépit de ces faits, un intérêt considérable s’est néanmoins manifesté, en particulier parmi les intervenants de certains forums d’Internet, afin d’apprendre à « parler elfique » (ou, tout du moins, à traduire des noms et des sentiments « en elfique » pour les graver sur des anneaux de mariage ou, plus souvent, sur le corps de quelqu’un sous la forme d’un tatouage, ou pour écrire de la poésie17)). Cet effort a été mené ces dernières années sur Internet par deux partisans principaux : Helge Fauskanger de Norvège, qui promulgue une version sélective et homogénéisée du quenya sur son site Ardalambion et dans divers forums de discussions sur Internet ; et David Salo, qui promulgue une version conflative et semblablement homogénéisée du sindarin au travers du site Ardalambion, des films de Peter Jackson et dans son livre, A Gateway to Sindarin. De tels efforts ont fermement pour but de donner aux langues de Tolkien, ou plus exactement des versions nouvellement créées de ces langues, des formes « utilisables » et « standard » (selon leur propre terminologie), auxquelles – pour les distinguer de celles de Tolkien – il est parfois fait référence en tant que « néo-quenya » et « néo-sindarin », ou en tant que famille, « néo-elfique ». J’aimerais à présent discuter du caractère de ce « néo-elfique » et jeter un coup d’œil à quelques exemples, incluant quelques traductions des deux partisans susnommés et autorités en la matière, pour donner quelques indications sur leur nature.

Conflation et circularité

Tout d’abord et en premier lieu, du fait de ses tendances homogénéisantes et standardisantes, le « néo-elfique » est caractérisé par la conflation du matériel et des preuves souvent à partir de phases conceptuelles largement séparées, et par une circularité résultant du raisonnement concernant ces preuves. Ce à quoi certains font référence comme du quenya « mature » et du sindarin « mature » « de l’ère du Seigneur des Anneaux » sont en fait des ensembles de données sélectionnés artificiellement et dubitativement homogénéisés couvrant des décennies de « fluctuations » dans la conception esthétique de Tolkien, qui sont néanmoins admises et ainsi affirmées comme étant essentiellement uniformes de nature et de conception. Mais en fait, la plupart de ce qui est déclaré être vrai du « quenya mature » et du « sindarin mature » est à vrai dire admis tacitement sur la base des preuves du qenya et du noldorin des Étymologies, que Tolkien entama quelques années avant d’écrire le Seigneur des Anneaux et qu’il abandonna finalement quelques années avant son achèvement, et avant le changement conceptuel par lequel le noldorin fut remplacé par le sindarin, une langue ayant une histoire radicalement différente et de par la nature du propre processus d’invention de Tolkien une grammaire nécessairement différente en détails de celle du noldorin. Ce « raisonnement » sous-jacent à cette représentation du « quenya mature » et du « sindarin mature » est ainsi essentiellement circulaire : le qenya et le noldorin des Étymologies sont plus ou moins les mêmes que le quenya et le sindarin du Seigneur des Anneaux, est-il déclaré, parce qu’ils se conforment largement aux affirmations faites au sujet de la phonologie et de la grammaire du « quenya mature » et du « sindarin mature » ; et les affirmations au sujet de la phonologie et de la grammaire du « quenya mature » et du « sindarin mature » peuvent être largement et tacitement basées sur les données des Étymologies, car elles sont plus ou moins les mêmes.

Simplification au travers d’une régularité artificielle

Le « néo-elfique » repose inévitablement sur l’hypothèse d’une régularité essentielle et artificielle dans les langues de Tolkien pour générer un nouveau vocabulaire et de nouvelles formes fléchies. Autrement dit, pour toute situation grammaticale donnée, il est généralement admis et affirmé qu’il y a une formation correcte exprimant la fonction désirée. Mais une telle correspondance déterminée et unique entre forme et fonction n’est évidemment pas une caractéristique des langues réelles et historiques, telles que Tolkien désirait que ses langues puissent sembler être les vestiges. Ainsi donc une telle régularité n’était tout à fait délibérément pas désirée par Tolkien pour ses langues, et en fait ne se trouve pas en elles.

Les anglophones (natifs ou non-natifs de même) seront peut-être plus familiers avec le concept de régularité grammaticale dans le cas des verbes à la forme passé. Tandis que le plus grand nombre des verbes en anglais forment régulièrement le passé par l’ajout de -(e)d (e.g., assume, assumed ; assert, asserted ; form, formed ; etc.), à l’inverse un petit nombre de verbes forment leurs passés de différentes manières (e.g., think, thought ; see, saw ; drink, drank ; eat, ate ; etc.). Parce que la première classe est plus grande que la dernière, et parce que les verbes nouvellement créés suivent à présent (presque) toujours ce modèle, il y est généralement fait référence comme le passé régulier, tandis que par contraste la dernière classe est irrégulière. Mais il doit être noté que la dernière classe « irrégulière » contient la plupart des verbes les plus anciens et les plus communs en anglais, qui ne peuvent donc pas être simplement considérés comme des reliques désuettes qui peuvent être ignorées. Ils sont en fait parmi les verbes les plus caractéristiques en anglais, et l’incapacité à former proprement leur passé est un indicateur immédiat du fait que le locuteur ou le rédacteur n’est pas un anglophone natif.

