Le Conseil du Sceptre

Madeleine Brice – Mai 2012
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L'Arc et le Heaume n°3 - Númenor.

L'Arc et le Heaume n°3 - Númenor

La fin du Premier Âge marqua l’avènement d’une ère de prospérité pour les Edain alliés des Elfes lors de leur guerre contre Morgoth. Guidées par l’étoile d’Eärendil, la Maison de Hador et celle de Bëor — les Haladins n’étant plus — se rassemblèrent sur une nouvelle terre ayant émergé des flots : Númenor. Fils des Trois Maisons des Hommes et descendant des Elfes, Elros devint le premier roi de Númenor sous le nom de Tar-Minyatur et ses descendants régnèrent après lui jusqu’aux évènements tragiques qui scellèrent le sort du royaume.

Le pouvoir du Roi était total, absolu. Nulle assemblée élue à Númenor et nul Parlement à même de borner ses pouvoirs ne sont mentionnés par Tolkien. Pourtant, tout homme, aussi noble et valeureux soit-il, doit un jour demander conseil. Le monarque à lui seul ne pouvait gérer les affaires d’Etat et ce même lorsque le Royaume en question est aussi paisible que l’était Númenor dans les premiers temps, alors que les Hommes ne s’étaient pas encore tournés de nouveau vers la Terre du Milieu et que seules les blanches nefs des Eldar venaient rompre l’autarcie insulaire.

Le Roi était donc susceptible de faire appel à des conseillers sur divers sujets où sa volonté et sa connaissance faisaient défaut. À Númenor comme au Gondor par la suite, ce rôle de conseiller était fortement institutionnalisé : il ne s’agissait pas de conseils prodigués par telle ou telle personne de l’entourage du roi. Il existait au contraire des règles — sans doute d’usage plutôt qu’écrites1) — qui régissaient la délivrance de tels avis, une structure spécialement dédiée : le Conseil du Sceptre.

Tolkien, en bon britannique qu’il était, s’est naturellement inspiré des structures politiques de son pays. Il est vrai que les conseils du roi n’étaient pas une spécificité anglaise au XVe siècle. Néanmoins le Conseil de la Couronne d’Angleterre avait pris à cette époque une forme caractéristique qui influa ensuite fortement sur l’organisation politique du pays.

Les origines du Privy Council sont difficiles à tracer avec exactitude : il aurait existé dès le règne d’Henri III d’Angleterre (1207-1272). Néanmoins, ce fut sous le règne des Tudor (1485-1603) qu’il sortit véritablement de l’ombre pour acquérir une dimension stratégique lors des tensions entre le Roi et le Parlement. Indépendant des ministères, il permettait au Roi ou à la Reine d’étendre ses prérogatives royales dans de nombreux domaines. La commission des affaires étrangères et la Star Chamber en furent un temps les plus importantes composantes.

Bien entendu, des Plantagenêt à nos jours2), en passant par l’époque contemporaine de Tolkien, le Privy Council connut des évolutions notables et plusieurs configurations. Nous n’avons pas ici la prétention de comparer point par point l’intégralité de ces différentes configurations au Conseil du Sceptre brièvement décrit par Tolkien. À titre d’exemple, Tolkien ne mentionne nullement l’administration sous-tendant le fonctionnement d’un tel conseil : les scribes, les gardiens des chambres du Conseil ou des registres pourtant essentiels au fonctionnement de son homologue anglais, particulièrement à l’époque d’Elisabeth Ière (1558-1603) et de Jacques Ier d’Angleterre (1603-1625). Cependant, des registres étaient très certainement tenus, et probablement en quenya, longtemps considéré comme une langue noble.

