Religion en Terre du Milieu : comment ça marche, et qu'est-ce que ça fait ?

Chris Seeman — 1993 — traduit de l'anglais par Odilon Dubost
Articles de synthèseArticles de synthèse : Ces articles permettent d'avoir une vue d'ensemble du thème traité mais ils nécessitent une bonne connaissance des principales œuvres de J.R.R Tolkien.
Cet article est une traduction de « Religion in Middle-earth: How does it work and what does it do? », Other Hands Magazine, n° 2, 1993, p. 7

La religion est une caractéristique standard dans l'univers du jeu de rôle de fantasy. Si nous définissons en gros la religion comme un credo (ce que les gens croient), un code (ce à quoi les gens accordent une valeur), et un culte (comment les gens expriment croyances et valeurs à travers un rituel), alors nous pouvons la distinguer comme un facteur dans la plupart des jeux de rôle. Mais cette définition est peut-être trop grossière ; pour beaucoup de monde, credo et valeurs ne deviennent « religieux » que lorsqu'ils sont organisés et contrôlés par un groupe de personnes en particulier (par exemple une église, un culte, ou quelque autre association qui se définit spécifiquement comme religieux, distinctement d'autres groupes - politiques, parenté, ou n'importe quoi d'autre).

Y a-t-il de la religion en Terre du milieu ? Critiques littéraires et créateurs de jeux ont réussi tous deux à générer la confusion en essayant de répondre à cette question . Il y a deux raisons à ce manque de clarté. La première étant une mauvaise interprétation de la formulation de Tolkien sur ce sujet, en raison d'un défaut dans la distinction entre la compréhension de Tolkien de la fonction « religieuse » de la fantasy comme littérature, et les références (ou leur manque) à une croyance / un credo / un culte en Terre du milieu comme matériau pour les jeux de rôles. La seconde raison de la confusion est due au fait que la plupart des gens qui écrivent sur la religion dans le monde de Tolkien (comme littéraire ou comme cadre de jeu de rôle de fantasy) ne réussissent pas à rendre explicite quelle définition de « religion » ils utilisent (Pensent-ils au credo (à la foi) , aux valeurs, au culte - ou une combinaison des trois). En s'occupant de ces deux facteurs, cet essai tentera de répondre à cette question clairement et directement.

Si la religion existe en Terre du milieu, que fait-elle ? Lire une nouvelle fantastique est une activité contemplative ; mais un jeu de rôle fantastique est fondamentalement orienté vers l'action. Cela signifie que les joueurs sont concernés par des relations de cause à effet - exemple : « si la religion existe, comment cela va-t-il influer sur mon personnage ? ». Parce que la religion revendique l'accès au pouvoir d'une certaine sorte, un joueur de jeu de rôle doit savoir dans quelle circonstances ce pouvoir est effectif - exemple : « Si mon personnage participe à une activité, religieuse, est-ce que cela va avoir un impact sur mes jets de dé ? » En d'autres termes, est-ce que la religion affecte les mécanismes de jeu, ou est-ce juste subtil d'y regarder ?

Si la religion « fonctionne » en Terre du milieu, alors comment ça marche ? la plupart des créateurs de jeux vivent dans une culture dans laquelle la religion est conçue comme étant accessible à chacun ayant une attitude subjective de la « foi ». Ce modèle aboutit souvent à une déformation de la façon dont la religion se pratique dans le monde de Tolkien. Par conséquent, pour développer un modèle plus précis de religion pour le jeu de rôle en Terre du milieu, il sera nécessaire de chercher des analogies plus appropriées que celles basées sur notre propre culture.

Cet essai tente de répondre à ces questions dans l'ordre suivant :

  • 1) il interprète les remarques de Tolkien sur la religion en Terre du Milieu ;
  • 2) il développe un modèle de religion basé sur les analogies historiques de notre propre monde ;
  • 3) il habille ce modèle d'exemples concrets pris dans les travaux de Tolkien.

 Illuin © Nasmith

La Terre du Milieu comme un Monde « Religieux »

J.R.R. Tolkien était un catholique romain dévot, et il a décrit en une occasion le Seigneur des Anneaux (le magnum opus de sa mythologie) comme « un travail fondamentalement religieux et Catholique » (Lettre n°172). Que signifie cette déclaration ? Cela signifie certainement que les croyances et les valeurs personnelles d'un auteur jouent un rôle dans la construction des histoires qu'il ou elle écrit ; mais pour comprendre les pensées spécifiques de Tolkien, il faut se référer à sa philosophie du fantastique.