Les langues de Tolkien, étant censées apparaître comme si elles étaient de véritables langues avec une longue histoire de développement, partagent naturellement ce caractère. Ainsi, par exemple, le quenya comme le sindarin possèdent deux classes principales de formation du verbe au passé : l’une employant une modification interne du radical (nommée passé fort) et l’autre ajoutant plutôt un suffixe au radical (le passé faible). D’autres sous-classes de chacune de ces classes principales sont attestées, dans toutes les étapes (externes) du développement des langues de Tolkien. Ainsi le verbe noldorin possède quatre classes principales attestées de formation du passé (deux formations fortes et deux faibles), de même qu’en sindarin18).

Il est vrai, cependant, que numériquement parlant une formation domine l’autre dans le (très petit) corpus de formes du passé attestées du noldorin et du sindarin (combinés)19) : sc., le passé faible caractérisé par l’ajout du suffixe -(a)nt au radical verbal (comparable à l’ajout de -(e)d en anglais). Et en dépit du fait qu’il est discutable que la majorité d’un si petit échantillon soit ou non statistiquement assez significative pour supporter une telle conclusion, il est largement admis parmi les professeurs de « néo-sindarin » (et par là même leurs étudiants) qu’il s’agit du passé « régulier » ; et également parce que cela évite de s’embarrasser des détails phonologiques, ce passé faible en -(a)nt est virtuellement la seule formation du passé que l’on rencontrera jamais en « néo-sindarin ». Aucun doute que l’effet du « néo-sindarin » serait dans cette optique aussi étrange aux oreilles de Tolkien qu’il le serait à nos oreilles si nous rencontrions quelqu’un qui pensait que chaque verbe anglais formait son passé avec -(e)d : he knowed and speaked a curious tongue and thinked it English20).

Une bonne démonstration de cette régularité faussement admise trouve sa justification dans la récente adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux, œuvre de David Salo, probablement l’architecte principal du « néo-sindarin » et le responsable des traductions en « néo-sindarin » qui pimentent les films. Nous y rencontrons la forme du « néo-sindarin » istant, sensée signifier « savait » comme la forme du passé correspondant au verbe intransitif noldorin attesté ista- « posséder du savoir »21). Mais en fait, il existe deux formes du passé attestées de ista-, dont aucune n’emploie -(a)nt : il s’agit de la forme forte sint et de la forme faible istas (La terminaison -(a)s semble être la terminaison caractéristique du passé faible des verbes intransitifs). Ainsi la forme « régularisée » « néo-sindarine » istant est approximativement comparable à la forme semblablement régularisée knowed pour l’anglais knew.

Et cela ne prend en compte que le cas des verbes sindarin au passé. Une régularité imposée de manière similaire caractérise aussi à la fois le « néo-sindarin » et le « néo-quenya » sur les thèmes de la formation du pluriel (le sindarin et le quenya, comme l’anglais, possède plus d’une façon de former les pluriels ; le quenya par exemple possède à la fois un pluriel général en -i ou -r, et un pluriel particulier en li ; bien que l’on ne connaîtrait jamais cela par l’usage du « néo-quenya »), des terminaisons de cas (voir l’exemple « du » cas locatif en « néo-quenya » illustré plus haut), des terminaisons dérivationnelles, etc. Ainsi, aussi artificielles que ces formes obstinément régularisées du quenya et du sindarin semblent aux yeux et aux oreilles de ceux qui ont étudié les langues telles que Tolkien les a effectivement décrites, il est certain qu’elles auraient semblé bien plus artificielles à Tolkien lui-même.

Reconstruction

Le phénomène de la reconstruction linguistique repose, comme l’ensemble de la science de la linguistique comparative et historique, sur le fait observable que deux langues qui sont historiquement apparentées l’une à l’autre (e.g., l’espagnol et l’italien ou l’anglais et l’allemand) sont apparentées de manière abstraite, systématique et donc souvent prévisible. En particulier, les langues subissent des changements phonétiques systématiques, résultant en un changement systématique et continu dans les sons d’une langue dans le temps. Les changements précis qui interviennent varient d’une langue à l’autre, mais le fait d’un tel changement est caractéristique de l’histoire de chaque langue parlée. Et parce que ces changements sont systématiques et séquencés historiquement, ils peuvent être déterminés par comparaison avec des formes plus anciennes attestées de la langue et dans la plupart des cas (bien que pas toujours) être essentiellement « rembobinés » pour révéler la forme plus ancienne que l’ancêtre d’un mot aurait pu avoir à un stade antérieur, avant que les divers changements phonétiques qui le généra ne soient appliqués. De plus, en comparant deux langues apparentées et en « rembobinant » leurs systèmes de changements phonétiques respectifs, on peut « recouvrer » (bien que strictement parlant uniquement au sens théorique) des formes qui doivent avoir été découvertes auparavant dans la langue parente commune à chacune. Cette technique peut même être appliquée pour « découvrir » quelle forme un mot quelconque non attesté dans une langue pourrait avoir eu, basée sur une forme attestée qu’il prend dans une langue différente mais apparentée.

Mais la technique de reconstruction n’est pas sans risques. D’une part, le fait qu’une forme donnée possède des étymons dans certaines langues apparentées ne signifie pas que la forme a conservé la même signification (ou même a survécu tout court) dans toutes les langues apparentées (ainsi thing « chose » en anglais moderne est très différent de sens de son parent vieux norrois þing « assemblée publique » et de son ancêtre commun reconstruit *þengan « temps prévu »). En outre, il n’est pas toujours possible de déterminer avec certitude ce que la forme apparentée pourrait être, puisqu'un son donné peut avoir plus d’un son d’origine possible dans la langue parente ; ainsi, pour un mot donné dans une langue A, il peut y avoir plus d’une forme reconstruite possible dans la langue parente et, par là même, plus d’un développement possible à partir de cet ensemble de formes dans la langue parente B.

