Des Anneaux du Désir au Désir de l’Anneau : Les Avatars de la Relation d’Objet

Cet article est issu des Actes du Colloque du CRELID paru aux éditions Bragelonne en août 2007.
Les droits du présent article sont détenus par l'auteur et par les éditions Bragelonne.
Tolkiendil remercie Thierry Jandrok ainsi que les éditions Bragelonne pour avoir autorisé la publication de cet article en ligne.
Trois Anneaux
Thierry Jandrok
2006
ColloqueColloques : Ces articles sont tirés d'actes de colloques entièrement ou partiellement consacrés à l'œuvre de J.R.R. Tolkien, et explorent une dimension spécifique de sa création.
«Et quand l’enfant, en grandissant, voit qu’il est destiné à rester à jamais un enfant, qu’il ne pourra jamais se passer de protection contre les puissances souveraines et inconnues, alors il prête à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu’il cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant la tâche de le protéger.» Sigmund Freud 1)

Interroger la question de la relation d’objet dans le Seigneur des Anneaux est comme revisiter un château médiéval avec un bandeau sur les yeux. Rien n’a bougé, pourtant l’ordinaire a mis son manteau d’étrangeté. Les couleurs ont disparu. Elles ont été remplacées par des angles et des passages méconnus. Les voix alentours résonnent plus haut, plus fort. Les paroles portent. Au toucher, les murs sont tantôt rugueux, tantôt doux comme les tapisseries qui les recouvrent. Le visiteur connaît bien les tours et les détours de ce lieu de l’inconscient. Pourtant la saveur des choses a changé. Pendant que certains détails manquent d’autres se font plus présents, obsédants même. Les lumières de l’aventure se sont perdues dans les limbes de nombreuses relectures. Reste à présent des questions, des métaphores à explorer, des discours, des chemins à redécouvrir dans l’obscurité de la pensée et les éclats de la découverte.

L’Objet de la Loi et la Loi de l’Objet

Dès le début du roman de J.R.R Tolkien, avant même l’apparition du premier personnage, la question de l’objet est posée.

Three Rings for the Elven-kings under the sky
Seven for the Dwarf-lords in their halls of stone
Nine for Mortal Men doomed to die
One for the Dark Lord on his dark throne
In the Land of Mordor where the Shadows lie.
One Ring to rule them all, One Ring to find them,
One Ring to bring them all and in the darkness bind them
In the Land of Mordor where the Shadows lie.

Les anneaux furent distribués comme des cartes. Mais il y a maldonne. Le Seigneur des ténèbres a promis que chacun pourrait exercer le pouvoir sur son peuple selon son vœu et que la Terre du Milieu coulerait des jours heureux. Il ne tint évidemment pas parole. Ce qui relança un conflit déjà millénaire. Lors d’une célèbre bataille sur les pentes de la montagne Orodruin, Sauron fut vaincu par Isildur qui lui trancha le doigt et prit possession de l’Anneau de pouvoir, « the One Ring ».

Sauron est un sorcier, un nécromant, un chef de guerre, mais aussi un séducteur. Il perdit, au fil des ans et de ses défaites la capacité de s’incarner dans un corps à l’apparence acceptable. A la fin de son règne, il se présentait encore comme un homme noir difforme ou comme un œil sans paupière. Sauron est le maître de l’Anneau. En quelque sorte, il est à la fois l’objet et l’esprit qui l’anime. En ce sens, nous pouvons considérer l’Anneau de Pouvoir comme une figure de discours, une métonymie de son créateur.

L’Anneau, en tant que signifiant à la fois désincarné et réifié de Sauron, représente bien la partie pour un tout. L’Anneau est création de la présence comme présence de la création. Il est l’élément qui, de dix-neuf anneaux distribués aux différentes incarnations de l’humanité (humains, elfes et nains), leur donne leur parité. Cependant, une fois liés dans l’obscurité, ces objets de pouvoir subirent une transmutation. Déplacés en place seconde, ils devinrent des avatars soumis à la volonté d’un Premier nouvellement introduit. Une inversion dans l’ordre des générations s’opéra. Le cadet devint le père des pères.