Dans son essai « Du conte de fées » , Tolkien définissait la tâche de l'auteur de fantasy comme la création d'un mythe (Tree and Leaf: 64-66). Pour Tolkien, un mythe est quelque chose qui illumine poétiquement les vérités humaines fondamentales ; mais ceci dans un sens assez différent de l'allégorie qui, par contraste, annonce le contenu explicite du credo de l'auteur. Ce rejet de l'allégorie est revendiqué par Tolkien comme étant la raison du « pourquoi je n'ai rajouté, ou retiré, aucune référence à quelque chose comme « la religion », les cultes ou les pratiques, dans le monde imaginaire. » (Lettres: ibid.).

Quand Tolkien affirme qu'il a intentionnellement éliminé toute référence à la « religion », il veut dire qu'il a évité d'insérer des représentations des cultes chrétiens dans son monde imaginaire. Ceci est une conséquence nécessaire de son rejet du fantastique en tant qu'allégorie. Cette déclaration n'implique cependant pas que la Terre du milieu manque de pratiques religieuses. Cela n'implique pas non plus que les piliers centraux du credo de Tolkien - l'unité de Dieu, la réalité de la grâce divine et la chute de l'humanité - ne soient pas des faits fondamentaux dans le monde secondaire.

Mais tout cela traite seulement de la mythologie de Tolkien en tant que littérature ; et nous aide finalement pas à imaginer comment la religion en Terre du milieu fonctionne en tant que mécanisme de jeu de rôle. L'affirmation tolkienienne d'avoir éliminé « tout ce qui est en rapport avec la religion » de son monde devrait immédiatement nous avertir contre des prétentions sur la religion comme nous la connaissons dans notre culture importée dans notre jeu. Le traité de Graham Staplehurst sur la religion dans le module ICE Minas Tirith (Villes de la Terre du milieu n°8301) illustre ce danger.

Staplehurt considère la religion comme « une vie spirituelle » ; bien qu'il ne formule jamais ce qu'il veut dire par cette expression. Implicitement, il définit « spirituelle » en opposition au culte ; ce qui signifie comme le contraire de « cérémonie et spectacle »:

Les observances religieuses des Dúnedain […] sont uniformément informelles. Il n'y a pas de temples ou de lieux de pèlerinages et aucun prêtre ne prêche ou ne conduit quelque sorte d'office […] Similairement, il n'y a pas de services religieux ou d'éducation religieuse.

Alors qu'au premier regard ce passage a l'air très similaire à la remarque de Tolkien, Staplehurst compense cette déclaration négative avec une affirmation qui, je crois, reflète les hypothèses religieuses « modernes » qui ne correspondent pas au rôle de la religion dans le monde de Tolkien. D'après Staplehurst, une relation personnelle et contemplative avec un des Valar pour la réussite de la bénédiction » est l'idéal spirituel du Dúnadan « fervent ».

Les bénéfices de la bénédiction ne sont pas prouvables, mais le simple acte de foi en disant des prières peut suffire pour canaliser quelque pouvoir des Valar pour influencer les évènements concernant la personne qui prie. Naturellement, les prières ne sont d'aucune utilité à ceux qui n'ont pas de foi.

Ce passage semble suggérer que la « vie spirituelle » est une activité méditative (et peut-être occasionnellement ritualisée) concernant la « foi » d'un individu. Si la bénédiction est entièrement dépendante de la croyance subjective, il n'est aucunement étonnant que les expressions collectives et institutionnalisées du culte soient alors inefficaces et inutiles. En d'autres termes, tous les bons Dúnedain sont Calvinistes pour un humain.

Mais Tolkien lui même a utilisé le terme « foi » dans un sens tout autre. Dans le monde secondaire, avoir la foi, c'est être l'un des Fidèles - c'est-à-dire être sujet d'un royaume. La foi des Fidèles n'est pas basée sur la croyance subjective, mais sur la loyauté objective basée sur l'histoire. La solidarité des Fidèles ne s'exprime pas à travers des méditations personnelles, mais à travers certaines personnes, certains lieux ou certains objets dotés de sainteté.

