Hommage à Tolkien : Une journée imaginée

HOMMAGE À TOLKIEN EN CE 3 JANVIER 2014

UNE JOURNÉE IMAGINÉE DANS LA VIE DU JEUNE J. R. R. TOLKIEN

(D’après la biographie de J. R. R. Tolkien par Humphrey Carpenter.)

Une nouvelle de Ingieris

 Une journée imaginée (Edith Tremblay)

John Ronald Reuel Tolkien, Ronald pour ses parents, est né le trois janvier 1892 à Bloemfontein en Afrique du Sud. Les fortes chaleurs de cette ville affaiblissant de plus en plus la santé de l’enfant, un retour en Angleterre s’imposait. C’est donc en avril 1895 que la mère Mabel Suffield, Ronald et son jeune frère Hilary quittèrent l’État libre d’Orange, voyageant sur le navire S. S. Guelph, pour s’installer dès leur arrivée chez les grands-parents maternels, à Birmingham. Toutefois, le père resté là-bas pour son travail décédait d’une hémorragie l’année suivante. Le choc passé de ce tragique événement, et pressée de libérer la maison de ses parents, ce même été, Mabel déménagea avec ses fils à Sarehole, hameau rustique situé à deux kilomètres plus au sud.

* * *

Lorsque cette journée imaginée commença, il y avait trois ans que la petite famille profitait de ce paysage idyllique. Par beau temps, s’ébattre dans le pré en face de la maison enchantait Ronald qui se portait de mieux en mieux. Lui et Hilary ne se lassaient pas de s’y promener en s’imaginant vivre des histoires fabuleuses. Ce jour-là, Mabel se tenait sur le pas de la porte pour leur faire ses recommandations : ─ Prends soin de ton frère, Ronald, et soyez… Avant même qu’elle finisse sa phrase, les deux gamins s’élançaient dans les champs. La prairie descendait jusqu’à la limite de la petite rivière Cole, où un vieux moulin de brique avec une longue cheminée existait toujours et leur offrait son lot d’intérêt. Cependant, une barrière les empêchait d’achever leur course aussi rapidement qu’ils l’auraient souhaité.

─ Ronald, est-ce qu’on saute la clôture ?

─ Hilary reste ici et surveille ; moi, je vais voir un peu plus loin si c’est désert. Je reviens tout de suite.

Hilary était fasciné par le moulin qui avait broyé le blé pendant trois siècles, et auquel on avait ajouté une machine à vapeur pouvant faire démarrer la roue en cas de débit trop faible de la rivière. Une charrette garée à proximité de l’entrée principale et remplie d’ossements qui, à l’intérieur, étaient pulvérisés en engrais, attirait toujours son attention.

─ On dirait qu’il n’y a personne à part des canards ! signala Hilary à Ronald revenu au pas de course.

─ T’as raison ! Dépêchons ! Passe le premier et fais le mort, au cas où l’Ogre Blanc arriverait.

─ L’Ogre Blanc ! Il est ridicule celui-là avec ses vêtements tout plein de poussière blanche, répliqua le benjamin qui craignait le fils du meunier auquel ils avaient eu affaire quelquefois, l’affublant depuis de ce surnom.

─ Viens Hilary, les portes du moulin sont fermées. On peut s’approcher ! lui dit Ronald en se collant prudemment le nez sur une des fenêtres.

─ Arsh ! Il fait toujours noir dans cette caverne, marmonna Hilary, imitant son frère.

─ Je parie que l’Ogre est là-dedans.

─ Il vaudrait mieux partir Ronald.

─ Chut !

─ J’ai peur !

─ Silence Hilary !

Soudain, ils entendirent un bruit de porte. L’Ogre Blanc parut dans l’embrasure, les bras en l’air, gesticulant et se dirigeant vers eux.

─ Je vous reconnais vous deux ! Que fabriquez-vous au moulin, les petits Tolkien ? Ne vous attardez pas ici, c’est dangereux ! Et ne restez pas collés devant moi !