L’Anneau se présente donc également comme une métaphore sauvage ; celle du père de la horde évoqué par Freud dans Totem et Tabou. L’Anneau de Sauron structure et englobe les autres anneaux précédemment créés. Il est une articulation Symbolique, le porteur d’une nouvelle loi pour les anneaux et leurs détenteurs, d’un discours injonctif qui fait lien dans le Réel et l’Imaginaire.

« One Ring to rule them all, One Ring to find them,
One Ring to bring them all and in the darkness bind them »

Cette loi est écrite dans des signifiants inscrits au plus près de la chose qu’ils définissent. Le nouvel énoncé nie les promesses du passé. A la place, il installe un régime totalitaire. Avant la création de l’Anneau de Sauron, les trois races conservaient un certain libre arbitre. Avec lui, la liberté devint soumission. Les elfes usèrent de magie pour échapper à l’appel de l’Anneau. Les nains restèrent insensibles à sa séduction. Les hommes, en revanche, entendirent dans la loi de l’Anneau la promesse d’une puissance qui serait Toute. Dans leur soif de pouvoir, ils refoulèrent que dans le pays de Mordor les ombres mentent 2). C’est ainsi que Sauron se changea en père primitif.

Dans la théorie freudienne, le père de la horde est l’incarnation du père incestueux et meurtrier des premiers âges supposés de l’humanité. Il s’agit d’une figure mythologique. Elle témoigne des errances et de la violence supposées se déchaîner entre les humains avant que ces derniers ne mettent en place les dispositifs symboliques nécessaires à la pacification des pulsions et à l’organisation des désirs dans une société en voie de sédentarisation. Sans l’anneau de Sauron, les dix-neuf autres n’étaient rien d’autre que de simples artefacts. Avec lui, ils devenaient les différentes articulations du Pouvoir.

On retrouve ce type d’articulation topologique dans l’emblème des Borromés que Jacques Lacan reprit lorsqu’il mit en place les trois registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire afin de rendre compte de la structuration de la psyché 3). Pour Lacan, Le Réel et L’Imaginaire sont deux anneaux que rien ne lie à première vue. Ils flottent tous deux dans l’espace de l’inconscient. C’est seulement une fois que le troisième anneau se met en place – Le Symbolique – que les deux autres trouvent enfin à se lier. Par l’entremise du Symbolique, le corps se met en mots et se signifie dans le discours au-delà de simples signes somatiques. Par ailleurs, les images du monde, échappent au chaos de leur origine en se découvrant un sens dans l’ordre du discours. L’Anneau de Pouvoir est un objet symbolique et symbolisé. Il est une métaphore éloquente ! En tant que telle, il s’affirme comme un signifiant premier, un signifiant maître, un élément psychique improbable tout droit sorti d’un au-delà du miroir 4). Cette articulation symbolique dans le roman de Tolkien est d’autant plus intéressante que la propriété principale de l’Anneau est de rendre son porteur invisible au regard des autres, c’est-à-dire a-spéculaire.

Le porteur de l’Anneau - the Ring-Bearer 5) - devient ainsi une présence dans l’absence, un élément Symbolique identifié à la nature même de l’objet qu’il porte. Le sujet qui met l’Anneau perd sa spécularité, mais gagne en retour la possibilité de vivre de l’Autre côté, dans le royaume des spectres, en un lieu de tous les possibles, mais aussi là où l’Œil de Sauron peut sentir son élusive présence. Le regard que pose Sauron sur l’Autre côté du monde est le même que celui que pose le Dieu d’Adam dans le jardin d’Eden. Sa question n’est-elle pas celle que posa Dieu à Adam après qu’il eut désobéi en mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : « Où te caches-tu ? »6).

