La géographie d'Arda

Claire Panier-Alix — 1998 — avec la participation de Guillaume Boddaert, Daniel Gagnon et Didier Willis
Article théoriqueArticles théoriques : La maîtrise globale des écrits de J.R.R. Tolkien est nécessaire pour bien saisir la portée des articles de cette catégorie, les sujets étant analysés de façon poussée par leurs auteurs.
Cet article a été partiellement repris et révisé dans Faeries (revue) n° 1, éd. Nestiveqnen, 2000.

« Ceux des Ainur qui le voulurent se levèrent et entrèrent dans le Monde au commencement des temps, et ce fut leur tâche que de l'achever et leur travail que d'accomplir la vision qu'ils avaient entrevue. Ils œuvrèrent longtemps dans les espaces d'Eä, qui sont plus vastes que ne peuvent le concevoir les Elfes ou les Humains, jusqu'à ce qu'au moment assigné fût créé Arda, le Royaume de la terre. Puis ils prirent la vêture de ce monde et y descendirent et depuis lors y demeurent. » (Le Silmarillion)

Cet article a été publié dans l'ouvrage Legendarium.

Legendarium

Repères géographiques

Arda

Eä ! (Que cela soit !) murmura Ilúvatar lors de la conception du monde. Eä est l'univers matériel, le monde, le socle géographique de l'univers de Tolkien. Arda, ou la Terre, est la terre originelle, conçue et désignée par Ilúvatar pour être la demeure de ses Enfants. Elle fut façonnée symétrique et tempérée, une sorte de paradis originel comme l'imagine la Chrétienté, mais la malice de Melkor et la guerre qui opposa ce dernier aux Valar nuancèrent sérieusement cet aspect premier.

Selon la tradition1), Arda était plate et ronde, encerclée par Ekkaïa, la mer extérieure à son tour ceinte par les Murs de la Nuit. Il y avait deux continents, immenses : Aman, et la Terre du Milieu,séparés par Belegaer, La Grande Mer (ou encore, la Mer de l'Ouest, la Grande Eau). Sous Arda se trouvait (ou se trouverait ?) un rocher monumental, percé de grottes, dont on ne sait pas s'il reposait lui-même sur quelque chose. Ce sont les Abysses. Surplombant le tout, le Voile d'Arda : l'atmosphère. Au-delà encore, Ilmen, une région (définie comme telle) se trouvant au-dessus des airs, la résidence des étoiles. Le Taniquetil était la plus haute montagne d'Arda, au sommet de laquelle habitaient Manwë et Varda à Ilmarin. On l'appelle aussi la Montagne Blanche ou la Montagne Bénie.

Lors du Changement du Monde, occasionné par la guerre évoquée ci-dessous, Ilúvatar arracha littéralement Aman d'Arda, et fit de cette dernière le monde sphérique sur lequel nous habitons. Les légendes disent qu'elle retrouvera sa forme première (et donc son essence originelle) à la Fin des Temps. La Grande Mer de l'Ouest, le Belegaer, séparait donc Aman de la Terre du Milieu. Elle s'étendait depuis Helcaraxë, au nord, jusqu'au sud le plus extrême d'Arda, qui n'est répertorié sur aucune carte. Les principales îles de Belegaer étaient Balar, Númenor, les Iles Enchantées, et Tol Eressëa.

Númenor

L'Occidentale2) (son nom entier en langue elfique quenya est Númenorë) était une grande île qui avait été conçue par les Valar pour que les Edain s'y installent à la fin du Premier Age. Ses habitants, les Númenoréens, étaient humains, et portaient aussi le nom de Dúnedain. Lorsque ces derniers tentèrent d'investir de force Valinor et Eressëa (terres elfiques), une guerre terrible s'engagea qui s'acheva par la destruction totale de Númenor, et la séparation d'Aman et de Tol Eressëa du monde matériel. Númenor tient donc une place bien particulière dans cet essai sur les Mondes Perdus, et il en sera largement question par la suite. On lui connaît de nombreux noms, dont : Anadûnê, Andor, Elenna, ou le Pays de l'Étoile. Après sa submersion, on la retrouve sous les noms d'Akallabêth, Atalantë ou Mar-nu-Falmar.

Aman

Le vaste continent occidental qui s'étendait entre la mer Belegaer et la mer Ekkaia lorsqu'il appartenait encore à Arda et au monde matériel n'est connu que par les légendes, et comme l'île d'Avalon, sa réalité et sa géographie sont incertaines. L'île, immense, était découpée par une colossale chaîne montagneuse en forme de croissant, les Pelóri, partant de l'est depuis Ekkaia pour former la frontière du royaume de Valinor au nord, à l'est et au sud. Une seule brèche existait dans cette barrière monumentale : le grand ravin Calacirya, la fissure de lumière, ainsi appelée car la lumière des Deux Arbres Sacrés de Valinor3) pouvait y passer pour aller illuminer Eldamar. Après l'empoisonnement des Arbres, les Valar fortifièrent la passe et la rendirent infranchissable.

Tirion, la principale cité d'Eldamar, se trouvait dans la région de Calacirya sur la colline de Túna. Tirion avait des murs d'une blancheur éclatante, et des escaliers de cristal. Sa plus haute tour, Mindon Elaliéva, se trouvait au pied de l'Arbre Blanc des Eldar, le Galathilion, identique à l'un des Deux Arbres de Valinor, Telperion le Blanc, mais ne produisant aucune lumière.

Valinor, le pays des Valar qui porte aussi le nom de Plaine Fortifiée, se situait au-delà des montagnes Pelóri, au centre d'Aman, légèrement à l'ouest. Eldamar commençait à l'ouest de la grande courbe formée par les Pelóri près du ravin Calacirya, alors qu'au nord s'étendait le Désert d'Araman, et au sud le désert d'Avathar. Aman, comme Tol Eressëa, fut arrachée d'Arda lorsque celle-ci devint ronde après la destruction de Númenor.

La Terre du Milieu

Ce sont les Grandes Terres qui se trouvent à l'est de la Grande Mer (Belegaer), après qu'Ilúvatar ait déraciné Aman et Tol Eressëa d'Arda après avoir fait une sphère de celle-ci. Cette appellation a cours jusqu'aux années 1930 dans les manuscrits de Tolkien, puisque jusqu'à cette date le terme de Terre du Milieu n'est jamais utilisé par l'auteur. Les Grandes Terres sont couramment employées dans les Contes Perdus, mais il faut signaler qu'il s'agit de la correction de Terres Extérieures employé jusque là dans ses carnets.

