Terre Plate et Réincarnation : Mythes ou Réalités au sein de l'univers mythologique

Sébastien Ferenczi — janvier 2022

Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.

Introduction

Les modestes remarques qui suivent se sont développées à partir de quelques passages précis de l’œuvre du Professeur Tolkien. Il s’agit d’abord de la formation du Soleil et de la Lune dans Le Silmarillion1), qui pose la question de ce que le Professeur appelle, par exemple dans Morgoth's Ring, « la cosmogonie de la terre plate » ; j'y ajouterai, dans une moindre mesure, le sort final du navire d'Eärendil2) Il s’agit ensuite du mystère des deux Glorfindel, celui qui est mort dans la chute de Gondolin dans Le Silmarillion et celui qui vient à la rescousse des Hobbits dans Le Seigneur des Anneaux, discuté maintes fois et en principe résolu par le Professeur dans le (posthume et non traduit) The Peoples of Middle-Earth : Glorfindel est bien mort en défendant Gondolin, après un combat contre un Balrog, mais il est ensuite revenu des palais de Mandos pour être renvoyé en Terre du Milieu3), ainsi que du retour de Gandalf après son combat contre un (autre!) Balrog dans la Moria, à comparer avec la mort irrémédiable de Saruman ; tous ces éléments m'invitent à considérer la question de l’immortalité et la réincarnation4) pour les Elfes et pour les Maiar.

Pourquoi considérer que sur ces points il peut rester des énigmes ? Il s’agit d’une mythologie, et une mythologie n’a pas à être questionnée, elle n'a même pas besoin d’être cohérente ni crédible. D'ailleurs le Professeur a prévenu toute critique à ce sujet5) : il ne fait que rapporter des traditions issues de diverses sources, souvent déformées et parfois contradictoires. Mais en fait le Professeur ne se contentait pas de cet expédient ; il a travaillé toute sa vie à expliquer, creuser, peaufiner sa mythologie, et on ne peut que constater que ses efforts, malheureusement souvent inachevés, étaient dirigés dans ces deux directions : combler des lacunes, et améliorer des points qui pourraient rebuter le lecteur. On peut penser que le Professeur, parti du projet d’inventer une mythologie, s’est pris au jeu, plus exigeant en cohérence et crédibilité, qu’est la construction de tout un univers. Je donnerai dans la section 3 un compte-rendu et une appréciation de ses efforts méritoires dans les cas qui nous concernent.

Un autre point est que cette mythologie est aussi une mythologie vivante, et, de fait, un univers littéraire, achevé avec beaucoup de maestria dans Le Seigneur des Anneaux, encore en construction dans les œuvres posthumes. Puisqu’il est littéraire, cet univers en appelle à la suspension de l'incrédulité de ses lecteurs ; et surtout, il échappe partiellement à son auteur. Je suis ici l'analyse de Pierre Bayard6) entre autres : une œuvre, et donc son univers, admettent autant de versions différentes que de lecteurs, et ceux-ci sont parfaitement fondés à réfléchir sur le fonctionnement de cet univers, et même à essayer de le faire fonctionner mieux que l’auteur. Bayard ne s'en est pas privé, s’attaquant donc (mais pas seulement) à Shakespeare ; il suit en cela une tradition anglaise initiée par W. W. Greg et J. D. Wilson, à partir de la remarque « quelque chose ne va pas dans cette scène de la pantomime »7). Je postule que ce qui est acceptable pour Hamlet l'est aussi pour Le Seigneur des Anneaux. Certes, de son vivant, le Professeur réservait jalousement à lui seul l'interprétation de sa mythologie, « je détiens la clé », a-t-il dit dans une interview avec H. Resnick publiée dans le fanzine Niekas8) ; mais après sa mort, d’autres, à commencer par son fils Christopher Tolkien9), ont repris le flambeau, et c'est heureux pour nous.

Pourquoi ai-je choisi ces deux thèmes, la terre plate et la réincarnation, comme suscitant le plus d'interrogations ? C’est d’abord un choix personnel que j’assume, je détaillerai dans la section 1 les raisons, liées à la cohérence et à la vraisemblance, qui font que sur ces sujets j’ai plus de mal à suspendre mon incrédulité. De ce fait, ces deux thèmes me semblent encore plus mythiques que le reste de la mythologie. Je prends, a contrario, l'effondrement de toutes les fortifications du Mordor par la destruction d’un seul petit anneau : c’est indubitablement un mythe, mais, pour les protagonistes du Seigneur des Anneaux c’est une réalité tangible, et, pour le lecteur immergé dans l’univers littéraire, un fait indiscutable, il y était préparé dès le début et aurait eu l’option d'arrêter sa lecture si cela le choquait ; grâce à cette préparation bien menée, cet effondrement est parfaitement cohérent avec le reste de l’histoire, et il ne me semble pas poser au lecteur moyen de problème de vraisemblance ; d’ailleurs, je n’ai pas vu de commentaire discutant sa possibilité. En est-il de même pour la création du Soleil ? Galadriel a dû y assister, ainsi que d’autres Noldor survivant à l'époque du Seigneur des Anneaux, dont justement Glorfindel. Ont-ils raconté leurs souvenirs personnels à Bilbo ou Frodo ? Ceux-ci les ont-ils même interrogés ? Si j’ajoute à ce fait les objections de la section 1, il ne me paraît pas impossible, à l’intérieur de l’univers littéraire, que le Soleil n’ait pas été créé comme l'indique Le Silmarillion, et que les Elfes n'aient pas assisté à sa création. Je ne m'interdirai donc pas de considérer éventuellement la « cosmogonie de la terre plate » comme un mythe, que je qualifierai de mythe relatif (à l’univers tolkienien), ou de mythe au second degré. Quant à Glorfindel, il aurait pu parler « de ses ancêtres à Gondolin » au conseil d’Elrond comme le Professeur l’envisageait en 193810), mais dans la version finale il n’en a rien fait, ce qui permet une discussion sur le caractère réel ou mythique, relativement à l’univers mythologique, de sa réincarnation, et de celle d'autres personnages.

Mes propos sont confortés par les nombreux commentaires du Professeur sur ces deux sujets ; on verra dans la section 3.1 qu’il utilise, parfois mais pas toujours, le mot « mythe » dans mon sens relatif, et qu’une intéressante discussion considère la possibilité que la création du Soleil en soit un. Comme ces commentaires sont disséminés, soit dans les Lettres, soit dans des ouvrages posthumes malheureusement pas tous disponibles en français, j’ai jugé que les porter à la connaissance du lecteur était une des justifications du présent essai (les traductions seront des bricolages personnels, je mentionnerai le texte anglais en cas de doute). Bien sûr, il est tout à fait possible que des textes significatifs m'aient échappé.

Je voudrais donc essayer de comprendre si et comment on peut faire fonctionner ces concepts à l’intérieur de l’univers mythologique, ou si au contraire il vaut mieux les considérer comme des mythes relatifs. Je saisirai cette occasion pour promener mon lecteur dans l’univers du Professeur, avec quelques échappées vers d’autres auteurs. Sans anticiper sur les conclusions, on verra qu'il est possible de trouver des solutions cohérentes aux questions évoquées, et que celles proposées par le Professeur sont en général inachevées mais pertinentes. Finalement, on en apprendra autant sur sa personnalité que sur l’univers qu’il a (sous)-créé11).

 Illuin © Nasmith

1. Au cœur d'Arda

1.1. Du soleil, de la lune, et de l'immortalité

Commençons par l’état des lieux, de préférence à partir des deux ouvrages achevés, Le Seigneur des Anneaux et Le Silmarillion. La création du Soleil et de la Lune est décrite dans Le Silmarillion12). Ils sont respectivement nés du dernier fruit de Laurelin et de la dernière fleur de Telperion, les deux Arbres sacrés du pays immortel de Valinor (aussi appelé Aman), préparés à cet effet par les Valar, ces êtres (sous)-divins (il n’y a qu’un seul Dieu, leur supérieur Eru Ilúvatar). Il en résulte des conséquences importantes sur la psychologie des Elfes : nés avant le Soleil et la Lune, ils gardent une forte attraction pour l'obscurité éclairée seulement par la lumière des Étoiles, ces dernières étant très présentes dans toute leur culture. Une autre bizarrerie cosmologique est la métamorphose du navire d'Eärendil, avec un Silmaril à bord, en l'Étoile du Soir dans Le Silmarillion13).

L'immortalité des Elfes apparaît dans Le Silmarillion14) :

« Car les Elfes ne meurent point que le monde ne meure, à moins d'être tués ou de dépérir de chagrin (et à ces deux morts apparentes ils sont sujets) ; pas plus que la vieillesse n'atténue leur vigueur, hormis la lassitude d'une existence dix mille fois séculaire ; et une fois morts ils sont rassemblés aux halles de Mandos en Valinor, dont ils peuvent revenir en temps voulu.»

