Arthur et Tolkien, seigneurs rivaux ? Fantasy et transfictionnalité

Cet article est issu des Actes du Colloque du CRELID paru aux éditions Bragelonne en août 2007.
Les droits du présent article sont détenus par l'auteur et par les éditions Bragelonne.
Tolkiendil remercie Anne Besson ainsi que les éditions Bragelonne pour avoir autorisé la publication de cet article en ligne.
Trois Anneaux
Anne Besson
2006
ColloqueColloques : Ces articles sont tirés d'actes de colloques entièrement ou partiellement consacrés à l'œuvre de J.R.R. Tolkien, et explorent une dimension spécifique de sa création.

Deux tendances majeures dominent aujourd’hui la fantasy « sérieuse » d’inspiration médiévale : « fantasy historique » et « high-fantasy », que l’on peut choisir de désigner par leur inspiration principale, sous le nom de fantasy arthurienne et fantasy tolkienienne. Quoiqu’a priori ces sous-genres se présentent comme bien distincts et même opposés, leur expansion respective les voue cependant à se croiser, à franchir leurs frontières pour fraterniser en territoire ennemi, et nous nous proposons de voir là un mouvement exemplaire du développement du genre, ce développement exponentiel qui a marqué les dernières décennies et dont le concept de « transfictionnalité » pourrait aider à rendre compte. Ce terme, emprunté au sémioticien québécois Richard Saint-Gelais, qui en donne pour définition minimale « mise en relation de deux ou de plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle »1), du partage d’un univers, désigne en effet comme parallèles les expansions des œuvres individuelles d’une part – le corpus de fantasy est aujourd’hui presque exclusivement composé de cycles où dominent les trilogies (le roman, donc, s’étend au-delà des frontières du volume 2) ), et d’autre part de l’œuvre collective que constituent genres et sous-genres – et nous allons observer la manière dont ils tendent sans cesse à transgresser leurs propres codes pour produire de nouvelles variantes par hybridation.

On a donc affaire d’abord à deux sous-genres dominés par des figures que l’on peut supposer « rivales » l’une de l’autre, Arthur et Tolkien, si l’on accepte de résorber, de manière toute provisoire et volontairement provocante, les différences de fonctionnement qui opposent en toute logique un auteur et un personnage, sous leur rôle commun de sources hégémoniques des deux courants qui se partagent l’essentiel du champ de la fantasy contemporaine. Rivalité et partage caractérisent en effet cette coexistence, dans la mesure où les sous-genres se trouvent volontairement, stratégiquement, différenciés par ceux qui les illustrent, et ce en dépit du caractère presque artificiel d’une telle distinction – rappelons que Tolkien était médiéviste, qu’il s’était intéressé au corpus arthurien, entre autres pour son édition de Gawayn and the Green Knight 3) ou que des rapprochements fructueux peuvent être effectué entre Le Seigneur des Anneaux et des hypotextes médiévaux 4).

Fantasy arthurienne et tolkienienne sont cependant perçues comme suffisamment distinctes pour constituer deux orientations éditoriales, à l’exemple des « deux gammes » de la toute récente incursion d’Albin Michel sur le terrain profitable de la fantasy, l’une qualifiée, de manière erronée, d’« heroic fantasy (type Tolkien) », l’autre de « fantasy historique », pour laquelle l’exemple fourni à titre de modèle est le cycle, arthurien, de Marion Zimmer Bradley, Les Dames du Lac 5). L’essence de leur opposition tient dans le domaine réservé par chacun au merveilleux - dans la question de savoir s’il vaut mieux le rêver presque accessible, peut-être vécu, dans un passé légendaire de notre monde, ou si la faërie sera davantage préservée dans un autre monde où sa cristalline pureté ne soit pas confrontée aux compromissions du réel. Autour de cette différence se sont progressivement constitués d'impressionnants ensembles de textes dont nous ne ferons ici que rappeler les grandes caractéristiques 6) avant de nous arrêter sur leurs points de croisement.

