Voix de cors. De la Chanson de Roland au Seigneur des anneaux

Cet article est issu des Actes du Colloque du CRELID paru aux éditions Bragelonne en août 2007.
Les droits du présent article sont détenus par l'auteur et par les éditions Bragelonne.
Tolkiendil remercie Valérie Naudet ainsi que les éditions Bragelonne pour avoir autorisé la publication de cet article en ligne.
Trois Anneaux
Valéry Naudet
2006
ColloqueColloques : Ces articles sont tirés d'actes de colloques entièrement ou partiellement consacrés à l'œuvre de J.R.R. Tolkien, et explorent une dimension spécifique de sa création.
Voix de l’Orgueil : un cri puissant comme d’un cor.
Des étoiles de sang sur des cuirasses d’or,
On trébuche à travers des chaleurs d’incendie…
Mais en somme la voix s’en va, comme d’un cor.
- Verlaine, Sagesse, XIX -

On le sait bien, le son du cor est triste le soir au fond des bois. C’est que, chantant les pleurs de la biche aux abois ou l’adieu du chasseur, l’instrument se charge aussi et toujours, pour le poète, d’une voix autre surgissant de l’au-delà des monts autant que de l’au-delà du temps, celle d’un grand guerrier mort sur les hauteurs, le neveu de Charlemagne, Roland, qui n’appela pour être secouru que trop tard pour l’être véritablement. Est-ce ce même pouvoir d’anamnèse qui s’exerça sur Tolkien, lecteur des poèmes anciens, lorsqu’il eut à écrire, lui aussi, pour Le Seigneur des anneaux, la mort d’un héros de démesure, Boromir ? Des neuf Marcheurs de l’Anneau, deux tomberont, Gandalf dans la Moria, entraîné dans les profondeurs enténébrées de la terre par le Balrog, et Boromir, percé de flèches orques dans les collines de l’Amon Hen. Mais le sort des deux personnages n’est pas comparable : le magicien ne disparaît que pour renaître plus fort, tandis que le guerrier est définitivement fauché. Par ailleurs, quand la scène consacrée à Gandalf est imprévisible, d’une rapidité et d’une brutalité visant à laisser coi, comme médusé1), celle de Boromir, qui s’étend sur plusieurs pages, est préparée par un jeu d’écho avec des textes anciens et laisse complaisamment apparaître des emprunts.

Il n’est pas dans le projet de cette étude de mettre au jour les complexes et multiples strates culturelles et littéraires qui ont sédimenté jusqu’à donner Le Seigneur des anneaux en 1954-1955, mais de voir, sur un point bien précis, celui de la mort du héros de démesure, comment les textes dialoguent à travers le temps grâce à la voix de cet instrument particulier qu’est le cor2). À l’olifant de Roland, neveu de Charlemagne, dans la chanson de geste qui porte son nom, répond la corne de Boromir, fils de Denethor, dans Le Seigneur des anneaux. Le parallèle ainsi établi entre les deux personnages oblige à reconsidérer Boromir, lui qui n’était qu’un parmi neuf, mais que sa mort rapproche de Roland, le héros épique par excellence.

Succombant sous le nombre de ses adversaires, trop lâches pour s’approcher de lui, se contentant de le cribler à distance de flèches mortelles, Boromir tombe, seul, défendant les faibles Hobbits poursuivis par les Orques à la Main Blanche. Se sachant condamné, le guerrier sonne de son cor à plusieurs reprises pour appeler les autres compagnons de la quête à la rescousse. Aragorn, suivi de peu par Legolas et Gimli, arrive trop tard : Boromir se meurt et les Hobbits ont disparu, enlevés par les sbires de Saruman. Cette mort a été immédiatement précédée d’une scène qui a montré le personnage contaminé par l’Anneau au point d’attaquer son Porteur, Frodon, pour le lui dérober. Dès que s’élève le premier appel du cor, le palimpseste devient obvie : Boromir est le lointain descendant de Roland et tous deux épuisent pareillement leur dernier souffle. Le rapprochement laisse aussi apparaître d’autres points communs, qui ont, pour beaucoup, partie liée avec l’olifant.