La Malédiction de Mandos15), proférée après la révolte des Noldor, précise que, pour ceux des Elfes révoltés qui seront tués,16)

« vos esprits sans logis viendront alors à Mandos. Longtemps y resterez-vous à languir de vos corps, et vous y trouverez peu de pitié, tous ceux que vous avez tué dussent-ils intercéder pour vous ».

Les Hommes, au contraire, quittent complètement le monde à leur mort. C'est la possibilité, pour les Elfes, de sortir de chez Mandos, qui m’intéresse ici ; notons que dans toute l’œuvre publiée, y compris posthume, elle reste à l'état purement théorique, à deux exceptions près, les seuls Elfes que nous voyons concrètement vivre après réincarnation : Glorfindel, donc, pour lequel il faut recourir à The Peoples of Middle-Earth17), et Lúthien dans Le Silmarillion18). Glorfindel a gagné sa réincarnation rapide par son rôle suffisamment mineur dans la révolte des Noldor et sa mort exemplaire, qui en outre a été essentielle pour la suite des événements du Premier Âge ; il a ensuite vécu à Valinor avant d’être renvoyé en Terre du Milieu, peut-être en même temps que Gandalf avec lequel il s’était lié d’amitié. Lúthien a été réincarnée, ainsi que, à titre très exceptionnel, son époux Humain Beren, à condition de devenir mortelle, et sa courte deuxième vie s’est déroulée dans l’île de Tol Galen19),

« jusqu'à ce qu'on n'entendît plus parler d'eux (…) et nul ne vit Beren ou Lúthien quitter ce monde, ni ne sut où reposaient enfin leurs corps. »

En fait, Beren quittera brièvement son île pour gagner la bataille de Sarn Athrad20), mais pas Lúthien.

D'autres êtres sont encore moins soumis aux affres de la mort biologique que les Elfes, ce sont les Valar et leurs subordonnés les Maiar. Les premiers sont de si augustes personnages que je ne questionnerai pas leur nature, d’autant qu’on ne les voit pas vraiment vivre. Les Maiar, en revanche, comprennent les personnages plus familiers (si j’ose dire en ce qui concerne le premier !) de Sauron, Gandalf, Saruman, et même de Radagast « le Simple », « le Niais » (dixit son confrère Saruman dans Le Seigneur des Anneaux21) ). Les Maiar, peut-on comprendre, sont essentiellement des âmes immortelles, capables, dans certaines conditions, de s'incarner sous une forme humaine (ou elfique ?) - et aussi de perdre cette forme. Mais je n'ai pas trouvé d'énoncé précis décrivant leur mortalité22), et les règles semblent quelque peu fluctuantes. Ainsi Sauron s'est réincarné (au bout d'un temps assez long) après chaque défaite, et, même après la destruction de l'Anneau, s'il perd tout pouvoir et toute capacité à prendre forme humaine, il n'est pas dit que son âme disparaîtra ; en revanche, la fin de Saruman 23) suggère une dissolution totale :

« une brume grise se forma autour du corps de Saruman (…) elle hésita (…) et elle fléchit et se dissipa en un soupir, bientôt réduite à néant ».

De même, Gandalf a connu une première incarnation à Valinor, et a débarqué aux Havres Gris sous forme incarnée, peut-on déduire du Seigneur des Anneaux24) ; mais, si l'on interprète le passage un peu elliptique du Seigneur des Anneaux25),

« puis les ténèbres me prirent, et je passai hors de la conscience et du temps, et j'errai au loin sur des routes que je ne dirai pas. Je fus renvoyé, nu - pour une brève période, jusqu'à ce que ma tâche soit accomplie »,

cette incarnation est morte puis, par l'action d'une Puissance, qui pourrait être Manwë, le premier des Valar, Gandalf a été immédiatement réincarné au sommet même du Celebdil. Il le confirme dans Le Seigneur des Anneaux26) :

« Je suis Gandalf le Blanc qui est revenu de la mort. »

 Taniquetil © Nasmith

1.2. Le principe d'Asimov

Dans la section 1.1, certains éléments me semblent aller à l’encontre de règles pas toujours écrites que devrait respecter un univers littéraire. La première est la cohérence. D'autres l'ont sans doute écrit avant lui, mais c’est en lisant l'introduction d'Histoires mystérieuses27) que j’ai pris conscience de cette contrainte, qu'impose particulièrement la fantasy. Isaac Asimov y écrit que si l’on veut situer des histoires policières dans un univers de science-fiction,

« il faut s'attacher à expliquer méticuleusement tous les aspects de l’univers anticipé auquel on se réfère et les expliquer à l’avance »,

et ces explications ne peuvent être données que si cet univers est cohérent. Le Professeur a toujours tenté de décrire un univers cohérent, mais celui-ci est tellement vaste et détaillé qu'il n'a pu éviter quelques menues entorses, en particulier sur la question de la réincarnation (la création du Soleil ne pose pas de problème de cohérence, c’est au contraire en son absence que l’amour des Elfes pour les Étoiles serait inexpliqué).

Première incohérence, du moins si l’on se borne au Silmarillion dans l'histoire du Premier Âge : le remariage de Finwë dans Le Silmarillion28) ; il suscite clairement une certaine réprobation, mais en fait il s'agirait, au cas où sa première épouse Miriel reviendrait des palais de Mandos, d'une bigamie effective, dont on se doute bien qu’elle est strictement interdite, vu l'atmosphère généralement puritaine des écrits du Professeur29) . Cependant, cette contradiction est résolue par le Professeur dans Morgoth's Ring30), par un jugement de Manwë autorisant ce mariage à condition que Míriel ne cherche jamais à se réincarner. Ce passage est clairement important pour le Professeur, et aurait pu être inclus par Christopher dans Le Silmarillion, on sait que celui-ci a dû faire des choix qu'il a parfois regrettés ensuite, je me permets donc de l'ajouter à ce que je traite comme des documents historiques. Il comprend une discussion serrée entre Valar (où, à mon humble avis, ils oublient un peu que Míriel, morte d'épuisement, n'est peut-être pas en état de prendre une décision l'engageant jusqu'à la fin du monde), et un happy end que ne laisse pas prévoir Le Silmarillion : après la mort de Finwë, assassiné par Morgoth, Míriel se réincarnera effectivement31).

Il y a ensuite une incohérence mineure, ou plutôt un manque d'explication, sur le choix du seul Glorfindel comme bénéficiaire d'une réincarnation et d’un retour en Terre du Milieu. Il les mérite et constitue un atout de choix dans la lutte contre Sauron, cependant j'en vois un autre qui a au moins les mêmes qualités : pourquoi ne pas renvoyer Finrod Felagund, l'ami des Hommes, le sauveur de Beren, celui qui a presque fait jeu égal avec Sauron en combat singulier32) ?

Quant à la réincarnation expresse de Gandalf, si on peut l'expliquer, en trichant un peu car les Valar sont censés respecter un principe de non-intervention, par une décision exceptionnelle de Manwë, comme un joker joué par le Vala suprême, elle pose quand même une question stupide : s'il est renvoyé nu, qu’est devenu son anneau, Narya le Grand ? C'est un point central du Seigneur des Anneaux, les anneaux sont des vecteurs extérieurs de pouvoir, ils peuvent être perdus ou volés, certainement pas suivre une âme sur son parcours mystérieux. En outre, la suite de l'histoire ne confirme pas absolument qu'il soit rappelé pour une brève période33), puisqu'il retourne à Valinor, où rien ne l'empêchera de vivre indéfiniment.

 Glorfindel et le Balrog © Howe

1.3. « Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.»

Quelle idée de parler de vraisemblance dans un univers complètement étranger ? Mais c'est Boileau, à qui j'emprunte le titre de la section, qui la réclamait pour la tragédie classique, pourtant souvent située dans un monde antique polythéiste assez loin de son XVIIe siècle. Chaque lecteur appréhende l'histoire à sa manière, mais certains éléments risquent d’être plus difficiles à intégrer. Comme le remarque Christopher lui-même dans Le Livre des Contes Perdus34), il devait être bien gros et bien chaud, l’arbre Laurelin, ou la métamorphose de son fruit s’est faite hors de toute proportion - et en plus, on l’a vu, des personnages vivants du Seigneur des Anneaux ont dû être témoins de cette transformation. De fait la promotion du navire Vingilot en étoile me semble poser moins de questions : elle n'est contemplée directement par aucun héros actif, les peuples de la Terre du Milieu ont juste perçu la naissance d'un nouvel astre, et elle n'a aucune influence sur le reste de l'histoire. De plus, sa description dans la chanson composée par Bilbo35) la met sur le même plan que la vache sautant « par-dessus la Lune » dans Le Seigneur des Anneaux36), loin de la réalité vécue, même si Bilbo, en relatant l’opinion d’Aragorn, nous rappelle implicitement qu'Elrond est le fils d'Eärendil.