Malheureusement, un excellent exemple de ces risques survient dans l’une des productions les plus largement employées du « néo-sindarin », dont les partisans et les étudiants ont adopté la phrase hannon le comme signifiant « merci »22). Ici le verbe, hannon, est censé signifier « je remercie », formé à partir du radical *hanna- « remercier ». Ce radical a été reconstruit pour le « néo-sindarin » par analogie avec une forme quenya (q.) attestée, Eruhantalë « Action de grâce pour Eru »23), à partir de laquelle le radical verbal suggéré *hanta- fut dérivé. Pour en arriver au « néo-sindarin » *hanna- « remercier », il a été supposé que le q. *hanta- « remercier » dérivait de l’eldarin commun (eld. com.) *khantā- « remercier », qui s’il avait existé aurait effectivement engendré le q.*hanta- et le sind. *hanna- par développement phonologique régulier.

Le problème ici est que l’eld. com. *khantā- n’est pas la seule source possible du q. *hanta- ; ce dernier pourrait très régulièrement et tout aussi bien s’être développé à partir de l’eld. com. *ʒantā-, *hantā- ou *skantā-, qui auraient engendré le sindarin (s.) *anna-, *anna- ou *hanna-, respectivement. De plus, il est de fait improbable que la source soit l’eld. com. *khantā-, puisque sa base sous-jacente, KHAN-, fut employée par Tolkien dans les Étymologies pour signifier « comprendre », une base improbable pour un verbe signifiant « remercier »24). De manière similaire, l’eld. com. *ʒantā- < ƷAN- « mâle » est très improbable. Cela nous laisse seulement avec *hantā- ou *skantā- comme des sources réellement plausibles pour le q. *hanta- « remercier ».

Ce fut John Garth qui nota le premier que le mot quenya han *« au-delà », et sa source apparente, l’eld. com. √han- « ajouter, augmenter, accroître, honorer (particulièrement par un cadeau) », publié en connexion avec les traductions quenya du Notre Père de Tolkien, fournissait probablement la véritable source du q. *hanta- « remercier », dans le sens de « accroître, magnifier, honorer, glorifier » < eld. com. *hantā-25). Peu de temps après, Bertrand Bellet nota l’implication de cette racine nouvelle attestée et la dérivation pour le « néo-sindarin » *hanna- « remercier », indiquant que puisque l’eld. com. *h- disparaissait en sindarin, l’eld. com. *hantā- aurait engendré le sind. *anna-, et non *hanna-26). Mais anna- existe déjà comme verbe sindarin, pour « donner ». Et ainsi donc la reconstruction « néo-sindarine » *hanna- « remercier » et sa phrase de signature hannon le « Je te (vous) remercie » disparaît dans un nuage de fumée phonologique27).

Traduction de dictionnaire

La plupart des étudiants et tous les professeurs d’une langue étrangère, morte ou non, seront familiers de ce procédé. Il s’agit de traduire un texte en ou à partir d’une langue étrangère en cherchant des formes (typiquement non fléchies) dans un dictionnaire bilingue, et ainsi utiliser la définition trouvée comme le sens traduit. Tout professeur d’une langue étrangère sera capable d’attester des résultats pauvres, non idiomatiques voire même franchement non grammaticaux que cette méthode produit souvent. De telles traductions sont caractérisées par une pure substitution mécanique, mot-à-mot des termes d’une langue pour ceux d’une autre, et constitue donc à peine plus qu’un message codé, un chiffre de substitution28).

Un bon exemple de traduction de dictionnaire en « néo-elfique » est le cas du mot quenya óre, qui est défini dans le Seigneur des Anneaux comme « cœur (conscience intime) »29). Et ainsi en « néo-quenya » nous trouvons óre utilisé pour traduire « cœur » dans tous les sens du terme anglais. Autrement dit, il est admis par les traducteurs avec dictionnaire du « néo-quenya » que parce que óre est définit comme « cœur », il est l’exact équivalent de « cœur » dans toute la variété de ses sens : comme l’organe physique, comme le siège de l’émotion, pour indiquer des sentiments sympathiques ou enthousiastes, etc. Mais comme le traducteur expérimenté le sait, il n’est absolument pas commun pour la gamme de significations d’un mot dans une langue de correspondre exactement à celle d’un mot dans une autre langue. Quelquefois cette gamme sémantique ne se recouvre que très peu, et même lorsque le recouvrement est large il n’est souvent pas identique. En fait, il se trouve que le recouvrement sémantique du q. óre « cœur » est en fait très faible, comme Tolkien nous le dit dans un ensemble de notes datées de 1968, où il déclare que « cœur » comme définition pour óre « ne convient pas, excepté brièvement, puisque óre ne correspond de sens à aucun des usages anglais confus de « cœur » : mémoire, réflexion ; courage, bon esprit ; émotion, sentiments, impulsions tendres, bienveillantes ou généreuses (qui ne sont pas contrôlées par, ou opposées aux jugements de la raison) »30). Tolkien continue en expliquant que óre est plutôt une faculté intime des Incarnés qui les avisent ou les prévient du cours approprié de leurs actions – autrement dit, quelque chose plutôt apparenté à la « conscience » qu’au « cœur » dans la plupart des sens du mot anglais ; et exemplifié par des phrases telles que « mon cœur me dit ».