Boromir mort. (© John Howe)

Au même titre que l’épée, le bouclier ou le destrier, celui-ci fait partie de l’équipement militaire des personnages : objet cynégétique détourné par l’univers guerrier, il sert à communiquer sur le champ de bataille, donner le signal de la charge, rallier les troupes, encourager les hommes. Pourtant, tous les chevaliers n’en sont pas pourvus et c’est probablement à leur statut de chef que Roland et Boromir doivent d’en posséder un. Dans le cas particulier de nos deux personnages, il devient plus qu’un emblème de commandement. Il est le signe d’une appartenance de son possesseur à un autre/outre monde. De fait, la voix du cor est toute particulière : monodique et puissante elle se situe entre le son et le bruit, incapable de moduler une mélodie. Elle est une sorte de voix naturelle, non apprêtée, brute et brutale. Cette rudesse est ressentie par l’Elfe Elrond comme une intrusion violente et inacceptable dans Fondcombe, demeure de paix et de guérison, lorsque, presque par jeu, Boromir fait retentir son olifant :

Le portant à ses lèvres, il le fit retentir ; l’écho bondit de roche en roche, et tous ceux qui entendirent cette voix dans Fondcombe se dressèrent vivement sur leurs pieds.
– Vous devrez réfléchir avant de sonner de nouveau de ce cor, Boromir, dit Elrond, jusqu’au moment où vous serez de nouveau aux frontières de votre terre et à ce qu’une nécessité implacable vous presse. (p.309)

Le son du cor introduit une désagréable et inquiétante dissonance, que ce soit dans le royaume elfique que son chef a toujours jalousement préservé des vicissitudes des autres peuples, ou dans la troupe de Charlemagne passant tranquillement les monts pyrénéens en direction de la France. Elle est le rappel de la sauvagerie du monde3). Sa radicale différence traduit également une origine particulière : le cor est fabriqué à partir d’une défense animale. Faramir apprend à Frodon que l’instrument de son frère fut sculpté dans « une corne de bœuf sauvage de l’Est » (p.714). Quant au cor de Roland, la Chanson n’en dit rien à première vue. Pourtant si l’on se souvient qu’en ancien français olifant est une variante pour éléphant, l’on comprendra alors que le cor du héros est fait dans l’ivoire de la défense de l’un de ces animaux. Ainsi, lorsque Roland et Boromir choisissent de donner de la voix, c’est le cri d’un animal qui s’élève, sauvage, dangereux et imprévisible. De plus, le choix de la provenance des espèces renforce le caractère d’étrangeté de ces bêtes et contribue à en renforcer la connotation de férocité : l’éléphant, animal exotique, vient du monde païen, de cet orient qui englobe dans la chanson de geste médiévale tout ce qui n’est pas la chrétienté, et le bœuf sauvage vient de l’Est, autre orient négatif, car terre du Mordor. L’éléphant et l’auroch sont ontologiquement autres, autres dans leur espèce, animale et non humaine ; autres géographiquement, venant d’une terre étrangère ; autres enfin métaphysiquement, car cet ailleurs dont ils sont originaires est le pays, inquiétant et létal, de l’Ennemi. La présence d’une de leur corne à la ceinture de Roland et de Boromir dit la puissance de ces guerriers, vainqueurs indiscutables de ce redoutable ennemi dont ils arborent fièrement un attribut. Mais elle dit également qu’une part d’eux-mêmes, celle de l’ombre, n’est pas si différente de ces animaux sauvages : l’animal est en eux, féroce et violent, indispensable et terrifiant allié lors de la bataille. C’est à ce prix seulement, celui qui veut que l’on abolisse les frontières ténues qui séparent l’homme de la bête pour que jaillisse le furor, que l’on devient un grand guerrier. C’est pourquoi « Quant Rollant veit que bataille serat,/plus se fait fiers que leon ne leupart (v. 1110-1111) ». Sonner du cor, c’est donc aussi faire entendre cette voix autre, animale et sauvage, c’est parler un langage qui n’est pas complètement celui des hommes. D’ailleurs le parcours des deux personnages révèle qu’ils entretiennent avec la langue des hommes un rapport souvent conflictuel. Ainsi, dans les conseils, leurs voix ne sont-elles que rarement entendues et prises en compte : à Blancandrin qui vient déposer aux pieds de Charles la soumission, mensongère, de Marsile, Roland propose de répondre par la négative. S’appuyant avec logique et raison sur l’expérience (à même cause, même effet : une ambassade s’était jadis rendue auprès du roi de Saragosse qui l’avait massacrée) et sur ses capacités de stratège (on ne tourne pas le dos à un ennemi qui n’est pas complètement vaincu, et Saragosse résiste encore et toujours), il veut poursuivre la guerre jusqu’à parfaire la domination de l’Espagne. Mais Ganelon, secondé par Naymes, prêchant la paix et le retour immédiat en France, emporte l’adhésion des barons. L’avenir montrera le bien-fondé de l’opinion de Roland4). Celle que développe Boromir lors du conseil d’Elrond et qu’il répétera à l’envi tout au long de la marche de la Compagnie n’est certes pas bien fondée : se servir de l’Anneau pour donner la victoire à Minas Tirith, dans sa guerre contre le Mordor, n’est pas la chose à faire. Mais ce qui est remarquable, c’est que Boromir n’est pas plus écouté que Roland, en dépit du caractère insistant et itératif de sa demande. Bien plus, lors du conseil d’Elrond, Aragorn est obligé de rectifier certaines interprétations, erronées, que fait Boromir des prophéties concernant l’Anneau et ses corrections portent justement sur les mots : « Les mots exacts n’étaient pas le destin de Minas Tirith, dit Aragorn. Mais un destin et de grands faits sont en vérité proches » (p.274). Mais la scène la plus caractéristique est celle qui oppose le fils de Denethor à Frodon à Parth Galen. Boromir s’y montre incapable de comprendre, voire même d’entendre son interlocuteur :