A première vue, la configuration même du Conseil du Sceptre diffère par sa taille de son équivalent anglais. Au cours de son existence, le Privy Council a connu une explosion de ses effectifs avec une démultiplication des commissions spécialisées, notamment de celle des affaires étrangères. En 1679, lors d’une réforme d’envergure entreprise par Charles II (1660-1685), le nombre de membres est limité à trente conseillers permanents, contre cinquante précédemment. Le Conseil du Sceptre n’en comporte que sept. En Angleterre, la pratique poussa le Roi à ne pas réunir l’intégralité du Conseil mais à s’appuyer sur un nombre réduit de membres et ce même après 1679, la réforme ayant échoué. Sous Guillaume III d’Angleterre (1689-1702), cette tendance devint plus évidente. Peu à peu, ce cercle privé au sein du Privy Council, d’abord appelé Cabal prit le nom de Conseil du Cabinet (le conseil tenu par le Roi dans son propre cabinet), ancêtre du Cabinet actuel. Pour le Conseil anglais comme pour celui de Númenor, le nombre de conseillers du monarque était donc relativement restreint.

Leur composition est à ce titre plus intéressante et dénote un certain « ajout de modernité » apporté par Tolkien dans son propre conseil et montre qu’il ne s’inspire pas de la configuration la plus ancienne du Privy Council. Dans les deux cas, les princes de sang sont membres de plein droit de ce conseil. À Númenor, l’héritier — ou héritière — du trône pouvait ainsi profiter de sa présence au sein du conseil pour être initié à la manière de gouverner. En revanche, le reste des membres du Conseil diffère clairement. En 1679, les quinze premiers conseillers du Privy Council l’étaient en raison de leur office auprès du roi, les dix suivants en raison de leur rang, les cinq derniers étant des roturiers, mais il fallut attendre plusieurs années avant que des membres de la Chambre des Communes y soient admis, préfigurant ainsi l’évolution actuelle du Cabinet britannique. À Númenor, outre l’héritier du trône, le Conseil comportait un représentant de chacune des régions du Royaume : le Forostar, l’Andustar, l’Orrostar, le Hyarnustar, le Hyarrostar et le Mittalmar. En cela, il se rapproche plus de la représentativité locale de la Chambre des Communes. En effet, bien que Tolkien ne consacre que quelques lignes à la description du Conseil du Sceptre, il insiste sur le fait que les représentants « devaient leur position non pas à leur rang ou à leur richesse, mais à l’estime et à l’affection qu’ils avaient su gagner dans leurs pays respectifs. » À l’époque de Tar-Meneldur, deux autres conseillers — en plus de son héritier, Aldarion — étaient du sang d’Elros : Valandil, Seigneur d’Andúnië, représentant l’Andustar, et Hallatan, Seigneur de Hyarastorni, pour la région du Mittalmar. Cependant, c’était bien l’amour de leur peuple et non leur rang qui leur valait cette position. Les conseillers du Roi n’avaient donc pas de statut héréditaire à l’exception évidente de l’héritier du Roi, qui transmettait sa charge à son propre héritier.

Cette similitude avec une configuration « récente » (s’apparentant au moins à celle de Hanovre3)) du Conseil se heurte au pouvoir réel détenu par le Conseil du Sceptre et qui est loin d’avoir l’ampleur qu’avait le Privy Council à l’époque de Guillaume III et plus encore, sous les règnes de George I (1714-1727) et George II (1727-1760). En effet, ces deux derniers monarques cessèrent d’assister aux réunions du Privy Council, se contentant de manifester leur accord ou désaccord sur les décisions prises alors même que grandissait — au sein du Parlement surtout — l’idée qu’il était du devoir des Rois d’agir conformément à l’avis de leurs conseillers, pour les affaires graves tout au moins. Rien de tel à Númenor. Si Tolkien n’évoque pas de Parlement, ce n’est pas sans raison. Comme nous l’avons indiqué précédemment : le roi a tout pouvoir et le peuple même n’aspire pas à autre chose ; ou selon les propos de Christopher Tolkien, sur la base des écrits de son père : « ce Conseil n’avait qu’un pouvoir consultatif, et […] ne pouvait en rien influer sur les décisions du Roi ; […] ni le souhait ni la nécessité d’un autre type de pouvoir ne s’étaient encore manifestés4). » Le Roi avait donc tout loisir de ne pas écouter les avis de ses conseillers. La volonté de Tar-Meneldur de remettre son sceptre à son fils Aldarion malgré les positions mitigées de son Conseil en témoigne.