Néanmoins, en dépit de cette soigneuse distinction que Tolkien incorpora dans son quenya, en « néo-quenya » nous trouvons pourtant de manière routinière óre employé comme un équivalent sémantique exact de l’anglais « cœur ». Pour saisir à quel point cette application aveugle du terme sonnerait étrangement aux oreilles de Tolkien, considérez simplement ce que cela serait de faire l’inverse en anglais, et d’employer « conscience » partout où nous utiliserions normalement « cœur » : e.g., « c’est un gars qui a de la conscience », « elle y a mis de la conscience », « il a brisé sa conscience », « ma conscience bat fort ».

Analogie avec l’anglais

Ce phénomène apparaît lorsqu’il est admis qu’un élément grammatical ou syntaxique de la langue natale de quelqu’un (le plus souvent l’anglais) existe en « néo-elfique », et qu’une construction est modelée dessus et utilisée même si elle n’est pas attestée par les propres écrits de Tolkien. Un bon exemple de ce phénomène est la salutation « néo-sindarine » commune *suilaid, traduite par l’anglais « salutations ». Cette forme est clairement censée être un pluriel avec mutation en i du nom verbal/gérondif suilad « salutation », qui apparaît dans les différentes formes de la lettre d’Aragorn à Samsagace que Tolkien inclua dans l’épilogue excisé du Seigneur des Anneaux31).

Mais la supposition implicite que les gérondifs sindarins possèdent des formes plurielles est sous-jacente à cette formation. Assurément, cela est (souvent) vrai des gérondifs anglais, comme les couples tels que « greeting [fr. salutation, N.d.T.] », pl. « greetings » ; « viewing [fr. vue, N.d.T.] », pl. « viewings » ; « writing [fr. écrit, N.d.T.] », pl. « writings » ; etc. le montrent. Mais cette caractéristique de l’anglais n’est en aucun cas universelle à toutes les langues qui possèdent des gérondifs formels : par exemple, l’allemand, un cousin linguistique proche de l’anglais, ne possède pas de forme plurielle du gérondif ; pas plus que le latin. Il n’y a donc a priori aucune raison d’admettre que le sindarin possède des gérondifs pluriels, et le fait qu’il n’y ait aucun gérondif pluriel sindarin (ou même noldorin) attesté dans tous les écrits publiés de Tolkien supporte d’autant plus difficilement cette supposition32). Ainsi le « néo-sindarin » *suilaid, de même que la supposition sur laquelle il est basé, est purement dérivé d’une analogie avec l’anglais.

Kennings et paraphrase

Les kennings sont essentiellement des phrases courtes, souvent métaphoriques et descriptives qui ont été fusionnées en un seul mot composé. Bien qu’ils ne sont pas un élément rare en poésie, particulièrement dans la poésie germanique occidentale et septentrionale (où leur nature allusive et périphrastique peut être employée pour un effet poétique), ils ne sont pas si courants en prose, ni particulièrement communs même dans la poésie elfique de Tolkien. Mais parce qu’ils fournissent un moyen de création d’une traduction périphrastique de termes qui ne se trouvent pas dans les lexiques de Tolkien, ils sont assez remarquablement courants en compositions « néo-elfiques », et fournissent une méthode sûre de distinguer les deux. Quelques exemples suffiront.

Helge Fauskanger, promoteur et exposant principal du « néo-quenya », offre un nombre d’exemples notables dans ses traductions des deux premiers chapitres de la Génèse33). Confronté à « onyx », Fauskanger emploie *ahyamírë, combinant deux éléments attestés, le radical verbal ahya- « changer » et le nom mírë « joyau », qu’il présente comme « faisant référence aux couches de couleurs « changeantes » ou alternantes que l’on trouve dans un onyx ». De manière similaire, ayant besoin d’un mot pour « côte [du squelette, N.d.T.] », Fauskanger propose *hónaxo, combinant deux noms attestés signifiant « cœur (physique) » et « os », respectivement, « puisque », note-t-il, « les côtes couvrent le cœur ». (On se demande ce qui serait fait si jamais une traduction pour « sternum » était nécessaire ?) Les kennings et paraphrases que Fauskanger offre ne sont même pas non plus toujours si spécifiques : ayant besoin d’un mot pour « insecte », Fauskanger propose *celvalle, qui est formé comme un « diminutif de celva « animal » [attesté]. » (Tous les « petits animaux » ne sont assurément pas des insectes !).

La nature ad hoc de ces trouvailles est flagrante, et il est douteux du fait de cette nature qu’elles bénéficient d’une quelconque valeur même en « néo-quenya » au-delà du texte où elles apparaissent. Mais même si c’était le cas, de tels kennings et paraphrases vagues sont immédiatement remarquables comme malhabiles et étrangers aux propres compositions de Tolkien et à ses techniques de dérivation, et en tant que tels véhiculent un sentiment de maladresse et de dissemblance dans tout texte « néo-elfique » où ils se trouvent (ce qui signifie, malheureusement, à peu près la majorité de toute composition « néo-elfique » significative). Pour ne relever que l’exemple le plus récent de ce caractère étranger, considérons l’extrait d’une tentative de traduction « néo-sindarine » du « Second Coming » de Yeats, en comparant l’original avec (en premier) le rendu « néo-sindarin » et avec (en second) la glose littérale du traducteur du « néo-sindarin »34) :

