Númenor et la Cottoniana — Enquête sur une île en forme d’étoile à cinq branches

Didier Willis — 2012, 2014
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Le pays de Númenor ressemblait, en son dessin, à une étoile à cinq branches, ou pentacle, avec une portion centrale mesurant quelque deux cent cinquante milles, tant d’est en ouest que du nord au sud, qui projetait dans la mer cinq vastes promontoires péninsulaires.
Tolkien, « Une description de l’île de Númenor »1)

La Cottoniana ou mappemonde cottonienne

La Cottoniana ou mappemonde cottonienne

Passionné par les antiquités et les témoignages de l’histoire anglaise, Sir Robert Bruce Cotton (1570/1–1631), premier baronnet, s’était constitué, à grandes dépenses, une imposante bibliothèque de chartes, de traités, de vieux manuscrits, de pièces de monnaies anciennes et de médailles. En 1538, le roi Henri VIII avait prononcé la « dissolution des monastères », une action légale qui visait à confisquer et à revendre les biens des ordres monastiques d’Angleterre, du Pays de Galles et d’Irlande. La dispersion, voire même la perte, de nombreux ouvrages anciens put être évitée grâce à des collections telles que celle initiée avec ardeur par Sir Robert. La bibliothèque cottonienne devint la plus riche collection privée de manuscrits jamais amassée, surclassant la plupart des collections officielles de son époque. Nombre de manuscrits en vieil et en moyen anglais ne nous sont parvenus que grâce à l’entreprise patiente de cet amateur féru de vieux papiers. Plusieurs fois transférée, victime d’un incendie en 1731, cette collection d’une valeur inestimable est aujourd’hui conservée à la British Library. L’astucieuse classification qu’avait adoptée Sir Robert pour s’y retrouver dans la masse conséquente de ses pièces de collection est encore en vigueur de nos jours. Comment, en effet, cataloguer efficacement livres en diverses langues mortes, manuscrits fragmentaires aux auteurs parfois incertains, chartes antiques ou cartes variées ? Dans la pièce dévolue à accueillir la collection, chaque bibliothèque était surmontée d’un buste représentant une figure impériale romaine : aux douze Césars — Jules, Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus et Domitien — s’ajoutaient Cléopâtre et l’impératrice Faustine. Ce premier repère lui étant naturellement donné, il ne restait à Sir Robert qu’à attribuer une lettre aux étagères et à numéroter les ouvrages arbitrairement alignés sur chaque rangée. Nous en donnons ici quelques exemples choisis, que devraient reconnaître les amateurs de J. R. R. Tolkien :

Cet élément a été publié dans le magazine
L'Arc et le Heaume n°3 - Númenor.

L'Arc et le Heaume n°3 - Númenor

Cotton Otho B.xi, Domitian A.ix, et Domitian A.viii : diverses versions (et fragments) de la Chronique anglo-saxonne,
Cotton Tiberius C.ii : l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais de Bède le Vénérable,
Cotton Vitellius A.xv : le Codex Nowell, incluant Beowulf et Judith,
Cotton Nero A.x : le poème Pearl et le récit de Sire Gauvain et le Chevalier Vert,
Cotton Titus D.xxvi : le Livre de prière d’Ælfwine,
Cotton Cleopatra C.vi, Nero A.xiv, Titus D.xviii : l’Ancrene Wisse en moyen anglais,
Cotton Vitellius E.vii et F.vii : l’Ancrene Wisse en latin et français (anglo-normand) respectivement.

C’est cependant un tout autre document qui va nous intéresser dans cet article. Quelque part entre le ier et le iiie siècle, un obscur Denys le Périégète — littéralement « Denys du Périple » — rédigea en hexamètres grecs une longue et élégante description du monde habitable. Au vie siècle, le grammairien Priscien de Césarée en fit une traduction latine. La bibliothèque cottonienne possède une copie de cette Périégèse de Priscien, indexée en Cotton Tiberius B.v selon les principes que nous avons évoqués ci-dessus. Dans le même manuscrit, une curieuse mappa mundi — une carte médiévale du monde connu (ou plutôt tel qu’on l’imaginait alors) — accompagne le texte en latin, bien qu’elle soit sans rapport aucun avec lui2). Généralement datée du xe siècle, encore que certains historiens la considèrent plutôt comme une réalisation du xie ou xiie siècle, cette mappemonde fut apparemment dessinée par des moines anglo-saxons, et elle attache une importance particulière à la représentation des îles Britanniques. Suivant la conception antique du monde, les terres habitables forment un vaste ensemble continental, entouré par un océan jonché d’îles approximatives. La carte est orientée avec l’Ouest vers le bas3).

Comme on ne lui connaît pas d’auteur, les ouvrages qui en parlent la nomment indistinctement carte de Cotton, mappemonde anglo-saxonne ou Cottoniana… En la détaillant, le regard des lecteurs de Tolkien se tournera certainement, avec un étonnement non dissimulé, vers une île remarquable, en forme d’étoile à cinq branches, figurée près des Colonnes d’Hercule, juste entre l’Espagne et l’Afrique du Nord. Ils se souviendront alors de la description de Númenor que nous rappelons en incipit ainsi que de la carte illustrant les Contes et légendes inachevés.

La Cottoniana ou mappemonde cottonienne (détail)

La Cottoniana ou mappemonde cottonienne (détail)

Les interprétations de la carte, en particulier des lieux ne portant aucune étiquette, varient selon les commentateurs. Pour l’historien Joachim Lewelel, l’île en question n’était qu’une représentation erronée d’une Espagne scindée en deux4) :

Une portion de l’Espagne, par l’incurie et la négligence des traits, s’est séparée en forme d’une île.