L’Œil de Sauron cherche. Il scrute la surface du monde en quête du coupable, de celui qui, à son insu, porte sur lui et en lui un objet qui ne peut jamais véritablement lui appartenir. Sauron se désire comme le Dieu terrible de Mordor. Sur ses terres, au moins, il s’autorise à jouir sans limite. Dans ce registre, il jouit de surveiller son peuple, y compris de la place de ce qui les regarde à leur insu ; leur image spéculaire. Le pouvoir de Sauron est lié au fait que même détaché de la chair, il conserve sa puissance et son désir. Sa jouissance est totale. A sa suite, tous les porteurs de l’Anneau sont destinés à faire cette expérience de la jouissance liée au pouvoir, mais également à l’horreur que ce dernier génère du côté de la culpabilité. Il n’est d’autre Pouvoir que celui de Sauron ! Celui ou celle qui y touche est à jamais marqué par son joug. Toucher à l’Anneau, c’est faire connaissance avec la Loi du Maître et à l’aliénation qu’elle induit.

Pourtant, il y a quelque chose d’ambigu chez Sauron. Tout d’abord son apparence est monstrueuse. On dirait que toute sa force vitale s’est concentrée en un seul organe, un œil sans paupière dont le champ de vision couvre la dimension du Réel et de l’Imaginaire. Dans le Réel son champ de vision est limité par les reliefs. Dans l’Imaginaire, en revanche, sa vision comble de sa lumière l’univers entier, sans scansion. Là-bas, l’Œil et son environnement ne font plus qu’un, le regard et son objet s’embrassent dans une étreinte pulsante de désirs. Sauron est une créature hypertrophiée. Privé d’un corps qui l’humaniserait encore, le nécromant se sublime en une sorte de concentré d’esprit réifié dans un organe devenu la métaphore de sa pulsion épistémophilique réduite au désir de savoir où se tapit l’Objet alpha et oméga de sa satisfaction.

Sauron est habité et animé par la pulsion de mort. Dans sa quête, il est prêt à unifier l’univers entier à sa cause, quitte à réduire toutes les différences et les individualités non seulement sur les terres de Mordor, mais également sur le reste de la Terre du Milieu. Dans ce registre, il est bien obligé d’apparaître comme un grand séparateur et une menace. Cependant, il n’est pas toujours aisé de faire la part des choses entre ce qui, chez lui, diabolise et symbolise. S’il est diabolon pour les uns, il est sûmbolon, pour les autres. Selon le regard que l’on porte sur lui, on le verra sauveur ou destructeur. Pour Saroumane, les Orcs et les trolls, Sauron brandit le flambeau de l’espoir et de la reconquête. Sauron est un Lucifer, un porteur de lumières, un Grand Timonier, un médecin de la nation ou un Führer…

L’Œil de Sauron est le symbole de sa puissance inquisitrice. Il est cet objet dont le regard interroge chacun en tant que sujet du Symbolique 7). Son regard exige que chacun prenne place dans son Ordre des choses. « Être incessamment sous les yeux d’un inspecteur, c’est perdre en effet la puissance de faire le mal, et presque la pensée de la vouloir. »8) En ce sens, l’Œil de Sauron est aussi une métaphore du panoptisme. Il est le rappel que dans toutes les sociétés organisées, il est préférable que l’instance du Pouvoir voit sans être vue.

David Brin dans un essai à propos de Tolkien 9) a émis l’hypothèse que Sauron pouvait être l’allégorie d’un chef d’état moderne ralliant à sa bannière toutes les races des nations laissées pour compte par le règne monarchique d’elfes aristocratiques et racistes. L’histoire, rappelle-t-il, est toujours écrite par les vainqueurs. La politique de Mordor possède des caractéristiques très modernes. En effet, on y retrouve une conception mythologique totalitaire de la soumission des masses laborieuses à un seul idéal : la survie du plus adapté.

Les Porteurs de l’Anneau : de l’Addiction à la Folie

On raconte que Smeagol, un jeune Hobbit, tua son cousin pour s’approprier un anneau que ce dernier avait découvert dans le lit d’une rivière. Il s’avéra rapidement que l’anneau en question n’était pas autre chose que l’Anneau de Pouvoir de Sauron, The One Ring. Débuta alors pour Smeagol une aventure de 589 ans.