Tourne et tourne dans la spirale grandissante,
Hwiniol a hwiniol min ringorn ú-’leinannen,
Tourbillonne et tourbillonne dans le cercle qui-n’a-pas-été-limité

Le faucon ne peut pas entendre le fauconnier ;
i-aew-farad û-’ar lathrado nan *aewben ;
l’oiseau-de-chasse ne peut pas entendre l’homme-oiseau ;

[les] choses se désagrègent, le centre ne peut pas tenir ;
nadath *godhannar, i-enedh û-’âr dartho ;
[les] choses s’effondrent, le centre ne peut pas tenir ;

[la] Pure anarchie est lâchée sur le monde ;
únad dan úmarth erin amar leithar aen ;
rien d’autre que le destin mauvais sur le monde est lâché ;

La marée rouge sombre se déverse, et partout
i-aear iâr-’wathren leithar aen, ah min *ilhaid
la mer rouge-sombre est lâchée, et dans tous les endroits

La cérémonie de l’innocence est noyée.
i-chaew e-gur buig danna ’n-uir di-nên.
La coutume du coeur pur sombre pour toujours sous l’eau.

Nous n’avons pas besoin ici de considérer les postulats grammaticaux sous-jacents à la composition « néo-sindarine » elle-même ; à la place, nous n’avons besoin que de regarder la propre glose anglaise de l’auteur pour se demander : est-ce que cette traduction faite de paraphrases véhicule réellement quoi que ce soit de la signification (sans parler de la poésie) de l’original ? Sachant par avance que le « néo-sindarin » est proposé comme une interprétation de « The Second Coming », se cramponnant fermement au qualificatif « quoi que ce soit », on pourrait, par charité, répondre « oui » ; mais même une telle charité ne peut pas ignorer le fait que le sens est véhiculé par le « néo-sindarin » sous une forme tellement imprécise, périphrastique et rebattue (tout aussi étrangère à l’elfique que la glose n’est pas anglaise) que, à moins que l’on ait su que le résultat était censé être le poème de Yeats, on n’arriverait jamais à quoi que soit semblable au sens (sans parler de la poésie) de l’original en retraduisant le « néo-sindarin » en anglais.

« L’elfique comme elle est parlait »

Quel est, donc, le caractère global des langues « néo-elfiques », et comment sont-elles apparentées aux propres conception et esthétique personnelles de Tolkien de ses langues ? Autrement que dans les cas d’erreurs plus ou moins démontrables comme celles décrites ci-dessus, nous pouvons savoir ceci uniquement en général et en termes de probabilités, puisque bien sûr une connaissance certaine et détaillée de cette relation ne pourrait être obtenue qu’à partir d’une comparaison des choses qui nous manquent le plus : sc., un lexique bien plus vaste et un ensemble substantiel de textes représentatifs dans les langues elfiques par Tolkien lui-même ; autrement dit, le modèle idiomatique et grammatical complet, compréhensif et correctif nécessaire pour apprendre à parler toute langue étrangère correctement et avec facilité.

Mais je pense que nous pouvons néanmoins avoir une assez bonne indication de la réponse à cette question. Supposons qu’il y a quelque prétendu instructeur d’anglais qui possède une connaissance du vocabulaire et de la morphologie anglais grossièrement comparables à ceux dont nous disposons pour les langues elfiques, et un recours tout aussi mince à des exemples de véritables langue anglaise parlée et composition, mais qui est malgré tout déterminé à produire un guide d’anglais parlé pour ceux avec encore moins de connaissance qui veulent apprendre à parler anglais. Quel serait le caractère de l’anglais promulgué par un tel instructeur ? En l’occurrence, nous n’avons tout simplement pas besoin d’imaginer une telle situation.

En 1855 apparut pour la première fois, à Paris, un livre intitulé de manière billingue : Novo Guia da Conversaçao, em Portuguez e Inglez, em Duas Partes / The New Guide of the Conversation, in Portuguese and English, in Two Parts, attribué à José da Fonseca et Pedro Carolino35). Comme son titre l’indique, il propose de fournir un guide billingue pour l’anglais conversationnel. Mais comme le titre l’indique aussi (involontairement), les auteurs du livre furent entravés dans leur objectif annoncé par un fait gênant : ils ne parlaient pas eux-mêmes anglais. Comme avec nos soi-disant locuteurs et instructeurs d’elfique, ils avaient connaissance de certains mais pas tous les aspects de la grammaire anglaise, et il avait accès à un dictionnaire d’anglais conséquent ; mais ils n’avaient aucune connaissance apparente de syntaxe et d’idiome anglais, apparemment aucune familiarité avec des textes anglais substantiels, et se basaient massivement sur la traduction à l’aide d’un dictionnaire et mot-à-mot de phrases et d’anecdotes dans leur propre langue. La langue qu’il épousèrent est ainsi exactement ce à quoi l’on peut s’attendre : clairement inspirée par de l’anglais véritable, souvent intelligible à un anglophone, mais hautement artificielle et non grammaticale et même à l’occasion impénétrable. Ainsi entre les couvertures de ce petit joyau d’hilarité linguistique involontaire se trouve ce qui peut seulement avec beaucoup de charité être considéré comme de l’anglais, et donc uniquement un idiolecte n’ayant aucune demeure sinon ses propres pages. Certains exemples incluent : « Quel temps depuis le mois tu es aujourd’hui ? » ; « Applique-toi à l’étude durant que tu es jeune » ; « Allons respirer l’air » ; « Je n’ai pas dormais ; j’ai eu la fièvre durant toute la nuit » ; « Qu’est composé la médecine que j’ai à prendre ? » ; et « Es-tu compris ce que t’ai dit ? » Et celles-ci sont parmi les meilleures traductions du livre, en cela, tout comme avec nombre des exemples de « néo-elfique » cités ci-dessus, on peut en fait comprendre ce à quoi ils étaient destinés ; bien que tout comme en « néo-elfique » de nombreux autres effleurent seulement la frontière de l’intelligibilité, tels que : « Ce sont les plats que tu dois être et t’abstenir », et « Est-ce ainsi que vous agissez pour à moi ? ».