 La Fiole de Galadriel © Anke-Katrin Eissmann

La Sainteté comme un modèle pour le fonctionnement de la Religion

La Sainteté n'est pas un problème « spirituel » - c'est une caractéristique physique qui confère à son porteur le pouvoir de bénir ou de maudire, de faire mourir ou de sauver. La main guérisseuse du vrai roi est un modèle de sainteté, comme l'est la malédiction d'Isildur envers les Parjures. De la même façon, l'ombre du Seigneur des Nazgûl est un exemple de sainteté « négative » ou de corruption. Ces deux formes de sainteté sont contractables par contacts physiques et sont donc « contagieuses ».

Les Fidèles entrent dans une relation avec les personnes, les lieux saints, les objets sacrés par un culte hautement institutionnalisé, l'exécution duquel est le plus souvent le « droit » exclusif d'une seule personne - le Roi. De ce point de vue, la capacité « d'être religieux » n'est pas concomitante de la volonté ou la disposition de l'individu mais « est plutôt donnée » à cette personne en vertu de son lignage, ou par une grâce spéciale indépendante du mérite personnel. En ce sens, la « religion » n'est pas transmise par la « foi » mais par la parenté. L'organisation et la transmission de la sainteté est alors notre modèle pour le fonctionnement de la religion en Terre du milieu.

Comme la sainteté réside dans les choses physiques, la réflexion sur la sainteté et tout activité en relation avec celle-ci se fera de façon « terre-à-terre ». Comme la sainteté est dans la parenté et les structures politiques, il n'existe pas de motivations de retrait de ces structures en vue d'embrasser la sainteté. Par conséquent, il n'y a pas de « prêtre” en Terre du milieu - il y a uniquement des rois et des chefs qui remplissent les fonctions de prêtre.

Cela élude le traitement de Staplehurst dans le module Minas Tirith, dans lequel il dit, par exemple, que les gardes du sanctuaire sont des moines qui ont fait « vœu de sacerdoce ». Son usage d'un langage religieux explicite en décrivant leur tête comme « curate » marque une contradiction avec sa précédente déclaration qui disait que les Dúnedain n'avaient pas de discours religieux formalisé.

Il apparaîtrait alors que les cultes sont abondants en Terre du milieu, mais cela ne servirait à rien de les appeler religieux puisqu'ils existent en corrélation avec des institutions « non-religieuses ». En laissant de côté notre vision moderne de la religion, nous voyons le culte ou le rituel comme le moyen par lequel les instituions politiques et la « parenté » organisent, accordent et transmettent la sainteté. Mais le pouvoir de bénir et maudire a une fonction beaucoup plus spécifique envers le groupe qui l'organise ; fonction que nous pouvons appeler culte.

 Couronne du Gondor © Anke-Katrin Eissmann

Le « culte » comme modèle de ce que fait la religion

Un culte est fait de gestes rituels qui transmettent la sainteté dans le but explicite de légitimer une règle particulière parmi d'autres. Un culte est alors « politique » dans le sens où il exerce une autorité sur des gens. En employant les mots de notre précédente de la religion inclut cultus (rituel), code (une forme de règle au-dessus des autres), et la foi (croyances qui légitime à la fois la validité de culte et ses règles). Certaines règles ne peuvent littéralement exister sans le support d'un culte, alors que d'autres n'ont pas besoin d'une légitimation par le culte. Les cultes ne sont généralement pas inventés par leurs participants, mais sont initiés par un ou plusieurs Valar comme l'intervention d'une grâce divine. En conséquence, l'efficacité continue d'un culte ne dépend pas de la croyance subjective de ses participants, mais de la Puissance de celui qui l'institua.

Les deux seuls exemples totalement développés de culte dans les écrits de Tolkien sont ceux pratiqués par les Dúnedain, et ceux imposés par Morgoth et Sauron sur leurs esclaves. Le culte de Melkor comme développé à Númenor sous l'influence de Sauron est un hybride des deux précédemment cités. Ce qui est choquant à ce propos est que cela suggère que les cultes sont un phénomène largement humain (au moins parmi les Peuples Libres). Pourquoi les cultes, dans le sens spécifique que nous avons défini, n'émergent pas parmi les Hobbits, les Nains ou les Elfes est une question qui peut aider à définir plus profondément la nature du culte en Terre du milieu.