Cette vision absolutiste de la royauté coïncide donc avec l’importance accordée à l’autorité locale — via les représentants des régions — ainsi que, dans une moindre mesure, des « experts ». En effet, d’autres membres pouvaient occasionnellement se joindre au Conseil pour traiter d’un sujet spécifique où leur savoir était requis. Ces membres additionnels pouvaient demander à se joindre à la discussion de leur propre chef ou être mandés par le Roi mais, malgré leur savoir, leur avis n’était pas davantage contraignant que celui des autres membres du Conseil.

Tandis que l’Angleterre du Privy Council voit peu à peu émerger la démocratie parlementaire en vigueur aujourd’hui, le Conseil du Sceptre se heurta à un absolutisme de plus en plus poussé à mesure que les Rois de Númenor laissaient leurs cœurs s’assombrir. La position des Seigneurs d’Andúnië au sein du Conseil est un exemple révélateur. Bien que n’ayant pas de charge héréditaire, les Seigneurs d’Andúnië étaient connus pour avoir toujours été conseillers du Roi en raison de leur exceptionnelle popularité. Lors du déclin de Númenor, au cours des années où les Rois se détournèrent progressivement des Valar, cette fonction n’alla pas sans leur causer de cas de conscience. En effet, ils étaient pris entre leurs obligations envers le souverain et leur amitié à l’égard des Eldar. Leur position au sein du Conseil leur prodigua l’occasion de tenter de faire entendre raison aux Rois mais n’eut pas le succès désiré, étant donné le caractère non contraignant des avis dudit conseil. Sous le règne d’Ar-Gimilzôr, ils furent exilés dans l’est du pays au même titre que les autres Fidèles, que le Roi souhaitait maintenir sous surveillance. Son fils, Tar-Palantir, dont la mère était de la Maison des Seigneurs d’Andúnië, fut sans nul doute plus favorable à leurs conseils mais ceci ne dura qu’un temps. Pour finir, Sauron obtint d’Ar-Pharazôn qu’il renvoie Amandil d’Andúnië du Conseil et tout espoir d’infléchir l’autorité royale fut alors perdu. Le renvoi d’un conseiller qui aurait pu lui faire entendre raison et qu’il avait estimé durant sa jeunesse signe peut-être ainsi la perte véritable d’Ar-Pharazôn.

 Le Conseil du Sceptre

Malgré son affaiblissement, la structure du Conseil perdura après la Submersion et se retrouve au Gondor, près de 3000 ans après la chute de Númenor, comme en témoigne le Conseil tenu devant Denethor peu de temps avant la Bataille de Pelenno5). Lors de ce conseil étaient présents Faramir, héritier présomptif de l’Intendant, le Prince Imrahil (vraisemblablement en sa qualité de représentant du Belfalas), des capitaines non nommés et Gandalf, que l’on pourrait ranger dans la catégorie des « experts » ou membres exceptionnels. À cette époque, le Conseil conservait néanmoins son attribut le plus important : son rôle purement consultatif. Le Seigneur Denethor était en effet en droit de prendre une décision contre l’avis de ses capitaines et de son fils, ce qu’il fit parce qu’il « n’était pas d’humeur, ce jour-là, à s’incliner devant l’opinion d’autrui6). » Cependant, il est peut-être révélateur de noter la tenue même de ce conseil : dans les faits, et si l’on suit le parallélisme avec les premières configurations du Privy Council, rien n’obligeait le Seigneur Denethor à tenir ce conseil en premier lieu. On peut supposer que le Conseil de Gondor a pu évoluer vers une forme plus moderne, bien que le pouvoir royal — à travers la personne royale ou celle de l’intendant — reste au cœur du dispositif. La présence d’un intendant semble novatrice par rapport à la configuration du Conseil du Sceptre, même si on ignore les règles númenóréennes en cas de vacance du trône. En Angleterre, le rôle du président du conseil avait progressivement émergé. On pourrait, en poussant un peu la comparaison certes, faire de l’intendant son homologue ou y voir l’avènement d’un conseiller permanent du roi et d’un contrepoids à son propre pouvoir. Le Conseil du Gondor évoluerait donc, tout comme le fit le Privy Council, de manière à contrecarrer les possibles dérives absolutistes de manière plus efficace7).