— Non, j’ai peur, dit Frodon. Tout simplement peur. Mais je suis heureux de vous avoir entendu parler à cœur ouvert. J’ai l’esprit plus clair, à présent.
— Vous allez venir à Minas Tirith, alors ! s’écria Boromir.
Il avait les yeux brillants et le visage ardent.
— Vous vous méprenez, dit Frodon.
— Mais vous viendrez, pour quelque temps du moins ? dit Boromir, persistant dans son idée. (p.435)

Un tel degré d’incompréhension ne peut que déboucher sur la violence, ce qui advient quelques lignes plus loin. Ces difficultés rencontrées avec le langage des hommes expliquent probablement le recours à d’autres canaux de communication dont le cor est le principal et le plus éclatant5). À la fois cri de cette bête sauvage dont vient la matière de l’instrument, voix de ces profondeurs de l’être qui sont au plus près de la nature, le son du cor apparaît comme un en-deçà du langage. Il est le seul moyen de faire entendre l’instinct à l’état brut, mais aussi, parce que non apprêté et non modulé, car non modulable, il dit la vérité de l’être, s’opposant à ce titre au langage articulé dont les artifices peuvent receler de sournoises intentions et masquer les désirs de celui qui profère les mots.

Parce qu’elle est première autant que primitive, ni artificielle, ni artificieuse, la voix du cor (cornu) est, par excellence, la voix du corps (corpus) dans le même mouvement qui fait du cor l’emblème du corps du héros. Roland et Boromir ont un lien privilégié avec leur olifant6) qui est leur voix la plus naturelle. Ainsi le roman revient-il à plusieurs reprises sur le cor de Boromir, présenté par Faramir comme l’emblème de l’aîné de Denethor :

[…] un grand cor fait d’une corne de bœuf sauvage de l’Est, montée en argent et gravée de caractères anciens. Ce cor, l’aîné de notre maison l’a porté pendant des générations ; et il est dit que, sonné en cas de besoin n’importe où dans les limites du Gondor, tel que le royaume était jadis, il sera répondu à sa voix. (p.714)