A travers les écrits de Tolkien, le ménage patriarcal comme modèle dominant de la parenté apparaît comme auto-validant et, par conséquent, n'a pas besoin d'un légitimation par le culte. Il s'en suit que les peuples pour lesquels la parenté est la forme primaire d'organisation sociale ne se sont pas « honorés » de cultes. Cette logique semble se tenir dans le cas de Hobbits, dont la juridiction « extra familiale » (la Comté) est élective, elle ne dérive donc pas d'une intervention divine.

D'autre part, les Nains, ont un lien direct avec le Vala Aulë ; mais une célébration rituelle de cette relation serait redondante en ce qui concerne le culte, car des pratiques rituelles de ce genre ne seraient rien de plus qu'une réitération et une affirmation de la nature créée. La prépondérance du principe de parenté dans l'organisation des Nains (ex : les sept pères) implique un élément de sainteté, mais ça ne sert pas nécessairement et spécifiquement la fonction culturelle de légitimer une nouvelle forme d'association au-delà de celle de la parenté.

Les Elfes sont un cas plus compliqués. Comme les Nains, ils jouissent d'une relation spéciale avec l'un des Valar, et, pareillement, la révérence à Elbereth est une expression de leur existence essentielle ; mais les Elfes sont incapables de s'engager dans une véritable activité cultuelle aussi longtemps qu'ils sont en Terre du milieu. La raison de ceci est que les Valar ont déjà défini un contexte pour la participation cultuelle des Elfes en Aman (ex. le culte à Ilúvatar en concert avec les Valar), le point étant que les elfes (au moins dans les vues des Valar) n'appartiennent pas à la Terre du milieu et, contrairement aux mortels exilés de Númenor, ont le choix de partir pour l'ouest quand ils le veulent.

Il y a peu d'évidence qu'à la fois les Valar et les Maiar acceptent le refus des Elfes de se soumettre à la règle directe des Valar en Aman. Melian semble être une exception à ce modèle, mais une partie au moins de l'influence de Thingol sur les Elfes Gris vient du fait qu'il ait vu le Royaume Béni lui-même. Ceci et son mariage avec Melian ont fait de lui un « centre » de sainteté, mais cela ne menait pas à une différente sorte d'ordre social légitimé par le rituel du culte.

Si le culte dans son sens spécifique n'est pas nécessaire ni aux Elfes, ni aux Nains, ni aux Hobbits, pourquoi est-il si important pour les Hommes mortels ? Il y a des exemples de grâces accordées individuellement par un des Valar à des hommes pour répondre à un besoin particulier (ex : Béma pour les Hommes du Nord, Ulmo pour Tuor, Uinen pour les Venturers) - et si dans certains cas, une association cultuelle est instituée (exemple la « guilde » des Uinendili) - c'est seulement avec les trois maisons des Edain que la nature du culte se dévoile totalement.

 Aulë © Ted Nasmith

Les Númenóréens comme exemple d'un Peuple Défini par le Culte

Avant le cadeau de l'Île de l'Etoile, il semblerait que les Edain de Beleriand n'observaient aucun culte distinctif. Les alliances forgées avec les Elfes l'étaient sur des bases rationnelles, non cultuelles (c'est-à-dire une défense unie contre les menaces de Morgoth). Cette situation changea avec la fin du Premier Âge.

Comme récompense pour leur opposition à Angband, on donna aux trois maisons un nouvel endroit pour se loger sous la protection des Valar. En acceptant cette grâce divine, les Edain devinrent un nouveau peuple : les Dúnedain. Les Valar désignèrent Elros Tar-Minyatur et ses descendants pour régner sur ce peuple en tant que rois. La fonction primaire de ces rois était d'exercer une nouvelle sorte de règle sur les trois maisons et d'agir en tant que « médiateurs priants » entre leur peuple et les Valar.