La relation de Smeagol avec l’Anneau est celle d’un toxicomane. Dès le début, l’objet aliène le jeune Hobbit. Il génère en lui des pulsions ambivalentes, à la fois hétéro- et auto-agressives. Smeagol le désire tellement qu’il se disposera très vite à abandonner tout sens moral. La malédiction de l’Anneau n’est-elle pas de poser sa loi comme la seule et unique Loi ? Le premier acte de Smeagol sera donc de tuer Deagol pour la possession de l’Anneau.

Avant ce drame le jeune Hobbit vivait sa petite vie de villageois. Après sa rencontre avec ce qui immédiatement combla le manque au cœur de son désir, quelque chose se brisa entre lui et ses congénères. Smeagol se fit rapidement insupportable et fut finalement exilé de sa communauté. Socialement réprouvé, il n’était pourtant pas seul. Son Précieux l’accompagnait. Très vite Smeagol, torturé par la pensée de l’Anneau et la Loi qu’il portait, trouva refuge au plus profond des montagnes où il demeura 478 ans. La proximité de l’Anneau lui apportant un surcroît de vitalité, le Hobbit s’adapta peu à peu à son environnement de pierre où la chaleur et l’humidité étaient constantes. Au sein de ce placenta minéral, son corps se remodela afin de mieux supporter son nouveau destin. Chaque seconde qui passait entre les gouttes des stalagmites des cavernes marquait la progression insidieuse du pouvoir spirituel de l’Anneau au cœur de sa personnalité. La projection de l’esprit de Sauron n’avait pas d’autre objectif que de retrouver sa partie perdue, le corps de l’Autre. Smeagol, aliéné par cet objet, ne pouvait se résoudre à l’abandonner. Il aurait pu se le représenter comme un objet de pouvoir, un Phallus 10). Mais non, entre les mains de l’infantile Smeagol, l’objet maléfique s’était retiré de la lumière du monde pour n’être entendu que par son détenteur. Se faisant, il s’était perdu pour son propriétaire légitime.

Dans sa quête d’un hôte susceptible de le ramener à qui de droit, l’Anneau avait certes trouvé une âme malléable. Cependant, dans son aveuglement d’objet, il ne pouvait se représenter la possibilité que sa proximité puisse être aussi addictive pour les mortels. Smeagol était un esprit immature. Il était, de fait, sensible à la question de l’aliénation à une figure totale de la jouissance. Pour lui, l’Anneau était la représentation ultime d’une toute-mère répondant aux élans inconscients de son désir.

Dans sa genèse, l’Anneau unique fut conçu comme un Tout, un objet manquant toujours déjà perdu et pourtant immédiatement retrouvé. Il est ce que l’on appelle en psychanalyse un objet petit (a), un objet cause du désir. L’objet (a) est cette chose première des débuts de la subjectivité autour de laquelle le sujet va structurer son désir. Il s’agit essentiellement d’un objet symbolique en quête de réification dont le destin est de se refléter chez chacun en autant d’objets partiels. Pour Smeagol, l’Anneau était l’Objet, qu’il fallait absolument soustraire à tous, y compris à son créateur, devenu pour la circonstance l’Autre ennemi.

Réfugié au cœur des ténèbres, Smeagol traversa le miroir de son aliénation. Sa psyché, obsédée, obnubilée qu’elle était par la possession de l’objet, changea. Au fil des années son désir de possession devint possession du Désir, identification au discours de l’Autre. Smeagol s’évanouit sous la domination séductrice de l’objet. Pour lui, l’Autre côté devint le côté de l’Autre, de son inconscient, mais aussi celui de la parole du Maître. Et son esprit, empoisonné par son Précieux traversa la surface miroitante des rivières souterraines. Il devint ainsi un équivalent incarné des spectres de l’Anneau. Contrairement aux neuf anneaux donnés aux hommes, l’Anneau du Maître ne transformait pas son détenteur en spectre docile, mais aliénait son esprit jusqu’à la folie en favorisant les ruptures dans le champ du Symbolique.