Arthur d’abord, figure à la productivité inépuisable en dépit de ses quinze siècles, est bien le seigneur incontesté et incontestable de la première tendance, regroupant à nouveau autour de lui, depuis les années 50 dans le domaine anglo-saxon, un corpus de cycles romanesques toujours plus incroyablement fourni. L’équilibre idéal d’« histoire » et de « légende » que propose la matière arthurienne en fait en effet le modèle de toute fantasy historique. Tendent à s’y rattacher, comme à un ancrage solide, les autres tentatives, toujours plus fragiles, de conférer des fondations historiques à des constructions plus ou moins mythiques. L’Atlantide en constitue un exemple particulièrement frappant : rattachée à Avalon par l’équivalence « île disparue », elle est par exemple censée, dans le cycle arthurien de Stephen Lawhead 7), fournir des origines crédibles aux féeries bretonnes, en une inversion du mouvement, déjà paradoxal, suivi par la genèse du genre et qui, lui, « remontait » d’Avalon à l’Atlantide. Le cas de la culture « celtique », à l’historicité contestable 8), est plus complexe, et nous y reviendrons car il s’agit d’un des points d’intersection de nos deux sous-genres, mais la découverte d’Arthur dans les reconstitutions tardives de textes gallois ou irlandais, comme les Triades ou les Mabinogi9), fait des arthuriana contemporains un espace d’expression légitime pour cette mythologie.

Ce même équilibre entre histoire et légende, qui fait son pouvoir d’attraction, autorise à la Matière son expansion additive. Les versions successives du « cycle arthurien » semblent en effet ajouter au potentiel de renouvellement de l’ensemble au lieu d’en interdire des variantes, et ce grâce notamment au jeu, repris par chaque auteur, sur la polarité entre vraisemblance historique et autonomie merveilleuse 10). Cette même polarité, appliquée à un niveau supérieur pour former le critère d’opposition de sous-genres, forme également le principe de la grande distinction Arthur/Tolkien. Ce dernier s’impose en effet tout aussi nettement comme origine commune du domaine de la fantasy qui s’attache à décrire, avec un souci du détail plus ou moins envahissant ou négligé, des univers autres, sans lien de continuité historique directe avec le nôtre, même si les ressemblances qu’on y repère avec nos archétypes mythiques participent à l’acceptation de leur vraisemblance. C’est d’ailleurs au nom de ce rattachement aux mythologies que certains amateurs relativisent le rôle joué dans la genèse du genre par Tolkien, qui n’aurait fait que puiser dans un fond accessible à tous, avant comme après lui. Le fait demeure néanmoins qu’il a été le premier à le faire à cette échelle, pour en tirer un résultat dont les caractéristiques se trouvent être ensuite celles-là mêmes que ses successeurs « reprendront » à leur tour. Le rôle de relais, ou de filtre, joué par l’œuvre de Tolkien et les expansions fictionnelles qu’elle a ensuite pu connaître, en inspirant aussi bien les premiers jeux de rôles que le travail des illustrateurs à l’origine des codes graphiques qui se sont désormais imposés pour le merveilleux contemporain, semble indéniable : l’auteur anglais est ainsi à l’origine, parmi beaucoup d’autres exemples, de « peuples » qui semblent avoir toujours hanté les rivages de la fantasy, qu’il s’agisse de nains en effet directement issus des mythologies germaniques, mais aussi d’elfes dont on sait moins qu’ils n’existaient pas, sous cette forme, avant lui.

Une des principales différences de fonctionnement dans la constitution de nos deux corpus oppose alors, du côté d’Arthur, le personnage qui réapparaît en personne, entouré d’une galaxie de noms propres, toponymes et patronymes, si omniprésents et familiers qu’on jouera sans cesse sur les modifications onomastiques, une reprise affichée donc, contre, du côté de Tolkien, une influence au contraire niée, ne passant que très exceptionnellement par le retour de personnages ou d’éléments sentis comme distinctifs (hobbit, anneau) mais via des emprunts beaucoup plus diffus. Autant la Matière, largement perçue comme anonyme et disponible, provoque une inflation bibliographique, comme si les auteurs rivalisaient dans la revendication de sources érudites afin de s’inscrire à leur tour dans ce prestigieux patrimoine commun ; autant Tolkien n’est jamais cité autrement que par les quatrièmes de couverture et en guise de modèle de succès, les emprunts à son œuvre, source non seulement proche mais unique, n’étant en revanche pas signalés, et celle-ci véritablement traitée comme si, elle aussi, appartenait à tout le monde…

Ces différences de traitement coïncident bien entendu avec les grandes options, divergentes, retenues par chacun des sous-genres pour son positionnement dans l’ensemble générique, aux deux extrémités du spectre des postures de vraisemblabilisation – garant externe de l’histoire versus cohérence interne du merveilleux. C’est ainsi que, d’un côté, on trouvera en bibliographie, ou sous forme de citations, des références aux textes médiévaux et aux travaux historiographiques ou mythocritiques sur la période, de l’autre, des paratextes fictionnels cette fois, participant à la construction des univers imaginaires et multipliant les renvois aux textes fondateurs de ces mondes, à leurs auteurs et érudits, dans une procédure de validation interne magnifiquement illustrée par Tolkien.