C’est bien un lien magique qui unit l’instrument à l’aîné de la famille des Intendants du Gondor : le cor permet en toutes circonstances et en tous lieux du royaume de faire venir de l’aide à son propriétaire. Significativement, lorsque la voix du héros s’éteint, celle du cor est rendue muette à jamais : Boromir et Roland voient leur olifant se briser dans leur dernier combat7), transparent symbole d’une vie brutalement fauchée. Si Roland dans un dernier geste le place sous lui avec son épée, pour les protéger de son corps au-delà même de la mort (v. 2359), Boromir est séparé du sien. Le cor est le seul bien du personnage à ne pas trouver place dans la barque funéraire. Ce sont les eaux du fleuve qui en apporteront les deux morceaux à Minas Tirith :

[…] le cor de Boromir au moins est revenu en réalité et non en apparence. Le cor est revenu, mais fendu en deux, comme par un coup de hache ou d’épée. Les morceaux arrivèrent séparément à la rive : l’un fut découvert parmi les roseaux où se trouvaient des guetteurs de Gondor, vers le nord, sous l’endroit où se jettent les bras de l’Entalluve ; l’autre fut trouvé tournoyant, dans le courant par un homme qui avait une mission sur l’eau. Étranges hasards, mais le meurtre se révèle de lui-même, à ce que l’on dit. Et maintenant le cor du fils aîné gît en deux morceaux sur les genoux de Denethor, haut assis et attendant des nouvelles. (p.714)

La vision du cor brisé en deux dit à Denethor, aussi sûrement que l’eût fait celle du cadavre de son fils, la mort de celui qu’il attend, comme si Boromir et l’objet n’étaient qu’un. D’ailleurs la version française du roman, dans une heureuse homonymie, renforce cette impression : quel est du cor ou du corps celui qui gît sur les genoux du père éploré, offrant une saisissante mais fugitive image de pieta au masculin ? On retrouve cette attitude de vénération du cor, substitut de la dépouille, dans le poème du xiie siècle : sur le chemin du retour vers Aix-la-Chapelle, Charlemagne inhume à Saint-Romain de Blayes le corps de son neveu et dépose son cor dans un reliquaire à Saint-Sernin de Bordeaux (laisse CCLXVIII). Le geste est le même et Roland est autant présent dans l’une et l’autre églises. Ce lien quasi physiologique avec l’instrument explique la plasticité de la voix de ce dernier. Ainsi, avant d’être le relais tragique du dernier souffle du personnage, elle s’est élevée plus claire et plus joyeuse, quand l’époque le permettait. C’est Ganelon qui rappelle, entendant pour la première fois retentir le cor de Roland, que « pur un sul levre vait il ore gabant » (v. 1780). Quant à Boromir, il a l’habitude de « toujours laiss[er] crier [s]on cor en [s]e mettant en route » (p.309). L’on perçoit à travers ces deux exemples combien la voix du cor est ambiguë. Roland se meurt et Ganelon prétend qu’il gambade à la poursuite d’un lièvre ; Boromir fanfaronne face à Aragorn8) et Elrond le réprimande d’avoir laissé s’élever une voix pleine de bruit et de fureur dans le calme et la sérénité de son séjour.