Le Conseil du Sceptre et son successeur, le Conseil du Gondor, s’apparentent donc fortement au Privy Council tant de par leur composition que par leur rôle et, dans une moindre mesure, à la Chambre des Communes. Ils nous livrent également un reflet troublant de l’évolution de la monarchie en Angleterre vers la régulation de l’autorité royale. Bien qu’opposé au despotisme et aux abus de pouvoir, Tolkien n’était pas pour autant en faveur de la démocratie qui, selon lui, ne pouvait atteindre les buts qu’elle se fixait réellement. Cela explique sans doute l’absence d’une véritable instance représentative (élue) au Gondor ou à Númenor et empêche une comparaison plus grande avec les institutions britanniques modernes.

 Le Conseil du Gondor

Bibliographie

  • ELLUL Jacques, « Monarchie » in Encyclopædia Universalis, Paris, Encyclopædia Universalis. [en ligne] Consulté le 24 avril 2011 : http://www.universalis.fr/encyclopedie/monarchie/
  • MAITLAND F.W., The Constitutional History of England – A Course of Lectures delivered, Newcastle-upon-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2008.
  • SCULL Christina & H AMMOND Wayne G. « Political thought », The J.R.R. Tolkien Companion and Guide, Reader’s Guide, Londres, HarperCollins, 2006.
  • TOLKIEN J.R.R., « Le Second Âge, II. Aldarion et Erendis », Contes et légendes inachevés, Paris, Christian Bourgois éd., 2005.
  • TOLKIEN J.R.R., Le Seigneur des Anneaux, Paris, Christian Bourgois éd., 2003.
  • TOLKIEN J.R.R., « Akallabêth », Le Silmarillion, Paris, Christian Bourgois éd., 2004.
  • TURNER Edward Raymond, « The Privy Council of 1679 », The English Historical Review, vol. 30 no 118, p. 251-270, Oxford, Oxford University Press, avril 1915.

Voir aussi sur Tolkiendil

1) Tolkien était britannique, ne l’oublions pas. La coutume y tient une place importante dans le système juridique et le droit écrit ne s’y est développé que récemment et partiellement.
2) Le Privy Council existe encore actuellement sous le nom de Privy Council of the United Kingdom (Conseil privé en français).
3) La Maison de Hanovre est une dynastie dont sont issus sept monarques britanniques de 1714 à 1901 (date de la mort de la Reine Victoria).
4) Nous soulignons. CLI, « Le Second Âge, II. Aldarion et Erendis », note 23.
5) Il en est également fait mention bien avant, lors de la mort du Roi d’Ondoher, lorsque le Conseil met un frein aux prétentions d’Arvedui sur le trône.
6) SdA, Livre V, Chapitre 4.
7) Ou tout simplement les actes inconsidérés : l’Intendant Mardil Voronwë a ainsi tenté de faire entendre raison à Eärnur, dernier Roi de Gondor avant le retour d’Elessar, lequel désirait combattre le Roi Sorcier d’Angmar en combat singulier et périt dans l’entreprise sans laisser d’héritier derrière lui.
 
essais/influences/conseil_du_sceptre.txt · Dernière modification: 07/10/2020 12:31 par Druss
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