Ce continent est géographiquement le sol où se déroulent la plupart des événements relatés par Tolkien. Pour résumer, on dira que du point de vue des personnages du Seigneur des Anneaux, la Terre du Milieu est la terre historique et celle, bien réelle, sur laquelle ils vivent ; et les autres terres évoquées, celles des légendes et des mythes par laquelle ils connaissent (ou imaginent) leur histoire.

On ne peut évoquer tous les lieux dont il est question dans l'œuvre de Tolkien, se rapportant à la Terre du Milieu. Il existe des atlas complets traitant du sujet (voir bibliographie), et la seule lecture du Seigneur des Anneaux suffit pour se rendre compte de l'immense travail créatif effectué par Tolkien. Cependant, il faut préciser qu'on ne connaît dans le détail (mais parfaitement) que le nord-ouest du continent, partie dans laquelle se déroule l'essentiel du (des) récit(s). En voici quelques éléments…

Le Beleriand, aussi connu comme le Pays de Balar, ou Pays des Elfes, il se composait à l'origine des territoires situés autour de l'embouchure du fleuve Sirion, face à l'île de Balar. Par la suite, le Royaume de Beleriand s'étendit à toutes les terres partant des anciennes côtes du nord-ouest de la Terre du Milieu jusqu'à l'estuaire du fleuve Drengist, ainsi qu'à tout l'arrière-pays du sud de l'Hithlum, et à l'est, jusqu'aux Montagnes Bleues.

A l'origine, Beleriand était le pays des Elfes Sindar de Doriath et des Falas, plus tard rejoints par les Laiquendi de Beleriand, les Noldor de Nargothrond, Himlad, les Hommes de l'est et les Edain. Peu à peu, le Beleriand fut envahi par les troupes de Morgoth, détruit lors de la Grande Bataille, à la fin du Premier Age, et englouti par la mer. Seul l'Ossirand (Lindon) survécut.

Dor Daedeloth, au nord, était le territoire de Morgoth : le Pays de l'Ombre et de l'Horreur. Au Nord-Est il y aurait une mer intérieure, Helcar, à l'emplacement où se serait trouvé autrefois la montagne portant la lampe Illuin. Le lac de Cuiviénen est décrit comme étant une baie de cette mer, ce qui est assez étrange… Cuiviénen, ou Eau de l'Eveil , était un lac de la Terre du Milieu dont la légende racontait que c'était là qu'étaient nés les premiers Elfes, découverts par Oromë. En tout cas, c'est de Cuiviénen que partit la Grande Marche vers l'Ouest des Eldar (jusqu'à Tol Eressëa qui fut alors arrachée à Arda et conduite hors du monde matériel : la Baie d'Eldamar serait l'emplacement originel de la terre d'Eressëa, quand elle n'était pas encore une île).

L'Eriador était un pays situé entre les Montagnes de l'Ombre et les Montagnes Bleues, au nord. C'est là que se trouvait le pays des Hobbits, la Comté, mais aussi le royaume d'Arnor. Au nord d'Eriador, il n'y avait qu'un vaste désert. C'est la limite septentrionale de la carte de la Terre du Milieu dont nous disposons grâce aux indications laissées par Tolkien. Au sud des Montagnes Bleues, brisées par le Golfe de la Lune, estuaire du fleuve Lune (Lhûn), se trouvent les Havres Gris, à l'est desquels vivait paisiblement la Comté des Hobbits. Dans le nord d'Eriador subsiste une terre qui fut jadis un royaume à part entière, l'Arnor. A l'est de celui-ci, presque aux pieds des Monts Brumeux. Plus au sud, toujours à l'ouest des Monts Brumeux, vivaient les Noldor, dans leur royaume de l'Eregion, le Pays du Houx. C'est là que furent forgés les Anneaux des Elfes, et c'est là que se trouvait la Mine de la Moria dans l'un des royaumes : Khazad-dûm, les grandes cavernes des Nains de la race de Durin. Fondcombe, la Profonde Vallée dans la Faille, aussi appelée Imladris, était la demeure d'Elrond. Elle se trouvait près des Monts Brumeux.

A la même latitude que l'Eregion, mais de l'autre côté des Monts Brumeux se trouvait la Lórien. Ce pays, terre des Elfes, était gouverné par Celeborn et Galadriel, qui lui avaient donné ce nom en souvenir de la Lórien de Valinor (c'était le nom des jardins et de la demeure du Vala Irmó, maître des visions et des rêves qui s'appelait lui-même Lorién). Son autre nom est Lothlórien4) (l'utilisation du préfixe loth-, fleur en sindarin, langue des Elfes sindar, rappelant aussi les jardins perdus de Valinor).

Au Sud se trouvait le Gondor, le Pays de Pierre. C'était un royaume númenoréen qui avait été fondé par Isildur (ancêtre d'Aragorn) et Anárion. La principale cité du Gondor était Minas Tirith. Au nord il y avait Rohan, le Pays des Chevaux, une grande plaine herbeuse autrefois appelée Calenardhon5). Le Gondor s'ouvrait sur la mer Belegaer par la Baie de Belfalas (aussi dite de Bel), qu'il partageait avec la terre d'Umbar.

A l'est des montagnes qui constituent les frontières orientales de Gondor commençaient les terres du mal : le Mordor, le Royaume de Sauron, communément appelé le Pays Noir, ou le Pays de l'Ombre. L'Ephel Dúath, le Rempart d'Ombre, était la chaîne montagneuse qui séparait le Gondor du Mordor. Au sud de la Forêt Noire (au Troisième Âge) se trouvait Dol Guldur, le Mont du Sorcier, forteresse du Nécromancien Sauron. A l'Est de la Terre du Milieu s'étendait l'Hildórien, le pays qui avait vu naître les Premiers Hommes (les nouveaux venus, les Hildor).

Il y a (littérairement) une importante expansion géographique au cours des récit morcellés qui constituent les Contes Perdus (1916-1917) avant Le Silmarillion (1937), allant s'élargissant depuis le centre pour repousser Beleriand vers (puis dans) l'ouest, jusqu'à la submersion du Beleriand à la fin des Jours Anciens. Entre les deux recueils, de nombreuses années se sont écoulées, et les indications, tant géographiques qu'historiques fournies par l'auteur (ces textes semblent devoir constituer une sorte d'Histoire de la Terre du Milieu, assez proche du Livre Rouge écrit par Bilbo le Hobbit et signalé à plusieurs reprises dans Le Seigneur des Anneaux). Quoi qu'il en soit, tout est mouvant dans les relations de ces jours si anciens, de ces mondes perdus, disparus, oubliés. Plus qu'aucun autre, ils se veulent perdus, du moins pour nous autres, Humains.