À propos des cartographes médiévaux et de leur supposée méconnaissance du monde, l’écrivain Albert t’Serstevens percevait quant à lui dans cette île une déformation de l’Espagne tout entière5) :

On s’en rend bien compte en étudiant, par exemple, la fameuse carte du monde, dessinée, au xe siècle, par des religieux anglais, et qu’on a retrouvée dans un manuscrit du Périégèse de Priscien, avec lequel elle n’a d’ailleurs aucun rapport. L’Europe, qu’ils étaient pourtant à même de connaître, présente les plus effarantes bizarreries. L’Espagne ressemble à une île en forme d’étoile ; l’Italie est un grossier quadrilatère presque aussi large que long ; la Méditerranée est jonchée au hasard d’îles aussi grandes que la Sicile ; la mer Noire vient presque toucher l’Océan…

Néanmoins, ce point de vue radical semble relever d’une mauvaise lecture de la carte cottonienne, sur laquelle l’Espagne figure globalement à sa position correcte, avec des étiquettes difficiles à déchiffrer mais laissant présager une Ispania citerior (l’Hispanie citérieure, ancienne division romaine couvrant la côte méditer­ranéenne des Pyrénées à Carthagène), une Brigantia (peut-être Bragance au Portugal ou plutôt Brigantium en Galice6) ), et enfin une région au sud des Pyrénées, délimitée par un fleuve (probablement l’Èbre), qui pourrait correspondre aux alentours de Barcelone7)

L’historien Edwin Johnson voyait dans cette île en étoile une représentation de la Sicile8) :

La Méditerranée est conçue comme un vaste estuaire, surchargé d’îles petites et grandes. L’une d’elles, une grande terre en forme d’étoile (la Sicile), se situe un peu à l’est des Colonnes d’Hercule.

Cependant, même en reconnaissant que les lignes côtières sont très approximatives et laissent beaucoup de place à l’imagination, son interprétation est d’autant plus douteuse qu’une autre île, vaguement triangulaire, figure plus à l’est, au niveau de la péninsule italienne ; sur la mappemonde de Hereford9), la Sicile est explicitement repré­sentée au même endroit par une île de forme très voisine.

Au demeurant, le plus souvent, géographes et historiens sérieux ont considéré, dans leur grande majorité, que l’étrange île étoilée n’était autre qu’une représentation exagérément agrandie de la presqu’île de Cadix. C’est ainsi, par exemple, qu’Eva Germaine Taylor relève le caractère disproportionné de certains éléments de la carte10) :

Des éléments individuels, aussi, se retrouvent amplifiés par grossissement, tels qu’un Mont Carmel démesuré, ou encore la grande île de Cadix, en forme d’étoile, derrière le dessin soigné des deux Colonnes d’Hercule jumelles.

En introduction de son étude de la mappemonde de Hereford, le révérend Phillott décrivait sommairement la carte cottonienne et tenait lui aussi pour certaine l’identification de l’île, sans même évoquer sa forme curieuse11) :

À l’est, Taprobane (Ceylan) occupe la place habituellement assignée au Paradis terrestre, en haut de la carte ; à l’extrémité opposée, à l’ouest, se tiennent Gades [= Cadix] et les Colonnes d’Hercule.

Tous les commentateurs reconnaissent que la spécificité de la carte cottonienne est qu’elle offre une représentation cartographique des îles Britanniques et du nord de l’Europe bien plus précise que celles d’autres mappemondes médiévales contemporaines12). Néanmoins, elle ne se détache pas pour autant de l’imagerie mythologique con­ventionnelle de l’époque, mêlant données réelles et éléments fictifs, tels que les contrées bibliques de Gog et Magog, le pays légendaire des Cynocéphales (hommes à tête de chien), celui des hommes-griffons (griphorum gens), ou encore les « cités et promon­toires des Hespérides ». Elle porte aussi la mention hic abundant leones (« ici abondent les lions »), variante de la fameuse formule hic sunt dracones (« ici sont les dragons ») désignant les lointaines régions inexplorées et inconnues des cartographes. Dans un ouvrage où elle remet en perspective la version anglo-saxonne de l’Histoire contre les païens de Paul Orose13), la philologue finlandaise Irmeli Valtonen émet l’hypothèse que l’île étoilée puisse être l’Atlantide14) :

Sur la carte de Cotton, certaines îles méditerranéennes sont aussi plus grandes et d’une forme différente des autres : elles paraissent figurer des îles connues telles que la Sardaigne, la Sicile, Malte, la Crète et Rhodes, ainsi qu’une île en forme d’étoile avec cinq promontoires en pointe, qui pourrait représenter Atlantis (Orosius ne fait pas mention d’Atlantis)15).

Nos auteurs n’expliquent pas les raisons de leurs diverses propositions. À l’exception d’Edwin Johnson, dont nous avons vu qu’il convenait d’émettre un doute sur son identification à la Sicile, et de nos commentateurs francophones, guère mieux avisés, les autres théories méritent une analyse plus ample.

Située à la pointe de l’actuelle Andalousie, Cadix est probablement l’une des plus anciennes villes de la péninsule Ibérique, sinon d’Europe occidentale, à avoir été constamment habitée. Sa fondation au xiie siècle avant J.-C. remonterait aux phéniciens, sous le nom de Gádir. Elle était bien connue des Grecs, qui l’appelaient Gádeira et y voyaient parfois l’une des îles fermant la Méditerranée et soutenant les Colonnes d’Hercule. Une légende veut que sa fondation soit attribuée à Hercule en personne, lorsqu’il construisit les colonnes qui portent son nom, après qu’il eût accompli le dixième de ses douze travaux, se procurer les bœufs du géant Géryon. Située sur la route de l’étain et de l’ambre, ses richesses et son marché florissant lui valurent bien des convoitises. Les Carthaginois s’en emparèrent en 501 avant J.-C., mais elle se rallia aux Romains durant la seconde guerre punique en 205 avant J.-C., ce qui lui valut les faveurs de la République romaine. Sous le nom latin de Gades, elle poursuivit son développement à l’époque romaine. Ce n’est qu’après le déclin de l’Empire romain que son importance commerciale commença à faiblir. La ville fut mise à sac par les Wisigoths au ve siècle, puis passa brièvement sous influence byzantine au vie siècle avant d’être reconquise par les Wisigoths. Elle fut reconstruite par les Maures au viiie siècle, qui en gardèrent le contrôle jusqu’au xiiie siècle, sous le nom de Qādis dont dérive sa dénomination espagnole actuelle, Cádiz. La suite de son histoire, postérieure à la mappemonde de Cotton, sort du cadre de cet article.