Les distinctions existent donc bel et bien ; elles ne doivent cependant pas nous dissimuler qu’il s’agit là de postures dont l’adoption est stratégique, de positionnements résultant d’un travail d’équilibrage fin où « histoire » et « mythe » ne représentent en rien des valeurs fixes mais se comprennent dans un rapport de compensation, leurs poids et rôles respectifs se voyant sans cesse réévalués, à chaque nouvelle variante 11).

Ce constat relève de l’évidence en ce qui concerne le corpus de fantasy historique ou arthurienne, dont le nom à lui seul pose le paradoxe constitutif, et dont nous avons déjà relevé la coexistence des passés réels et légendaires comme facteur de pérennité expansive. D’un point de vue générique, la fantasy arthurienne occupe, au sein du corpus arthurien contemporain, la zone la plus explicitement merveilleuse, face à des tentatives inverses de rationalisation de la magie bretonne dans toute une partie de ce corpus se rattachant directement au roman historique. Au sein de la fantasy au contraire, elle est justement censée occuper cette position d’historicité maximale : c’est ainsi que la carte qui ouvre canoniquement tant de volumes de fantasy sera, dans son cas, celle de l’Angleterre et non d’un univers inédit. Mais ce canon cartographique, lui, est en revanche, rappelons-le, à nouveau un apport de Tolkien et de sa Terre du Milieu. Quant à la période historique où se déploie la fantasy arthurienne, elle s’avère volontairement floue, oscillant entre plusieurs contextes (V-VIe et XII-XIIIe siècles) d’un Moyen Âge dénué de toute vraisemblance documentaire, et essentiellement compris comme le temps d’une coexistence des peuples et des croyances. Ces chronologies soigneusement imprécises font ressortir encore davantage, par contraste, la rigueur conférée par Tolkien à l’histoire de son univers sur des millénaires – c’est paradoxalement lui, de très loin, le plus « historien », même s’il est vrai que les auteurs de high fantasy l’ont moins suivi sur ce point, choisissant souvent de n’en retenir que la médiévalité diffuse d’un passé prétechnologique.

L’essentiel est de repérer que les différences creusées en opposition entre ces deux sous-genres, par volonté stratégique de différenciation, s’avèrent éminemment relatives, et leurs frontières aisées à transgresser. Elles vont l’être dès lors que les domaines respectifs de chacun deviennent trop étroits, à mesure de la multiplication des variantes de part et d’autre. Chaque auteur, pour filer la métaphore, doit pouvoir s’approprier un territoire spécifique, c’est-à-dire accéder toujours à une configuration nouvelle du même petit nombre d’éléments qui se sont imposés comme les codes de son sous-genre. A défaut, il peut et doit aller puiser dans un matériau qu’il s’approprie d’ailleurs, dans le domaine voisin, et importe dans son répertoire générique. C’est ainsi que la soudure entre merveilleux tolkienien et imaginaire arthurien a à la fois pour cause et pour conséquence la production d’un nouveau groupe de variantes, dont le syncrétisme met à jour des points de contacts jusqu’alors esquissés.

Entre des fictions déjà proches mais nettement séparées, on repère désormais des connexions possibles, des zones où se superposent leurs encyclopédies respectives – si l’on admet, à la suite de Richard Saint-Gelais, qu’un genre peut se définir comme un ensemble de textes sollicitant chez son lecteur un domaine encyclopédique spécifique : comme un réglage de lecture 12) qui fait qu’on attend de la fantasy tolkienienne des créatures de type elfique par exemple, et qu’on ne s’attend pas en revanche, avant qu’on nous prouve le contraire, à les voir rencontrer Morgane ou Lancelot… De tels croisements se sont pourtant déjà produits, et la réflexion théorique s’éclaire de ces exemples : nous en prendrons deux, d’une part, un cycle essentiellement arthurien, même si les titres de sa première trilogie font la part belle aux elfes, celui du français Jean-Louis Fetjaine, Le Crépuscule, La Nuit et L’Heure des elfes, suivis de deux romans, Le Pas de Merlin et Brocéliande 13), d’autre part une trilogie penchant davantage vers la high fantasy, « La Tapisserie de Fionavar » du canadien anglophone Guy Gavriel Kay 14), dont l’inspiration tolkienienne s’origine dans sa participation, aux côtés de Christopher Tolkien, au travail d’édition du Silmarillion.