La réincarnation pose un problème délicat et central, à la limite entre la cohérence et la vraisemblance. Que des êtres vivants aient une vie illimitée, cela est facilement concevable, il semble qu'une méduse bien terrestre, Turritopsis Nutricula37), soit dans ce cas. Que quelques privilégiés puissent s’incarner à volonté, ce n'est pas trop choquant, les dieux grecs sont dans notre génome littéraire collectif. Déjà, l’existence d’une âme immortelle, chez tout un peuple assez semblable à nous, n’est peut-être pas aussi simple qu’elle pouvait paraître au très croyant Professeur. À peu près toutes les religions présentes ou passées, et même la République Française au temps de Robespierre, en font un dogme inviolable, et, au moins avant notre époque, on y croyait, mais d’une croyance abstraite, le plus souvent sans influence sur nos choix quotidiens. Que deviendrait notre société si on savait, avec des preuves concrètes et irréfutables, qu’il y a une vie après la mort ? On peut penser à une société proche de l'Égypte ancienne, ou de celle décrite magistralement par Robert Sheckley dans Le Temps Meurtrier38), où au quotidien les hommes ne pensent qu'à leur vie dans l’au-delà - et chez Sheckley, les riches se réincarnent régulièrement en achetant des corps plus jeunes. Certes, ces sociétés sont plus vraisemblables quand la première vie est limitée et la deuxième présumée éternelle, or, pour les Elfes, la deuxième vie est a priori peu différente de la première ; mais on verra dans les sections 2.3 et 3.2 que les Elfes peuvent être transformés à la suite d’une réincarnation, en mieux et d’une manière qui peut être spectaculaire. La mort pour les Elfes devrait donc être, au pire anodine, au mieux désirable ; or ceux que nous voyons vivre semblent avoir peur de mourir, ils font la guerre en s’enfermant dans des villes cachées ou fortifiées. De manière générale, un retour des morts auprès de leurs parents, amis et autres, est difficile à digérer sans une masse d’explications.

 Glorfindel © John Howe

2. Pour comprendre un objet, on le démonte et on le remonte

2.1. Internes, externes et demi-pensionnaires

Nous disposons de deux clés pour explorer les profondeurs d'Arda. Elles s’imposent naturellement : dans la conception interne, nous considérons l'univers tolkienien comme un univers réel, dans la conception externe nous admettons que cet univers est sorti du cerveau du Professeur. J'avais essayé de les définir dans le juvénile Conception interne et conception externe39) et elles sont brillamment étudiées dans l'essai Approche externe et interne du monde de Tolkien de Meneldil40).

Dans le cas de Glorfindel, l'explication donnée dans The Peoples of Middle-Earth est interne, et il existe une explication externe incontournable, que j'avais, sans grand mérite, devinée dans Conception interne et conception externe41), et qui est officialisée par le Professeur vers 1972 dans The Peoples of Middle-Earth42) :

l'usage [du nom Glorfindel] dans Le Seigneur des Anneaux est un cas d’utilisation un peu au hasard des noms trouvés dans les légendes antérieures (…) qui a échappé à ma révision dans la forme publiée.

Mais il faut y ajouter ce fait déjà mentionné, qu’en 1938 le Professeur imaginait de faire parler Glorfindel de Gondolin : la réutilisation du nom avait déjà entraîné la réutilisation du personnage, et, à moins que le Professeur n’ait choisi de faire survivre Glorfindel à la chute de Gondolin, la réincarnation était à envisager (dans les autres options excluant la simple homonymie, on pourrait aussi imaginer que les deux Glorfindel sont différents mais avec des ancêtres communs). Ce ne sont d’ailleurs pas seulement le nom et le personnage qui ont été réutilisés, le combat de Gandalf contre un Balrog ressemble beaucoup à celui de Glorfindel dans Le Silmarillion.

The Nature of Middle-earthThe Nature of Middle-earth

Dans le cadre du présent essai j'utiliserai surtout la conception interne, mais j'en donnerai successivement deux versions, en partant de ce qu’écrit le Professeur à la fin de l'Avant-propos de The Peoples of Middle-Earth, sur un autre sujet43):

« on aurait besoin de plus de références historiques (…) qu’il n’en existe, c’est-à-dire que je n’ai eu le temps ou le besoin d'inventer ».

Dans la première version, le lecteur est introduit à l’univers tolkienien par ce qui peut passer pour des documents « historiques », essentiellement Le Seigneur des Anneaux, et le posthume Silmarillion reconstitué par Christopher, et ensuite l’appréhende à sa manière, en se permettant de le modifier s’il juge que les documents (à l’instar de véritables sources historiques) ne lui semblent pas entièrement fiables. La deuxième version de la conception interne s'appuiera plutôt sur les textes explicitement inventés par le Professeur, en l'occurrence les Lettres, et une grande partie des douze volumes constituant The History of Middle-Earth, par exemple les versions remplacées de textes, les essais pour répondre à des questions précises comme Glorfindel, et les nombreuses notes et commentaires, où l’on a un accès direct à la pensée du Professeur. Il faut y ajouter un nouveau tome posthume, The Nature of Middle-Earth, édité par C. F. Hostetter, hélas sans l'aide de Christopher passé hors du monde, qui vient de paraître en octobre 2021 ; il reprend en partie des textes publiés antérieurement : les deux que j’utiliserai le plus, l'Ósanwe-Kenta44) et L'Effigie des Elfes45), ont été traduits en français. Le choix de ce qui est « historique » sera souvent arbitraire et contestable46).

 Aulë © Ted Nasmith

2.2. Les Elfes écrivaient-ils des contes pour leurs enfants ?

Je vais considérer d’abord la première version de la conception interne, celle élaborée par le lecteur à partir de documents « historiques », sans refuser, quand elles s’y prêtent, d’utiliser des suggestions du Professeur glanées dans la préparation de la section 3 – puis dans cette section 3 je laisserai le dernier mot au Professeur. Comment expliquer le Soleil et la Lune dans ce cadre ? J’en arrive à ce qui est annoncé dans l’introduction : il y a une explication immédiate, la naissance du Soleil et de la Lune est un mythe, de ceux que j’ai qualifiés de relatifs ou au second degré, pour les habitants d’Arda eux-mêmes. Et même, probablement, un mythe pour les enfants, plus proche des livres de la collection Contes et Légendes, qui ont bercé mon jeune âge47), que de l'Odyssée, à laquelle, semble-t-il, les Grecs croyaient concrètement. En effet, d'après Le Livre des Contes Perdus, l’une de nos sources d’information sur Arda est le récit du marin anglo-saxon Eriol, et il le rapporte de son séjour dans la Chaumière du Jeu Perdu sur Tol Eressëa, l’île voisine de Valinor, où il a écouté des histoires destinées exclusivement aux enfants. Ce mythe relatif a peut-être été confectionné pour expliquer l’amour des Elfes pour les Étoiles, lequel peut avoir une cause biologique ou psychologique inconnue. Mythe relatif aussi, accessoirement, que le destin de Vingilot.

Les Elfes adultes et instruits comme Galadriel, et ceux des Hommes qui ont accès à la culture Elfe, n'ont donc pas de raison d’y croire. En ce qui concerne les autres, l’éducation des basses classes ne semble pas être un sujet suffisamment abordé dans l’œuvre du Professeur pour que l’on puisse en tirer des conclusions : était-ce même un sujet de préoccupation pour les peuples de la Terre du Milieu ?

Cette solution donnera lieu à une discussion dans la section 3.1, sur laquelle j’anticipe un peu. Que ces mythes soient présentés comme vérité historique dans Le Silmarillion, Le Livre des Contes Perdus et ailleurs ne s’oppose pas à cette solution, ce sont des récits écrits bien longtemps après les événements. En revanche, dans un texte important intitulé Athrabeth Finrod ah Andreth48), un dialogue « historique », de mythologie vivante, entre un Elfe (pas n'importe lequel, Finrod Felagund) et une Humaine, Finrod dit explicitement49) que devant les Valar il « s'est tenu dans la Lumière », impliquant que les Arbres ont vraiment existé. Mais on verra que ce texte se situe dans une autre tradition, où le Soleil et la Lune existaient avant les Arbres ; celle-ci donne un substrat cohérent à l'affirmation de Finrod, mais n’a jamais été complètement développée.

 Finrod © Eissmann

2.3. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la réincarnation.