Un plan de la baie de Cadix

Un plan de la baie de Cadix16)

Avec un peu d’imagination, la forme de (la pointe de la presqu’île de) Cadix est très vaguement étoilée. Son association, chez certains auteurs que nous avons cités, avec l’île mystérieuse de la carte de Cotton pourrait aussi s’expliquer par la légende des Colonnes d’Hercule que nous avons rapportée. Le rayonnement de Cadix de l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge justifierait-il cependant à lui seul l’exagération extrême de ses proportions sur la carte cottonienne ? L’hypothèse n’est pas entièrement convaincante…

Aussi étonnante qu’elle puisse paraître, son éventuelle identification à l’Atlantide, dans l’étude d’Irmeli Valtonen, n’est pas peut-être pas anodine. Dans son Critias, Platon mentionne le frère jumeau d’Atlas, qui possédait la partie de l’Atlantide jouxtant l’Espagne au niveau de la province de Cadix17) :

Le jumeau né après lui [= Atlas], à qui était échue l’extrémité de l’île du côté des colonnes d’Héraclès, jusqu’à la région qu’on appelle aujourd’hui Gadirique en ce pays, se nommait en grec Eumélos et en dialecte indigène Gadire, mot d’où la région a sans doute tiré son nom.

Le nom de ce jumeau, avec celui d’Atlas, sont les seuls éléments linguistiques qui ancrent l’Atlantide platonicienne dans la réalité géographique. Platon a choisi de faire porter au roi de l’Atlantide le même nom que celui du titan mythique qui porte le ciel sur ses épaules aux confins du monde occidental. Ce titan, qui a donné son nom au massif de l’Atlas — celui-ci figure aussi sur la carte cottonienne — se trouve lui aussi associé à Hercule, qui se substitua à lui lors du onzième de ses travaux, la quête des pommes d’or du jardin des Hespérides. De même, en expliquant le nom de Cadix par celui du jumeau d’Atlas dans, soi-disant, leur propre langue atlante, Platon semble avoir voulu accorder un peu plus de vraisemblance à son récit. Connu et situé par tous aux portes de l’océan Atlantique, le nom Cadix était sans signification claire pour les Grecs. La pseudo-étymologie avancée par Platon a tout d’un artifice littéraire : elle vise à inscrire la légende de l’Atlantide dans une tradition perdue, mais dont le monde réel garderait encore quelques souvenirs, tels que les toponymes des régions voisines. Selon l’étymologie communément acceptée de nos jours, la Gádir phénicienne est une « forteresse », d’une racine punique relative à un « enclos ». On retrouve, dans l’Agadir du Maroc, un sens voisin : les langues berbères ont assimilé plusieurs emprunts au phénicien, dont pourrait faire partie agadir « marché ou grenier collectif fortifié » en tachelhit (ou chleuh, une des langues berbères). Cependant, dans son Critias, Platon en fait quant à lui un terme d’origine atlante, qu’il traduit en grec par Eumélos, dont le sens pourrait signifier « l’homme aux belles et nombreuses brebis, celui riche en troupeaux »18). Le linguiste Jean-Marie Duchemin19) a noté que la pseudo-étymologie proposée par Platon pourrait relever d’un jeu de mot, destiné à appuyer la vraisemblance du récit :

Le nom de Gadiros, frère jumeau du premier roi de l’Atlantide censé donner son nom à la Gadirique, seul nom propre barbare mentionné, est rendu par Platon par Εὔμηλοϛ « l’homme au beau troupeau de menu bétail » (Critias 114b). On peut entendre, derrière cette traduction, un jeu de mot punique entre *gadi (« chevreau », anthroponyme ouest-sémitique) et *gadir (« en­clos », nom punique de Gadira, aujourd’hui Cadix). Pour rendre vraisemblable sa fiction atlante, il semble bien que Platon s’appuie sur des sources originales sur le monde punique, notamment sur le comptoir phénicien de Gadir, point d’entrée de l’étain dans l’ensemble du bassin méditerranéen.

Un tel jeu de mot linguistique — une réinterprétation dans le mythe platonicien d’un toponyme alors perdu — n’aurait sans doute pas été pour déplaire à Tolkien. Mais pour l’heure, résumons les acquis de ce dossier. Une île mystérieuse, de forme particulièrement notable, figure sur la carte cottonienne près des Colonnes d’Hercule — là où le détroit de Gibraltar devrait pourtant se resserrer. Elle darde l’un ou l’autre de ses promontoires vers l’Espagne ; une autre extrémité pointe vers les montagnes d’Afrique du Nord. L’hypothèse d’une représentation imagée de l’Atlantide aurait finalement quelques fondements sérieux…

Rien, évidemment, ne nous dit que J. R. R. Tolkien eut connais­sance de cette mappemonde. C’est, tout au plus, une double intuition de notre part : d’abord, une carte du monde réalisée par d’obscurs moines anglo-saxons n’aurait probablement pas manqué d’intriguer Tolkien, qui connaissait, par ailleurs, la riche matière anglo-saxonne provenant de la bibliothèque cottonienne ; ensuite, Platon ne nous indique pas la forme exacte de l’Atlantide, mais rapporte que sa plaine centrale, « encerclée de montagnes descendant jusqu’à la mer, […] était oblongue dans son ensemble »20). Une forme ovale, voire circulaire, a souvent été acceptée par la suite pour l’île dans sa globalité, comme représentation idéalisée et symbolique de l’espace insulaire21). Nous pouvons nous demander quel fut peut-être l’élément déclencheur, l’influence première qui donna à Tolkien sa vision originale d’une Númenor-Atlantide en forme d’étoile à cinq branches — représentation géométrique aussi qui, bien que divergeant de l’image mythique traditionnelle, n’en fait pas moins elle-même appel à des symboles d’harmonie et de perfection22). Dans cette optique, avec toutes les précautions qui s’imposent, il nous semble que l’étrange île étoilée de la Cottoniana ferait une source d’inspiration des plus plausibles…