Les deux garçons déguerpirent en direction de la mare, à l’arrière du moulin, provoquant le départ d’un martin-pêcheur.

─ Ouf ! Ce monstre a bien failli m’attraper, Hilary. T’as remarqué comment ses yeux étaient méchants.

─Tu parles ! Aïe ! Mon genou saigne !, se lamenta Hilary après avoir accroché une branche piquante. ─Bof ! Tant pis ! Puis, levant les yeux : ─ Eh ! regarde les cygnes dans la mare. On s’approche ? proposa-t-il du haut de ses cinq ans et demi, toujours obligé de courir derrière Ronald âgé de sept ans et demi.

─ Je préfère aller vers l’écluse, répondit Ronald, ameutant un héron.

─ Non, Ron, ce coin est dangereux ! Maman nous l’interdit. Si elle nous surprend…

─ Cesse de t’inquiéter. Elle ne viendra pas.

─ Allons plutôt à la carrière.

─ Bon d’accord ! Grouille Hilary !

Plus haut sur la côte, ils arrivèrent à une vaste carrière de sable entourée de bosquets dont ils raffolaient. Ronald grimpa subito sur un chêne, pendant que son frérot patientait en bas, trouvant les minutes interminables.

─ Ron, ça suffit ! Descends ! Ça fait une demi-heure que tu bavardes avec cet arbre. Moi, j’ai envie de cueillir des champignons.

─ Très bien ! J’arrive !

─ Plus vite !

De retour sur le plancher des vaches, Ronald l’interpela gentiment.

─ Hilary, tu te trompes ! C’est pas moi qui parle aux arbres. Ce sont eux qui me racontent des choses. Je suis leur ami et ils me font confiance.

─ Je ne te crois pas Ronald, c’est idiot, fit l’autre, se sauvant aussitôt dans une zone de cueillette, près du bocage.

─ Hé, Hé ! Je suis arrivé avant toi, lança Ronald qui se mit aussitôt à chercher des cèpes, gardant quand même l’oreille aux aguets. Silence Hilary ! J’entends du bruit. Allons-nous-en d’ici ! dit-il au bout d’un moment, prenant Hilary par la main.

─ Stop, vous deux ! Vous ne seriez pas les petits Tolkien par hasard ? hurla un homme parvenu à les rattraper.

─ Oui ! répondit Ronald, craintif.

─ Je ne veux pas que vous traîniez dans les parages ! Compris ? Sinon, la prochaine fois, je vous donne la fessée. Ce sentier et ces champs m’appartiennent. Allez jouer ailleurs !

Apeurés par sa mauvaise humeur, ils filèrent comme des lièvres jusqu’aux plants de mûres, hors de sa vue.

─ Lui, Hilary, c’est l’Ogre Noir, si tu veux savoir ! Je l’ai surpris l’autre jour sur la berge à voler les chaussettes d’un rameur et à les mettre dans sa poche. On raconte qu’il faut aller chez-lui pour récupérer ses affaires, et qu’il ne se gêne pas pour administrer de bonnes raclées.

─ Laisse tomber Ronald, on a du boulot !

Les mûriers étaient gorgés de fruits. Ils en détachèrent chacun une poignée et s’assirent à l’abri d’une immense roche pour les déguster. Tout à coup, Ronald lâcha un cri en secouant les jambes comme si un monstre venait d’apparaître.

─ Berk ! Une grosse araignée me grimpait dessus.

─ Ron, c’est juste une araignée ! Je sais ! Maman m’a raconté que tu avais déjà été piqué par une tarentule quand tu étais bébé.

─ Je hais les piqures, grogna-t-il nerveusement, avec sa mimique allongée typique des Suffield.

À ce moment, une voix grave et menaçante se fit entendre, les prenant par surprise.

─ Ah, non, pas encore cet Ogre !

Sans tarder, une personne portant un panier d’osier se dévoila de derrière l’amas rocheux.

─ Ron, c’est maman, c’est maman, lança Hilary en riant.