La quatrième de couverture du premier volume de Fetjaine affirme que l’ouvrage, franchissant les frontières, « établit un pont entre l’univers des légendes celtiques, la fantasy et le cycle arthurien ». Quand s’ouvre le cycle, la Terre, que des descriptions précises, comme celle d’un tournoi, assimile pourtant au Moyen Âge du XIIe-XIIIe siècles, est encore, quoique pour peu de temps, peuplée par quatre peuples, qui sont aussi les quatre « tribus de Dana », les « Tuatha Dê Danann » de la mythologie irlandaise : nains, elfes, gobelins, et hommes dont la survie est liée à la possession d’un talisman, respectivement l’épée Caledfwch (nom celte d’Excalibur, cette langue et ses successions de consonnes étant fréquemment sollicitées pour archaïser l’univers arthurien), le chaudron de Dagda – identifié par les mythologues comme un possible proto-Graal, la lance de Lug (on se rappelle que la Lance qui a fait saigner le Christ accompagne le récipient ayant recueilli ce sang) et la pierre de Fal. La première étant d’emblée volée aux Nains par des hommes aux pulsions génocidaires et aux patronymes arthuriens, le roi Pellehun, marié à la douce Ygraine, et son sénéchal Gorlois, une lutte sans merci va bientôt opposer les races, en dépit des efforts du jeune guerrier Uther, lui-même déchiré entre ses amours pour deux reines, l’humaine Ygraine et l’elfe Lliane, avec qui il a d’abord une enfant hybride, Morgane, seconde représentante de l’union entre elfe et humain après… Merlin. A la fin de la trilogie, les derniers elfes emportent en Avalon leur Chaudron et la Lance, reprise aux Gobelins grâce à l’intervention d’un jeune humain qui y gagne le nom de Lancelot et finira de mûrir auprès de Lliane, nouvelle Dame du Lac ; l’épée magique, quant à elle, est fichée dans la pierre des hommes, celle qui reconnaît la royauté légitime et qui se trouve enchâssée au centre de la Table ronde du royaume de Logres ; elle va y attendre l’enfant né d’Uther et Ygraine, qu’élève Merlin : le petit Arthur, futur roi d’un monde désormais mono-ethnique.

Dans la trilogie de Kay, dont le titre annonce le principe d’entrelacement sous la métaphore du tissage, les mêmes éléments se voient disposés de façon très différente : notre monde d’abord est également présent comme un anachronisme, à travers cinq étudiants de l’université de Toronto qui se voient magiquement transportés dans un autre monde par un mage très gandalfien et son assistant nain. Fionavar est hanté d’échos de la Terre du Milieu, avec ses « lios alfar », race indéniablement elfique, ses cavaliers « dalreï » bien proches de ceux de Rohan, sa puissance démoniaque renaissant pour une guerre ultime entre les ténèbres et la lumière. Mais ce ne sont pas là les seuls fils de la tapisserie : le panthéon et les mythes de Fionavar, qui interviennent constamment dans l’intrigue, sont directement celtiques, avec entre autres Mörnir dieu de l’orage, Dana la grande mère, Ceinwen la chasseresse, Cernan le dieu-cerf, le Chaudron de Khath Meigol qui permet de ressusciter les morts, la Chasse Sauvage qui parcourt le ciel nocturne, le Cor d’Oweyn… A quoi s’ajoute enfin un trio bien connu, composé d’Arthur, ressuscité contre son gré, invoqué sous les noms du Guerrier et du Tueur d’Enfants, de Guenièvre, qui revit en Jennifer, une des étudiantes canadiennes, et de Lancelot, à son tour ramené des morts par Arthur sur l’île de Caer Sedat ou Caer Sidi, au terme d’un voyage dans le bateau Prydwen, celui-là même décrit, dans son style allusif, par un poème attribué à Taliesin 15). Les textes du barde, mais aussi les Mabinogi, sont très sollicités par Kay, notamment dans le discours du personnage de Flidaïs, demi-dieu nain, facétieux et peu fiable qui s’est un jour appelé Taliesin 16). Selon le même principe de l’éternel retour, les trois héros arthuriens sont condamnés à revivre toujours la malédiction de leur amour partagé jusqu’au déchirement, et à mourir lors d’une bataille finale qui a porté le nom de Camlann. Mais le cycle conte la dernière occurrence du cercle des temps : le destin est cette fois déjoué, la mer envahit la plaine de la dernière bataille et une barque, conduite par Flidaïs, vient les emporter tous les trois.