Des diverses valeurs symboliques accordées au pentagramme selon les sources, la plus générale est celle d’une « harmonie ». Dans la continuité de la pensée aristotélicienne, la pureté géométrique se transpose figurativement en valeurs morales. À cet égard, il se trouve que le terme rare utilisé par Tolkien en anglais, pentangle, est aussi celui utilisé pour décrire le blason de Gauvain, dans la tradition anglaise de la légende uniquement23), où il symbolise les cinq vertus chevaleresques qui animent son détenteur : courtoisie, générosité, amitié, chasteté, et piété. Le narrateur de Sire Gauvain et le Chevalier Vert décrit ce symbole comme un « signe de Salomon » porteur de vérité, référence probable à l’anneau du très sage roi Salomon, qui, paré d’une marque semblable, lui donnait pouvoir de parler aux anges et de chasser les démons. Le poète lui attribue aussi un nom alternatif, entendu à ses dires partout en Angleterre, le « nœud sans fin » (endless knot), appellation qui prend des consonances d’union indissoluble. Tolkien, comme certains commentateurs24), y perçoit un lien avec la parfaite piété de Gauvain et un témoignage de son rapport privilégié à la divinité.

Nous pourrions aisément arguer que l’île de Númenor, donnée par les Valar en récompense aux Hommes fidèles qui s’étaient opposés à Melkor, relève d’une même sorte d’alliance divine. Sa forme si particulière n’aurait d’ailleurs rien de naturel ou d’aléatoire, puisque, nous dit-on25), « elle fut façonnée par Aulë », le Vala forgeron26). Au demeurant, le symbolisme étoilé de Númenor s’avère double, à la fois statique et dynamique. C’est, ainsi qu’on l’a vu, une étoile dans sa forme géométrique, mais c’est aussi le « Pays vers l’Étoile », Elenna·nórë, où les Hommes furent guidés par Eärendil, porteur céleste d’un Silmaril, placé à l’Ouest pour leur en montrer le chemin. Là, encore, se dessinent les thématiques d’une alliance divine : Eärendil avait entrepris son long voyage dans le firmament vers les Terres Bénies pour plaider la cause des Hommes soumis au joug de Melkor et obtenir le soutien des Valar. Il réussit à les convaincre et Melkor fut vaincu et rejeté hors du Monde. Que lui soit alors donné le rôle d’indiquer la direction de Númenor aux Hommes est hautement significatif ; son symbolisme astronomique n’est pas sans évoquer les mages venus d’orient qui suivirent, dans l’évangile de Matthieu, l’étoile signalant la naissance du Christ, porteur de la Nouvelle Alliance. Des siècles après la colonisation de Númenor, la submersion de celle-ci et le changement de la forme du Monde, délégués par les Valar à Eru, résultèrent de la rébellion des Númenóréens envers les Valar et de leur transgression des règles qui leur avaient été imposées. L’alliance passée est alors rompue et l’île est détruite en châtiment27).

Dans son Livre des Contes perdus, Tolkien imaginait que les récits nous en étaient parvenus par l’entremise d’un marin anglo-saxon du vie siècle, Eriol (Ottor Wǽfre), qui avait atteint le pays des Elfes. Quelques changements de conception plus tard, ce personnage fut nommé Ælfwine et situé, selon les textes, entre le xe et le xie siècle. Il semble cependant que Tolkien n’abandonna pas entièrement cette idée : plusieurs passages28) de ce qui constitue le « Silmarillion » sont fictivement attribués à cet Ælfwine d’Angleterre qui avait reçu l’enseignement de l’érudit Pengolodh et qui, de retour chez lui, adapta par écrit la matière elfique en vieil anglais de son époque. Tolkien n’évoquant cependant pas cet aspect de la transmission des récits de la Terre du Milieu dans le Seigneur des Anneaux, Christopher Tolkien, dans son Silmarillion de 1977, prit la décision de faire disparaître les mentions relatives à ce personnage29). Par transposition ludique, nous pourrions néanmoins faire d’Ælfwine le lien entre l’île étoilée de la Cottoniana et la Númenor tolkienienne — comme si les moines médiévaux compilateurs de cette mappemonde avaient effectivement voulu représenter l’Atlantide, à sa position platoni­cienne supposée aux abords des Colonnes d’Hercule, mais en lui donnant une forme qu’ils auraient tenue d’un récit d’Ælfwine. Gageons que Tolkien, qui aimait réinvestir les légendes et les mots perdus de nouveaux sens — Ælfwine comme Eärendil en sont justement de bons exemples30) — n’aurait pas forcément sourcillé devant une telle réappropriation des faits. Encore que sa réaction eût tout aussi bien pu être : « Ces deux îles sont étoilées, et c’est là leur seule ressemblance »31) !