Le New Guide trouva sa voie aux États-Unis dans les années 1860, où Mark Twain se délecta de ce qu’il nommait ses « stupidités miraculeuses », et où il lui fut donné le titre éminemment approprié par lequel il fut connu par la suite, English as She Is Spoke – « L’anglais comme elle est parlait ».

En dépit de l’assurance auto-démentie dans sa préface que les auteurs de English as She Is Spoke « mirent, avec une scrupuleuse exactitude, une grande variété des expressions propres aux idiomes anglais et portugais ; sans nous attacher nous mêmes (comme font certains autres) à une traduction presque littérale ; traduction que sera seulement pour accoutumer les élèves portugais, ou étrangers, pour parler très mal des idiomes mentionnés [tout sic] », il est évident même à partir d’une comparaison sommaire des phrases en faux « anglais » avec leurs originaux portugais que le procédé qui les a produites dépendait d’une « traduction littérale », prenant la forme d’une traduction de dictionnaire mot-à-mot de l’original portugais, filtré au travers d’une connaissance incomplète de la morphologie anglaise, avec une lourde dépendance aux syntaxes et idiomes français et portugais, et avec une très mince connaissance apparente de la syntaxe, de l’emploi et de l’idiome de l’anglais véritable. En d’autres termes, English as She Is Spoke était le produit indéniable d’une application d’un niveau de connaissance à peu près similaire à celui que nous avons de la syntaxe, de l’emploi et de l’idiome de l’elfique – ce qui revient à dire, essentiellement rien, lorsque comparée à ce qui est disponible pour les étudiants de toute langue vivante et même de nombreuses langues mortes – et dans tous les cas avec un recours beaucoup plus important à du vocabulaire authentique que nous n’en avons ou aurons jamais pour les langues elfiques. Ainsi non seulement les genres d’erreurs évitables soulignées plus haut abondent en « néo-elfique », mais il semble presque certain qu’une bonne partie sinon la majorité même de la composition « néo-elfique » qui réussit à éviter ces genres d’erreurs les plus évidents n’approchera que très peu de Tolkien sinon au mieux en une sorte de Elvish as She Is Spoke – « L’elfique comme elle est parlait ».

Conclusion – Une modeste proposition

Ainsi donc où cela nous mène-t-il ? Est-ce que cela signifie qu’il est futile ou insensé de tenter de composer des phrases elfiques ? Eh bien, non. Le simple fait que nous puissions diagnostiquer des erreurs plus ou moins démontrables en « néo-elfique », et de plus avoir l’exemple et la mise en garde de travaux tels que English as She Is Spoke (pour ne pas mentionner les apports incessants de leçons en langue étrangère) pour aider à prévenir ceux qui feront attention, procure quelque espoir d’amélioration de « L’elfique comme elle est parlait ». Avec une étude longue, minutieuse et et une considération soigneuse de l’information et des exemples que Tolkien a fourni, il effectivement possible de produire de l’elfique écrit qui, pour autant que qui que ce soit puisse en juger, se conforme grammaticalement et idiomatiquement aux exemples et déclarations que Tolkien a fourni à un degré élevé (par exemple, en se basant uniquement sur des éléments, des mécanismes de dérivation, des procédés grammaticaux et des modèles syntaxiques tous attestés qui peuvent raisonnablement être considérés comme appartenant à la même phase conceptuelle) – bien que je doute fort que quiconque soit jamais capable de le faire assez rapidement pour employer l’elfique comme langue parlée, pour toute autre chose que les espèces les plus triviales de phrases déclaratives.

Mais je propose que le « néo-elfique », du moins comme étant pratiqué et discernable à partir des écrits et usages de ses principaux partisans et praticiens dans les divers forums d’Internet et dans les films de Peter Jackson, a pris cette forme douteuse qu’il exhibe à présent largement parce qu’il a appliqué le processus inverse. Ce que nous voyons presque sans exception est une tentative de traduction de phrases ou de passages composés dans la langue native de quelqu’un (le plus souvent en anglais) vers l’une ou l’autre des deux langues elfiques principales. Je fais la modeste proposition que la meilleure manière de développer une réelle connaissance linguistique des langues elfiques telles que Tolkien les concevaient et les a décrites, et ainsi avoir les meilleures chances de produire des phrases elfiques qui reflètent le plus complètement et le plus fidèlement le caractère des langues elfiques pour autant que cela peut être discerné, est la suivante : plutôt que de traduire de l’anglais en elfique, et ainsi plier et déformer l’elfique pour servir les besoins de l’anglais – trop souvent, hélas, au-delà de toute considération – retournez ce procédé. Engagez-vous d’abord dans une étude profonde et réfléchie de tout ce que Tolkien a lui-même écrit, des modes d’expressions qu’il employait dans ses compositions elfiques et des sujets d’expression qui l’intéressaient, tels qu’exemplifiés par les contenus des lexiques qu’il créa. Une telle considération peut difficilement échouer à suggérer et inspirer une expression à l’étudiant des langues qui a l’esprit linguistique et/ou poétique, et fournira par là même à la fois l’inspiration et les moyens de faire une nouvelle expression dans les langues telles qu’elles sont véritablement, plutôt que comme nous souhaiterions qu’elles soient autrement, ou croire par erreur ce qu’elles sont à cause des hypothèses que nous importons de notre propre langue. Une telle approche ne devrait pas uniquement, je pense, résulter en un elfique généralement meilleur, mais devrait également être plus en accord avec la propre conviction de Tolkien que le mot vient d’abord et l’histoire suit ; autrement dit, à la différence de Elvish as She Is Spoke, qui met les mots entièrement à la merci d’un original anglais, les langues de Tolkien, et non celle du locuteur, deviennent alors la source et l’inspiration d’une nouvelle expression dans les langues.