Un mythe relatif encore, la réincarnation ? C’est une explication possible ; alors Gandalf, Saruman et les Elfes sont mortels, et Sauron n’est que le nom générique porté par les dirigeants successifs du Mordor. Mais alors nos sources mentent délibérément, et on ne peut plus en tirer grand-chose, sauf un nouveau roman comme l'excellent The Last Ring-Bearer50) de Kirill Yeskov. Je préfère accepter la réincarnation des Maiar, quitte à inventer une explication pseudo-scientifique, par exemple l’utilisation de banques de données mémorielles et de clones, un peu comme le fait Frank Herbert dans le cycle de Dune51). Solution bancale, vague et modifiable, mais elle a le mérite de suggérer une cause à la mort de Saruman : on ne peut pas être réincarné n’importe où, peut-être faut-il avoir accès à un certain équipement (magique, technologique ou autre) peu transportable. Pour Saruman, cet équipement ne pourrait exister qu’à Valinor, où il est désormais persona non grata, ou éventuellement dans la tour d’Orthanc, qu’il a perdue ; fugitif pris au dépourvu dans le Comté, il ne peut qu’y mourir sans espoir de retour. Sauron, lui, a en général un coup d’avance sur ses adversaires, et il a pu prévoir ce qu'il faut dans un lieu secret, dès le Premier Âge, non pas tant en prévision d’une victoire de l’Ouest, que pour l’éventualité toujours présente d'un menu désaccord avec son maître Morgoth, dont il avait peur au point de céder à la menace de Lúthien de le renvoyer devant celui-ci nu pour toujours à subir la torture de son mépris et la flamme de son regard52).

Pour les Elfes, le problème est différent. Dans la théorie ci-dessus, rien ne s’oppose à ce que des Elfes soient réincarnés à Valinor, si ce n'est leur nombre et le changement qu’ils apporteraient à la société. Malheureusement, nous n’avons aucun moyen de savoir si c'est le cas, puisque tous les témoignages fiables sur Valinor dans nos sources datent d’avant la révolte des Noldor, un temps où les Elfes étaient jeunes et donc peu avaient eu le temps de mourir, et encore moins d’attendre assez longtemps dans les palais de Mandos. De témoignages ultérieurs, nous n'avons que les enfantillages entendus par Eriol ; ni les Istari ni Glorfindel n'ont raconté comment était Valinor aux Second et Troisième Âges. Les Elfes peuvent-ils vraiment se réincarner ? Si oui, cela concerne-t-il quelques rares privilégiés, tous les Elfes à l’exception des personnalités plus sombres, voire même criminelles comme Fëanor ou Maeglin, ou seulement ceux qui ont laissé une empreinte (en un sens à préciser) en passant par Aman avant leur mort ? Y a-t-il eu un retour en masse des anciens combattants Elfes tués dans les guerres du Premier Âge, et quels troubles vont-ils encore pouvoir fomenter à Valinor ? Seul le Professeur peut répondre à ces questions, et encore pas de manière concluante53). Il y a toutefois un indice dans la Prophétie de Mandos, La Formation de la Terre du Milieu54) : quand le monde sera vieux, pour la dernière bataille, « les Elfes se réveilleront et tous leurs morts se lèveront ». On pourrait en déduire que la plupart des réincarnations sont reportées à un futur très lointain, mais pas nécessairement, rien n’exclut des réincarnations antérieures ; l’impression reste qu’au moment de la dernière bataille il y aura bon nombre d’âmes en attente, soit que les réincarnations aient été suspendues, soit qu'il n'y en ait jamais eu beaucoup.

En tout cas, il semble assez clair que, si on laisse de côté les deux exemples célèbres de Lúthien et Glorfindel, aucun Elfe n’est revenu en Terre du Milieu après réincarnation avant la fin du Troisième Âge, et il n’y a pas de raison qu’il en revienne plus tard, le temps des Elfes étant révolu ; en effet, s’il y avait eu de tels retours, il serait inimaginable, dans cette société aristocratique, qu’ils ne comprennent pas quelques grands noms dont nous verrions des traces dans Le Seigneur des Anneaux. On comprend donc que les Elfes ne soient pas impatients et joyeux de mourir au combat, s’ils se sont attachés à une Terre du Milieu qu’ils ne pourront jamais revoir.

Et Glorfindel alors ? Je l'avoue, ma réticence initiale n'était pas justifiée, l’explication par réincarnation tient la route, la réincarnation d'un Elfe isolé et son retour en Terre du Milieu ne posent pas de problème insurmontable. Il reste l’objection de l'absence d’un sort semblable pour Finrod55), mais on peut l'expliquer par sa présence, si peu enthousiaste qu’elle ait été, parmi les chefs des Noldor révoltés56), et un argument pour, la puissance de feu de Glorfindel dans la lutte contre les Nazgûl dans Le Seigneur des Anneaux57), et contre le Roi Sorcier dans Le Seigneur des Anneaux, bien supérieure à celle du roi de Gondor, Eärnur (mais elle est peut-être simplement due à la supériorité, dans ce genre de combat, des Elfes sur les Hommes, en particulier Eärnur qui n’était qu'une brute épaisse, « l'égal de son père en valeur mais non en sagesse »58)). Notons que, si ma théorie de la réincarnation via un support extérieur a une quelconque valeur, le nouveau Glorfindel aurait perdu ses souvenirs de Beleriand, disparus avec son corps dans la chute de Gondolin. Une autre explication, non proposée par le Professeur, reste possible à la rigueur, le deuxième Glorfindel pourrait être simplement un fils (ou autre) du premier, ainsi nommé pour des questions de ressemblance, physique ou morale ; en effet, d'après le Professeur59), un Elfe peut changer de nom au cours de sa vie, et on peut toujours imaginer un descendant choisissant de relever le nom de Glorfindel ; on verra aussi60) que l’utilisation d’un même nom elfique plusieurs fois n’est pas formellement interdite. Le cas de Lúthien est différent, car, bien circonscrit et isolé, il ne viole aucun des critères de la section 1, c’est-à-dire que l’univers respecte une cohérence interne, et les événements sont amenés de manière vraisemblable. Il n’est donc pas vraiment nécessaire d’offenser le Professeur en le disséquant, mais je le ferai quand même par souci d’exhaustivité. On peut évidemment penser au vieux mythe de l’amour plus fort que la mort : en fait, Beren et Lúthien étaient simplement très éprouvés par la quête du Silmaril, ils ont pris une brève retraite à Tol Galen avant une mort inévitable, mais c’est bien plus joli de parler de deuxième vie. On peut aussi, et c’est plus amusant, se raccrocher à la théorie exposée dans les paragraphes précédents. En effet, Lúthien n’est pas une Elfe ordinaire, car sa mère Melian est une Maia, et d'autre part il est précisé dans la version anglaise du Silmarillion61), que Beren et Lúthien « reprirent leur forme mortelle au Doriath », le royaume protégé de Melian62). Dans l'hypothèse, inspirée par la science-fiction, que nous évoquions précédemment, celle d’un équipement nécessaire à la réincarnation, on pourrait donc imaginer que Melian ait installé cet équipement au Doriath et l’ait l’utilisé pour Lúthien et, bien que ce ne soit pas prévu pour un Humain, pour Beren (en récupérant son empreinte in extremis ?) ; pour Beren, elle n’aurait obtenu qu’un sursis limité, et Lúthien aurait effectivement choisi de ne pas survivre à son Homme.

Gandalf, lui, aurait pu être réincarné à Valinor, et pas forcément au sommet du Celebdil. Je pense simplement qu’il n’a pas eu besoin de nouvelle incarnation, Gandalf est resté vivant avec une période d’inconscience. Mais pourquoi était-il nu ? Tout bêtement parce que le « feu noir » du Balrog avait brûlé ses vêtements, n’en laissant que des lambeaux qui se détachaient (dans des cultures pudibondes comme celle à laquelle manifestement nous avons affaire, « nu » signifie souvent « en sous-vêtements ») ; mais l’anneau, peu combustible comme l'Unique dans Le Seigneur des Anneaux63), était toujours là. Et pourquoi Gandalf insiste-t-il sur la nudité, à l’opposé justement de cette pudibonderie ? Parce que la nudité évoque la naissance ; Gandalf s’est vraiment senti renaître, et cette renaissance a un aspect politique : il a changé psychologiquement, et se sait désormais habilité à remplacer Saruman comme chef des Istari et à lui prendre sa couleur blanche. Notons que toute cette description reste valable si l'on préfère penser que l’âme de Gandalf a quitté son corps et y est revenue après une plus ou moins longue absence. Que la renaissance, ou reprise de conscience, soit due à une intervention (sous)-divine, ou à la résilience naturelle d’un corps, ne change rien à la réalité relative des faits. Gandalf croit sans doute, et en tout cas affirme, qu’il est effectivement revenu de la mort, mais au fond, on ne sait pas qui le lui a dit, ni comment il peut en être certain. J’insiste sur ce point : à mon humble avis, à moins de tricher sur les caractéristiques de l’anneau, ou d'imaginer que Gandalf l'ait laissé en lieu sûr (mais où ? À Fendeval avec mission aux fils d'Elrond de le lui rapporter ?), pour avoir gardé son anneau, la solution la plus raisonnable est que Gandalf soit resté ou ait été réintégré dans son corps d’origine ; dès lors nécessairement sa nudité est accidentelle et il était déjà (à peu près) nu avant de perdre conscience ; en insistant sur cette nudité, il est permis de considérer qu’il crée son petit mythe relatif personnel.