Appendice : Tolkien et les manuscrits de la bibliothèque cottonienne

Ancrene Wisse

L’Ancrene Wisse ou Ancrene Riwle, littéralement « Guide (ou Manuel) pour les Anachorètes », est une règle monastique du début du xiiie siècle, à l’usage des femmes qui choisissaient de vivre recluses, adoptant un mode de vie contemplatif. L’ouvrage est divisé en huit sections ; deux encadrent les relations entre les nonnes et le monde extérieur, les autres définissent un règlement intérieur pour leur communauté. Dix-sept manuscrits en sont connus, neuf en moyen anglais, quatre en français anglo-normand et enfin quatre traductions latines. En 1929, Tolkien publia un essai32) à propos de ce texte et d’un autre traité relatif à la virginité, le Hali Meiðhad, où il identifie un dialecte moyen anglais propre aux West Midlands de cette époque, la « langue AB » du nom des groupes de manuscrits où on la retrouve. Reconnue comme « la plus parfaite des études académiques de Tolkien33) », l’analyse fit date et influença notamment les travaux universitaires de ses étudiants puis collègues, Arne Zettersten et Simonne d’Ardenne34). En 1962, Tolkien publia sa propre traduction de l’Ancrene Wisse35).

Pearl

Chef d’œuvre d’une grande complexité formelle, Pearl est un poème allitératif de la fin du xive siècle, dont l’auteur est inconnu mais est généralement considéré, d’après son style et le dialecte moyen anglais employé, comme le même que celui de Sire Gauvain et le Chevalier Vert. Dans le poème, le narrateur, éploré par la perte de sa fille Pearl, s’endort dans un jardin et rencontre, dans une vision onirique, une « vierge à la perle » qui se tient sur l’autre rive d’un cours d’eau. Persuadé qu’il s’agit du Paradis, il cherche à franchir la rivière pour rejoindre la jeune fille, mais elle l’en détourne et l’invite à se résigner à la volonté divine. Par dispense spéciale, elle l’autorise cependant à voir la Jérusalem céleste, cité de Dieu. Désespérant de l’atteindre, le narrateur plonge dans la rivière, pour se réveiller alors dans le jardin où il s’était endormi. Il se résout à accomplir la volonté de Dieu. Les universitaires débattent encore aujourd’hui de la nature exacte du poème, troublés par ses aspects élégiaques et ses figures allégoriques et symboliques36). Tolkien en fit une traduction, publiée à titre posthume par son fils Christopher, en 197537).

Sire Gauvain et le Chevalier Vert

Roman de chevalerie du xive siècle, Sire Gauvain et le Chevalier Vert relate une aventure de Gauvain, chevalier de la Table Ronde. Un mystérieux chevalier se présente à la cour du roi Arthur armé d’une lourde hache et défie quiconque de lui en donner un coup, qui devra être rendu l’année suivante. Gauvain relève le défi et décapite le chevalier, mais celui-ci ramasse sa tête et s’en repart dans son pays. L’année écoulée, le loyal Gauvain est donc tenu d’honorer sa promesse. Il se met en chemin et parvient, après quelques épreuves, à la demeure du seigneur Bertilak où il est reçu et hébergé. S’ensuivent parties de chasse et étrange intrigue amoureuse avec l’épouse de Bertilak, et enfin une confrontation avec le Chevalier Vert, qui n’est, en réalité, autre que Bertilak lui-même. Symbolique et complexe, riche en péripéties étonnantes, le récit relève les qualités exceptionnelles de Gauvain, mais aussi ses défauts et ses faiblesses humaines. En 1925, Tolkien publia, avec Eric Valentine Gordon, une édition annotée du texte moyen anglais. Une seconde édition révisée et augmentée fut préparée en 1967 par Norman Davis38). Enfin, Tolkien réalisa aussi une traduction en anglais moderne de ce récit arthurien, qui ne fut publiée qu’après sa mort39).

Beowulf

Faut-il encore aujourd’hui présenter Beowulf, l’un des plus vieux témoignages écrits de la littérature anglo-saxonne ? L’adaptation cinématographique très libre de Graham Baken en 1999 transposait l’histoire à une période post-apocalyptique indéfinie, avec Christophe Lambert dans le rôle titre de Beowulf. La critique fut mitigée, et ce film aux allures de Mad Max mythologique a aujourd’hui tout du « nanar » avec scènes grand-guignolesques et répliques ridicules. En 2005, l’excellent Beowulf & Grendel de Sturla Gunnarson, avec Gérard Butler dans le rôle de Beowulf et Stellan Skarsgård dans celui du roi Hrothgar, proposait une réinterprétation vaguement historique de la légende, suggérant que Grendel et les siens puissent avoir été des descendants de néanderthaliens, mais le film ne sortit jamais en salle en France et ne connut qu’une tardive sortie DVD en 2009 (Beowulf, la légende viking). Le film d’animation réalisé en « motion capture » par Robert Zemeckis en 2007 est sans doute bien plus connu du grand public. Nous pourrions aussi évoquer Les Mangeurs de morts de Michael Crichton (Eaters of the Dead, aussi publié en français avec pour titre Le Royaume de Rothgar ou plus tard Le Treizième Guerrier), ouvrage pastiche de 1976, dans lequel l’auteur imaginait une rencontre entre le lettré arabe Ibn Fadlan et des vikings confrontés dans leur pays à des néandertaliens. Le Treizième Guerrier de John McTiernan, en 1999, portait librement ce livre à l’écran, avec Antonio Banderas en Ibn Fadlan et Vladimir Kulich dans le rôle de Buliwyf… Bien plus sérieusement, Tolkien donna des cours sur le texte vieil anglais et publia en 1937 sa conférence de 1936, où il défend avec passion et ferveur la valeur littéraire et poétique de l’œuvre, que l’on ne jugeait auparavant que pour ses seuls intérêts historiques et linguistiques40).