Dix-sept ans séparent la publication de Bilbo le Hobbit et celle du premier volume du Seigneur des Anneaux. L'une des grandes différences existant entre ces deux textes réside dans la création et l'usage de cartes. Dans Bilbo le Hobbit, les noms sont relativement rares, que ce soit pour les personnages ou pour les lieux. Pour ces derniers, Tolkien se contente alors d'utiliser des majuscules. On trouve ainsi, pour la résidence de Bilbo (un trou dans le flanc d'une colline) : the Hill (la Colline). De même, le fleuve qui court au pied de the Hill est the Water (l'Eau). La majorité des lieux sont désignés, décrits par leur appellation, plus qu'ils sont nommés6). A partir du Silmarillion, Tolkien développe une incroyable nomenclature, allant de pair avec les innombrables personnages et mythes (liés à des lieux ou à des héros) qui jalonnent désormais ses textes7).

De la même manière, à la Carte de Thrór et à celle du Pays Sauvage proposées dans la première édition de Bilbo le Hobbit, qui ne servaient alors que d'ornement au roman, on peut comparer les détails passionnants (et souvent fort utiles) de la carte de la Terre du Milieu qu'on trouve dans le premier volume du Seigneur des Anneaux (première édition), et celles, plus détaillées encore du Gondor et Mordor présente dans le troisième volume, celle de la Comté à la fin du prologue, ou encore celle, toujours plus élaborée et conçue en format poster, signée par Pauline Baynes en 1970.

Il est vrai que les personnages du Seigneur des Anneaux ont une fâcheuse tendance à croire que nous connaissons aussi bien leur monde qu'eux : ils ne cessent de parler en géographes avertis et il est souvent difficile de les suivre. Sans carte, on ne comprend pas vraiment de quoi il s'agit, et on appréhende mal la progression de la Compagnie et du Porteur de l'Anneau. Le récit est parsemé d'indications géographiques dont la connaissance (à défaut de la maîtrise) fait défaut au lecteur et le perd, placé en situation d'infériorité par rapport aux héros.

Finalement, il semble qu'il y ait des lieux qui portent le nom d'un événement marquant ou d'un héros, et d'autres qui se désignent eux-mêmes (The Hill, etc.), et de ce fait soient plus rassurants pour leurs habitants (c'est le cas des Hobbits qui paraissent avoir besoin de ces repères concrèts et immuables qui les maintiennent dans un présent paisible et constant). Les Elfes, les Nains et les Hommes, plus obsédés par le passé, jalonnent leurs terres par des rappels de leur histoire et de leur mythologie, ce qui rend leur toponymie plus complexe.

Je tiens aussi à évoquer la récurrences des havres de paix dans le Seigneur des Anneaux, offrant ponctuellement des répits au Porteur de l'Anneau, comme si la géographie participait activement à sa quête. En effet, Frodo passe par pas moins de cinq demeures accueillantes et réconfortantes au cours de ses pérégrinations, et chacune de ces maisons providentielles (Homely Houses, les Maisons Simples) jalonnent sa route comme des refuges inespérés lui permettant de souffler un peu avant de poursuivre. Elles sont matérielles ou plus spirituelles : Cul-de-Sac, la petite maison du gardien Fredegar Bolger à Creux-de-Crique, celle de Tom Bombadil, l'auberge du Poney Fringant ou Fondcombe (« la Dernière Maison Simple à l'est de la Mer »). C'est un point notable dans la géographie tolkienienne, puisque l'essentiel de l'action se déroule en pleine nature (la plupart du temps hostile) ou dans les vestiges d'un passé glorieux et/ou dramatique. En fait, les personnages parcourent le film (le décor) des événements qui ont conduit la Terre du Milieu à la situation dramatique à laquelle ils sont censés remédier. Parsemant cette route, ces douillets refuges donnent souvent aux héros une sensation de se retrouver hors du temps.

Les Mondes Perdus de Tolkien

Des terres imaginaires nées d'une Angleterre « scandinave » archaïque ?

Je vais aborder ici un aspect un peu hasardeux de la géographie de Tolkien. Consciente de la difficulté de la chose, je sais que beaucoup d'amateurs de J.R.R. Tolkien sont sceptiques sur la théorie qui suit, mais on ne peut s'intéresser à la question des Mondes Perdus sans éveiller ce type de réaction, et je prends délibérément le parti d'affronter les remarques éventuelles de ceux qui oublieront que la Terre du Milieu est imaginaire, donc imaginée, et de surcroît par un spécialiste des folklores anglo-saxons, scandinaves et autres. Il va de soi que lorsque je dirai « telle terre a pour origine telle autre », ou bien « Arda est une Angleterre archaïque », cela signifiera, pour les rationalistes égarés dans nos Mondes Perdus : « dans l'inspiration, dans l'idée initiale de l'auteur ». Cela étant dit, allons-y.

Avec le Livre des Contes Perdus : l'Angleterre

Les récits de Tolkien se situent presque toujours dans le nord-ouest de la Terre du Milieu, ce qui rend aisé un rapprochement géographique entre le Beleriand archaïque et l'Angleterre. C'est plus que tentant, comme je vais essayer de le démontrer plus loin, mais ça ne l'est véritablement que pour les écrits les plus anciens de Tolkien, ceux des années 1915-1920, principalement réunis dans le Livre des Contes Perdus8). Par la suite, dans Le Silmarillion (années 1940), la plupart des références ont disparu, et le monde élaboré durant toute une vie a pris son envol, et son existence « séparée ». En d'autres termes, le Beleriand ne peut être vu comme une Angleterre parallèle que dans le cadre très restreint des Contes Perdus originels.

« J'ai été très tôt attristé par la pauvreté de mon propre pays bien-aimé : il n'avait aucune histoire propre (étroitement liée à sa langue et à son sol), en tout cas pas de la nature que je recherchais et trouvais (comme ingrédient) dans les légendes d'autres contrées. Il y avait les grecques, les celtes, les romanes, les germaniques, les scandinaves et les finnoises (qui m'ont fortement marqué) ; mais rien d'anglais, excepté le maigre matériau des chap-books [sortes d'almanachs]. » (lettre n°131 à Milton Waldman, fin 1951).