Avant d’identifier, dans ces ensembles romanesques, les points d’intersection qui naissent de l’expansion symétrique de leurs deux sous-genres, il faut préciser que de tels croisements sont facilités, voire même permis, par le postulat implicite d’une transcendance de leurs univers fictionnels – conçus comme indépendants de leurs occurrences, existant en quelque sorte ailleurs ou avant les textes qui en rendent compte. L’existence historique, peut-être, d’un chef de guerre nommé Arthur fin Ve-début VIe s, ou la reconnaissance de mythologies identifiables derrière la construction tolkienienne, fréquemment convoquées pour justifier ce postulat de transcendance (cela existait effectivement avant), semblent à la limite servir de prétextes à un sentiment, de fait, suscité par la seule récurrence du même univers sur plusieurs supports matériellement et chronologiquement disjoints : par le seul fonctionnement du cycle, qu’il soit multiauctorial comme dans le cas du cycle médiéval arthurien, ou monoauctorial dans le cas de Tolkien.

Dans les deux cas, l’effet produit par le cycle apparaît en effet similaire – celui d’une création sans cesse reprise et continuée, qui n’aura donc qu’à l’être encore, sans cesse étendue, selon des axes horizontaux et verticaux : suivant l’axe chronologique, qui ne saurait jamais être entièrement couvert, en amont ou en aval (c’est, dans le cas de Tolkien, la parution posthume de textes fondateurs, produisant un effet trompeur de prequel), selon un principe de simultanéité davantage dans le cas du cycle arthurien (soit par multiplication des héros que la construction alternée va permettre de suivre successivement, soit par multiplication des variantes du même épisode et donc superposition de réécritures). Ces possibles d’expansion, remontée chronologique et empilement analogique, ainsi illustrés dès le niveau du cycle, se retrouvent directement quand celui-ci se fait modèle d’un sous-genre lui-même en expansion constante, et de la même façon lors de l’étape suivante, qui voit la fusion entre les différents pans de la fantasy.

Les deux cycles choisis comme illustrations suffisent pour mettre en lumière que la réconciliation ne se produit pas là où l’on pouvait a priori l’attendre, sur la frontière commune du Moyen Âge, mais que Fetjaine comme Kay choisissent bien de se placer soit dans un en-deçà chronologique, soit dans un au-delà, celui des autres mondes. Tous deux travaillent sur la superposition analogique d’archétypes, selon un processus identifié dans l’histoire des mythes, et qui produit au passage des effets de synchronie tout à fait frappants ; ils tirent profit pour cela d’un mouvement d’ensemble qui leur est commun, à travers le destin d’Arthur et celui de la Terre du Milieu, et qui correspond à une conception de l’histoire cyclique et poignante : on ne célèbre le rêve fragile toujours repris que pour mieux le regarder une fois encore s’effacer dans la brume, voué à la disparition comme toutes les entreprises humaines et les visions de beauté. Ce choix, très représenté en fantasy sérieuse, de peindre des « royaumes de l’été » 17) sur lesquels la perspective inéluctable de l’automne ne peut que jeter une ombre plus ou moins accentuée, condamne logiquement l’évolution du genre à une progression à rebours : on nous a présenté le dernier moment de lumière – devant, l’horizon est bouché, qui ne saurait qu’aboutir à notre présent, à ce désenchantement même que l’on veut fuir. Ne reste donc qu’à remonter vers l’origine : raconter la conception du monde et du personnel arthurien pour Fetjaine, trouver en Fionavar l’univers central dont les autres mondes ne sont que de pâles reflets pour Kay.

Le fonds celtique commun est l’étape où s’est pour le moment arrêtée cette entreprise de « retour aux sources », comme si, à force de les remonter, on avait bien fini par tomber sur les mêmes. Fetjaine pose une équivalence stricte entre celtes et elfes, en faisant de « Myrdin » le nom elfe de Merlin, en prêtant à la race imaginaire les poèmes et la divination runique attribués en général au peuple pseudo-historique. Kay se contente de faire coexister humains de différents mondes, dieux du passé celtique et races d’origine textuelle, sans pointer de zones de superposition, mais en postulant une cohérence harmonieuse de l’ensemble, tapisserie unique dessinant le monde-pivôt.