Bède le Vénérable

Surtout connu pour son Histoire ecclésiastique du peuple anglais (ou Historia eccleciastica gentis Anglorum), le moine et érudit Bède (673–735) est aussi l’auteur de deux traités en latin sur le décompte du temps, De temporibus puis surtout le bien plus complet De temporum ratione. Dédié au calcul des saisons et des mouvements de la Lune et du Soleil, cet ouvrage fournit des instructions pour calculer la date de Pâques. Abordant à l’occasion divers systèmes calendaires, Bède donne aussi de nombreux détails sur l’ancien calendrier anglo-saxon.41) Dans l’appendice D du Seigneur des Anneaux, Tolkien décrit le calendrier de la Comté appliqué par les Hobbits et, avec quelques variantes, par les habitants de Bree. Prétendant se positionner comme le simple traducteur en anglais moderne du « Livre Rouge », Tolkien rend, selon l’usage qu’il a adopté pour les mots anciens, les noms des mois de ce calendrier en vieil anglais. La terminologie choisie s’inspire en fait très largement du calendrier anglo-saxon, dont Tolkien a modernisé l’orthographe (par exemple Æftera Géola devient Afteryule, Solmónaþ Solmath, Háligmónaþ Halimath…).42)

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Unfinished Tales, p. 165, « A Description of the Island of Númenor » : « The land of Númenor resembled in outline a five-pointed star, or pentangle, with a central portion some two hundred and fifty miles across, north and south, and east and west, from which extended five large peninsular promontories. » (trad. fr. Contes et légendes inachevés).
2) Le manuscrit Cotton Tiberius B.v regroupe divers documents épars, rassemblés par Sir Robert Cotton en 1598.
3) Les lecteurs de Bilbo le Hobbit auront peut-être remarqué que la carte de Thrór remise à Thorin et à ses compagnons par le mage Gandalf, lors de leur visite chez Bilbo, possède la même orientation, tout à fait dans la lignée des cartes antiques dont son trait s’inspire. Les représentations cartographiques médiévales sont assez souvent orientées de cette manière, avec parfois un paradis terrestre indiqué à l’est, en haut de la carte. Entre le xe et la fin du xiiie siècle, de nombreuses mappemondes, dans la tradition de celles d’Isidore de Séville (un archevêque du viie siècle) ou de Beatus de Liébana (un moine espagnol du viiie siècle), suivent cette orientation.
4) Lewelel, Joachim, « Cartes des géographes du moyen âge, latines ou arabes, copiées ou reconstruites, examinées et expliquées » in Géographie du moyen âge, tome I et II, Bruxelles : Pilliet, 1852, p. 12. L’ouvrage a vieilli et est empreint d’un ton très subjectif, souvent sentencieux ; un peu plus loin, nous lisons encore : « Après avoir écarté, ces inconvénients de la carte, ces méprises, nous ne voyons dans la configuration de la terre, qu’une difformité désagréable, qui offense en même temps, et les climats, et les points cardinaux. »
5) T’Serstevens, Albert, les Précurseurs de Marco Polo, Arthaud, 1959, p. 43 ; même texte dans « La géographie de l’Asie avant Marco Polo – II », p. 449–468 in Revue des Deux Mondes, août 1959 (première quinzaine), nos 13 à 16, p. 466. Comme pour Lewelel, l’auteur semble avoir quelque mal à masquer son mépris envers les vieilles cartes médiévales…
6) L’appellation romaine Brigantium peut désigner le port antique de Brigantium, actuellement La Corogne, ou la ville voisine de Brigantium, l’actuelle Betanzos. Ces termes (Brigantia, Brigantium) font songer aux Brigantes, un peuple celtique de Grande-Bretagne, ainsi qu’à plusieurs toponymes d’origine celtique en Europe occidentale (ainsi Briançon en Gaule narbonnaise, Bregenz en Autriche, etc.) et dans la péninsule Ibérique.
7) Cortambert, Eugène, « Quelques-uns des plus anciens monuments géographiques du moyen âge conservés à la bibliothèque nationale », p. 337–363 in Bulletin de la Société de géographie, 6e série, 14e tome, juillet-décembre 1877 : « L’Espagne est un peu mieux partagée [que la Gaule] : on y remarque Brigantia (la Corogne) ; l’Ispania citerior ; Barcelone, qu’il faut reconnaître sous la forme Barciminacus. » (p. 356) — Joachim Lewelel pensait déchiffrer Barchinici ciuus (civitas), cf. Géographie du moyen âge, op. cit., p. 11 ; voir aussi Schulten, Adolf, ouvrage de 1920, trad. espagnole par Pedro Bosch Gimpara & Miguel Artigas Ferrando, Hispania, Geografía, Etnología e Historia, Séville : Editorial Renacimiento, 2004, p. 42 : « La Cottoniana, siglo X, señala: Ispania citerior, Brigantia (a causa del faro), Barcinona (Barcelona), el Ebro y los Pirineos (sin nombre). »
8) Johnson, Edwin, The Rise of the English Culture, 1904, Londres : Williams and Norgate ; New York : G. P. Putnam’s sons, p. 124 (part I, chap. 7), notre traduction : « The Mediterranean is conceived as a vast estuary, crowded with islands, large and small. One of these, a huge star-shaped land (Sicily), lies a little to the east of the Pillars of Hercules »
9) Signée par un certain Richard de Haldingham et Lafford dont on sait peu de choses, la mappemonde de Hereford date des environs de 1300.
10) Taylor, Eva Germaine Rimington, « Maps and Map-Makers of Medieval Britain » in The Geographical Journal, Londres : Royal Geographical Society, vol. 127, no 4, déc. 1961, p. 549–551 (revue d’un ouvrage de G. R. Crone, Early Maps of the British Isles A.D. 1000–A.D. 1579, Londres : Royal Geographical Society, 1961), notre traduction : « Individual features, too, receive emphasis by enlargement, such as the outsize Mount Carmel, and the big star-shaped island of Cadiz behind the neatly drawn twin Pillars of Hercules » (p. 550).