Le marin Eriol, dans les Livres des Contes Perdus, parvient sur l'île elfique de Tol Eressëa au terme d'un long voyage vers l'ouest, où lui sont racontées les légendes et les histoires d'Elfinesse, qu'il rapportera ensuite chez les hommes. Il semble que ce personnage ait un rôle plus important qu'il n'y paraît: dans l'un des innombrables carnets de Tolkien, intitulé Histoire de la Vie d'Eriol, ce personnage est mis en relation directe avec l'un des sujets favoris de l'auteur (en tant que professeur) : l'invasion des îles britanniques par Hengest et Horsa au cinquième siècle après Jésus-Christ. Tolkien a donné des cours sur ce sujet à l'Université d'Oxford, s'intéressant au conte Beowulf dans lequel apparaît Hengest9). Il ressort de cette étude que le personnage d'Eriol aurait des origines britanniques et/ou scandinaves. Or, s'il a navigué depuis sa terre natale comme le récit le sous-entend, et qu'il vient bien d'Angleterre10), l'île sur laquelle sont partis les elfes, Tol Eressëa, qui s'est littéralement arrachée au monde ancien, cela donne un sens plus qu'intéressant bien que contesté à la géographie de Tolkien : l'Angleterre et les îles britanniques des jours très anciens où l'Homme n'était ni seul, ni prépondérant, ni même adulte, serait une Angleterre parallèle à celle connue par Tolkien.
Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.
Une terre à la fois imaginaire et perdue.

« Alors Lindo dit : « Que narreront les contes ce soir ? Narreront-ils les Grandes Terres, et les demeures des Hommes ; les Valar et Valinor; l'Ouest et ses mystères, l'Est et sa gloire, le Sud et ses contrées sauvages qui n'ont jamais été foulées ; le Nord et son pouvoir et sa force; ou bien cette île et son peuple ; ou les jours anciens de Kôr où demeura auparavant notre peuple ? » (Contes Perdus)

La Terre du Milieu connue par Le Seigneur des Anneaux ou par Le Silmarillion s'est tout à fait éloignée de cette conception première, et il est impossible, désormais, d'établir un parallèle avec l'Angleterre. D'ailleurs, cette dernière est une île, alors que la Terre du Milieu est un vaste continent. Les îles originelles (dans les Contes Perdus) ont disparu, sinon dans les légendes que se racontent les personnages, pour laisser place à des terres typiquement continentales, comme la Lórien ou le Mordor pour lesquels nous avons des cartes précises. Elles sont la lointaine histoire, les mythes, les Mondes Perdus11) des habitants de la Terre du Milieu. Ainsi, il n'y a pas de cartes sérieuses et exploitables de Tol Eressëa ou d'Aman, des terres originelles dont parlent les légendes elfiques. Tolkien n'a laissé que des schémas confus et illisibles, parfois même contradictoires12).

A partir du Silmarillion : l'Europe et l'Afrique du Nord

Pourtant, et cela est confirmé par Tolkien lui-même dans ses lettres, s'il faut établir un parallèle entre son monde imaginaire et le nôtre, il faut laisser de côté l'Angleterre et les Îles Britanniques pour s'intéresser à l'Europe et à ses environs13). La comparaison reste hasardeuse, mais Umbar, sur la carte que l'on a dans le Seigneur des Anneaux, ressemble vraiment beaucoup à la côte africaine, et la mer d'Helcar peut, dans certains passages, évoquer la Méditerranée, bien qu'elle disparaisse dans les récits les plus tardifs (à partir du Seigneur des Anneaux).

Par ailleurs, si j'ai signalé plus haut une forte inspiration d'origine scandinave dans les textes anciens de Tolkien, il n'en est plus de même pour la suite, et notamment au niveau de la sémantique. Alors qu'il fabriquait ses histoires en puisant dans les mythes scandinaves, et ses noms dans l'anglais ancien ou le vieux nordique, il élabore par la suite de véritables langages qui sont de nos jours affaire de spécialistes au même titre que les langues « historiques14) » : ainsi, les langues des Nains et des Númenóréens sont typologiquement des langues de type sémitique, du genre de l'arabe ou de l'hébreu, ce qui conforte l'idée européenne et africaine de la localisation d'origine. Par ailleurs, je signale que les plus célèbres de ces langues « inventées », le quenya15) et le sindarin, langues elfiques, sont typologiquement plus proches du gallois 16) (ce qui nous ramène à la Grande Marche vers l'Ouest qui aurait amené les Elfes archaïques en Aman)17).

Ce qu'en a dit Tolkien

« A kind of legendary and history of a 'forgotten epoch'. »

L'œuvre de J.R.R. Tolkien, telle que nous la connaissons, est celle de toute une vie. Lorsque l'on se penche sur la multitude d'écrits et autres études parues sur lui et sur son monde, ou à la lecture de son abondante correspondance, on peut être étourdi par les nombreuses incohérences qui apparaissent quant à sa conceptualisation d'Arda.

C'est qu'il a écrit, réécrit, réinventé, affiné sans cesse cet univers, et la (les) mythologie(s) qui lui est attachée. Il y a d'énormes écarts entre l'Histoire de la Terre du Milieu telle que relatée dans les années 1915-20, et celle que nous connaissons mieux, des années 1940 et suivantes (Le Silmarillion et Le Seigneur des Anneaux ont bénéficié de cette lente et rigoureuse maturation, mais leur incroyable succès en librairie a aussi contraint l'auteur à se pencher sur des aspects qu'il n'avait peut-être pas consciemment explorés, à l'occasion des nombreuses lettres échangées avec ses admirateurs, des colloques et autres articles de journaux parlant de lui). L'engouement d'un public anxieux de se plonger davantage dans ce monde après avoir fermé la dernière page donne ainsi une dimension exceptionnelle supplémentaire à l'œuvre de Tolkien.

Ainsi, cette question des origines et des correspondances de la Terre du Milieu avec l'Angleterre et/ou la Scandinavie trouve plusieurs réponses paradoxales dans le courrier de l'auteur, suivant l'année de leur rédaction, comme si, à l'occasion du problème soulevé, Tolkien y avait réfléchi après coup et fabriqué sur pièce sa propre théorie. Parfois, il l'a admise et même, s'en est expliqué (lettre n°211, à Rhona Beare, du 14 octobre 1958), mais sur la fin, comme dans la lettre à Charlotte et Christopher Plimmer (lettre n°294, du 8 février 1967) il affirme, après un exposé un peu compliqué18), qu'on pourrait seulement imaginer une origine spirituelle de la Terre du Milieu en Europe du Nord, mais que ce schéma reste pour lui inapplicable, tant géographiquement que spirituellement.