On peut d’ailleurs aussi imaginer une mauvaise transmission de la phrase-clé ; aucun Hobbit n’était présent pour écouter le récit de Gandalf, donc le compte-rendu est de deuxième main. Dans tous les cas, la « brève période » est probablement celle de son incarnation : dès son retour à Valinor, il cessera d’être Gandalf le Blanc pour redevenir Olorin le Maia - et il risque de connaître l'Ennui jusqu’à la fin du monde (Gandalf avait « le sens de l’humour d'un esprit fondamentalement humble »64) ).

 Beren et le Silmaril © Eissmann

3. Qui a les clés ?

Qu'en pense donc le Professeur ? Il a beaucoup à dire.

3.1. Tolkien contre Tolkien

La partie cinq de Morgoth's Ring, intitulée Mythes transformés, contient des textes tardifs, datés par Christopher de 1958-9, sur la création du Soleil et de la Lune. Et, dès le début, nous trouvons ce passage remarquable :

« ce que nous avons dans le Silmarillion etc… sont des traditions (…) transmises par les Hommes au Númenor et plus tard en Terre du Milieu (Arnor et Gondor) ; mais depuis longtemps déjà - depuis la première association des Dúnedain et Amis des Elfes avec les Eldar au Beleriand mélangées et confondues avec leurs propres mythes et idées cosmiques d'Humains »

alors que « les Hauts Elfes (…) ou au moins leurs écrivains et savants doivent avoir connu la “vérité” ». La première phrase se retrouve sous des formes un peu différentes dans deux passages que j’évoquerai plus loin, la Note 2 d'Athrabeth et la note 17 de Glorfindel ; il est à noter que, dans la version donnée ici et dans celle d'Athrabeth, le Professeur oppose les « traditions » initiées par les Elfes aux « mythes » ajoutés par les Hommes, ce qui me semble de fait correspondre assez bien à la distinction que j’ai introduite au début du présent essai, entre réalité relative et mythes relatifs ; toutefois, dans la version plus récente qu’on trouve dans Glorfindel, le Professeur utilise sans ambiguïté le mot « mythe » pour l’ensemble de sa mythologie.

Mais dans Mythes transformés, juste après avoir donné cette explication qui rejoint et développe la mienne, le Professeur écrit que cette conception de « terre plate » n'est plus possible65). En effet, à notre époque où personne ne croit que le Soleil tourne autour de la Terre, il n’est plus crédible que des traditions aussi éloignées de la vérité puissent être fondées sur un savoir véritable, même déformé par le temps et par les mythes des Hommes. Le Professeur propose donc des modifications substantielles à la trame du Silmarillion : ainsi le Système Solaire, et non la Terre, devient le centre de l'univers et reçoit le nom d’Arda, le Soleil est apparu avant les Arbres mais a été souillé par Melkor, et seuls les Arbres ont gardé pure sa lumière d’origine, les Valar ont construit un dôme de brume pour protéger Aman, tandis que la Terre était obscurcie par Melkor avec une couverture nuageuse, dissipée par un vent de Manwë une nuit juste avant l’éveil des Elfes, et ceux-ci ont donc vu les Étoiles en premier. La Note 2 de l'Athrabeth66) revient sur cette cosmogonie révisée : sous cette forme, compte tenu des différences de mentalité, les traditions « n’ont rien en elles qui entre sérieusement en conflit avec les notions Humaines présentes du Système Solaire, ni de sa taille et de sa position par rapport à l’Univers ». Le Professeur y justifie le rôle exclusif accordé au Système Solaire, dans une perspective de cohérence : les Elfes ne s’intéressent qu’aux endroits où il se passe une Histoire, or rien ne prouve qu’il existe d’autres systèmes habités, et, même s’il y en avait, les Elfes diraient que ce n’est pas leur Histoire

On trouve aussi dans la première partie de Morgoth's Ring, le texte C* de l'Ainulindalë, une version « terre ronde » de la Musique des Ainur. D'après les déductions de Christopher, elle daterait de 1948 mais aurait été abandonnée par le Professeur, peut-être à la suite de la réaction négative de son amie Katherine Farrer, et remplacée par une nouvelle version « terre plate ». Mais ce n’est que partie remise, la cosmogonie « terre ronde » se retrouve dans l'Athrabeth et les commentaires, notes et appendice qui suivent, puis dans les textes tardifs rassemblés dans The Nature of Middle-Earth, où elle est considérée comme la version définitive : d’après Hostetter, le Professeur en avait décidé ainsi vers 1957. On lit ainsi dans The Nature of Middle-Earth67)

« Comme il est maintenant connu et reconnu dans les Histoires, le Soleil faisait partie de la structure originelle d’Arda, et n'a pas été conçu seulement après la Mort des Arbres ».

Dans Mythes transformés, Christopher désapprouve vigoureusement ces révisions, reprochant à son père de « défaire ce qu’il avait fait ». Pour lui, le passage sur le mélange entre traditions et mythes, cité au début de cette section, fournissait au Professeur « une solution au problème qu’il croyait exister ». D'ailleurs, le mythe des deux Arbres et le destin du Silmaril, où le Professeur ne semble pas avoir vu de problème, ne sont pas plus acceptables que la création du Soleil et de la Lune. Christopher aurait donc préféré ma solution, que les traditions ne soient que des mythes sans rapport avec un savoir. Cependant, je ne partage pas sa sévérité : le Professeur a vu qu’il y avait un problème de vraisemblance, et a eu l’idée d’y remédier en gommant ce qu’il avait de plus outrancier, les mythes restants ne sont effectivement pas, à mon sens, de nature à réveiller l’incrédulité (le cas du Silmaril comme Étoile du Soir est un peu discutable, et d’ailleurs on ne voit pas trop comment le Professeur aurait pu le modifier pour l’insérer dans une cosmogonie vraisemblable - mais une explication comme mythe relatif mineur peut venir spontanément à l’esprit du lecteur, voir le premier paragraphe de la section 1.3). Mais c’est vrai, cette nouvelle conception n’était pas facile à faire fonctionner, et de fait n’a jamais été assez achevée pour être incorporée au Silmarillion ; elle aurait aussi fait disparaître des éléments « primitifs mais poétiques », comme le dit Christopher. Il aurait été bien plus simple d’accepter que les mythes relatifs restent des mythes.

Pourquoi le Professeur préférait-il tout changer ? Christopher ne le dit pas ; sans nul doute le Professeur aimait cette complexe (sous-)création d’univers évoquée dans mon introduction, et la préférait à une simple mythologie ; mais je m’aventure, sauf le respect que je porte vraiment au Professeur, à avancer une autre explication externe, en l’occurrence son catholicisme dans la mouvance traditionaliste, à la fois pendant et après que celle-ci reflétait la doctrine officielle de l’Église. Je renvoie le lecteur aux érudits essais Certainement tu ne doutes pas de A. R. Bossert68) et Le fait religieux chez Tolkien de F. Mazas69). De plus j'aime aussi l’anecdote rapportée par son petit-fils Simon Tolkien sur son site internet officiel70) : après l'introduction de la messe en langue vulgaire,

« il faisait tous les répons bruyamment en latin, pendant que le reste de la congrégation répondait en anglais ».

Le Professeur était de ceux que, sans le latin, la messe ennuie - et qui, en général, préfère(raie)nt croire que tout ce qu'enseigne l’Église, création et miracles compris, est littéralement vrai. Si la création du Soleil est un mythe, alors on pourrait être conduit à penser qu'Eru lui-même est un mythe, or Eru est le Dieu chrétien (ou du moins il le sera, l'Athrabeth annonce le Messie en évoquant la possibilité que dans le futur « l’Unique puisse entrer lui-même dans Arda »). Le Professeur ne souhaite donc pas que ses héros entretiennent des mythes visiblement faux, auxquels, de ce fait, ils pourraient ne pas croire. Et la limitation de la nouvelle cosmogonie au Système Solaire, qu’on retrouvera chez le très chrétien (de confession anglicane) C. S. Lewis dans la section 4 (alors que les autres auteurs de science-fiction préféraient en général des galaxies lointaines moins bien connues), me semble un avatar du géocentrisme historique de l’Église, dont, de son propre aveu, le Professeur s'accommodait fort bien71). Notons d’ailleurs ce commentaire de Christopher dans la préface du Silmarillion72) :

« dans ses derniers écrits, poésie et mythologie s'effacent devant les préoccupations théologiques et philosophiques, avec pour résultat une certaine incompatibilité de ton. »

Il me semble en effet que plus le Professeur avance en âge, plus son christianisme devient intransigeant (ainsi, à ma grande surprise, dans Le Livre des Contes Perdus, œuvre de jeunesse, il ose encore appeler « Dieux » ceux qu'ensuite il nommera Valar, et ne désignera que par des litotes comme « démiurges »), et aussi, comme nous le verrons dans la section 3.2, plus il aime à faire intervenir explicitement les Puissances, Valar ou même Eru, dans l’action. Notons cependant que l’explication donnée par le Professeur sur le rôle central du Système Solaire (voir le deuxième paragraphe de la présente section) est proche d’une idée qui semble s’imposer actuellement : même s’il existe des civilisations extra-terrestres, l'univers est trop vaste pour que nous puissions raisonnablement espérer interagir avec elles.