Si Sauron est une figure ambiguë, son anneau, en revanche, ne l’est pas. Sa nature est de séparer les êtres de l’intérieur, de leur intérieur. Afin de rejoindre son maître, l’Anneau, devenu parasite psychique, use de tous les moyens afin de se rapprocher du Tout auquel il appartient. Il est la pensée vagabonde et prisonnière d’un objet détachable du corps de son créateur. En fait, tout se passe comme si Sauron avait le désir de concevoir pour lui-même son propre objet (a). Par ce biais il laissait entendre à tous les autres habitants de la terre du Milieu que son pouvoir était si grand qu’il était capable de concevoir pour lui-même un objet qui le réconcilierait avec son manque ontologique. Cependant, Sauron finit par perdre le symbole de son alliance avec l’objet de son désir. Il ne fut pas tant vaincu par Isildur sur le flanc de la Montagne que par son propre désir et son impossibilité à se réaliser comme une entité pleine et entière.

L’Anneau avait le pouvoir de colmater les failles du discours générées par les diverses expressions de la transgression à l’aide d’un cataplasme imaginaire. Car l’Anneau parle. Il murmure, susurre, rassure, suggère, guide, tire, pousse, accompagne et enfin suture toutes les blessures. Il est l’objet parfait, l’indéfectible frère, la mère rêvée, le père compréhensif et aimable. Cependant, comme tous les symboles il est dialectique. C’est ainsi qu’il peut être également autoritaire, sauvage, violent et finalement obscène et féroce 11). En ce sens l’esprit de l’Anneau pourrait être comparé à une instance Surmoïque. Cette comparaison est d’autant plus intéressante que cette représentation possède les deux principales qualités du Surmoi : ses aspects castrateurs et organisateurs du désir ainsi que ses aspects liés à la promesse que Freud nommait Idéal du Moi. Sans cette balance de l’interdit et de la promesse le sujet ne peut construire son Moi. En ce qui concerne Smeagol, à défaut d’avoir eu un Moi suffisamment bien charpenté lors de la découverte de l’Anneau, c’est l’Objet qui se chargea de s’installer dans les creux et les fissures de sa personnalité.

D’abord objet de séduction, Smeagol ne réalisa pas la direction terrible que prenait son désir. Mais une fois qu’il aurait pu s’en rendre compte, il était trop tard. Smeagol devint Gollum, l’Autre du miroir et anagramme inversé de ce qu’il était. Gollum est celui qui montre l’extrême de l’aliénation psychotique d’un sujet devenu l’ombre de lui-même afin d’échapper à sa destruction psychique. Dans sa forme finale, Gollum ne sait plus vraiment qui il est. Il subsiste en lui quelques lambeaux de l’enfant qu’il fut avant sa rencontre avec l’esprit de l’Anneau. Mais l’ensemble de sa personnalité est une reconstruction orientée vers un but unique ; faire un avec l’objet de son désir dans la jouissance d’être dans l’absence d’être. Gollum est l’objet d’un mal habitus. C’est un sujet aliéné. Ce n’est pas tant à son désir qu’il s’est aliéné qu’au désir de l’Autre, Sauron. Le désir de Gollum est le désir du désir de l’Autre.

Posséder l’Anneau, c’est en être possédé. A ce titre l’Anneau de pouvoir fonctionne comme un esprit parasite sur la psyché de son possesseur. Il est une autre pensée. Il est surtout la pensée d’un Autre qui n’a de cesse de désirer s’incarner à l’insu de ceux qu’il rencontre. C’est parce que l’Anneau est une pensée Autre qu’elle se moule si facilement dans l’esprit de chacun.