11) Phillott, Henry Wright, Mediæval geography: an essay in illustration of the Hereford Mappa Mundi, Londres : E. Stanford, 1873, p. xxxiv, nous traduisons : « In the E. Taprobane (Ceylon) occupies the place usually assigned to the terrestrial Paradise, at the head of the map; at the opposite point, in the W., stands Gades and the Pillars of Hercules. »
12) Cf. par ex. McGurk, Patrick, « The Mappa Mundi » in An Eleventh-Century Anglo-Saxon Illustrated Miscellany, P. McGurk et al., Early English Manuscripts in Facsimile, vol. 21, Copenhague : Rosenkilde & Bagger, 1983. Pour une description de la carte de Cotton dans son contexte, se reporter aussi à l’excellent site Internet de Jim Siebold, Early Medieval Maps 400 A.D. to 1300, monographie no 210 (<http://cartographic-images.net>).
13) Paul Orose (Paulus Orosius) était un apologiste du ve siècle, contemporain de saint Augustin avec lequel il travailla. La traduction en vieil anglais de son Historiae contra paganos est parfois attribuée au roi Alfred le Grand, sans preuve certaine sinon l’époque présumée de sa rédaction vers le ixe siècle. Elle comporte des additions géographiques et des développements spécifiques absents de l’original en latin, cf. (Alfred the Great), The Anglo-Saxon Version, from the Historian Orosius, éd. Barrigton Daines, Londres : W. Bowyer & J. Nichols, 1773.
14) Valtonen, Irmeli, The North in the Old English Orosius: a geographical narrative in context, Mémoires de la Société Néophilologique de Helsinki LXXIII, 2008, nous traduisons : « Some of the Mediterranean islands are also larger and of a different shape than other islands in the Cotton map and appear to indicate the existence of such known islands as Sardinia, Sicily, Malta, Crete, and Rhodes, as well as a star-shaped island with five pointed projections which may represent Atlantis. (Orosius does not refer to Atlantis.) »
15) Voir en effet Orosius, Histoire contre les païens, trad. fr. d’Yves Janvier in la Géographie d’Orose, éd. Les Belles Lettres, p. 37 : « Le terme de l’Europe est l’Océan occidental, en Espagne, plus spécialement là où, auprès des îles de Gadès, on peut visiter les Colonnes d’Hercule, et où le flux de l’Océan s’introduit dans l’embou­chure de la mer Tyrrhénienne. »
16) Meyers Konversations-Lexikon, 1888, vol. 3, p. 718.
17) Platon, Critias, trad. fr. d’Émile Chambry, 114b : « τῷ δὲ διδύμῳ μετ᾽ ἐκεῖνόν τε γενομένῳ, λῆξιν δὲ ἄκρας τῆς νήσου πρὸς Ἡρακλείων στηλῶν εἰληχότι ἐπὶ τὸ τῆς Γαδειρικῆς νῦν χώρας κατ᾽ ἐκεῖνον τὸν τόπον ὀνομαζομένης, Ἑλληνιστὶ μὲν Εὔμηλον, τὸ δ᾽ ἐπιχώριον Γάδειρον, ὅπερ τ᾽ ἦν ἐπίκλην ταύτῃ ὄνομ᾽ ἂν παράσχοι ». Abraham Ortelius, dans son Thesaurus Geographicus (édition de 1596), réinterprète Platon et soutient que l’île de Cadix est ce qui reste de l’Atlantide. Anticipant de beaucoup la théorie de la dérive continentale, il émet l’hypothèse que l’Afrique et l’Amérique ont autrefois été réunies, cf. l’article de Gerard Hynes dans ce même recueil.
18) Ce serait s’avancer au-delà du raisonnable, mais connaissant le goût de Tolkien pour les étymologies obscures, avouons avoir songé un instant à l’Emerië de Númenor, région de bergers et de moutons, ainsi qu’au surnom donné à Ancalimë, Emerwen Aranel, la « Princesse Bergère » (Contes et légendes inachevés, « Aldarion et Erendis »). C’est à l’évidence un rapprochement fort peu plausible ; au demeu­rant, l’Emerië est au centre de l’île, non à son extrémité.
19) Duchemin, Jean-Marie, « Gadira, Gadiros, Eumélos : un jeu de mot punique sur *gadir “enclos” et *gadi “chevreau” chez Platon (Critias 114B) » (congrès, session de linguistique et de littératures, Aussois, 2006) in Lalies (revue), 2007, no 27, Presses de l’École normale supérieure de Paris, p. 279–293.
20) Platon, Critias, trad. fr. d’Émile Chambry, 118a ; si le texte grec emploie « κύκλῳ περιεχόμενον ὄρεσιν » pour « entourée de montagnes en cercle », la plaine elle-même est « πρόμηκες », qui peut certes signifier « oblongue, allongée » mais aussi par extension « rectangulaire », de sorte que les éléments textuels ne permettent pas de trancher complètement.
21) Cf. par ex. Pérez Christine, la Perception de l’insularité dans les mondes méditerranéen ancien et archipélagique polynésien d’avant la découverte mission­naire, Éditions Publibook, 2005, p. 225 : « cette île merveilleuse que l’iconographie présente comme circulaire et verticale. » — L’ouvrage donne divers exemples du symbolisme de la circularité et de la verticalité dans la représentation de l’île idéale, notamment comme métaphore de la cité grecque ; sur les mêmes thèmes de circularité, verticalité et centralité, voir aussi Vilatte, Sylvie, l’Insularité dans la pensée grecque, Presses universitaires de Franche-Comté, 1991 ; l’Atlantide n’y est mentionnée qu’en p. 223, à propos des thèmes arthuriens : « [La Table Ronde] est à l’île de Bretagne ce que le bouclier d’Achille de l’Iliade est à l’insularité conçue par les grecs […]. Est-il étonnant alors que ce symbole circulaire d’une royauté insulaire ait rencontré au xiiie siècle le Timée de Platon où s’exprime la cosmologie du philosophe grec et qui renvoie à l’insularité de l’Atlantide ! »