C’est par cette plasticité autant que par sa vérité que, dans les derniers instants des héros, la voix du cor se fait voie de la rédemption. L’appel fait intrinsèquement partie de la démarche rédemptrice en ce qu’il est abdication de l’orgueil guerrier, reconnaissance d’une position intenable militairement parlant. Parce que son orgueil lui faisait craindre que de mauvaises chansons ne circulassent sur son compte, Roland a conduit l’arrière-garde à une mort certaine (v. 1014 et 1466, idée reprise en 1474 par Turpin) ; parce que son orgueil lui inspirait qu’il était normal qu’il devînt roi, parce qu’il était sûr de le devenir s’il sauvait Minas Tirith de l’ombre noire, Boromir eût voulu que l’Anneau lui fût confié pour être conduit en Gondor, quitte à s’en emparer par la force et à provoquer ainsi la dissolution de la Communauté. Ces fautes graves seront pourtant toutes deux rachetées et expiées. Rédimé par l’acceptation de sa souffrance à la fois morale (le conflit avec Olivier le prive d’un être cher et le condamne à la solitude, le spectacle de la souffrance atroce qu’il a infligée à ses compagnons d’arme est torturant) et physique, autant que par sa capacité à avoir discerné la dimension métaphysique du combat qu’il mène, Roland voit s’ouvrir devant lui les portes du paradis. Quant à Boromir, s’éveillant d’un long cauchemar après la fuite de Frodon, il revient auprès des autres Marcheurs. Là commence le chemin du rachat dont la première étape est la reconnaissance de sa faute (p.440), la deuxième l’accomplissement de l’idéal chevaleresque dans toute sa noblesse, mais aussi sa gratuité, puisqu’il va donner sa vie pour sauver Pippin et Merry qui n’ont strictement aucune utilité, ni pour la grande quête de l’Anneau, ni pour la survie de ce que Boromir a de plus cher, le royaume de Gondor9). Quant à la troisième et dernière étape, elle consiste en la renonciation à la vaine gloire humaine : les ultimes mots de l’agonisant sont pour Aragorn : « Adieu, Aragorn ! Va à Minas Tirith et sauve mon peuple ! J’ai échoué » (p.450). En reconnaissant in articulo mortis en Aragorn le seul sauveur possible du Gondor, Boromir renonce ainsi aux rêves de royauté qu’il caressait pour sa famille et lui-même, et accepte la suzeraineté de l’héritier d’Elendil. Si les derniers instants de Roland sont marqués par une transcendance qui l’élève vers le divin, ceux de Boromir sont au contraire le temps où le guerrier courbe, pour la première fois, la tête devant Aragorn dans cette esquisse d’hommage vassalique, mais encore admet que la mission qu’il avait tant voulue, au point d’en écarter autoritairement son frère et de forcer la main à son père, était trop grande pour lui : c’était l’aventure d’Aragorn, l’aventure d’un roi. À la ceinture de Boromir, l’olifant est l’emblème d’un guerrier et seulement de cela, guerrier qu’en pays de Gondor, dix mille ans ne suffiraient pas à transformer en roi (p.718). La beauté sereine que Faramir lit sur le visage mort de son frère (p.718) indique que toutes ses frustrations et ses colères s’étaient dissipées dans ses derniers instants et que la mort qui fut la sienne, celle d’un guerrier tombant dans l’accomplissement de son devoir le plus noble, était celle qui lui convenait, acceptation in extremis d’une condition qui n’était pas celle dont il avait rêvé. Elle indique aussi que c’est en paix, avec lui-même comme avec le reste du monde, que Boromir est parti. Paradoxe de cette voix guerrière du cor, qui amène dans la bouche des sonneurs des paroles de paix et de pardon avant de leur ouvrir les portes d’un au-delà de sérénité.

Boromir sonnantn du cor. (© John Howe)

Cette capacité qu’a la voix du cor à initier un parcours intérieur, à contraindre le guerrier à un retour sur lui-même explique, comme son caractère primitif et animal, la difficulté qu’ont les autres à déchiffrer son monodique message. Le seul à être capable de parfaitement décoder le dire obscur du cor est le roi, cet être que sa fonction, touchant au sacré et au magique, place un peu à part de l’humanité. Ainsi Charlemagne est-il le seul à comprendre d’emblée le sens de l’appel de son neveu et il est le premier à commenter, on pourrait presque dire traduire, ce que l’on entend : « Bataille funt nostre hume ! » (v. 1758), repris en « Jo oi le corn Rollant !/Unc ne.l sunast, se ne fust cumbatant » (v. 1768-1769). Il rend accessible à tous le message que Roland délivre par un vecteur problématique, transcrivant dans la langue des hommes la voix sauvage du cor dont il connaît toutes les nuances, dont il perçoit chaque subtilité. Ainsi comprend-il à ce seul son que son neveu s’affaiblit et c’est pour l’encourager qu’il prend alors lui-même la parole dans cette langue monocorde et fait sonner ses graisles (trompettes au son grêle) pour répondre à l’olifant10). Si l’échange, par le biais du cor, est donc possible, il n’en reste pas moins inefficace. L’appel de Roland reçoit une réponse, mais qui reste, du vivant du héros, dans l’univers du langage, jamais traduite en actes. Quant à Boromir, son appel sera doublement entendu, mais la promesse magique de l’aide ne sera pas tenue. Pourtant il se tient, au moment où il sonne, à l’intérieur des frontières du royaume du Gondor, la Compagnie ayant passé les statues gigantales de l’Amon Hen (p.428). C’est donc qu’une magie plus puissante, capable de contrer celle, ancestrale, du lignage de Mardil, est à l’œuvre ; il s’agit de celle du Seigneur de l’Ombre, émanant du Mordor, conjuguée à la puissance de l’Anneau, croissant à chaque pas qui rapproche son Porteur de son lieu d’origine. Ainsi, malgré sa course effrénée, Aragorn arrive-t-il trop tard pour aider le guerrier :