Les résultats ne seraient certainement toujours pas parfaits, mais ils seraient bien plus authentiques au plus profond du propre cœur de Tolkien.

Je tiens à remercier Patrick H. Wynne pour son encouragement et ses nombreux commentaires et suggestions utiles lors de la rédaction de cet article.

Voir aussi

Sur Tolkiendil

Sur le net

1) Comme Tolkien continuait : « aux coups ». J.R.R. Tolkien, à Robert Murray, dans J.R.R. Tolkien – Lettres, édition et sélection de Humphrey Carpenter avec l’assistance de Christopher Tolkien ([Lonrai, Christian Bourgois Éditeur, 2005]), p. 172. Ce volume est ci-après cité en tant que Lettres, par page.
2) J.R.R. Tolkien, à la Houghton Mifflin Company, 30 juin 1955, in Lettres, p. 219—220.
3) J.R.R. Tolkien, à Christopher Tolkien, 21 février 1958, in Lettres, p. 264—265.
4) Par exemple, je n’ai vu nulle preuve même dans les documents linguistiques non publiés de Tolkien que la phrase elen síla lúmenn’ omentielmo existait sous quelque forme avant que Tolkien ne commençât à travailler sur le livre, ni même jusqu’à ce qu’il eût bien dépassé le début ; bien que certainement tous les éléments de la phrase eussent depuis longtemps existé, à l’exception de ce qui était en 1954 la terminaison génitive inclusive de la première personne du pluriel -lmo « à nous », dont la forme précise fut un développement assez tardif lors de la rédaction du Seigneur des Anneaux.
5) Pour une excellente présentation de la question, voir John Garth, Tolkien and the Great War : The Threshold of Middle-earth (Londres, HarperCollins, 2003), p. 125—127, dans lequel il détaille les éléments naissants de la mythologie de Tolkien qui sont entrelacés avec le tout premier Qenya Lexicon, écrit quelques deux ans avant que Tolkien ne consignât pour la première fois l’un des contes narratifs.
6) Je noterai ici qu’une salutation excessivement commune parmi les passionnés en ligne des langues inventées de Tolkien est le quenya aiya, qui est traduit par Tolkien en « salut ! » ou « vois ! » et semble donc être une salutation plutôt plus formelle que notre « hello » ; mais elle a toutefois été adoptée, à peu près par défaut, comme la salutation standard en « néo-quenya ». Parmi les passionnés de « néo-sindarin », nous trouvons également la salutation quelque peu moins populaire mae govannen « bonne rencontre ! » Ainsi nul groupe de ce côté de la Society for Creative Anachronism ne se salue l’un l’autre d’un « salut ! » et d’un « belle rencontre ! » presque aussi souvent que le font les praticiens du « néo-elfique ».
7) Un fait qui est en contraste sévère et parlant avec l’emploi de (ce qui se présente comme étant de) l’elfique dans les récents films de Peter Jackson, qui évitent presque entièrement les propres exemplaires elfiques de Tolkien en faveur de longues tirades de dialogue et d’exposé principalement banals.
8) J.R.R. Tolkien, Sauron Defeated, éd. Christopher Tolkien, vol. 9 de The History of Middle-earth (Boston, Houghton Mifflin, 1992), p. 128—129.
9) Considérer par exemple les labeurs de Tolkien quant à la traduction de ce qui semblerait être une locution prédicative extrêmement simple, « au ciel », de l’ouverture du Notre Père pour son Paternoster quenya (qui existe en une série de sept versions distinctes). Avant que ce ne fût publié, tout étudiant de « néo-quenya » aurait, sans un instant d’hésitation, dit que « la » façon de traduire ceci est d’employer « le » cas locatif de menel « ciel », donc *menelesse. De manière parlante et caractéristique, pourtant, les choses n’étaient pas si claires pour Tolkien, qui progressa à travers pas moins de neuf versions différentes d’une traduction : 1) adj. loc. Menellea, 2) adj. loc. menelessea, 3) locution prép. mi menel, 4) adj. loc. menelzea, 5) gén. (?) ou abl. (?) menello, 6) adj. menelda, 7) adj. loc. meneldea, et les paraphrases 8) i ea pell’ Ea et 9) i ea han ea lit. « qui est/existe au-delà de ce qui est/existe », ou, comme nous pourrions le dire, « qui est au-delà du monde ».
10) J.R.R. Tolkien, à M. Rang, août 1967, in Lettres, p. 380.
11) Ibid., p. 379—380.
12) J.R.R. Tolkien, à Rayner Unwin, 3 juillet 1956, in Lettres, p. 250.
13) Ce n’est pas pour rien que Lowdham arrive de manière excitée à une réunion du Notion Club pour annoncer : « “J’ai quelque chose de nouveau !” cria-t-il. “Plus que de simples mots. Des verbes ! De la syntaxe enfin !” » (J.R.R. Tolkien, « The Notion Club Papers », in Tolkien, Sauron Defeated, p. 246.