D’abord, tel un prédateur, l’Anneau cherche le Manque et le désir qui s’y attacherait. Puis, il entre en contact avec l’inconscient du petit autre qui, parce qu’ignorant de la nature de son désir, est sensible à toutes les promesses de satisfaction. Une fois la possibilité de la promesse établie, l’Anneau prend les rênes des articulations désirantes de son propriétaire et l’aliène. Il le rend d’abord étranger aux yeux des autres, puis à ses propres yeux. Il le rend spectral. L’Anneau est un objet continu de la tentation. Il ne permet aucune distanciation. Par conséquent, il finit toujours par littéralement déchirer l’esprit du sujet.

Bilbo était un philosophe, un Hobbit atypique. L’Anneau le dévora, certes, mais ne l’empêcha pas de vivre et de créer. Bilbo savait garder ses distances avec les objets de son désir. Frodo, quant à lui, était trop jeune pour se distancier sans dommages d’un tel objet. Son aventure fut une lutte sans merci. La guerre de l’Anneau fut pour lui une guerre du désir entre amour d’autrui et haine de l’Autre en soi. A ce titre, son cheminement dans les allées du Désir et de la relation d’objet est un cheminement humain, un long travail de deuils et de renaissances qui ne peut se terminer que dans les Pays Eternels où la mort est un souvenir.

Pour Sam Gamgee, son fidèle compagnon, l’Anneau était un objet diabolique. Sam était très ambivalent à l’égard du Pouvoir. Cependant, au sein de son économie psychique, sa méfiance était plus importante que sa fascination. Comme les nains, il resta relativement insensible au pouvoir de séduction de l’Anneau. Il faut dire que ce dernier pouvait constituer un objet phobique de taille. Galadriel, Gandalf et Aragorn ne s’y trompèrent pas. Ils refusèrent de le toucher. Ils ne le craignaient pas. Ils faisaient simplement confiance à la sagesse du passé et à la parole des Pères interdisant à tous de porter la main sur cet objet de contagion psychique. Chez eux la Loi était vivante. S’ils étaient interdits devant l’Anneau, c’est parce que la Loi le leur avait préalablement signifié.

Les interdits de la Loi ne sont pas faits pour aliéner le sujet. Ils existent pour le libérer des rets de son désir et d’une impossible rencontre avec la jouissance. Croire à la réalisation de la jouissance est une expression de la pulsion de mort. Les névrosés s’en méfient. Ils y entrevoient une catastrophe. Ils mettent alors l’Anneau en place d’objet phobique. Derrière la possibilité de l’annihilation de l’angoisse, se masque un désir de jouissance. On n’a jamais plus peur que des choses qui pourraient vraiment nous faire plaisir ! Sur l’horizon de la réalisation du fantasme, se cache toujours l’angoisse ; celle d’être enfin identifiable comme objet du Désir. L’angoisse est le signe d’un dépassement des limites, d’un au-delà de l’interdit. Les pervers passent une grande partie de leur existence à tenter de donner une réalité à leurs représentations de la jouissance. Ils n’ont de cesse de jouer et de rejouer la traversée du fantasme. Cependant, les pervers restent aveugles au fait qu’ils passent toujours par la même fenêtre. Cela est dû au fait que toutes les autres leur sont devenues inaccessibles. La pluralité ouverte par l’interdit se réduit par le biais de la perversion à une peau de chagrin. Chez les pervers, comme dans le cas de Sauron, jouir est une passion mortifère conduisant à l’anéantissement.