Pour ce qui est de la sémantique et de la linguistique, il dit (lettre n°151, à Hugh Brogan, du 18 septembre 1954.) qu'il regrette d'avoir été obligé d'utiliser certaines terminologies d'origine nordique (scandinave et/ou germanique) comme le mot elfe ou orc. Sa propre vision attachée à ces vocables correspondait en réalité à un folklore ancien et traditionnel, souvent sans équivalent en anglais, ou déformé. Pour les Elfes, par exemple, il dit qu'il était conscient - et le regrettait pour la compréhension de son monde tel qu'il l'a pensé - que ce terme (et les images associées) ait été détourné et déformé dans l'imaginaire des gens (des Anglais) par des auteurs tels que Shakespeare.

Pour Tolkien, finalement, la Terre du Milieu n'est pas un monde imaginaire. Il s'en explique dans plusieurs lettres (n°154, 165, 183, et 211), mais je n'évoquerais ici que celle qu'il écrivit en 1956 (lettre n°183, de février ou mars 1956.) : « Ce nom [Terre du Milieu] est la forme moderne (apparue au XIIIè siècle, et toujours en usage) de midden-erd > middel-erd, un nom ancien désignant l'oikoumenē, la demeure éternelle des Hommes, le monde objectivement réel, spécialement opposé, dans son usage, aux mondes imaginaires (tel que le Pays des fées) ou invisibles (comme le Paradis ou l'Enfer). Le décor de mon récit est cette terre, celle sur laquelle nous vivons à présent, mais la période historique est imaginaire. »

Ainsi, et il le répète dans une autre lettre (Lettre n°211, à Rhona Beare, du 14 octobre 1958), il préfère utiliser notre terre (géographie) dans un temps imaginaire plutôt que dans créer une physiquement ou de déplacer son récit sur une autre planète. Il souligne d'ailleurs à l'occasion sa défiance face aux fictions se référant aux autres planètes et aux aliens, bien qu'acceptant un parallèle créatif entre sa motivation et celle des auteurs de Science Fiction. Pour Tolkien, il est simplement fascinant de se retrouver dans un lieu familier si celui-ci est sublimé par « l'enchantement de la distance du Temps »(Lettre n°183, de février ou mars 1956).

Les trois visions du mythe du « Monde Perdu » chez Tolkien

Tol Eressëa

Ses falaises sont « emplies d'un bavardage et d'une odeur de poisson, et de grands conclaves se tiennent sur leurs escarpements » (allusion aux nombreux oiseaux marins qui y ont élu domicile une fois qu'Ossë a ancré les îles au fond de la mer). Tol Eressëa est son nom dans le langage des fées (cf. elfes), mais elle porte aussi bien le nom de Dor Faidwen dans celle des gnomes, ce qui signifierait le Pays de la Libération. Elle se trouve très à l'ouest, après son long périple. Son histoire est notamment racontée dans le premier des Contes Perdus, déjà évoqué, la Chaumière du Jeu Perdu.

Revenons à Eriol, puisque c'est par les récits qu'il récolte que nous connaissons Tol Eressëa. Marin, il est fasciné par la mer, et les horizons inconnus. Il ne tient pas en place. Il entreprend un nouveau voyage, toujours plus à l'ouest, et parvient sur Tol Eressëa, qu'il nomme Se Uncùtha Holm : l'Île Inconnue en vieil anglais. Les notes laissées par Tolkien complètent les contes récoltés par le marin, et confortent la théorie géographique des origines britanniques des terres qu'il a imaginées. Ainsi, le nom que s'est donné Eriol (il est dit aussi que ce sont les Gnomes19) qui le nommèrent ainsi) : Angol, « du même nom que les régions de sa demeure ». Or, Christopher Tolkien pense que son père voulait parler de la migration des premiers Anglais depuis leurs terres originelles, en Scandinavie, vers les Îles Brittaniques20). En vieil anglais, angel ou angul est le nom d'une région danoise se situant entre le fjord de Flensburg et la rivière Schlei, au sud du Danemark actuel. Il changera encore de nom pour devenir Ælfwine, l'Ami des Elfes, et dans un conte ultérieur du même nom, il est vraiment désigné comme étant un anglais de la période anglo-saxonne naviguant vers l'ouest par l'Océan Atlantique et découvrant Tol Eressëa. Ainsi, on peut supposer que l'extraordinaire expédition que fut l'arrachage des fondations sous-marines de l'île Tol Eressëa et son long voyage vers l'ouest l'ont conduite à l'emplacement géographique de l'Angleterre que nous connaissons (de la Scandinavie à l'Angleterre).
Pourtant, le problème n'est pas résolu, car en terres elfiques rien n'est simple, et les clefs verrouillent davantage qu'elles n'ouvrent les portes !

Ainsi, si Tolkien dit que le marin Eriol est anglais cela ne signifie pas qu'il soit un Anglais d'Angleterre, c'est à dire un habitant de l'île tel(le) que nous le(la) comprenons. Il dit aussi que la terre qu'il découvre, Tol Eressëa, est, ou plutôt sera l'Angleterre que nous connaissons. Ainsi, la cité qui se trouve au centre de l'île Tol Eressëa, Koromas (ou Kortirion) deviendrait la ville anglaise Warwick. De nombreuses correspondances jalonnent les contes, volontairement semées par Tolkien :

  • Kortirion > Warwick21) (concordance étymologique Kor- et War-),
  • Alalminorë, le Pays des Ormes > le Comté du Warwickshire,
  • Tavrobel > le village de Great Haywood (Comté du Staffordshire).