14) Sans hasard, je pense, achevées durant la moitié ou la fin des années trente, c’est-à-dire, à la même époque où Tolkien acheva la forme la plus cohérente et prolongée du « Silmarillion », les fortunes des langues semblant fortement s’élever et chuter avec celle du legendarium.
15) Tolkien, à M. Rang, août 1967, in Lettres, p. 380.
16) Quiconque a lutté avec, disons, les nombreuses fonctions sémantiques qui sont comprises dans la relativement petite série de cas flexionnels du nom latin, où par exemple le cas ablatif seul peut être utilisé pour indiquer le lieu ou le temps auquel ou dans lequel ou à partir duquel, l’instrument par lequel, et de nombreuses autres fonctions ; ou, même au regard de langues étroitement apparentées telles que l’anglais et l’allemand, l’expression souvent assez variante et contre-intuitive (l’une envers l’autre) de prépositions et des cas qu’elles commandent : par exemple, l’allemand unter peut traduire à la fois under [N.d.T. : « sous »] et among [N.d.T. : « parmi »] ; celui-là comprendra combien on peut complètement se tromper en se basant sur son modèle natal de syntaxe et de sémantique à la place de celui d’une autre langue.
17) Ou « poésie ». Ou comme mon ami et collègue Patrick Wynne dit, « de la très très mauvaise poésie ». Et, bien sûr – et je jure que je n’invente rien – pour répondre à la brûlante question de savoir comment dire « je suis [du] fromage » en quenya.
18) Bien qu’elles ne partagent pas précisément le même ensemble de formations. Pour plus de détails, voir mon article sur « The Past-Tense Verb in the Noldorin of the Etymologies » sur http://www.elvish.org/Tengwestie/articles/Hostetter/noldpat.phtml.
19) Ainsi seulement quatre verbes au passé sont attestés pour tout le sindarin proprement dit, dont deux sont faibles et deux sont forts.
20) N.d.T. : Au lieu de he knew and spoke a curious tongue and thought it English « il connaissait et parlait une curieuse langue et pensait que c’était de l’anglais ».
22) Cet hannon le a également trouvé sa place dans les films récents, grâce à au traducteur David Salo ; voir http://www.elvish.org/gwaith/movie_rotk.htm#annon.
23) J.R.R. Tolkien, Unfinished Tales of Númenor and Middle-earth, éd. Christopher Tolkien (Boston : Houghon Mifflin, 1980), p. 166 [Contes et Légendes inachevés, Éditions Bourgois, p. 189 ou p. 552 (édition compilée avec le Silmarillion), N.d.T.].
24) N.d.T. : Aussi improbable que la racine KHAN- « frère » présentée dans le Vinyar Tengwar n°47 (février 2005), p. 14.
25) J.R.R. Tolkien « ‘Words of Joy’ : Five Catholic Prayers in Quenya (Part One) », éd. Patrick Wynne, Arden R. Smith et Carl F. Hostetter, Vinyar Tengwar 43 (janvier 2002), p. 14.
26) Voir Bertrand Bellet, « Re: Thank you », message de la liste de diffusion Elfling, 16 novembre 2003, http://groups.yahoo.com/group/elfling/message/27523.
27) En fait, étant donné ce que nous savons actuellement du noldorin et du sindarin, hannon le signifierait en réalité « Je vous comprends ».
28) Cela amène souvent à la mauvaise utilisation hilarante de mots, exemplifiée par l’anecdote fameuse (et probablement apocryphe) au sujet d’une ancienne traduction par ordinateur de l’anglais vers le russe de « l’esprit est fort mais la chair est faible », engendrant en russe un résultat qui signifiait littéralement « la vodka est bonne mais la viande est pourrrie ».
29) J.R.R. Tolkien, The Lord of the Rings, 1 vol. (Boston, Houghton Mifflin, [1999]), p. 1096 [Le Seigneur des Anneaux, Éditions Bourgois, p. 1215, N.d.T.].
30) J.R.R. Tolkien, « Notes on óre », éd. Carl F. Hostetter, Vinyar Tengwar 41 (juillet 2000), p. 11.
31) Il est largement admis que de telles formes de noms verbaux du noldorin et du sindarin en -(a)d comme suilad « salutation » sont des gérondifs, autrement dit, appartenant à une classe de noms qui, comme la classe de noms du latin de laquelle le nom gérondif est issu, est formée à partir de radicaux verbaux.
32) Il est à noter qu’aucun des gérondifs pluriels supposés listés par David Salo dans son A Gateway to Sindarin (Salt Lake City, Presse de l’Université d’Utah, 2004), p. 114, ne sont attestés où que ce soit dans les écrits de Tolkien.
34) Bobo Williams, « (S) Yeat’s [sic] The Second Coming ». Un message de la liste de diffusion Elfling, 16 mai 2003, http://groups.yahoo.com/group/elfling/message/31750.
35) Cette attribution a récemment fait l’objet d’une nouvelle remise en cause, concernant José da Fonseca ; voir http://www.collinslibrary.com/english.html.
 
langues/textes/elfique_comme_elle_est_parlait.txt · Dernière modification: 05/05/2021 12:17 par Elendil
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