Et puis, soudain, résonna l’appel profond et guttural d’un grand cor, dont les échos frappèrent les collines, se répercutant dans les creux et dominant de sa clameur puissante le rugissement des chutes. « Le cor de Boromir, s’écria-t-il. Il est en difficulté ! » Il s’élança sur les marches et descendit le sentier en courant. « Hélas ! Je suis poursuivi par le mauvais sort aujourd’hui, et tout ce que je fais va de travers. Où est Sam ? » Tandis qu’il courait, les appels croissaient, mais plus faibles à présent, et le cor sonnait désespérément. Les cris des Orques s’élevaient, féroces et aigus, et soudain les appels de cor cessèrent. (p.449)

On lit chez Aragorn la même capacité que celle décelée chez Charlemagne pour comprendre toutes les finesses de la voix du cor : il suit, à travers ses modulations, le déroulement du combat et les difficultés de Boromir. On lit également une confirmation qu’une force plus grande que celle des hommes est à l’œuvre en ce jour et en ce lieu : ce qu’Aragorn qualifie de « mauvais sort » (« ill fate on [him] », p.403) est plus certainement l’expression de la magie de l’Anneau, dont on a pu suivre la progression chez Boromir lors de son ultime confrontation avec Frodon. Rendu ainsi inefficace, l’appel du cor peut s’élever, être entendu, mais en vain : il devra rester sans réponse. C’est peut-être pour cela que c’est sous une forme altérée, comme voilée (son père parlera (p.809) d’un « écho étouffé »), qu’elle parvient à Faramir et Denethor, un soir à Minas Tirith :

[…] j’ai entendu la sonnerie de ce cor ; elle semblait venir du nord, mais sourde, comme si ce n’était qu’un écho de la pensée. Nous la prîmes pour un présage de malheur, mon père et moi, car nous n’avions eu aucune nouvelle de Boromir depuis son départ, et aucun guetteur de nos frontières ne l’avait vu passer. (p.714)

Contrairement à ce qui passe dans la Chanson où l’appel de Roland est entendu et reçoit une réponse, tardive, dans la vengeance de Charles, même si ce n’est pas tout à fait celle attendue, l’appel de Boromir reste lettre morte. Il manque irrémédiablement une part du dialogue. Est-ce cette absence de réponse qui laisse comme incomplète la mort de Boromir, et évidemment lacunaire son récit ? De fait, c’est quelque chose qui ne sera jamais vraiment raconté, comme si le fil narratif lié à Boromir s’était cassé en même temps que s’était éteinte la voix de son cor. Ainsi le premier récit (p.449-451) est fait au travers du regard d’Aragorn, qui arrive trop tard pour aider le guerrier dans son dernier combat : nous ne serons donc témoins que de l’agonie du héros que l’héritier d’Isildur trouve blessé à mort, adossé à un arbre. De ce qui a précédé, de l’attaque des Orques à la Main Blanche, de l’enlèvement de Merry et Pippin, nous ne saurons rien, focalisation interne oblige. Et c’est ce même procédé qui va rendre impossible notre récit, le laissant à l’état d’une mosaïque inachevée dont on a été incapable ou dont on n’a pas voulu assembler toutes les tesselles. En effet, le second fragment de ce récit (p.482-483) est fourni par un Pippin revenant à lui après avoir été assommé par les Uruk-Hai. Le personnage avoue lui-même ne pas vraiment chercher à éclaircir ses idées, trop malade qu’il est pour cela. Il permet toutefois de reconstituer le dernier combat du héros, mais rapidement et à hauteur d’un Hobbit affolé, plus préoccupé d’une aide qui ne vient pas que des beaux coups de celui qui donne sa vie pour le protéger :