Valinor

Au-delà de l'océan de l'Ouest, en son centre se trouve la cité de Kôr, en souvenir de laquelle fût érigée celle de Kortirion à Tol Eressëa. « Très belle fut Kôr et les fées l'aimèrent, et elle devint riche de chanson et de poésie et de la lumière des rires; mais en un temps la grande Sortie de l'Avant se fit, et les fées eussent fait renaître le Soleil Magique de Valinor, n'eussent été la trahison et la faiblesse des cœurs des Hommes. Ainsi est-il que le Soleil Magique est mort et l'Ile Solitaire retirée jusqu'aux confins des Grandes Terres, et les fées sont éparpillées de par toutes les larges voies hostiles du monde ; et maintenant les Hommes demeurent même sur cette île pâlie, et ne se soucient pas ou ne savent rien de ses jours anciens. Pourtant toujours se trouve-t-il quelques uns des Eldar et des Noldoli des temps anciens qui s'attardent encore sur l'île, et l'on entend leurs chants autour des rives du pays qui fut auparavant l'une des plus belles demeures du peuple immortel. » (Introduction du poème Kortirion parmi les Arbres)

Après avoir dissimulé Valinor aux yeux des mortels (les Hommes principalement), les Valar Oromë et Lórien reçurent l'ordre de concevoir des chemins secrets et magiques pouvant conduire jusqu'à leur monde perdu. Ces chemins sont évoqués à plusieurs reprises dans les Contes Perdus, mais surtout dans la Chaumière du Jeu Perdu et dans le poème Toi et Moi (1915), préfigurant les poèmes des Aventures de Tom Bombadil (1962). La version la plus courante est celle des Chemins des Rêves, conçus par Lúrien, et par lesquels les « enfants des pères des pères des Hommes » vinrent à Valinor pendant leur sommeil.

« Lórien tissa une voie de magie délicate, et elle alla par des chemins tortueux très secrets depuis les régions de l'Est et toutes les vastes et sauvages contrées du monde même jusqu'aux murs de Kôr, et elle passa par la Chaumière des Enfants de la Terre et de là descendit le sentier des Ormes Murmurants jusqu'à ce qu'elle eût atteint la mer. Mais elle jeta des ponts par-dessus les mers sombres et tous les détroits, avec de fines passerelles qui reposèrent sur l'air et luisant de gris comme si elles étaient des brumes soyeuses éclairées par une lune maigre, ou des vapeurs de perle ; pourtant, mis à part les Valar et les Elfes, aucun Homme n'a de ses yeux contemplé cette voie sauf lors des doux sommeils dans la jeunesse de son cœur. La plus longue de toutes les voies est-elle, et ils sont rares à jamais atteindre sa fin, tant de pays et d'endroits merveilleux de séduction et de ravissement traverse-t-elle avant de jamais atteindre Elfinesse, pourtant est-elle lisse sous les pieds, et ne se fatigue jamais celui qui emprunte ce chemin. » (La Dissimulation de Valinor, le Livre des Contes Perdus) Dans le même texte, on apprend que le Vala Oromë fabrique une autre voie, aérienne celle-ci: l'Arc-en-Ciel.

Númenor : une Atlantide de plus...

Dans plusieurs lettres, Tolkien assimila lui-même Númenor, dont la destruction conduisit Valinor et Tol Eressëa à se couper du monde physique (et mortel : donc le nôtre ou un monde proche du nôtre) à l'Atlantide22).

Rappel des faits : avant la chute et la destruction de Númenor (The Great Isle of Westernesse), l'île Tol Eressëa (l'ancien « Paradis » elfique) ainsi que Valinor, le royaume des Valar, étaient alors accessibles aux mortels par voie navigable, bien que le périple fût réputé dangereux. Après la Rébellion des Númenóréens, les Rois des Hommes qui résidaient dans un pays plus à l'Ouest que toutes les autres terres mortelles, entreprirent d'envahir Eressëa et Valinor. Une guerre23) terrible s'engagea alors au terme de laquelle Númenor fut détruite, Tol Eressëa et Valinor littéralement arrachés d'Arda et du monde accessible : la route de l'Ouest resta ouverte, mais elle ne menait désormais les mortels nulle part sinon à leur point de départ.

Dans une lettre de 1971 (n°325 à Roger Lancelyn Loreen, du 17 juillet 1971), Tolkien ajoute qu'Aman (c'est à dire désormais Tol Eressëa et Valinor) pouvait toutefois être atteinte par les Valar mais aussi par des êtres possédant des pouvoirs de même nature bien que moins importants. Ainsi en irait-il d'Olórin (Gandalf), qui n'aurait besoin d'aucun moyen de transport pour s'y rendre, Aman n'appartenant plus au monde physique. Tolkien suggère dans la même lettre que des mortels plus simples, tels que le Hobbit Frodo et ses compagnons de route, pourrait y séjourner pour une durée limitée, ce qui se vérifie dans le Seigneur des Anneaux.

Dans ses lettres, Tolkien fait d'ailleurs plusieurs fois allusion à un cauchemar récurrent qu'il aurait exorcisé en écrivant la nouvelle la Chute de Númenor (Les Contes Perdus), et qu'il acrédite à ce qu'il appelle son « complexe de l'Atlantide » : « Un autre ingrédient, pas encore mentionné, est aussi entré en jeu dans le besoin que j'avais de donner une fonction importante à Grands-Pas/Aragorn. Ce que je pourrais appeler mon obsession de l'Atlantide. Cette légende, ou ce mythe, ou ce souvenir confus de l'Histoire ancienne m'a toujours troublé. Dans mon sommeil, je faisais le rêve horrible d'une Vague inexorable, sortant d'une mer tranquille ou bien s'avançant menaçante sur les vertes terres. Il se termine toujours par une défaite, et je me réveille en suffoquant comme sorti de l'eau profonde. J'ai à plusieurs reprises dessiné ou écrit de mauvais poèmes à ce propos. Lorsque C.S. Lewis et moi avons tiré au sort, et qu'il fut décidé qu'il écrirait un voyage dans l'espace et moi un voyage dans le temps, j'ai commencé un livre avorté, un voyage dans le temps qui était censé s'achever avec la submersion de l'Atlantide, à laquelle devait assister mon héros. L'Atlantide devait s'appeler Númenor, le Pays de l'Ouest. » (Lettre n°257 à Christopher Bretherton, le 16 juillet 1964)
« […] et cette profonde réceptivité aux légendes (à défaut d'un meilleur terme) possédant ce que j'appellerai le tempérament et l'atmosphère du nord-ouest. En tout cas, si vous désirez écrire un récit de ce gene, vous devez prendre en compte vos racines, et un homme du nord-ouest du Vieux Monde placera son cœur et l'action de son récit dans un monde imaginaire avec cette atmosphère et cette situation : avec à l'ouest la Mer sans Rivages, celle de ses innombrables ancêtres, et à l'est les terres sans fin […] J'écris cela à propos du « cœur », car j'ai ce que d'aucuns pourraient appeler un complexe de l'Atlantide. Peut-être héréditaire, même si mes parents sont morts trop jeunes pour que je sache de telles choses à leur sujet, et trop jeune pour me les transmettre par les mots. […] Je parle ici de ce rêve terrible et récurrent (aussi vieux que mes souvenirs) de la Grande Vague, gigantesque, qui s'approche inexorablement passant au dessus des arbres et des prés verts. (Je l'ai légué à Faramir.) Je ne crois pas l'avoir refait depuis que j'ai écrit la Chute de Númenor, la dernière légende des Premier et Second Âges. » (Lettre n°163 à W.H. Auden, du 7 juin 1955)