Cette nouvelle juridiction fut appelée loi númenóréenne. La mesure dans laquelle elle était directement liée à la volonté des Valar n'est pas claire, ainsi que le degré avec lequel les rois númenóréens ont pu la former ; mais une chose est claire : son émergence se fit en même temps que la première véritable apparition d'un culte. Il s'agit de l'offrande annuelle des premiers fruits à Dieu sur la montagne sacrée de l'île : « Et il y avait au milieu des terres une haute et abrupte montagne appelée Meneltarma, le Pilier du Ciel, en haut de laquelle était un endroit consacré à Eru Ilúvatar. C'était un temple sans mur et sans toit, et aucun autre ne s'élevait au pays des Númenóréens. » [Silmarillion ; Akallabêth - p341 (édition Pocket)]

Cette offrande rituelle (et les conséquences de son abandon par les Rois qui suivirent) implique que la médiation sacerdotale et exclusive de la lignée d'Elros était nécessaire pour la grâce continue et la protection des Valar qui rendit possible l'existence des Edain comme Dúnedain. Il semblerait alors que la pratique de ce culte joue un rôle important de validation de l'exercice du pouvoir royal sur Númenor et son peuple. Dans cette capacité, la loi númenóréenne fonctionnerait comme un engagement dont l'intégrité et la continuité serait garanties par l'établissement régulier du culte.

Trois faits historiques ont fait que cet engagement s'est brisé : 1) le culte des morts 2) le culte de Melkor et 3) l'Akallabêth. Chacun de ces faits a eu des conséquences sociales et politiques importantes sur les relations entre les Dúnedain et les Hommes de Terre du milieu. L'identité cultuelle a probablement joué un rôle dans la compréhension réciproque et la motivation de leur interaction, les Númenóréens jouant le rôle de médiateurs indirects de la grâce divine envers ces peuples côtiers oppressés par Sauron ; mais le contact initial n'avait aucune répercussion sur les réclamations de la règle des Dúnedain jusqu'à ce que les rois ne se mettent à murmurer contre l'Interdit des Valar.

La séparation graduelle de la plus grande partie des Dúnedain d'avec les Valar et les Eldar comme conséquence de l'ancienne préoccupation des morts, conduite au développement d'un rite funéraire élaboré : « Mais la peur de la mort grandissait en eux et ils la retardaient par tous les moyens possibles. Ils se mirent à construire pour leurs morts de grandes maisons où des savants travaillaient sans relâche à découvrir le moyen de les ramener à la vie ou au moins de prolonger les jours des Humains. Ils trouvèrent seulement l'art de préserver intacte la chair morte des hommes, et ils remplirent le pays de tombes silencieuses où l'idée de la mort était enchâssée par la nuit. Les vivants se tournaient avec ardeur vers les plaisirs et les fêtes, voulant sans cesse accumuler les biens et les richesses. Après le règne de Tar-Ancalimon on négligea d'offrir à Eru les premiers fruits et les Humains se rendirent de moins en moins au lieu béni au sommet du Meneltarma, au centre du pays. » [Silmarillion, Akallabêth - p349 (édition Pocket)]

Ce passage établit une correspondance entre la préoccupation de la mort, l'accumulation de la richesse, et la négligence du culte du Meneltarma, quoique ça n'implique pas qu'ils soient directement en relation de cause à effet. Néanmoins, ce développement des pratiques funéraires peut légitimement être vu comme une culte (comme Tolkien lui-même y fait occasionnellement référence dans les Letters), depuis qu'il a l'air de servir comme justification de l'accumulation de la richesse, qui peut seulement être réussie par l'exploitation de la Terre du milieu et la mise en place d'un hommage par ses habitants. Une raison plausible pour l'abandon du culte du Meneltarma peut très bien être parce que les Númenóréens étaient incapables d'y trouver une légitimation à leur domination des Hommes Moindres (desquels leur mode de vie extraordinaire dépendait).

La mesure dans laquelle la vénération des morts contribua à légitimer ces relations tributaires n'est pas spécifiée ; mais c'est une illustration pertinente de notre modèle, alors que le culte émerge en proximité avec ce nouveau développement des relations ente Númenor et la Terre du milieu. La mesure dans laquelle l'hommage fut incorporé dans la loi númenóréenne est inconnue. Cela dépend seulement de la façon dont nous voyons la relation entre cette loi et la pratique du culte traditionnel des Númenóréens. Plus proche sont le culte et cette juridiction, plus difficile il serait d'incorporer un tel hommage comme une activité « légale ». Inversement, plus la juridiction se détache du culte, plus il est facile d'incorporer ce nouveau mode de domination.