Une autre solution au problème du Soleil et de la Lune est proposée par Hostetter dand The Nature of Middle-Earth73) : ceux-ci étaient, à l'origine, des fruits des Arbres, mais Eru tout-puissant a pu, ultérieurement, les transformer pour en faire les corps célestes que nous connaissons, et faire en sorte qu'il semble en avoir toujours été ainsi. Cet argument rappelle la manière dont certains ultra-traditionalistes, affirmant dans une lecture littérale de la Bible que le monde a été créé il y a six mille ans, expliquent les fossiles et autres traces archéologiques plus anciennes : Dieu tout-puissant a pu les créer sous cette forme en même temps que tout le reste, et faire en sorte qu’ils semblent bien plus vieux. On peut penser que le Professeur, expert en religion, connaissait cette solution possible ; dans ce cas, il est significatif qu’il ne l’ait pas jugée acceptable.

 Bâton de Mage © John Howe

3.2. Un réincarné peut en cacher un autre

9782352947400.jpgLa Feuille de la Compagnie n°3 : Tolkien l'Effigie des Elfes

Passons à l'immortalité et la réincarnation, traitées essentiellement dans

  • Réincarnation Elfique, partie 2 ch. XV de The Nature of Middle-Earth, regroupant des textes écrits de 1959 à 1973. Ces textes se trouvent aussi dans L'Effigie des Elfes74), et, partiellement, dans Morgoth's Ring, partie 3, ch. 2, Lois et coutumes chez les Eldar) ; ainsi que dans
  • l'Athrabeth déjà cité (qui s'interroge surtout sur le destin des Hommes), et, probablement en 1972, dans le chapitre même intitulé Glorfindel, inclus dans la partie II ch. 13 de The Peoples of Middle-Earth, Derniers Écrits, et les notes qui suivent ce chapitre.

Il existe en particulier dans l'appendice d'Athrabeth un texte « écrit rapidement sur de petits bouts de papier » (dixit Christopher), dont le titre est Réincarnation des Elfes75).

Sur ce sujet il n'est pas question de mythe relatif, la réincarnation est une partie essentielle de l'immortalité des Elfes, laquelle est en fait une « longévité en série » [serial longevity] d’après le Commentaire d'Athrabeth, et le Professeur essaye de la faire fonctionner explicitement.

En effet, il se pose un problème concret, exact inverse de celui d'un assassin : comment trouver un nouveau corps ? Le Professeur développe d'abord l’idée d’une nouvelle naissance avec de nouveaux parents, puis l'abandonne ensuite (comme il l’a vu, c’est un peu difficile pour les heureux géniteurs), et préfère que le nouveau corps soit reconstruit à partir des souvenirs de l’âme (féa),

« chaque féa retient en elle-même l'empreinte (”imprint”) et la mémoire de sa demeure (”house”) précédente »,

ce qui me rappelle agréablement la section 2.3. La position définitive du Professeur semble être la suivante : ce sont les Valar qui peuvent reconstituer le corps, seulement en Aman, avec l'autorisation globale d’Eru (dans des variantes abandonnées, il est envisagé que l’âme elle-même reconstitue le corps, et que l’autorisation d'Eru soit demandée cas par cas). Seule Míriel, de manière exceptionnelle, s'est réincarnée dans son corps d’origine. D'après le texte Réincarnation Elfique, le nouveau corps présente des propriétés remarquables, que n'auraient pas désavouées le physicien Werner Heisenberg76) :

« si vous touchiez un corps ressuscité, vous le sentiez. Ou s'il le voulait il pouvait simplement vous échapper - disparaître. Sa position dans l'espace était à volonté. »

On peut évoquer la vision qu'a eue Frodo de Glorfindel dans Le Seigneur des Anneaux77) « une silhouette blanche qui brillait ». La possibilité de réincarnation n'a été offerte aux Elfes qu'après la mort de Míriel, à la suite d’une discussion au plus haut niveau, entre Manwë et Eru, relatée en détails.

Tout le texte Glorfindel insiste sur la transformation profonde qu’a subie notre héros : « il semble un personnage si puissant et presque « angélique » », il est devenu « presque un égal » des Maiar, « son pouvoir spirituel avait été grandement augmenté »78). Cette transformation ne résulte pas de la réincarnation elle-même, mais plutôt de son long séjour à Valinor après réincarnation et de son sacrifice à Gondolin. On apprend encore qu’à Valinor « il était revenu à l’innocence primitive des Premiers-Nés », ce qui n'est pas loin de la perte de souvenirs évoquée dans la section 2.3. Dans les notes 1 et 3 de Glorfindel, le Professeur et son fils discutent la possibilité qu'un même nom soit utilisé pour deux Elfes différents ; ils évoquent le cas de Galdor, de Gondolin79) et des Havres80). Pour le Professeur, celui-ci

« est représenté dans Le Conseil d'Elrond comme moins puissant et beaucoup moins sage que Glorfindel, et donc évidemment n’est pas revenu à Valinor ».

Notons enfin que même si Galdor était mort dans la chute de Gondolin (ce qui n'est pas le cas, vérifie Christopher)

« ce nom [Galdor] est d'une forme plus simple et usuelle [que Glorfindel] et pourrait être répété ».

Des règles claires sur le droit au retour pour tous les Elfes sont explicitées dans Glorfindel :

« c'était donc le devoir des Valar (…) de les restaurer à la vie incarnée, s'ils le désiraient ».

Pour les cas douteux, Manwë pouvait juste retarder leur réincarnation, et même Fëanor avait le recours d'en appeler à Eru. Cependant, le Professeur a eu parfois des conceptions plus restrictives, ainsi le texte 1b de Réincarnation Elfique exclut les Elfes mariés, les malfaisants [wrong-doers] et recommande de ne pas réincarner trop vite, et de privilégier ceux dont la première vie a été courte. Une autre exception intéressante apparaît dans la Note 5 d'Athrabeth : les Elfes qui meurent « de leur propre volonté » peuvent se voir refuser la réincarnation. C'est peut-être pour cela que dans Le Silmarillion, Lúthien, que l'on peut soupçonner de s'être laissée mourir par amour, est libérée par Mandos pour « ses labeurs et son chagrin »81), alors que, absente de la révolte des Noldor, elle aurait dû avoir ce droit sans restriction.

En revanche, pour le retour en Terre du Milieu, on lit dans Réincarnation des Elfes que les réincarnés seront

« réacheminés [transported back] vers la Terre du Milieu seulement dans des cas très exceptionnels comme Beren et Lúthien ».

La Note 5 d'Athrabeth précise que c'est surtout pour des raisons pratiques : les âmes retrouvaient en Aman un corps pour lequel « le retour en Terre du Milieu était donc très difficile et périlleux », et interdit tant que les Valar étaient fâchés avec les Noldor. Au contraire, d'après le tardif Glorfindel, les réincarnés pouvaient « retourner en Terre du Milieu si leur demeure s'y trouvait déjà », et, dans la note fn3 de Réincarnation Elfique, le Professeur envisage que ces retours soient « plus fréquents » : ces dernières règles me semblent peu compatibles avec les ouvrages publiés. Notons aussi que dans l'Athrabeth, Finrod avoue avoir peur de la mort, mais seulement de celle qui viendra inéluctablement avec la fin du monde, après laquelle rien n'est connu. À part dans ce cas, la mort est « un mal et une perte, mais pas une fin ».

Sur les Maiar, il me faut mentionner la note 2 de Glorfindel, dont la fin est notée « illisible » par Christopher : quand ils prennent forme humaine, ils sont « auto-incarnés ou leurs formes sont données par les Valar » et « ils peuvent se déplacer/voyager par un acte de volonté quand ils ne sont pas installés dans un corps »82). Je n'ai pas trouvé d'opinion du Professeur sur la mort sans retour de Saruman, mais c'est une question de déchéance morale : le problème est évoqué, mais non résolu, dans l'Ósanwe-Kenta83), un corps utilisé pour le Mal devient très difficile à séparer de l'âme - mais cela n'exclut pas une réincarnation. Pour la vitalité de Sauron, on sait que c'est la résilience du Mal, mais je n'ai pas vu d'explication plus interniste. Enfin, sur la vie à Valinor après le retour des héros, il y a dans Réincarnation des Elfes cette phrase remarquable :

« la nature exacte de l'existence en Aman ou à Eressëa après leur relocalisation [removal, écrit entre guillemets] doit être douteuse et inexpliquée.»

Je n'aurais pu si bien dire.