─ Ne fait plus ça, maman ! On a rencontré un ogre effrayant tout à l’heure. Il nous battra si on revient.

─ Ce monsieur ne battra personne, Ronald. Par contre, le sentier lui appartient. Il est mécontent que vous vous promeniez sur sa propriété. Je l’ai justement croisé dans le boisé. Il croit que vous brisez ses plantes.

─ On ne brise rien du tout, et… Bon, ça va ! On ne remettra plus les pieds chez lui.

─ Merci, Ronald ! À l’avenir, utilisez un autre chemin et vous vous éviterez des ennuis. Maintenant, quittons cet endroit. J’ai apporté un goûter pour vous faire plaisir. Nous piqueniquerons comme d’habitude près de la rivière avant de retourner à la maison. Il faut étudier cet après-midi, Ronald.

─ Je sais maman ! Après, est-ce qu’on pourra se rendre au village de Hale Green.

─ Oui, oui, maman ! Il paraît que la vieille édentée a reçu de nouveaux bonbons.

─ Hilary, tu ne dis pas la vieille édentée. C’est impoli. Cette dame a un nom. Quant à cette confiserie, nous verrons plus tard. Hé, toi, montre ton genou ! Il est tout écorché ! En arrivant, je nettoierai ta blessure avec du Gamgee. Comment t’es-tu fait ça ?

─ Je me suis accroché sur une branche en me sauvant de l’Ogre du moulin.

─ Ah oui ? Hum ! Vous devez vous inventer de bien drôles d’aventures tous les deux ! leur dit-elle avec un sourire. Mais dépêchons ! Les nuages s’amoncèlent, ça annonce peut-être un orage.

Au retour, lorsqu’ils longèrent la rangée de pavillons bordant leur rue, un rare charriot conduit par un fermier avançait lentement. Les deux gosses lui envoyèrent la main avant de rentrer chez eux, Ronald tenant un bouquet de fleurs cueillies pour sa mère. Celle-ci soigna l’éraflure au genou puis leur dit :

─ C’est l’heure de la sieste. Allez dans votre chambre, ce qu’ils firent sans ronchonner. Mabel appréciait la docilité et la gentillesse de ses fils. Seule dans la cuisine, elle remit de l’ordre et sortit les cahiers d’exercices, les dictionnaires, le papier à dessin et les crayons. Elle songea un instant à Ronald. Elle l’entendait rarement parler de son père qu’il n’avait pas tellement connu, et remarquait qu’il s’attachait de plus en plus aux Suffield, la mort de son mari les ayant éloignés quelque peu des Tolkien. Ronald semblait heureux de grandir parmi eux.

Étendu sur son lit, le futur élève pensait à la reprise, dans quelques semaines, de l’examen échoué l’année précédente et garant de son entrée, en septembre, au collège King Edward à Birmingham, l’ancienne école de son père. Il se promettait bien de ne pas le rater une seconde fois. Puis, son esprit bifurqua sur le saule qui surplombait la mare du moulin et sur lequel il adorait grimper, avant qu’il ne soit coupé. Il s’insurgea de nouveau mentalement contre les gens qui avaient commis un tel crime, se disant chaque fois : « Ils ont laissé le tronc par terre sans rien en faire… jamais je n’oublierai ça ».

Quinze minutes plus tard, quand il revint dans la cuisine, Mabel lisait un conte à Hilary. Sans la moindre hésitation, il clama son mécontentement.

─ L’Île au Trésor ! Non ! J’aimerais mieux le Roi Arthur !

─ Ronald, c’est ton goût, pas celui d’Hilary.

─ Pourquoi pas Curdie et ses gobelins ou Sigurd tuant le dragon Fafnir. Mille fois plus passionnant !

─ Ronald, n’insiste pas. Commence un dessin en attendant que je termine avec Hilary.

Le jeune prodige s’assit à la table, songeur. Il ouvrit son cahier de croquis affichant des esquisses tracées depuis ses quatre ans. Sa mère, convaincue de son talent, le gardait précieusement. Il choisit plutôt de dessiner sur une feuille vierge le saule coupé du moulin, incapable de se détacher de cette pensée. Peu après, sa mère le rejoignit, laissant Hilary feuilleter les bouquins déposés en pile sur le sofa.