D'Aman, on ne sait que peu de chose, ce qui est notable dans l'œuvre de J.R.R. Tolkien. On ne la connaît que par des légendes, lesquelles sont la plupart du temps nées d'esprits humains ou de Sindar n'ayant jamais quitté la Terre du Milieu. Aman est donc un monde perdu pour un monde perdu (imaginaire) pour nous : Arda. Pourtant, comme l'île où repose le roi Arthur en attendant de revenir parmi nous, la légende suggère à défaut de le promettre, qu'elle sera de nouveau accessible pour nous un jour. Quant à Númenor, à l'instar de l'Atlantide, elle est perdue à jamais, détruite. Anéantie. Seule la mémoire, la connaissance et la transmission de son histoire et des raisons de sa chute lui accordent de se survivre par le mythe. Plus qu'un Monde Perdu, Tolkien nous répète à l'infini l'histoire fondatrice et universelle des peuples : Aman est le Paradis Perdu, et Númenor est à la fois le Pêché Originel, l'Atlantide, Mû et tous les autres Mondes Perdus…

Extrait du Silmarillion, relatant la fin de la Guerre de l'Anneau, et qui constitue le dernier tome du Seigneur des Anneaux :

« Or ceux qui assistèrent aux événements de cette époque fertile en exploits et en prodiges l'ont racontée ailleurs, dans le récit de la Guerre de l'Anneau, ils ont dit comment tout a fini par une victoire imprévue et un malheur depuis longtemps promis. Qu'il soit dit ici qu'en ce temps-là l'Héritier d'Isildur se dressa au Nord, qu'il prit les tronçons de glaive d'Elendil pour les faire forger de neuf à Imladris et qu'il partit en guerre comme le grand capitaine des Humains. C'était Aragorn fils d'Arathorn, trente-neuvième après Isildur en droite ligne, pourtant plus proche d'Elendil que tous ses prédécesseurs. Il y eut bataille à Rohan, le traître Curunir y fut abattu et Isengard détruite. Un grand combat eut lieu devant la Cité de Gondor et le Seigneur de Morgul, le Capitaine de Sauron, fut rejeté dans la nuit, puis l'Héritier d'Isildur conduisit l'armée de l'Ouest contre les Portes Noires de Mordor.

À cette ultime bataille vinrent Mithrandir (Gandalf), les fils d'Elrond, le Roi de Rohan, les Seigneurs de Gondor, et l'Héritier d'Isildur avec les Dúnedain du Nord. Là tout leur courage fut vain, ils trouvèrent enfin la défaite et la mort, Sauron fut le plus fort. Mais ce jour vit aussi se vérifier les paroles de Mithrandir, et l'aide vint des mains des faibles quand les Sages eurent fait défaut. Car, et de nombreux chants l'ont depuis célébré, ce furent les Periannath, le Petit Peuple, ceux qui vivaient dans les pré, sur les collines, qui en fin de compte les délivrèrent du mal.

On raconte que Frodo le Hobbit accepta de se charger de la mission de Mithrandir, qu'il traversa la nuit et les dangers avec un serviteur, qu'il parvint au Mont du Destin malgré la colère de Sauron et qu'il jeta dans les flammes où il avait été forgé le Grand Anneau de Pouvoir qui fut enfin détruit et consumée sa force malfaisante.

Ainsi Sauron échoua. Il fut à jamais vaincu, se dissipa comme l'ombre d'un démon et la tour de Barad-dûr s'écroula en ruines. Au bruit de leur chute la terre trembla au loin, puis la paix fut de retour.
»