Les idées du Professeur sur le cas de Gandalf se trouvent dans la lettre 156 de Lettres, un brouillon datant de 1954. Il y propose une explication inattendue à cette réincarnation atypique au sommet du Celebdil : ici il ne s'agit pas d'une réincarnation, mais de bien plus, ce qu'on peut appeler une résurrection, au sens le plus fort du terme, Gandalf est mort complètement et son âme est passée hors du monde, et il n'est revenu par l'intervention d'aucun Vala, son retour ne peut être attribué qu'à Eru. Le Professeur reconnaît que tout ce passage constitue « un défaut », qu’il « n'a pas travaillé assez dur pour le réparer », et donne (presque) raison à un critique non nommé qui l’a accusé de tricher. Le Professeur ne s'attarde cependant pas sur les détails concrets, ne mentionne pas les paradoxes de l'anneau et de la brève période ; la nudité, avoue-t-il, n'est « hélas! pas claire » mais doit être prise au sens littéral, la nudité d’un enfant, pas la désincarnation. Il remarque aussi le changement de Gandalf et ses conséquences politiques, et aurait souhaité écrire, dans une conversation avec Langue de Serpent84) que Gandalf était passé « par le feu et la mort » au lieu de « par le feu et l'eau », ce qui fut effectivement mis en place dans les éditions ultérieures, suggérant que peut-être cette idée de mort sans retour ne s'est pas imposée dès le début.

A l'incitation du Professeur lui-même, on peut critiquer cette explication. D'abord, elle ne respecte pas le principe d’Asimov85), le lecteur n'a aucun élément pour la deviner, l'insistance sur le mot « mort » n'est pas un indice car celui-ci est aussi utilisé pour des elfes 86), dont l'âme est censée toujours rester dans le monde. Ensuite, elle passe par une action de Dieu en personne, dans un monde où Il est pris très au sérieux, ce qui pourrait nuire à la vraisemblance. Accessoirement, je trouve qu'elle donne trop d'atouts au camp du Bien, bien plus que la réincarnation par décision exceptionnelle de Manwë évoquée dans la section 1.2 (je ne suis pas partisan de cette solution, mais, dans le contexte de la pensée du Professeur, elle aurait peut-être suffi). Surtout, elle pose de nouvelles questions de cohérence, auxquelles j'ai plus ou moins répondu mais pas le Professeur : si Gandalf, et probablement aussi Saruman, ont pu quitter complètement le monde, qu'en est-il des Elfes, et aussi de Sauron, dont on a tant de mal à se débarrasser ? Enfin, la brève période mentionnée pour le retour de Gandalf ne devrait plus concerner son incarnation, mais sa vie même, et c'est une incohérence mineure. J'ajouterai que le caractère pénible et ténébreux de l’errance attribuée à son âme est très éloigné de l’aspect lumineux qu’on attribue traditionnellement à une rencontre avec Dieu.

Mais finalement, là aussi, cette version est très compatible avec mon explication. Bien sûr, le Professeur aurait rejeté avec dégoût toute idée de mort et renaissance imaginaires ou symboliques, digne du catholicisme abâtardi d’après Vatican 2, mais il aurait pu accepter le premier terme de l’alternative proposée dans la section 2.3 - et pour une fois je n’avais même pas besoin d’ajouter « (sous)- » devant « divine ».

 Gandalf et le Balrog sur le pont de la Moria © John Howe

Et c'est ainsi que Tolkien est grand

En conclusion, pour donner une réponse à la question du titre, oui, la cosmogonie « terre plate » (Soleil, Lune, Étoile du Soir) est plutôt un mythe relatif, auquel les acteurs de la mythologie vivante (les élites, du moins) ne sont pas censés croire. Ce mythe aurait essentiellement disparu si le Professeur avait rédigé la cosmogonie « terre ronde » comme il le souhaitait. La réincarnation, elle, est partie intégrante de l'univers (sous-)créé, même si en pratique elle ne concerne qu'un nombre limité de cas (dont Glorfindel, mais pas Gandalf), et sans retour possible en Terre du Milieu sauf les deux exceptions connues. Son usage plus général est une croyance dont le rapport avec la réalité d'Arda n’est pas clair.

Au terme de ce voyage, force est de reconnaître que le Professeur a beaucoup approfondi son univers, sans commune mesure avec mes tentatives d'explications de la section 2, et que cet univers est encore plus riche que je ne le pensais.

En fin de compte, mes deux types d'explications, celles élaborées par le lecteur à partir de documents « historiques » 87), et celles qui apparaissent dans des textes explicatifs du Professeur88), aboutissent souvent aux mêmes conclusions sur le modus operandi, même si elles divergent sur les causes profondes : essentiellement, les unes croient au Ciel et les autres n’y croient pas, ou du moins préfèrent ne pas le faire intervenir. Si l’on se borne au Seigneur des Anneaux, le christianisme du Professeur est dissimulé, n'apparaissant que par petites touches et sans ostentation. On me permettra de souligner le contraste avec l'œuvre pie de C. S. Lewis : sa Trilogie Cosmique, au demeurant très agréable à lire, est remplie de merveilleux chrétien, ou, comme j'aime l'appeler, de « science-fiction de Saint-Sulpice » ; dans les deux premiers tomes, Au-delà de la planète silencieuse89) et Perelandra90), son voyageur de l'espace explore le Système Solaire et y trouve tout à fait concrètement des Anges, le Diable, le Péché Originel, et tout ce à quoi son grand ami le Professeur avait convaincu l'auteur de croire. Dans Le Seigneur des Anneaux, le Professeur a été plus subtil et a peut-être mieux réussi (mais bien des auteurs se damneraient pour avoir le succès de C.S. Lewis).

C'est que pour moi, au fond, il y a deux J. R. R. Tolkien (au moins, en plus du linguiste et peut-être d'autres encore) : le (sous-)créateur chrétien qui pense au Mal, à la Grâce, et à d'autres concepts pleins de majuscules, et le Hobbit qui raconte de belles histoires en fumant sa pipe. L'édifice mental du premier est bien sûr sous-jacent aux histoires du second, qui n'existeraient pas sans lui, mais c'est la partie cachée de l'iceberg en plus discret encore, on ne le voit presque pas à la surface. Et, grâce à Eru, c'est très bien ainsi.

 © John Howe

Bibliographie

  • J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, 1954-55,
    • tome I, la Fraternité de l'Anneau, trad. française D. Lauzon, Christian Bourgois, 2014.
    • tome II, les Deux Tours, trad. française D. Lauzon, Christian Bourgois,2015.
    • tome III, le Retour du Roi, trad. française D. Lauzon, Christian Bourgois, 2016.
  • J. R. R. Tolkien, Le Silmarillion, édité par C. Tolkien, 1977, traduction française de D. Lauzon, Christian Bourgois, 2021.
  • J. R. R. Tolkien, Lettres, édité par H. Carpenter et C. Tolkien, 1981, traduction française de D. Martin et V. Ferré, Christian Bourgois, 2005.
  • J. R. R. Tolkien, Le Livre des Contes Perdus, L'Histoire de la Terre du Milieu - Volume 1, édité par C. Tolkien, 1984, traduction française de A. Tolkien, Christian Bourgois, 1995.
  • J. R. R. Tolkien, The Return of The Shadow, The History of Middle-Earth - Volume 6, édité par C. Tolkien, (en anglais), Harper Collins, 1988.
  • J. R. R. Tolkien, Morgoth's Ring, The History of Middle-Earth - Volume 10, édité par C. Tolkien, (en anglais), Harper Collins, 1993.
  • J. R. R. Tolkien, The Peoples of Middle-Earth, The History of Middle-Earth - Volume 12, édité par C. Tolkien, (en anglais), Harper Collins, 1997.
  • J. R. R. Tolkien, The Nature of Middle-Earth, édité par C. F. Hostetter, (en anglais), Harper Collins, 2021.