Puis, Boromir avait bondi parmi les arbres. Il les avait contraints au combat. Il en avait tué un grand nombre, et le reste avait fui. Mais les amis n’étaient pas loin sur le chemin du retour quand ils furent derechef attaqués par une bonne centaine d’Orques au moins ; certains étaient très grands, et ils décochèrent une pluie de flèches : toujours sur Boromir. Celui-ci avait sonné de son grand cor à faire retentir la forêt ; les Orques, tout d’abord épouvantés, s’étaient repliés ; mais, aucune réponse n’étant venue que les échos, ils avaient attaqué avec plus de férocité que jamais. Pippin ne se rappelait pas grand-chose d’autre. Son dernier souvenir était celui de Boromir appuyé contre un arbre et arrachant une flèche ; puis l’obscurité était tombée soudain. (p.482-483)

A partir de là, le roman se contentera de mentionner, sans jamais développer leur propos, des personnages contant la fin du fils de Denethor : Aragorn devant Théoden (p.536), Pippin à ses Compagnons retrouvés dans l’Isengard délivrée (p.607)11), Pippin devant Denethor (p.810). À cela s’ajoute l’étrange récit (p.714), baigné d’une obscure clarté et d’une crainte mystérieuse (« awe », p.651, en anglais, qui dit la peur suscitée par les mystères divins) de Faramir à Frodon à propos de sa nuit sur les rives de l’Anduin et de son abordage par la barque funéraire de son frère. Aucune de ces scènes n’est prise en charge complètement par un narrateur omniscient, elles sont toutes soumises au prisme de consciences altérées par le chagrin, la douleur, physique et morale, ou une transe proche du sommeil ou du rêve. De plus, en éparpillant les fragments de ce discours mortuaire sur plus de quatre cents pages, Tolkien refuse de doter la mort de son personnage d’une véritable dimension épique. De la grandeur dans l’ultime sacrifice de Boromir, il y en eut, incontestablement, mais jamais la scène n’accède à la perfection solennelle et majestueuse que la chanson de geste a voulu donner à la mort de son héros, car tout y est mesuré à l’aune hobbite, familière et burlesque.

Etrange voix que celle du cor, inquiétante, dissonante, animale, instinctive mais aussi introspective et magique. Elle claironne sur le champ de bataille l’insolente puissance du héros, comme elle en criera plus tard la blessure fatale. Ni le fossé des siècles, ni la barrière des genres n’ont altéré le motif. À la ceinture de Roland ou à celle de Boromir la corne de sauvagine signifie la même chose : la nature guerrière de qui la porte, avec ses aléas et ses vicissitudes, ses triomphes et ses désastres. Sa voix tonitruante est une manifestation extérieure de cet orgueil qui leur permet d’affronter tous les dangers au mépris de leur vie et elle est la clé du chemin intérieur qui les conduira à l’expiation. Cependant, le cor rolandien, sonnant de part et d’autre des Pyrénées, assure le rassemblement des forces franques et finalement la cohésion du groupe : il est une force centripète qui ramène tout et tous vers cette figure rayonnante et charismatique qu’est Roland et le motif permet au poème de trouver son équilibre autour de cette scène fondamentale qu’est la mort du héros. En revanche, le cor de Boromir résonne à vide dans le roman et son écho s’affaiblit jusqu’à se perdre définitivement. Rien ni personne ne se rassemble autour de lui et le roman ne se construit pas autour de ce personnage. Sombre et torturé, il n’a pas la puissance solaire de son ancêtre médiéval et loin d’être un chant de ralliement, la voix de son cor n’est qu’un cri sans écho qui se perd dans la Terre du Milieu, comme se perd sa dépouille, entraînée au fil du fleuve vers un ailleurs inconnu et silencieux.