Le syncrétisme chronologique est chez lui particulièrement frappant, illustrant et mettant au premier plan de la construction fictionnelle l’écrasement des époques qui se dit dans la définition de la fantasy comme « merveilleux médiéval contemporain » : Jennifer, l’étudiante d’aujourd’hui, est en même temps la Guenièvre qui a déjà vécu tout cela un nombre incalculable de fois. Fetjaine, en travaillant à la rigueur documentaire du cadre médiéval de son intrigue, produit un effet plus discret mais encore plus paradoxal, puisque la remontée archéologique vers les origines elfiques de la féerie bretonne se double alors du mouvement chronologique et générique inverse : vers le roman historique à contexte XIIIe s. Or ce mouvement s’accentue nettement dans les deux derniers volumes, Le Pas de Merlin et Brocéliande, qui se présentent comme des romans historiques tout en ayant toujours pour héros le même Merlin, un demi-elfe… Le jeu sur les époques et les sources, leur ressemblance au-delà des gouffres de différences, ce jeu libéré par le fonctionnement cyclique, où chaque occurrence volumique est bien consacrée à une période chronologique distincte mais travaille à développer des points de rapprochement avec celles qui la précèdent et la suivent, ne semble plus connaître de limites, et effacer toute frontière.

En montrant pourquoi et surtout comment la fantasy approche, ces dernières décennies, une promesse sous-jacente au fonctionnement de toute fiction, le rêve d’une expansion illimitée, analogique et synchronique, ce type de fonctionnement pourrait finalement s’avérer central pour expliquer le succès actuel du genre. La fantasy finira peut-être par y épuiser (provisoirement) ses ressources pourtant généreuses, mais c’est sans doute dans cette boulimie d’absorptions, dans cette course vers l’avant (ou plutôt, en l’occurrence, vers l’arrière !), que tient une part de sa résonance avec nos imaginaires contemporains globalisés – eux aussi tendus vers leur propre exténuation, également tiraillés, comme ces mondes de fantasy toujours plus riches et pourtant toujours plus irrémédiablement condamnés, entre la promesse, médiatiquement relayée, d’une accessibilité totale et immédiate, d’un syncrétisme mondialisé à la vitesse instantanée, et la conscience d’autant plus criante de nos limites, la nostalgie d’autant plus lancinante de tout ce qui néanmoins nous échappe et dont nous devons, encore, tenter d’apprivoiser la perte.