22) Delattre, Charles, « Númenor et l’Atlantide : une écriture en héritage », p. 303–322 in Revue de littérature comparée, no 323, Klincksieck, 2007/3, cf. p. 305–306 : « De même que Platon avait pris soin de décrire méthodiquement une terre arithmétiquement organisée, Tolkien fait transparaître, derrière l’image d’une île montagneuse, un espace idéal et orienté : Númenor prend la forme d’une étoile à cinq branches, susceptible de s’inscrire dans un cercle dont le centre est une pointe qui s’élève depuis les promontoires pour culminer avec le Meneltarma, le Pilier des Cieux. »
23) Cette caractéristique est évoquée en p. 93 de Tolkien, J. R. R. & Gordon E. V., Sir Gawain and the Green Knight, 2e édition par Norman Davis, Oxford University Press, 1967.
24) D’autres ont vu dans le pentacle sur le blason de Gauvain un artefact doté de pouvoirs apotropaïques, sinon magiques. La signification fonctionnelle du pentacle et surtout la perception que pouvaient en avoir à leur époque le poète et ses contemporains restent cependant aujourd’hui encore difficiles à appréhender. Pour une analyse approfondie de la problématique, cf. Hardman, Phillipa, « Gawain’s practice of piety in Sir Gawain and the Green Knight » in Medium Ævum, vol. 68, 1999, p. 247–267.
25) The Silmarillion, « Akallabêth », p. 312 : « It was raised by Ossë out of the depths of the Great Water, and it was established by Aulë and enriched by Yavanna » ; en version française traduite par Pierre Alien, « Ossë la fit surgir du fond de la Grande Mer, elle fut façonnée par Aulë et enrichie par Yavanna ».
26) Par comparaison, l’Atlantide platonicienne n’est pas une création divine. L’île a seulement été attribuée au dieu marin Poséidon, en partage du monde entre les dieux. Poséidon l’a néanmoins largement refaçonnée ensuite (« chose aisée pour un dieu ») afin d’y établir sa descendance avec une mortelle autochtone (Critias, 113).
27) La décision que prend Zeus de détruire l’Atlantide (Critias, 121) découle semblablement de la décadence morale des Atlantes, de l’altération de leur portion divine et de leur rejet des lois et des principes divins qui les guidaient jusque-là. L’analogie s’arrête probablement ici, car c’est leur orgueil à dominer et leur démesure à conquérir le monde qui causa leur chute (vraisemblablement, le discours de Zeus et la conclusion du Critias étant cependant perdus) — et non une opposition directe, physique, contre les dieux, ce dont les Númenóréens se rendirent surtout coupables, par une ultime transgression, en envoyant leur flotte militaire vers les Terres Bénies d’Aman et d’Eressëa.
28) Pour illustration, voir l’Ainulindalë in Morgoth’s Ring, p. 30 : « It is here written as it was spoken in Eressëa to Ælfwine by Pengoloð the Sage » ; nous pourrions multi­plier les exemples.
29) Nous ne le connaissons donc que par les volumes de l’Histoire de la Terre du Milieu.
30) Sans entrer ici dans les détails, Ælfwine signifie « Ami des Elfes » et a donc le même sens qu’Elendil en elfique. Eärendil est une réinterprétation dans le Légen­daire de Tolkien du nom vieil anglais Earendel, associé à Vénus dans le Crist du poète Cynewulf, voir notamment Sauron Defeated, p. 236 sq.
31) Nous paraphrasons sa réponse à propos des ressemblances que certains ont cru voir entre l’anneau du cycle des Nibelungen et l’Anneau Unique du Seigneur des Anneaux : « Ces deux anneaux sont ronds, et c’est là leur seule ressemblance » (Lettres, no 229 p. 431 ; Letters, p. 306).
32) Tolkien, J. R. R., « Ancrene Wisse and Hali Meiðhad » in Essays and Studies by Members of the English Association vol. 14, p. 104–126.
33) « … the most perfect of Tolkien's academic pieces », cf. Shippey, Tom, The Road to Middle-earth, Allen & Unwin, 1982 ; seconde édition Harper Collins, 1993 ; nouvelle édition révisée et augmentée Houghon Mifflin, 2003.
34) Cf. entrées « AB Language », « Ancrenne Wisse » et « Katherine Group » dans J. R. R. Tolkien Encyclopedia: Scholarship and Critical Assessment, collectif sous la dir. de Drout, Michael D. C., Routledge, 2006.
35) Tolkien, J. R. R., Ancrene Wisse: The English Text of the Ancrene Riwle, Early English Text Society, Oxford University Press, 1962.
36) On se souviendra que la « parabole de la perle de grand prix » est une parabole de Jésus pour expliquer la valeur du Royaume des Cieux (Matthieu, 13:45-46).
37) Tolkien, J. R. R., édité par Tolkien, Christopher, Sir Gawain and the Green Knight, Pearl & Sir Orfeo, Allen & Unwin, 1975.
38) Tolkien, J. R. R. & Gordon, E. V., Sir Gawain and the Green Knight, Oxford University Press, 1925 ; seconde édition révisée sous la direction de Norman Davis, Clarendon Press, 1967.
39) Tolkien, J. R. R., édité par Tolkien, Christopher, Sir Gawain and the Green Knight, Pearl & Sir Orfeo, op. cit.
40) Tolkien, J. R. R., Beowulf: The Monsters and the Critics, Humphrey Milford, 1937. En 2002, Michael D. C. Drout dirigea l’édition de Beowulf and the Critics, qui reprend et commente le texte de Tolkien avec aussi des brouillons non retenus à l’époque de l’essai plus long que Tolkien envisageait.
41) Bède, De temporum ratione, chapitre XV, en ligne à l’adresse <http://www.nabkal.de/beda/beda_15.html> (consulté en janvier 2011).
42) An Introduction to Elvish, collectif sous la dir. de Jim Allan, Bran’s Head, 1978, p. 227.
 
essais/geographie/numenor_et_la_cottoniana.txt · Dernière modification: 25/04/2021 12:09 par Forfirith
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