Voir aussi sur le net

1) Dans Morgoth's Ring, Tolkien émet l'hypothèse que la Terre a toujours été ronde (parce qu'à cette période tardive de sa vie, il s'attachait à replacer son œuvre dans un contexte réaliste, comme tu l'as toi-même dit par la suite), et que les Elfes (probablement instruits par les Valar) le savaient sans doute. La vision plate de la Terre serait une invention des Hommes, conservée par la tradition. Tolkien s'en sort par une pirouette, puisque les hommes découvrent la rotondité de la terre après la submersion de Númenor, et assimilent donc les deux phénomènes. ”And those that sailed far came only to the new lands, and found them like the olds lands, and subject to death. And those who sailed furthest set but a girdle about the earth, and returned weary at last to the place of their beginning; and they said 'All roads are now bent'”. (Le Silmarillion) En résumé, ”the world was changed from a flat medieval world to the round world of today. Middle-earth was meant to be our own world, and Tolkien's overall conception was of a progression, with 'Mythological Time' changing into 'Historical Time'. The events accompanying the Fall of Númenor were a major step in the process.
2) Pour le lecteur du seul Seigneur des Anneaux en français, il s'agit de l'Ouistrenesse de F. Ledoux, traduction (si l'on peut dire) de Westernesse.
3) Telperion le Blanc et Laurelin le Doré constituent l'une des plus prodigieuses créations des Valar. Conçus à l'aide d'un chant de pouvoir de l'Ainur Aratar Yavanna et par les larmes de l'Ainur Aratar Nienna, les Arbres naquirent lorsque Valinor fut pleinement établie. Ils grandirent sur Ezellohar, et leur lumière illuminait les royaumes de Valinor, Eldamar et plus tard Tol Eressëa alors que Varda récoltait leur rosée dans de grandes cuves, les Fontaines de Varda. Plus tard, les Silmarils, les Joyaux de Fëanor, donneront la même lumière bienfaitrice et pleine de pouvoirs. Melkor, convoitant la Lumière, empoisonnera les arbres, asséchera les Fontaines de Varda et volera les Silmarils, provoquant la longue et terrible guerre relatée dans le Silmarillion. La lumière des Arbres courait sur un cycle quotidien de douze heures, durée d'un jour dans l'Année des Arbres, temps elfique.
4) Il existe un autre ancien nom de la Lothlórien, donné par Fangorn, et que je trouve le plus beau : la Vallée de l'Or Chantant (Laurelindórenan).
5) Le Rohan s'appelait le Calenardhom lorsque c'etait une province du Gondor, et l'un de ses anciens noms etait Rochand, Pays des Chevaux en sindarin, devenu par la suite Rohan.
6) Dans Bilbo le Hobbit, on trouve encore the Misty Mountains (les Monts Brumeux), the Long Lake (le Long Lac), the Lonely Mountain (la Montagne Solitaire), the River Running (la Rivière Courante), Dale (Vallée)…
7) Dans Bilbo le Hobbit, il y a au plus une cinquantaine de noms. Dans l'index du Seigneur des Anneaux, on relève plus de 600 noms de personnages et monstres, d'innombrables lieux portant un nom propre (et non plus seulement une dénomination descriptive), et plus de 200 noms propres désignant des objets.
8) Le Livre des Contes Perdus, tomes I et II, Éd. Christian Bourgois. Dans l'édition anglaise (Éd. HarperCollins), ils constituent les tomes I et II de la série The History of Middle-earth.
9) Finn and Hengest, J.R.R. Tolkien, Ed. Alan Bliss, 1982. Je ne le connais que dans cette édition anglaise. C'est un essai assez pointu, contenant les textes dans les deux langues, un long commentaire de texte. A mettre en relation avec Beowulf: an introduction to the study of the poem, de R.W. Chambers, Ed. Cambridge, et l'excellent Widsith: a study in old english heroic legend du même auteur, que j'ai eu un peu de mal à lire en anglais mais qui est passionnant au bout du compte. Le livre de Tolkien présente par ailleurs une très longue bibliographie sur le sujet.
10) La plupart des noms qui sont attachés à ce personnage sont directement inspirés de l'anglais ou du scandinave, ce qui est exceptionnel dans l'œuvre de Tolkien où tous les noms sont créés à partir des langues elfiques, gnomiques ou autres qu'il a élaborées. Par exemple, son père est Eoh, mot du vocabulaire poétique du vieil anglais (signifiant cheval) ; son frère est Beorn (guerrier en vieil anglais, proche du scandinave björn, ours, etc.). Eriol s'est installé sur l'île du nord, Heligoland, et épouse Cwén (épouse, en vieil anglais) dont il a deux fils, du même nom que son père, Hengest (qui veut dire cheval en vieil anglais aussi) et Horsa.
11) L'histoire de Númenor ressemble à s'y méprendre au mythe de l'Atlantide, et sa géographie est imprégnée par la mythologie grecque ; quant à sa civilisation, elle évoque l'Égypte antique, voire la Crête minoenne.
12) On les trouve reproduits dans le volume IV de l'Histoire de la Terre du Milieu : La Formation de la Terre du Milieu, au nombre de cinq, et appelés diagrammes par Christopher Tolkien qui tente courageusement de les rendre explicites…
13) Un des contes figurant dans Faërie commence ainsi : « Il etait une fois, pas trop loin pour qui a de bonnes jambes et il n'y a pas trop longtemps pour qui a une bonne mémoire, certain village. »
14) Les nôtres.
15) Il subsiste néanmoins d'évidentes origines scandinaves dans la sonorité et la topologie du quenya.
16) Je ne connais pas vraiment le gallois ni le finnois, mais je crois que les spécialistes disent que le quenya est typologiquement proche du finnois (dans sa structure phonétique et dans ses déclinaisons) alors que le sindarin s'apparente du gallois. En tout cas, le quenya n'a rien de gallois, alors que le sindarin présente plusieurs aspects de cette langue (en particulier les lénitions - c'est à dire les mutations de consonne - à l'initiale après un article, par exemple mellyn mais i·vellyn, ou pour donner un exemple accessible au lecteur du Seigneur des Anneaux, tîw (« lettres ou signes », appendices au Seigneur des Anneaux) mais i·thiw (« les signes », sur l'inscription de la Porte de Durin), ou encore Periannath (Le Silmarillion, dans le passage que tu cites à la fin) mais i·Pheriannath (Le Seigneur des Anneaux).
17) Oui, dès que tu parles d'Afrique, rappelle-toi que Tolkien est né en Afrique du sud. Par ailleurs, si on conserve les proportions, les terres habitées par les peuples noirs (Harad, proche ou lointain) sont situées au même niveau que l'Afrique. Par ailleurs, les Orientaux collent bien à l'idée du slave/barbare. Et le caractère européen d'Eriador, avec les Alpes pour les Monts Burmeux, Mordor pour les Balkans, ou les Montagnes Bleues pour les reliefs du nord de l'Europe (Écosse, Monts des Flandres : cf. guerre de 14-18 pour Tolkien, ou encore les monts scandinaves).
18) Il répond point par point à des lettres dont nous n'avons pas le texte.
19) Comprendre : ceux qui savent. Il s'agit des Noldor (racine latine).
20) Les ancêtres de Tolkien étaient eux-mêmes scandinaves.
21) Tolkien rencontre sa future femme à Warwick, et elle séjourne à Great Haywood (à l'est de Stafford) près du campement militaire de Tolkien, en 1917. Par ailleurs, en 1915, Tolkien écrit un poème, Kortirion parmi les Arbres, qu'il dédie à Warwick…
22) Dans la lettre n°151 à Hugh Brogan, du 18 octobre 1954 et la lettre n°154 à Naomi Mitchison, du 25 octobre 1954. On peut faire au besoin le parallèle entre les mots Atalantë en Quenya et Atlantis en Grec, Tolkien lui-même le fait. Pour la géographie « imprégnée par la mythologie grecque », je pense qu'il serait plus juste de dire que certains aspects géographiques rappellent la description de l'Atlantide donnée par Platon dans son Timée (pour rappel, l'Atlantide, sur laquelle le Moyen Âge a beaucoup glosé, est en fait une invention de Platon, un artifice littéraire pour opposer la civilisation policée d'Athènes à la puissance barbare d'un empire). Dans Platon elle n'a pas une forme d'étoile, mais il y je crois une montagne centrale. L'Atlantide de Platon évoque la Crète et l'Egypte, alors peut-on franchir le pas pour Númenor ? Pour la langue, elle est visiblement de type chamito-sémitique (racines tri-consonantiques), évoquant donc le pourtour méditerranéen (arabe, hébreu, araméen, etc., et dans une certaines mesure seulement l'égyptien). Les couronnes des rois númenoréens (décrites dans les Contes et légendes inachevés) rappellent les couronnes des Pharaons d'Egypte.
23) Le Changement du Monde lié à la Submersion de Númenor n'a pas eu lieu à la suite d'une « guerre ». Ar-Pharazôn l'aurait bien voulu, mais il n'y a pas eu de véritable afffrontement entre les Valar et les Numenoreens - « juste » une tempête.
 
essais/divers/geographie.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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