Voir aussi
1) Richard Saint-Gelais, « La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », colloque en ligne « Frontières de la fiction » sur le site Fabula, www.fabula.org/forum/colloque99/224.php. Page consultée le 10/04/06, 2ème §.
2) Voir sur cette question mon ouvrage, Anne Besson, D’Asimov à Tolkien, Cycles et séries dans la littérature de genre, Paris, CNRS Editions, 2004.
3) Sir Gawain and the Green Knight, J.R.R. Tolkien et E.V. Gordon (éd.), Oxford, The Clarendon Press, 1925.
4) Voir notamment : Léo Carruthers, Tolkien et le Moyen Âge (direction d’ouvrage, Paris, Editions du CNRS, 2007) et « Passion, profondeur et perspective : Tolkien et l’inspiration de la poésie médiévale anglaise », in La Feuille de la Compagnie, Cahiers d’études tolkieniennes 3, éd. Michaël Devaux (à paraître chez Ad Solem). Vincent Ferré, « Tolkien et le Moyen Âge, ou l’arbre et la feuille », in Michèle Gally (dir.), La Trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui, Paris, P.U.F., 2000, p. 121-141. Et, dans ce volume, les articles de Vincent Ferré, Valérie Naudet et Emmanuelle Poulain-Gautret.
5) Enquête de Laure Bourdoncle, « Fantasy : le nouveau Graal », encart « Calmann-Lévy se lance en double », Livres-Hebdo, vendredi 13 janvier 2006, n°628, p. 78.
6) Pour une approche plus poussée des fantasy tolkienne et arthurienne, voir respectivement Anne Besson, « La Terre du Milieu et les royaumes voisins : de l’influence de Tolkien sur les cycles de fantasy contemporains », in Vincent Ferré (éd.), Tolkien, trente ans après, Paris, Christian Bourgois, 2004, et « Une histoire infinie, quelques pistes d’explication théorique pour la pérennité d’Arthur », in Anne Besson (éd.), Le roi Arthur au miroir du temps, Dinan, Terre de Brume, 2007.
7) Stephen Lawhead, « Cycle de Pendragon », première trilogie : Taliesin, Merlin, Arthur (1987), trad. Luc Carissimo, Paris, Buchet-Castel, 1997.
8) Voir l’article d’Alexis Léonard, « Le Moyen Âge sacrifié : le retour des celtes », in Images du Moyen Age, sous la direction d'Isabelle Durand-Le Guern, PU de Rennes “Interférences”, 2006.
9) Trioedd Ynys Prydein : the Welsh Triads, Rachel Bromwich (éd.), Cardiff, University of Wales Press, 1978 (édition revue). Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen-Âge, Pierre-Yves Lambert (éd.) Paris, Gallimard, 1993, « L’aube des peuples ».
10) C’est ainsi que tous les auteurs d’arthuriana affirment s’inscrire dans les « marges » de l’histoire ou en exploiter les « zones d’ombres »… préservant à la fois leur liberté d’invention et leur légimité documentaire.
11) Voir sur cette question des rapports entre « mythe » et « histoire », Anne Besson, « Le mythe culturel en fiction : deux relectures de la préhistoire arthurienne par les cycles de fantasy contemporains », paru dans les actes du colloque « Lectures du Moyen Âge », organisé par Isabelle Durand-Le Guern pour l’ADICORE, 30 mars-2 avril 2005, Université de Bretagne Sud (Lorient) : Images du Moyen Age, sous la direction d'Isabelle Durand-Le Guern, PU de Rennes “Interférences”, 2006.
12) Richard Saint-Gelais, L’Empire du Pseudo, Modernité de la science-fiction, Québec, Nota Bene, 1999, p. 199sq.
13) Jean-Louis Fetjaine, Le Crépuscule des Elfes (1998), La Nuit des Elfes (1999), L’Heure des elfes (2000), Le Pas de Merlin (2002), Brocéliande (2004), Paris, Belfond.
14) Guy Gavriel Kay, « La Tapisserie de Fionavar » : The Summer Tree, Toronto, McClelland, 1984, L'Arbre de l'été, trad. Elizabeth Vonaburg, Québec, Ed. Québec Amérique, 1994, Paris, Pygmalion, 1996, rééd. J'ai Lu, 1998. The wandering Fire, Toronto, HarperCollins, 1986, Le Feu vagabond, trad. Elizabeth Vonaburg, Québec, Ed. Québec Amérique, 1994, Paris, Pygmalion, 1996, rééd. J'ai Lu, 1998. The darkest Road, Toronto, HarperCollins, 1986, La Voie obscure, trad. Elizabeth Vonaburg, Québec, Ed. Québec Amérique, 1995, Paris, Pygmalion, 1997, rééd. J'ai Lu, 1999.
15) L’aventure du Prydwen est le sujet de « Preideu Annwvn » (in, par exemple, The Poems of Taliesin, J.E. et I. Williams (éd.), Dublin, The Dublin Institute for Advanced Studies, 1968).
16) La Voie obscure, op. cit., p. 24, dialogue entre Flidaïs et Jennifer : « J'ai combattu, malgré ma petite taille, sous les ordres du Commandeur de Bretagne », « Sagace enfant, enfant gâté. Tu aimais les énigmes, (…) Taliésin », « J'ai été son harpiste, jadis », « Tu as vogué avec lui sur le premier Prydwen », « J'ai écrit le récit de ce voyage. Vous vous en souviendrez sûrement. Avec trois fois plus d'hommes que n'en exigeait l'équipage du Prydwen / Nous avons pris la mer en compagnie d'Arthur / Et sept hommes seulement revinrent (…) »
17) Outre le titre d’un roman de fantasy non (directement) arthurienne de James Hetley, cette expression, récurrente dans le cycle de Lawhead (op. cit.) pour désigner le règne rêvé d’Arthur, est également le titre du deuxième volume, non encore traduit, du cycle arthurien de Gillian Bradshaw : après Hawk of May (1980, Faucon de Mai, trad. Arnaud Boulin, Aix-en-Provence, Nestiveqnen, 2004), Kingdom of Summer, New York, Simon and Schuster, 1981.
 
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