1) « Le feu s’éteignit, et les pures ténèbres retombèrent. La Compagnie restait figée d’horreur, le regard fixé dans la fosse. Au moment même où Aragorn et Boromir revenaient avec précipitation, le reste du pont craqua et tomba. Aragorn arracha les autres à leur stupeur en criant » (p.363). Notre édition de référence est Le Seigneur des anneaux, trad. Fr. Ledoux, Paris, Christian Bourgois, 1972-1973 et 1986 pour la version française, The Lord of the Rings, Londres, HarperCollinsPublishers, 1995, pour la version originale. Pour la Chanson de Roland, nous utilisons l’édition de C.Segre, Genève, Droz, 2003.
2) Que ce soit sur la Chanson de Roland ou le Seigneur des anneaux, la bibliographie est immense. Ne pouvant tout citer, nous nous contentons, pour la Chanson de Roland, de renvoyer au Bulletin bibliographique de la Société Rencesvals, Paris, Nizet (un numéro par an) ; pour le Seigneur des anneaux, on trouvera une bibliographie sélective dans l’ouvrage de V.Ferré Sur les rivages de la terre du milieu, Paris, Christian Bourgois, 2001, p.317-328 ou sur le site du même auteur, http://pourtolkien.free.fr/[en ligne ; pages consultées le 1er mai 2006]. Pour une approche des rapports qu’entretient Le Seigneur des anneaux avec la littérature du Moyen Âge, on se reportera, entre autres, à V.Ferré, « Tolkien et le Moyen Âge », La Trace médiévale et les écrivains d’aujourd’hui, sous la direction de M. Gally, Paris, PUF, 2000, p.121-142.
3) Sauf exception rare, à chaque fois que s’élève l’appel du cor, c’est pour dire le danger auquel le héros, loin du cercle protecteur des siens, la cité de Minas Tirith, la Compagnie de l’Anneau ou bien la puissante armée de Charles, est confronté.
4) Il est remarquable que, dans ce conseil, Roland, personnage volontiers excessif et que son cor signale comme « sauvage », parle le langage de la raison. Cette ambiguïté est effacée du Seigneur des anneaux : Boromir tient des propos dénués de bon sens et non raisonnables.
5) Mais pas le seul : on peut penser au rire de Roland face à Ganelon (v. 302) qui trouve un écho dans celui de Boromir face à Bilbo (p.298).
6) Sans abolir jamais la croyance en l’animalisation du héros suggérée par le lien avec la défense d’éléphant, le Moyen Âge chrétien a toutefois jeté un voile sacré sur cette zone dont l’étrange obscurité devait à tout le moins inquiéter, peut-être même fasciner. On trouve dans les versions allemandes de la légende rolandienne, le Ruolantes Liet du prêtre Conrad ou le Karles der Grosse du Stricker, un récit sur l’origine divine du cor du héros : Dieu l’a donné à Charles en même temps que Durendal pour qu’il puisse les remettre à Roland. Cela explique une propriété quasi miraculeuse du cor : son souffle a le pouvoir, entre autres, de mettre en fuite les païens. Voir La Légende de Roland dans l’art du Moyen Âge, R.Lejeune et J.Stiennon, Bruxelles, 1966, t.1, p.229-232. La Chanson de Roland ne fait aucune allusion à cette origine sacrée du cor, alors qu’elle rappelle celle de Durendal (v. 2318-2321).
7) Cf. laisse CLXX et p.714.
8) La phrase qui précède établit une comparaison, en faveur de celle d’Aragorn, entre les épées des deux personnages : Boromir avait une longue épée, de même façon qu’Andúril, mais de moindre lignage, et il portait aussi son bouclier et son cor de guerre (p.309). C’est ce désavantage qui pousse probablement Boromir à se manifester aussi bruyamment.
9) Du moins à ce stade du récit.
10) Cf. CLVI. On remarque qu’outre le roi, il y a Ganelon (et pour cause : il connaît le contexte !) qui décode le message de Roland et en propose une fallacieuse lecture. Quant aux païens, c’est la tonitruante réponse des graisles royales qu’ils comprennent fort bien.
11) On remarque alors que les auditeurs du Hobbit comblent, grâce à son récit, leurs propres lacunes, mais il n’est pas donné au lecteur de partager ce savoir : « Là-dessus, il se lança dans le récit du dernier combat de Boromir et de la marche des Orques d’Emyn Muil à la Forêt. Les autres hochaient la tête, comme si les différents points s’accordaient avec leurs hypothèses » (p.607).
 
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