Le Détachement Royal

Dans le roman de Tolkien, se meut un personnage solitaire dont le rapport à l’objet s’inscrit dans la distance. Réprouvé, exilé, il est un homme des frontières. Rares sont ceux qui savent véritablement qui il est. Il se masque derrière sa fonction de Ranger. Aragorn est l’homme du deuil et du dénuement. Il s’est laissé traverser par le Symbolique et est entré dans la souffrance du devenir. Il a certes assumé son incomplétude, mais également la possibilité de se renouveler à chaque instant. Aragorn est un sujet détaché des artefacts du pouvoir. Blessé dès sa naissance par son héritage, son histoire se confond avec celle de tous les grands hommes. Aragorn ne désirait vraiment qu’une seule chose, l’amour de la belle Arwen. Là encore, il se confrontait à une expression de l’impossible car les elfes n’apprécient guère les mariages mixtes. Pour lui, l’essentiel était peut-être plus le désir que sa satisfaction. C’est là un point de vue éthique fondamental. Aragorn n’est pas dans la transgression. Pourtant il ne craint pas de confronter son désir aux limites du possible. Il désire que le droit s’exerce dans la mesure des devoirs que ce dernier exige chez chacun. Il a connaissance des limites de la Loi et s’y soumet. Sa royauté, il la trouve dans son obéissance essentielle aux lois des hommes. Alors qu’il se rend sur le Chemin des Morts (the Path of the Dead), plutôt que d’exercer un pouvoir coercitif sur les damnés, il leur donne sa parole et les libère de la malédiction qui tenait leurs âmes prisonnières. Sa richesse est dans son attachement à la parole donnée. Même devant les morts, Aragorn est sans peur. Pourquoi craindre les damnés alors qu’il leur offre de les libérer ? Aragorn est habité par son devoir et l’éthique de sa responsabilité. Il reste grand, même dans l’adversité, car sa parole libère.

Au fil de l’histoire et après des années de travail et de sacrifices, les elfes lui rendront le symbole de sa royauté disparue, Andùril. Comme son nom l’indique Andùril n’est pas le Narsil, l’épée d’Isildur, mais une refonte, un tout autre objet. Refondue et réunifiée, l’épée de la tradition est renouvelée, réactualisée afin d’être portée par le descendant d’Isildur. Suivre la tradition ne consiste pas à la répéter, mais à la renouveler. Pour Aragorn Andùril n’avait pas la fonction d’un fétiche. Elle ne le protègerait jamais de rien. Au contraire, il s’agissait bien plutôt d’un Phallus. Elle était une bannière, le rappel d’un passé glorieux et l’insigne de la responsabilité des rois à sauvegarder leur royaume contre les attaques ennemies. A ce titre Andùril n’est pas un objet aliénant, mais une responsabilité. La porter, c’était être redevable non pas à une place ou à un pouvoir spirituel, mais à autrui. Aragorn était prêt à répondre de sa place d’homme investi. Il fit face à son destin jusqu’aux portes de Mordor et après.

Aragorn représente une sorte d’aboutissement humain. Il n’y a pas d’hybris chez lui. Au contraire, il y aurait plutôt quelque chose de mélancolique dans sa façon de gérer la perte de l’objet. Pour lui, tout se passe comme si l’Objet du désir était toujours déjà perdu et que rien ni personne ne pourrait jamais le ramener. Ce qui est perdu s’est exilé aux portes de l’éternité. Il est illusoire de chercher à le recouvrer. Qu’importe l’héritage de ses ancêtres ! « Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le pour le posséder. Ce qui ne sert point est un pesant fardeau, mais ce que l’esprit peut créer en un instant, voilà ce qui est utile. » 12).

Conclusion

Une fois que la guerre de l’Anneau fut terminée, Samwise Gamgee dut à son tour partir rejoindre les autres porteurs de l’Anneau. Comme si, en fin de compte, il n’était d’autre destin possible pour ceux qui avaient été touchés par le pouvoir de l’Anneau que de s’exiler, de se déraciner afin que le mal ne se reproduise plus et qu’il ne reste plus rien ni personne pour poursuivre l’histoire de ce temps oublié.