─ Mon grand, ton saule est très beau. Mais il faut ajouter des rayures sur le tronc pour faire plus réel. Tu le continueras plus tard. Maintenant, nous devons travailler.

Mabel Tolkien désirait les meilleures études pour ses garçons, malgré son manque d’argent. Pour y parvenir, elle avait entreprit de les éduquer elle-même très tôt dans leur vie. À quatre ans, Ronald savait déjà lire et écrire presque sans faute. Elle lui enseignait la calligraphie, le dessin, la botanique, les rudiments de latin, d’allemand et de français. « Cet enfant possède un don pour les langues », avait-elle souvent constaté.

─ Ronald, je veux d’abord vérifier si tu as retenu une règle de français ! Tu te rappelles ton histoire de dragons ? Alors ! comment dit-on « un vert grand dragon » ?

─ Un grand dragon vert.

─ Bravo !

─ Pitié, maman ! Le français sonne bizarre dans mes oreilles.

─ Très bien ! Choisis entre un exercice en allemand ou en latin !

─ En latin s’il-te-plaît !

─ D’accord ! Prends ta grammaire à la page vingt-cinq et dis-moi les déclinaisons de rosa.

─ Facile maman ! Rosa rosa rosam resae rosae rosa.

─ Au pluriel, cette fois.

─ Rosae rosae rosas rosarum rosis rosis.

─ Bien !

Mabel poursuivit avec une courte lecture d’un conte de fée d’Arthur Lang, suivi de conjugaisons allemandes et enfin, d’une dictée en anglais.

─ Voilà ! Ça suffit pour aujourd’hui. Pendant que je prépare le repas, continue ton dessin du saule. Après tu pourras jouer.

Ronald aimait beaucoup dessiner. Reprenant son croquis, il corrigea le tronc et appliqua les couleurs. Satisfait du résultat, il sortit sur le perron et commença à chanter Polly-Wolly-Doodle, la chanson que le pensionnaire de chez sa grand-mère Suffield interprétait en s’accompagnant d’un banjo, ce qui l’amusait énormément. Hilary vint le trouver et tels deux complices, ils causèrent de dragons et de gnomes jusqu’à la fin du souper. Ce soir-là, pour récompenser ses petits d’avoir été sages, elle repoussa légèrement l’heure du dodo. Elle ouvrit un cahier de musique et ils entonnèrent une ou deux chansons connues. Elle aurait souhaité que Ronald s’intéressât de lui-même aux leçons de piano. Mais hélas, sans succès ! Les langues prenaient toute la place dans son cœur.

─ C’est le temps d’aller au lit, mes chéris. La journée s’achève.

─ Maman, j’ai quelque chose à te dire.

─ Parle Ronald.

─ Je rêve souvent à une énorme vague qui s’avance au-dessus des arbres et des prés et veut m’engloutir avec tout ce qui m’entoure. Je n’aime pas ça. Ça m’effraie ! Pourquoi cette vague, maman ?

─ Je l’ignore, mon ange. Ne t’inquiète pas. Ce mauvais rêve est passager, je t’assure ! N’y pense plus.

─ C’est difficile, maman !

Après avoir réconforté Ronald dans ses bras, elle les reconduisit dans leur chambre et les borda un peu. Comme à chaque soir, ils réclamèrent un épisode de l’histoire fabuleuse de leurs ancêtres. Elle leur accorda cinq minutes, leur racontant encore une fois que sa famille venait de la tranquille petite ville de Evesham , dans le Worcestershire où de nombreuses générations de Suffield avaient vécu. Puis, elle les embrassa, ferma les rideaux et, se dirigeant vers la sortie, elle murmura :

─ Bonne nuit, mes trésors. Faites de beaux rêves !

─ Bonne nuit maman chérie !

─ Bonne nuit !

Annexes

 
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