Peut-être que la division des Dúnedain en Fidèles et Hommes du Roi intime que la correspondance entre le culte et la juridiction est assez ambiguë pour autoriser des interprétations divergentes sans pour autant menacer la base ultime de la légitimité du Roi.* Dans le même temps, le manque d'adhésion divine à un hommage « séculaire » injustifié peut générer le besoin (ou au moins, le désir) d'une institution cultuelle secondaire. Le caractère parental des pratiques rituelles se concentre sur la préservation d'un proche mort peut être interprété comme un phénomène hybride, puisqu'il recule vers une légitimation « pré-cultuelle » (c'est-à-dire le ménage patriarcal comme une structure auto-validante) pour justifier l'accumulation de la richesse.

La caractéristique distinguant les cultes de Morgoth, et plus tard de Sauron, des autres, est l'esclavage. Dans la mythologie de Tolkien, la mise en esclavage d'un Peuple Libre par un autre est sans précédent, sauf « sous l'ombre ». Ceci laisse entendre que l'esclavage ne puisse être validé que par les moyens d'un culte basé sur Morgoth lui-même (Tolkien dit une fois que Sauron se présentait à ses premiers suivant comme Morgoth redivivus) Tel fut le cas à Númenor, où l'esclavage total (distinct de la servitude rémunérée) ne fut instituée qu'après que Sauron ait mis en place le culte de Morgoth sur les Dúnedain : « C'est couverts d'armes qu'ils allaient désormais sur les Terres du Milieu, non plus avec des offrandes ni même en maîtres, mais comme des guerriers impitoyables. Ils chassaient les Humains, prenaient leurs biens, les réduisaient en esclavage et en sacrifiaient beaucoup sur leurs autels. » [Silmarillion ; Akallabêth - p 359 (édition Pocket)]

C'est le témoignage le plus clair de notre affirmation qu'une disjonction primaire du culte est de rendre possible une autorité ou une domination particulière, qui ne pourrait être prolongée par d'autres moyens. Il est alors significatif que la seule apparition d'esclaves dans le Seigneur des Anneaux se fait lors de la victoire d'Aragorn sur les Pirates d'Umbar à Pelargir (Umbar était le lieu où se trouvaient des « Númenóréens Noirs », encore sous la domination de Sauron).

Mais le culte de Melkor comme il était pratiqué par les Númenóréens illustre aussi le problème de l'efficacité de la pratique cultuelle. Ainsi, parce que l'efficacité d'un rite ne dépend pas de la croyance subjective, mais de la source divine de son pouvoir de bénédiction ou de malédiction ; un culte fondé sur de fausses revendications d'efficacité (comme la promesse de Melkor de donner l'immortalité aux Dúnedain) rencontrera des difficultés perpétuelles dans le maintien de son semblant d'autorité. En d'autres termes, le problème de tels cultes est qu'ils ne fonctionnent pas - tout du moins pas dans le sens dans lequel leurs médiateurs le voudraient. Par conséquent, ils doivent compter sur la déception ou la contrainte brute pour faire respecter n'importe quelle règle.

La Chute de Númenor et l'ouverture de la Grande Crevasse par la main d'Eru signifie un arrêt de l'engagement garanti par l'exécution du culte sur le Meneltarma. La fondation des Royaumes en exil par le reste des Fidèles reconstitua des éléments d'un culte de Dieu (Eru) et du culte des morts sous une nouvelle forme, qui se base sur la tradition et la nécessité. La préservation de certains objets sacrés de l'ancien engagement (comme l'Arbre Blanc) a été interprété comme un canal continu de grâce de la part des Valar, vivant maintenant dans un autre monde (Aman ayant été séparé d'Arda par la Crevasse)

 La submersion de Númenor © John Howe

Conclusion

La Religion sur la Terre du milieu se manifestement premièrement comme une activité rituelle ayant pour but de transmettre une certaine sainteté (pouvoir de bénir et maudire). Les Rites deviennent des cultes lorsqu'ils servent à légitimer une sorte de règle, plus précisément une règle qui ne peut être légitimée ou soutenue par aucun autre moyen (l'esclavage, par exemple). Les Dúnedain sont le seul des Peuples Libres à avoir un culte totalement développé en ce sens. Les cultes de Melkor prend des éléments du culte traditionnel des Númenóréens (c'est-à-dire, les Dúnedain comme un peuple élu, les cultes funéraires) et les combina avec l'idéologie de l'esclavage propre à Sauron. L'efficacité continue du culte Númenóréen pratiqué par les Fidèles en Terre du milieu atteste la grâce continue de Dieu / des Valar.

 
essais/divers/religion.txt · Dernière modification: 06/04/2020 18:47 (modification externe)
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