« Nous sommes habités de nos métamorphoses. »
Edmond Jabès, le Livre des Questions 2
1) l’Avenir d’une illusion, (1948), p.33, PUF, Paris, 1971, 102 p.
2) “In the land of Mordor where the Shadows lie”, dit le dernier vers de la légende. Comme souvent dans les poèmes, il y a une équivoque que la traduction ne peut restituer dans son intégralité. S’il est exact que Mordor est le lieu où s’étendent les Ombres, il est aussi le lieu homophonique où elles mentent car elles sont justement plus que des ombres ! Tolkien nous le laisse implicitement entendre par son usage de la majuscule. Une ombre sans majuscule n’est qu’une forme. Avec une majuscule, elle prend alors le sens d’une forme habitée par un esprit. Cf. Tolkien J.R.R., The Lord of the Rings, 50th Anniversary Edition, Houghton Mifflin, New York, U.S.A., 1994, 1157 p.
3) « Il me semble que j’ai justifié en quoi le nœud borroméen peut, peut s’écrire, puisque, puisque c’est une écriture. Une écriture qui, qui supporte, qui supporte un Réel. » Jacques Lacan, séance du 17 décembre 1974, R.S.I., Le Séminaire, Livre XXII, 1974-1975, inédit.
4) « N’oubliez jamais, le signifiant n’est pas là pour représenter la signification, bien plutôt est-il là pour compléter les béances d’une signification qui ne signifie rien. C’est parce que la signification est littéralement perdue, c’est parce que le fil est perdu, comme dans le conte du Petit Poucet, que les cailloux du signifiant surgissent pour combler ce trou et ce vide.» Jacques Lacan, Le Séminaire Livre IV, 1956-1957, La relation d’objet, p. 330, Seuil, Paris, 1994, 446 p.
5) Il existe une équivoque en anglais autour du thème de Ring-Bearer, de porteur de l’anneau. En effet, celui qui porte l’Anneau est également celui qui le supporte, le soutient et le subit.
6) Ancien Testament, Genèse III, 9 in La Bible, Ancien Testament : Tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1997, 1730 p.
7) « Mais l’exploration psychanalytique de l’individu humain nous enseigne avec une toute particulière insistance que pour tout homme le dieu est à l’image du père, que son rapport personnel à Dieu dépend de son rapport au père charnel, vacillant et se transformant avec lui, et que Dieu n’est au fond rien d’autre qu’un père exalté. » S. Freud, Totem et tabou, p. 366, in Œuvres complètes, Psychanalyse, XI, 1911-1913, pp 189-385, PUF, Paris, 1998, 422 p.
8) Jeremy Bentham : Panoptique (1791), pp. 13-14, Mille et une Nuits, Paris, 2002, 71 p.
9) Brin David : We Hobbits are a Merry Folk…an incautious and heretical 1st draft about J.R.R. Tolkien, pp. 205-211, in Tomorrow happens, The NESFA Press, Framingham, MA, USA, 2003, 223 p.
10) « En d’autres termes, dans toute la période préœdipienne où les perversions prennent origine, il s’agit d’un jeu qui se poursuit, un jeu de furet ou encore de bonneteau, voire notre jeu de pair ou impair, où le phallus est fondamental en tant que signifiant, fondamental dans cet imaginaire de la mère qu’il s’agit de rejoindre, puisque le moi de l’enfant repose sur la toute-puissance de la mère. Il s’agit de voir où il est et où il n’est pas. Il n’est jamais vraiment là où il est, il n’est jamais tout à fait absent là où il n’est pas. Toute la classification des perversions doit se fonder là-dessus. Quelle que soit la valeur des apports sur l’identification à la mère et l’identification à l’objet, etc., l’essentiel, c’est le rapport au phallus. » Jacques Lacan, op. cit. p. 193.
11) « Il est donc pas du tout tranché si l’homme n’a parlé que titillé par ce Dieu féroce, féroce – et comme je l’ai entendu pour qualifier ce qu’on appelle le surmoi c’est-à-dire la conscience morale tout bonnement –, féroce et obscène, car tout ceci ne devait aboutir qu’à des obscénités, à ce qu’on s’aperçoive de la dimension de l’obscène. » Jacques Lacan, « De James Joyce comme symptôme », conférence du 24 janvier 1976, inédit publié par la revue Le croquant n°28, novembre 2000.
12) Goethe, Faust, La nuit, p. 54, Garnier Flammarion, Paris, 1982, 184 p.
 
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