Voir aussi

1) Voir bibliographie en fin d'essai.
2) Voir section 1.1 ci-après.
3) Voir pour les détails la section 1.1. et J. Mansencal, Le cas Glorfindel, Tolkiendil, 2006.
4) Les mots « résurrection » et « ressusciter » ne sont pratiquement pas employés par le Professeur, sans doute car trop liés au Christ, bien qu'ils apparaissent dans un passage cité au début de la section 3.2, voir note 75 ; je parlerai donc autant que possible de « réincarnation », mais, contrairement à la notion bouddhiste, ce sera, à quelques détails près, dans le même corps et avec les mêmes souvenirs.
5) Voir section 3.1.
6) Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, Le dialogue de sourds, Les Éditions de Minuit, 2002.
7) P. Bayard, op.cit., p. 18.
8) « I hold the key », in H. Resnick, An interview with Tolkien (en date du 2 mars 1966), Niekas n°18, 1967 (pdf). Cet interview a été traduit par Vivien Stocker et publié dans le magazine de l'association Tolkiendil l'Arc & le Heaume, Hors-série n°2, sept. 2020.
9) Voir en particulier la section 3.1.
10) The Return of The Shadow, The History of Middle-Earth - Volume 6, ch. 12, p. 214.
11) La « sous-création » est, d'après le Professeur, un pouvoir accordé aux humains, par opposition à la Création qui est de nature divine.
12) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 11, p. 88-92.
13) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 24, p. 239.
14) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 1, p.30, trad. Daniel Lauzon.
15) Juge des Valar réputé pour son inflexibilité, Námo, également appelé Mandos d'après sa demeure, est sans doute le Vala pour lequel on éprouvera le moins d’affection.
16) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 9, p. 78, trad. Daniel Lauzon.
17) The Peoples of Middle-Earth, partie II, ch. 13, Derniers écrits, p. 377-382.
18) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 19, p.177 et ch. 20, p. 178.
19) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 20, p.178, trad. Daniel Lauzon.
20) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 22, p.224.
21) Le Seigneur des Anneaux, la Fraternité de l'Anneau, livre II, ch. 2, p. 331.
22) À part une note tardive, voir section 3.2.
23) Le Seigneur des Anneaux, Le Retour du Roi, livre VI, ch. 8, p. 356.
24) Seigneur des Anneaux, Appendice B, Le Compte des Années, p. 440-441.
25) Le Seigneur des Anneaux, les Deux Tours, livre III, ch. 5, p. 124.
26) Le Seigneur des Anneaux, les Deux Tours, livre III, ch. 10, p. 222.
27) Isaac Asimov, Histoires mystérieuses, 1968, traduction française de M. Deutsch, Gallimard, 2002.
28) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 6, p.54-55.
29) « No sex please, we're hobbits », dit le titre d'un essai de Brenda Partridge publié dans J.R.R. Tolkien: This Far Land.
30) , 31) Voir Morgoth's Ring, Part Three. The Later Quenta Silmarillion: (II) The Second Phase: Laws and Customs among the Eldar, Of the Severance of Marriage.
32) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 19, p. 164.
33) « Je fus renvoyé nu - pour une brève période, jusqu'à ce que ma tâche soit accomplie. », Le Seigneur des Anneaux livre III, ch. 5, p.124.
34) Voir commentaire du ch. VIII in J. R. R. Tolkien, Le Livre des Contes Perdus, L'Histoire de la Terre du Milieu - Volume 1, édité par C. Tolkien, 1984, traduction française de Adam Tolkien, Christian Bourgois, 1995.
35) Le Seigneur des Anneaux, la Fraternité de l'Anneau, livre II, ch. 1, p.300-304.
36) Le Seigneur des Anneaux, la Fraternité de l'Anneau, livre I, ch. 9, p. 212.
38) Robert Sheckley, Le Temps Meurtrier, 1958, traduction française de B. Zimet, Pocket, 2005.
39) , 41) Sébastien Ferenczi, Conception interne et conception externe. Deux éclairages de l’œuvre de Tolkien et leur application au mystère Gildor-Glorfindel, Feerik n°1, Bulletin de la Faculté des Études Elfiques, 1987.
42) The Peoples of Middle-Earth, début de la partie II, ch. 13.
43) The Peoples of Middle-Earth, p. xiii.
44) J. R. R. Tolkien, l'Ósanwe-Kenta, édité et annoté par C. F. Hostetter, 1998, traduction française de D. Bador, 2012.
45) , 74) Michaël Devaux, La Feuille de la Compagnie n°3 : Tolkien l'Effigie des Elfes, Bragelonne, 2014.
46) Voir par exemple la discussion sur le jugement de Manwë dans la section 1.2
47) Contes et Légendes est une collection française de livres pour la jeunesse créée en 1913-1914 par la Librairie Fernand Nathan. La collection est toujours éditée de nos jours.
48) Voir Morgoth's Ring, op. cit., partie 4, p.303-366.
49) Voir Morgoth's Ring, op. cit., partie 4, p.313.
50) K. Yeskov, The Last Ring-Bearer, (en russe), 1999, traduction anglaise de Y. Markov, 2010, fanfiction trouvable sur internet « pour distribution non-commerciale seulement ».
51) Voir par exemple : F. Herbert, Les Enfants de Dune, 1976, traduction française de M. Demuth, Pocket, 2012.
52) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 19, p. 165.
53) Voir section 3.2.
54) J. R. R. Tolkien, La Formation de la Terre du Milieu, L'Histoire de la Terre du Milieu - Volume 4, édité par C. Tolkien, 1986, traduction française de D. Lauzon, Christian Bourgois, 2007, partie III section 19. Voir aussi la prophétie des Elfes dans Le Second Livre des Contes Perdus, partie VI, section 6.
55) , 85) Voir section 1.2.
56) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 9, p.74.
57) Le Seigneur des Anneaux, la Fraternité de l'Anneau, livre I, ch. 12, p.278-279.
58) Le Seigneur des Anneaux, le Retour du Roi, Appendice A, I, iv, p.398.
59) Morgoth's Ring, partie 3, II, Laws and Customs among the Eldar, of naming, p. 214-217.
60) Dans la section 3.2
61) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 20, p. 178.
62) La traduction française de Pierre Alien dit « ils vécurent quelque temps comme de simples mortels avant de rentrer à Doriath », pour la phrase complète qui est plus littéralement « ils demeurèrent ensemble pour un temps comme homme et femme vivants, et reprirent leur forme mortelle au Doriath » ; la nouvelle traduction française de Daniel Lauzon parue en 2021 dit « ils vécurent un temps ensemble comme de simples mortels ; et ils reprirent leur forme au Doriath.
63) Le Seigneur des Anneaux, la Fraternité de l'Anneau, livre I, ch. 2, p.88-89.
64) « « the sense of humour of a fundamentally humble spirit » », The Nature of Middle-Earth, partie 2, ch. VI, Gandalf, p. 192.
65) Morgoth's Ring, Part Five. Myths Transformed, Text I : « At that point (in reconsideration of the early cosmogonic parts) I was inclined to adhere to the Flat Earth and the astronomically absurd business of the making of the Sun and Moon. But you can make up stories of that kind when you live among people who have the same general background of imagination, when the Sun 'really' rises in the East and goes down in the West, etc. When however (no matter how little most people know or think about astronomy) it is the general belief that we live upon a 'spherical' island in 'Space' you cannot do this any more. »
66) In Morgoth’s Ring partie 4. Dans ce chapitre figurent des Notes 1 à 11 avec majuscule, écrites par le Professeur, et des notes 1 à 31 sans majuscule, ajoutées par Christopher.
67) Partie 1, ch. XII, les italiques sont du Professeur.
68) A. R. Bossert, « Certainement tu ne doutes pas » : Tolkien et Pie X : antimodernisme dans la Terre du Milieu, 2005, traduction française de R. de Sainte-Marie, Tolkiendil, 2018.
69) F. Mazas, Le fait religieux chez Tolkien : de la mythologie à l'histoire, un paganisme prémisse du christianisme, Tolkiendil, 2005.
70) Simon Tolkien, My Grandfather (en anglais), The Mail on Sunday, 2003.
71) Voir note 65.
72) Le Silmarillion, Avant-propos, trad. de Daniel Lauzon, p. x.
73) The Nature of Middle-Earth, introduction de la partie 3, p. 277-278.
75) À ma surprise, dans l'édition que je possède, en deux endroits Christopher appelle aussi ce texte Résurrection des Elfes ; c'est peut-être juste une erreur mais, à l'intérieur de ce texte, le Professeur emploie effectivement les mots « résurrection » et « ressusciter ».
76) D'après le principe d'incertitude d'Heisenberg, une particule n'a pas de position déterminée.
77) Le Seigneur des Anneaux, la Fraternité de l'Anneau, livre II, ch. 1, p. 288.
78) Voir aussi la comparaison avec Galdor ci-dessous.
79) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 23
80) Le Seigneur des Anneaux, la Fraternité de l'Anneau, livre II, ch. 2, p. 320.
81) Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, ch. 19, p.176, trad. de Daniel Lauzon.
82) D'autres notations sur leurs formes et leur odeur se trouvent dans The Nature of Middle-Earth, partie 2, ch. XIV, p.241-245.
83) Voir J. R. R. Tolkien, Ósanwe-Kenta, édité et annoté par C. F. Hostetter, 1998, traduction française de D. Bador, Tolkiendil, 2012, ou The Nature of Middle-Earth, partie 2, ch IX.
84) Le Seigneur des Anneaux, les Deux Tours, livre III, ch. 6, p. 139.
86) « où mourut Gil-Galad et où tomba Elendil », Le Seigneur des Anneaux, livre II, ch. 2, p.312.
87) Voir la section 2.
88) Voir la section 3.
89) C. S. Lewis, Au-delà de la planète silencieuse, 1938, traduction française de M. Le Péchoux, Gallimard, 2008.
90) C. S. Lewis, Perelandra : voyage à Vénus, 1943, traduction française de M. Le Péchoux, Gallimard, 2008.
 
essais/concepts/terre_plate_reincarnation.txt · Dernière modification: 08/02/2022 22:44 par Forfirith
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